Samedi 29 janvier : Je ne sais encore si je suis déçu. J’ai cru ressentir une forme de déception cet après-midi, mais cela fait bien une heure que je marche en long et en large dans mon ancienne chambre, que j’essaie de faire le point sur tout ce que j’ai vu ce matin et me demande ce que je dois ressentir, alors que je croyais ne rien ressentir. J’ai assurément vu des choses très bizarres ; Lolita est une authentique originale ; mais ses bizarreries ne sont pas exactement celles que j’attendais. Je ne vois pas comment je ne reprendrais pas mon idéalisation sous peu, puisqu’elle continue d’occuper mon esprit.
J’ai dormi trois heures cette nuit. J’ai eu du mal à me lever, je me suis soigné, j’ai essayé de donner à mes cheveux un aspect plus revêche, mais en vain. Je me suis entrainé à sourire, pour détendre mes traits. A mon arrivée, j’ai inspecté l’entrée du lycée, la cour était très vide ; j’ai voulu aller au-devant de Nate ; il attendait déjà à l’intérieur et je suis allé le rejoindre. Je me sentais… trop frais, peut-être, et trop sérieux. D’anciens camarades s’étaient massés à l’entrée du foyer. Il y avait F., il y avait Joe — et Nate ; on m’a salué, on s’est précipité de me demander ce que je devenais ; j’ai souri — ce grand sourire que j’ai maintenant, même plus de tendre ironie, mais de condescendance railleuse — et sans m’arrêter à personne j’ai répondu que je ne devenais rien du tout. Clarissa s’occupait nerveusement des arrivées ; quelques personnes, un peu plus âgées ou que sais-je, se tenaient vagues et immobiles dans la pièce et ne se parlaient pas. Calixte est arrivé avec sa joie stupide, et Franz avec un air sinistre — d’abord il a déambulé près de la salle en promenant alentour un regard sombre, et ne nous a pas vus malgré nos signes. Je n’ai cherché à parler à personne, ou alors seulement pour jeter de furtives paroles et passer à quelqu’un d’autre. A eux tous, je me suis senti supérieur. Ils n’étaient pas drôles, ne savaient pas s’y prendre dans ces circonstances ; même Joe avec sa plate dulcinée : redondant personnage, ou trop adulte, comme les autres, immobilisé. Moi j’avais encore à vivre ; quelque chose me portait et je sentais bien que j’étais le seul. Une amie de F., une jolie fille de la promotion suivante, les yeux et les cheveux tout noirs, parut s’intéresser à moi ; je ris grassement du renvoi de mon frère ; j’extorquai quelques mots à F. sur la fille du proviseur ; et j’allai à l’aventure.
On m’avait alloué une salle au deuxième étage — j’étais au rez-de-chaussée ou au premier les autres fois. J’étais censé y être avec quelqu’un d’autre. Je me trompai d’abord et me retrouvai face à un de mes vieux professeurs de dessin, que mon frère adorait énerver. Dans le couloir je croisai un inconnu enthousiaste, plus vieux de quelques années, mais il présentait l’histoire dans la salle à côté de la mienne ; celui qui devait occuper la même salle que moi n’est heureusement pas venu. J’étais dans une des salles d’où l’on voyait le couloir par des baies vitrées ; le couloir lui-même était étroit. Je vis des premières y stagner, j’allai leur demander ce qu’ils cherchaient, et quand ils me l’eurent dit, je déclarai : « Ah ! Mais il faut que vous fassiez ... dans ce cas ! — Qu’est-ce que cela ? — C’est la meilleure préparation ! Venez donc chez moi, que je vous explique ! — Oui ! » Je me retrouvai entouré de quatre filles et un garçon, tout espiègles et curieux, auxquelles s’ajoutèrent deux autres filles un peu plus tard. Pendant quarante-cinq minutes je leur souris, je répondis à leurs questions, leur fis un exposé léger et plaisant. Nous étions assis sur les tables en cercle, ils riaient, ils attendaient, chacun à son tour me faisait une remarque joyeuse ou un peu gamine. L’une des filles notamment, mignonne et toute menue, un visage pur (quelques tâches de rousseur peut-être) et des cheveux bruns attachés, se renseigna beaucoup sur une filière peu connue, resta un peu plus longtemps ; je lui tendis le prospectus pour qu’elle le garde ; mais elle voulut aller le photocopier.
Je restai seul un moment, il commençait d’y avoir du passage. Clarissa était déjà venue dans ma salle pour me prendre subrepticement en photo parmi les premières. Un garçon d’allure bizarre faisait les cent pas dans le couloir ; j’allai lui demander ce qu’il voulait ; il était visiblement surexcité, sous l’emprise d’une drogue peut-être ; il attendait le représentant des arts appliqués ; je demandai qu’il m’explique la chose, il se mit à le faire, avec une voix pâteuse et une expression mal assurée. Mais à ce moment-là il apparut, je ne sais plus de quel côté, une fille aux cheveux blonds, l’air grave, qui regarda à l’intérieur de la salle, devant moi, fit quelques pas, puis revint et se mit à la fenêtre à ma gauche. J’étais contre le mur, tourné vers la salle, je n’écoutais pas ce que me disait l’autre à ma droite ; ma fatigue se faisait sentir tout d’un coup, ma pensée vagabondait, un peu lasse, et, songeant enfin à l’examiner, je me dis vaguement que ce pourrait être l’élue. C’était l’heure où elle devait venir, et je n’y pensais même plus. Je me suis tourné vers elle quand elle fut à la fenêtre — l’autre me parlait, elle regardait un peu autour d’elle. Il y avait bien une ressemblance qui aurait dû me frapper, mais comme je la voyais de profil, je n’étais pas sûr que c’était elle ; j’attendais paresseusement d’être sûr. Elle m’a regardé, je la fixais des yeux. Elle m’a dit : « C’est toi ? » J’ai souri et je me suis avancé un peu en prononçant faiblement : « Lolita ? » C’était elle. Elle n’avait pas du tout le même air que sur ses deux photos ; je n’aurais pas su dire en quoi, mais elle me paraissait... différente.
Très vite après le premier échange, deux de ses camarades passèrent, qui lui parlèrent ; une petite Indienne et une grosse Camerounaise. Je fis venir tout ce monde dans la salle et j’écoutai distraitement la conversation entre Lolita et la Camerounaise, en donnant quelques indications de temps en temps. Lolita me disait, devant son amie : « Elle veut faire pute de luxe à Genève. — Ah, comme toi ! — Mais elle est bête, personne ne voudra d’elle. » Je restais debout à quelque distance ; bientôt la petite brune espiègle revint avec le prospectus, me disant : « Je n’ai pas réussi à le photocopier, mais je l’ai pris en photo. Regarde ! » On ne voyait rien et nous avons ri ; j’ai tenu à marquer notre aparté et puis elle s’est enfuie — rendez-vous l’année prochaine. Quand je me suis retourné, les deux filles n’étaient plus là ; un garçon aux mimiques assez timides les avait remplacées auprès de Lolita ; aimable, un peu effrayé, il avait peur d’aller se renseigner en droit, où il y avait trop de monde, mais c’est ce qu’il allait faire, comme tout le monde. « Pourtant tu as des rentes, tu n’en as pas besoin. » a fait Lolita. Il a dit oui avec pudeur, et il transportait un violon. Quand il est parti à son tour et que nous nous sommes trouvés tous les deux seuls, à nous regarder et nous sourire, je lui ai demandé de quoi elle voulait parler : fallait-il lui présenter une filière. Elle ajustait souvent sa robe rouge un peu évasée, et m’a répondu que oui : la prépa ..., pour bien préparer comme les autres l’entrée à Sciences Po. Etonné, je lui ai demandé si c’était parce que je lui en avais parlé. — Oui. — C’est moi qui t’ai fait découvrir cette filière le premier ? — Oui, a-t-elle encore fait en riant.
D’autres élèves n’arrêtaient pas d’entrer et de demander des informations. Après l’un de ces interludes, j’ai trouvé Lolita pressant les mains d’un garçon que je n’avais pas vu entrer, et qui s’était assis sur une table près de l’entrée, me faisant face. C’était donc lui son meilleur ami, celui qu’elle venait encore de qualifier « d’homosexuel et d’homophobe... (Bizarre, non ?) » et non le charmant et timide héritier. Je les ai regardés qui se touchaient depuis l’endroit où j’étais, ils me regardaient eux-mêmes, Lolita en souriant un peu, lui avec un air solennel et nonchalant. Quand j’eus plus de liberté, je suis allé à lui et je lui ai demandé tout de suite en riant : « C’est donc toi l’homosexuel ? » Surpris, il a ri, a un peu bougé et a répondu avec un embarras contenu : « Mais je ne suis pas homosexuel… c’est une réputation qu’elle me fait ! — Mais c’est toi, donc ? Gay comme Marcel Proust, disait-elle. — Et gai comme... a voulu dire Lolita. — Comme Schopenhauer, oui, je me souviens. Mais d’ailleurs Schopenhauer était vraiment quelqu’un de vivant et de joyeux ! » Et je me suis mis à raconter comment Schopenhauer, qui n’était même pas connu encore en tant que philosophe, attirait à lui des curieux de toute l’Europe pour l’entendre cracher son venin et faire des diatribes tous les soirs à l’hôtel où il dînait et où il avait sa table réservée. Il a constamment renchéri sur mes paroles, et sur mes petites anecdotes. Il était en terminale scientifique ; il avait déjà lu toute la Recherche et tout Flaubert ; il parlait avec une voix monocorde, de faibles ricanements affectés, une austérité embarrassée ; comme gêné que j’aie osé l’aborder alors qu’il câlinait sa Lolita. Physiquement, c’était moi en plus fade, en beaucoup plus fade. Certes, ce meilleur ami était exceptionnellement cultivé ; lui aussi voulait s’inscrire en ..., à Paris cependant ; mais il se présenterait également aux prépas scientifiques et il préférera certainement y faire naufrage. Un petit garçon à lunettes, les cheveux d’un brun gris fade, coupés trop court, qui s’exprimait bien, mais avec une suffisance trop sérieuse, enserré dans des habits noirs ou gris, et qui souvent rajustait le lourd sac qu’il portait sur le dos. Il a mis en avant le désespoir positif de Schopenhauer ; j’ai dit que sa conception du désir était incompréhensible de nos jours : l’absence de désir équivalait à la dépression. Il a approuvé et poursuivi ; je l’ai regardé qui pressait mollement les mains — ou la taille, les épaules, que sais-je ! — de sa meilleure amie en me parlant de sérénité sur un ton incolore, et je lui ai dit, en m’avançant vers lui (il se reculait, se repositionnait) qu’il ne pouvait pas être vraiment désespéré puisqu’il trouvait la force de lire autant, qu’il devait espérer en la littérature. Il a été obligé d’approuver, et a renchéri en parlant de Schopenhauer qui jouait de la flûte après ses déjeuners. Je l’ai laissé dire.
Un petit garçon chétif, avec un début de barbe noir, est apparu et s’est placé près de la porte ; il est resté là, près de Lolita, en baissant les yeux et perdu dans je ne sais quelles rêveries, pendant que nous continuions de discuter ; à un moment, Lolita l’a pris et m’a dit : « Tu vois, lui c’est le copain d’A. Ils sont ensemble mais c’est un secret. » Le rêveur s’est confondu en fermant quasiment les yeux, tandis que nous riions — A. beaucoup moins franchement. Puis ce fut un dénommé B., qui passa en trombe et me fit une pirouette en partant : cheveux blonds bouclés, grosses lèvres, grosses lunettes, pas très beau ni bien fait, mais perdu dans un ample manteau. Il me regarda à peine, câlina Lolita, et s’en fut. Alors Lolita me dit, très naturellement : « C’était B., un ancien plan cul. » Elle mentionnait aussi un certain L., l’un de ses plans cul possibles, qui je crois est passé quelquefois dans le couloir en jetant un coup d’œil : un rustre un peu gras, sans charme, les mains grosses et ballantes, échevelé, le visage hilare. C’est avec lui, je crois, qu’elle faisait des câlins sous les yeux de Kiki, lorsqu’il est venu s’asseoir à côté d’elle à une table du CDI ; il s’est mis à disserter à son adresse, à l’inviter tandis que, de l’autre côté, l’idiot continuait de lui prendre le bras et peut-être de lui murmurer des obscénités. Imaginez un peu ce qu’a dû penser le don juan à ce moment-là ! D’une manière générale, tous les amis de Lolita qui ont défilé devant moi — et il y en eut beaucoup — étaient peu imposants, physiquement très imparfaits — le seul qui avait un véritable charme, c’était le premier, l’héritier. Si je l’avais vue, elle seulement, j’aurais continué de surestimer tous ceux qui l’entourent, et je me serais senti comme un intrus dans son existence. Le bénéfice de cette rencontre aura au moins été de découvrir que je valais tous ces amis, ces plans culs et ce meilleur ami singulier. Quand ce dernier se retira, vers midi, elle resta avec moi, et dit systématiquement à tous ceux qui passaient et qui la voyaient près de moi : « C’est mon ami. » En souriant, mais avec une espèce de fierté sincère, ambiguë. Je me rappelle de deux élégants qui passèrent en lui souriant tous deux d’un air entendu, comme pour dire : « Voilà qu’elle a une nouvelle proie. Ou bien : voilà qu’elle se livre à quelqu’un de nouveau. »
Quand nous fûmes tous les deux seuls enfin, je vins tout de suite lui dire en riant : « Tu fais donc des câlins à tous tes amis ? » Elle a dit qu’elle ne pouvait pas s’en empêcher. Elle était capable de câliner deux amis dans la même pièce. Même après mon observation, elle tenta constamment de me toucher. Quand d’autres filles venaient se renseigner, elle se plaçait à côté de moi et me prenait fréquemment à l’épaule en me regardant d’un air significatif. Ce qui aurait dû être des tapes amicales devenait avec elle comme de fermes caresses prolongées. Je faisais comme si je ne remarquais rien. Je la laissais faire sans l’encourager ; je restais souriant.
« Je ne t’imaginais pas comme cela », m’a-t-elle dit une fois que nous nous faisions face ; elle plongeait son regard dans mes yeux. « Ah oui ? Dis-moi comment tu m’imaginais, ai-je répondu intéressé. — Je t’imaginais plus grand... Je ne pensais pas que tu serais aussi timide. — Tu me trouves timide ? C’est à cause de la façon dont je t’ai abordée, au début ? — Oui. » J’ai réfléchi. « Oui, il y a une certaine dose de timidité en moi. Mais cela vaut peut-être mieux... (Elle approuvait des yeux.) Avoir un peu de timidité, ce n’est pas gênant, ça met à l’aise ceux qu’on rencontre. — Oui. — Et puis j’étais fatigué. Je venais de faire un colloque à une dizaine de premières pendant quarante-cinq minutes... Je pensais à tout autre chose... Je ne t’avais réellement pas reconnue quand tu es arrivée ! J’aurais dû regarder de nouveau ta photo hier soir. Cela fait plusieurs jours que je ne l’ai pas regardée. Je n’ai pas fantasmé si longtemps sur toi, tu sais ! » lui ai-je lancé en riant. Elle a ri elle-même. « Tu parles comme un orateur... Tu parles comme Périclès », m’a-t-elle dit pour me flatter ; et elle a persisté comme je secouais la tête. « Et toi, tu n’as pas de conversation, lui ai-je rétorqué en souriant. — Non. (Elle souriait aussi, délicieusement, et elle disait ça sincèrement.) — Mais ce n’est pas grave. Il y a pire que toi… oh oui ! il y a bien pire. »
Nous continuions de parler de livres. Elle avait sorti Lolita de son sac pour me le montrer. A plusieurs reprises elle a tenté de me faire parler de Sade. Lorsque son meilleur ami était là, la conversation ressemblait à : as-tu lu ceci, connais-tu cela ? Nous n’avons parlé que de leurs goûts, de leurs horizons de lecture (à une exception près). Alors je ne sais : est-ce que j’ai déçu parce que j’avais des lacunes, ou est-ce que j’ai paru cultivé, parce que je voyais toujours à peu près à quoi ils faisaient référence ? Elle lit la nuit. Jusqu’à trois heures du matin. « Je suis insomniaque, a-t-elle précisé. — Ah tiens, tu es insomniaque ? Mais moi aussi. Tu n’es pourtant pas connectée la nuit. — Je préfère lire. Mais si tu es là, je pourrai me connecter parfois pour te parler ! — Mais oui. De toute façon… il n’y a que des insomniaques sur notre site », ai-je fait en me rapprochant d’elle. Plus tard, elle a tout de même concédé modestement : « Je ne lis pas beaucoup. Je commence beaucoup de choses et je ne les termine pas. — Moi aussi, tu sais, ai-je répondu. » D’un air mystérieux je lui ai dit : « Je ne sais toujours pas s’il est plus utile... ou plus intéressant... de discuter avec des gens... ou de regarder des séries télé. » Elle a hoché la tête, a choisi la première option. J’aurais aussi bien pu dire : s’il est plus intéressant de lire ou de converser. Mais c’est ainsi que j’avais soumis ce problème à Nate déjà, en lui disant que vraiment je n’en savais rien. « Je choisirai toujours de discuter avec des gens de toute façon. » Je crois qu’il faut avoir un cynisme assez monstrueux pour exprimer une question de ce genre dans une discussion, surtout à quelqu’un qu’on vient de rencontrer.
S. est passé, Lolita et moi sommes échangés des regards. (Clarissa aussi passait souvent ; elle dut se demander d’où me venait un pareil succès, car elle m’a envoyé un message au soir) Lolita l’a appelé « Monsieur », il est entré un instant, et ils se sont parlé exactement comme une élève et un professeur ; apparemment il avait à corriger le travail de Lolita. Cet individu avait un an de plus que moi ; il avait pris non seulement les manières de Kiki, mais aussi une précipitation pédante que je ne lui connaissais pas ; ne regardait personne, paraissait renifler sans renifler, pénétré de son importance, les cheveux effroyablement trop courts, et la moustache... sa légendaire moustache... il en avait laissé pousser les deux bouts et elle tombait sinistrement des deux côtés !
Je ne sais trop pourquoi — sinon que c’est ce qu’elle voulait faire en premier lieu — elle a voulu aller dans la salle à côté, où un étudiant en histoire officiait. Je lui ai dit que je l’accompagnais. Là, elle est restée debout, peut-être à cause de la même timidité qui l’a fait rire à certains de mes chuchotements. Elle m’a tout de suite fait remarquer la manière dont s’exprimait l’étudiant : « C’est affligeant de s’exprimer ainsi. — Tu trouves ? Oui, peut-être. Surtout qu’il est âgé. — Je trouve ça choquant. Il ne devrait pas être permis de s’exprimer ainsi. » Mais elle a tenu à rester, alors que l’étudiant faisait une présentation formelle et monologuait à n’en pas finir. Je faillis m’endormir ; j’intervins cependant, je demandai son âge : vingt-six ans. Et avec ça à un niveau inférieur au mien : mais se permettait de dire avec énergie et confiance que la réussite venait avec la volonté. J’ai laissé entendre à Lolita que je vivrais de mes rentes, que je ne travaillerais pas, même si je passais des concours. Il faut ruser avec ses parents, lui disais-je, « fais une classe prépa et montre-leur tous les débouchés possibles, ensuite leur orgueil sera satisfait et tu pourras faire ce que tu voudras. — Mais j’ai été diagnostiqué surdouée il y a quelques années. — Et tu as trois en mathématique ? » Pas sûr qu’elle intègre ... avec ce résultat. Nous sommes descendus ensemble, son frère l’attendait avec un ami, elle me l’a montré, et m’a fait une bise accentuée devant lui. Son frère est plus jeune, il est allé de lui-même en internat pour se délivrer des jeux vidéo, a une masse de cheveux tout ébouriffés, un air de rêveur ébahi, et bourgeonne. J’ai encore jeté à Lolita que je viendrais l’après-midi, elle a dit qu’elle serait au CDI.
Une heure et quinze minutes. Dans le foyer, je ne trouvai que Joe et Nate ; derrière eux, près de la porte, un des grands amis de Pierre-Henri, de la promotion précédente, observait un silence effrayant. Joe racontait à Nate les succès de M. S. comme artiste ; cela m’intéressait tellement peu que je suis ressorti en m’excusant. A mon retour des toilettes, Joe était parti, et Nate s’était tourné vers l’ancien ami de Pierre-Henri, que j’observai avec amusement. Issu d’une école de commerce, bien payé, l’air correct à l’excès, complètement mort à l’intérieur, vide et pitoyable, toute flamme éteinte sur le visage. Je me le suis rappelé qui nous faisait visiter le Marais en terminale, alors qu’il avait déjà intégré une école : si loquace, si optimiste ; à l’aise avec nous tous, débordant d’une gestuelle idiote. M. s’était même entichée de lui. A présent il respirait la désespérance par tous les pores. Il s’était tenu obstinément adossé au mur du foyer ; sans bouger, sans parler à personne, presque sans voir — et S., son grand ami au lycée, s’activant avec suffisance, n’avait pas même jeté les yeux sur lui…
Nate a voulu déjeuner au chaud, dans un réfectoire. Je n’ai quasi rien mangé et j’ai très peu causé. Je lui ai dit que je voulais retourner l’après-midi au lycée, pour la présentation de l’option grec. Il a ri, sans rien suspecter. Nous sommes allés en ville pour un de ses achats. J’étais comme terrassé. Quand j’arrivais à émerger de mes pensées, j’arrivais à peine à écouter une phrase que j’y retombais déjà. J’ai fini par lui dire, que j’avais rencontré une fille, et que j’avais rendez-vous avec elle. Il ne parut pas surpris. Je lui ai dit qu’il devait s’en douter un peu ; il a répondu que non, réellement pas.
Il était 14h30 déjà quand nous sommes revenus au lycée. Je suis entré avec Nate au CDI. De petites filles jouaient au centre, mais pas trace de Lolita. Nous avons fait le tour de l’endroit, j’ai regardé à l’emplacement des livres de Gide : il n’y avait que trois livres, ceux que Nate avait daigné remettre — les autres, il les a toujours chez lui. Avant de sortir du CDI, j’ai dit à Nate : « Regarde, c’est D. ! » Et je lui ai montré un vieux bonhomme tout gris qui était installé devant un ordinateur et qui se faisait expliquer quelque chose, très sérieusement, sans se laisser décontenancer, par une documentaliste. « Non, a-t-il répondu. Ce n’est pas possible. Et celui-ci est trop décharné. — Mais si, c’est lui ! C’est la même veste. » Nous ne pouvions pas le voir de face.
Nous avons erré, longuement, dans le bâtiment. Nous sommes retournés du côté du CDI : toujours rien. Lolita avait disparu. Elle était censée présenter le grec de treize à quinze heures ; elle était certainement partie plus tôt, car il y avait peu de visiteurs, à part D.. D. que nous avons revu depuis une fenêtre qui discutait, sans gêne aucune, avec une surveillante dans la cour : et c’était bien lui ! Avec son barda sur le dos, impossible désormais de ne pas le reconnaître ! La question est : comment le clochard favori de l’université pouvait-il être présent dans ce lycée ? Comment avait-t-il eu connaissance de cette journée de portes ouvertes ? Comment pouvait-il ne pas être identifié comme un clochard ? Il est extraordinaire. Il se sent partout à sa place en ce monde. Il n’y a pas de sans-gêne ; il n’y a qu’un formidable sentiment d’harmonie avec les choses et les êtres.
Mais je pensais que tout irait à un rythme trépidant jusque dans l’après-midi. La matinée avait été tellement animée ! J’ai erré, je l’ai cherchée, et il ne s’est plus rien passé. Je ne l’ai pas trouvée. Et c’est cette différence, cette rupture brutale dans le rythme des événements, qui me laissait le plus désemparé. Il me semblait alors que tout avait été décevant. Je ne comprenais pas un tel décalage.
J’avais appelé Bethany précédemment ; elle m’a dit tout de suite, avec une sécheresse curieuse, que je pouvais venir chez elle aujourd’hui quand je le voulais ; qu’elle recevait des gens mais que ce n’était pas grave. J’ai invité Nate à venir également, afin de passer le temps avant l’anniversaire de Tom. Quand nous sommes arrivés, les amis iraniens de Bethany étaient partis. Nous nous sommes assis, nous nous sommes reposés, nous avons discuté avec une heureuse mollesse. Bethany croyait que je rencontrais Lolita jeudi ; elle a demandé à Nate s’il connaissait ma motivation ; il a répondu que oui sans s’émouvoir. J’ai dû dire que j’étais déçu. Je ne savais que penser, mais assurément elle n’était pas aussi belle que je me l’étais imaginée. J’avais eu tout loisir de la regarder, mais je n’avais pas fait attention à relever ce qui différait. Je crois qu’elle avait une tête trop grande par rapport au reste du corps. Le dessin de ses lèvres était aussi pur que sur son image, mais elle avait de fort grosses dents, qui donnaient le sentiment que sa mâchoire avançait ou saillait. Ses cheveux blonds épais, si beaux sur son image, étaient trop longs ; sa coupe n’avait plus de forme. Et le menton, surtout, ne se détachait pas suffisamment du cou — la peau était lâche sous le menton. Peut-être l’image date-t-elle — mais qu’est-ce qu’elle était belle alors ! Peut-être a-t-elle pris du poids à un moment.
Nate a fait remarquer que tous ces lycéens lui avaient semblé étrangement « jeunes ». Ils manquaient d’assurance, n’impressionnaient guère, avaient de curieuses fascinations. Même physiquement, ils n’en imposaient pas excessivement. Je crois me souvenir qu’il y a deux ans les filles étaient plus belles, mieux coiffées, mieux habillées. J’avais vu, à de certains moments, défiler devant moi des groupes entiers de jeunes filles splendides — je me souviens d’une ou deux à grand peine, une blonde très fine avec des lèvres bien rouges et une belle frange sur le front. Lolita était-elle plus belle ? Assurément, elle était très belle. Mais est-ce le genre de beauté qui m’attire ? Elle était attifée d’une telle façon — sa robe rouge, ses collants noirs, ses... gants noirs ? — qu’elle ne me semblait même pas incarnée. Sa vue ne me troublait pas ; je n’avais pas d’envie obscure de la prendre à la taille.
Nous avons bu du thé, Bethany s’est mise à dessiner devant nous. Nous devions lui donner des indications, et je lui ai fourni un sujet de nouvelle. J’ai encore parlé de Philia, pour lui comparer Lolita. Parce qu’elle pratique l’école buissonnière, parce qu’elle aime à flâner toute la journée, qu’elle rêve de voyage et s’ennuie de tout, elle intéresse vivement Bethany, qui veut lui parler.
A six heures du soir, nous nous sommes tous séparés. Je ne savais toujours au juste que penser. Je revoyais Lolita qui tentait de me toucher, pour voir, en me glissant des regards scrutateurs. Ou bien je me revoyais, fatigué, suivre l’exposé du vieil étudiant enthousiaste, Lolita à côté de moi, debout, qui me souriait presque avec une étrange et timide complicité…