PILOTE.US - Journal d'un pilote francais aux Etats-Unis

Un journal de Journal Intime.com

Archive du journal au 11/10/2018.

Sommaire

Réserve indienne

24 octobre 1998 à 7h07

La sonnerie retentit. Les haut-parleurs crachent : "Scramble ! Scramble !" Il est trois heures du matin. Je passe la nuit dans une base désaffectée quelque part dans le désert d'Arizona. J'enfile mon uniforme et cours vers la salle d'ops. Mon Captain se précipite vers le Jetstream et met en marche le moteur droit. Le responsable des opérations, "Big George" comme on l'appelle ici, m'annonce la destination : San Carlos.

Les 900 chevaux du moteur à turbine déchirent le silence qui régnait sur Williams AFB et réveillent quelques serpents et coyotes. Je n'ai que quelques minutes pour préparer la nav et déposer le plan de vol. San Carlos ? C'est où çà ? Sur les murs sont accrochées les cartes détaillées des réserves indiennes. Je trouve ma destination. Un petit village Apache à l'Est de Phœnix. Il y a un petit terrain mais il est privé. Tant pis, c'est là où on va se poser. Je dépose mon plan de vol et cours vers le Jetstream.

L'équipe médicale est à bord, le Captain met en marche le deuxième moteur et rajoute ainsi 900 chevaux. Notre avion est une véritable salle d'urgence ambulante. Sans doute la salle d'urgence la plus rapide du Far West.

Je débite la checklist. On n'a pas le temps de la lire. Il faut la connaître par coeur et à froid. "Trims : 3 set; Flaps 10 indicating 10 (le Captain confirme : 10 indicating 10), Altimeter's 29.98 set right (le Captain : set left) crosscheck..." Bien sûr, l'avion est en train de rouler à toute blinde vers la piste de décollage. Une vie est en jeu, elle nous attend dans la salle d'urgence d'un des hôpitaux démunis de la réserve. Il faut qu'on la transfère dans un hôpital spécialisé de Phoenix où elle peut recevoir des soins intensifs.

"Lifeguard Native 52, we are ready to take off". J'utilise le nom de code "lifeguard" pour indiquer à la tour la nature de notre mission. Nous avons priorité sur tout le trafic. Heureusement, il est trois heures du matin. Personne ne nous gênera.
Voler dans la réserve indienne est quelque chose de très bizarre. Il n'y a pas beaucoup de lumières, et aucune aide à la navigation.

Comme la plupart des Indiens n'ont pas l'air conditionné, ils vivent dans les montagnes. Les seules montagnes qu'on a en Arizona. Je me souviens de la première fois où j'ai survolé la réserve Apache. D'en haut toutes les maisons paraissaient identiques. D'en bas aussi !
J'ai appris par la suite que lorsque le gouvernement américain vient construire des maisons sur la réserve il en construit 40 à la fois, et toutes les mêmes...

Notre "weather radar" détecte quelques CB. Les orages sont très intenses et très fréquents ici. De plus, notre mission ne nous permet pas de monter au niveau 330 pour les éviter aussi facilement que le font les avions de ligne. Nous, nous volons exactement au niveau des CB. Poser un avion de 14.000 livres sur des terrains minuscules dans les montagnes, de nuit, et par vent violent, nous donne parfois du fil à retordre.

Le British Aerospace Jetstream a été conçu pour des atterros sur porte-avion de la Royal Navy, les trains sont très résistants. On peut accélérer et réduire notre vitesse en très peu de temps. Il n'a pas une stabilité positive comme les avions de ligne ou les Cessnas. Lorsque l'altitude de vol est modifiée, l'avion n'a pas tendance à revenir sur sa position initiale. Ça en fait un avion difficile à piloter mais très manoeuvrable. Et pour le type de boulot qu'on fait, c'est un avion parfait.

On s'approche de San Carlos. Je constate qu'à peu près trois quarts des lumières sont éteintes. Steve m'explique que c'est courant de voir ça sur les terrains apaches: les Indiens s'amusent à tirer sur les lumières des pistes avec leurs revolvers. "Why ?!" Steve ne connaît pas vraiment la raison. Il pense que c'est un mélange d'alcool et de haine. Steve est un ancien du Viêt-nam, et ça, ça lui rappelle le Viêt-nam. Nous essayons d'aider un peuple qui ne veut pas de notre aide.

Nous sommes en finale. La vraie difficulté c'est que les éclairs empêchent notre vision de s'adapter à la nuit. Je garde mes yeux sur le badin, j'essaye de détecter un "windshear". Steve est aux commandes. L'équipe médicale s'accroche. On risque 4 personnes pour en sauver une. L'alcool est malheureusement encore un problème majeur chez les Indiens. Je dirais que trois quarts des patients transportés sont alcooliques. Les Indiens ont aussi une manière assez rituelle de se suicider. Ils se brûlent. Et ça laisse généralement une odeur assez forte dans l'avion.

Une ambulance envoyée par l'hôpital va venir nous chercher. Je vais accompagner l'équipe médicale à l'hôpital pour déterminer le nombre de passagers et communiquer mon plan de vol. Je vais également appeler Big George et lui dire qu'on est OK. Cette fois-ci c'est à mon tour de piloter et au Captain de faire la radio et la checklist.

L'hôpital n'est qu'à une dizaine de minutes du terrain. Le patient que nous venons chercher est une jeune femme indienne qui a la peste.
Oui, vous avez bien lu, la peste. Bienvenue au tiers-monde.

Air Ambulance

1 novembre 1998 à 18h57

San Carlos, 11:30. Temps couvert, plafond bas. Nous sommes dans les montagnes en plein milieu de la réserve apache en Arizona. Il n'y a pas de VOR pas de NDB, rien. Juste un petit terrain privé (qui est sur la carte) sur lequel nous avions été autorisés à nous poser pour une urgence médicale.

Nous sommes venus chercher un bébé apache qui a besoin d'être transféré dans un hôpital de Phoenix.

Le vent se lève. Il commence également à pleuvoir. Gary, le Captain, met en marche le moteur droit. J'égrène la checklist, l'équipe médicale à bord du Jetstream installe le bébé. La mère est là également, cheveux longs noirs, un visage sans expression.

Moteur gauche, mise en route, recheck-list, taxi et décollage, tout ça se fait en quelques minutes. Le Captain est aux commandes, moi je fais la radio. Nous sommes en train de monter à 1500 pieds minute.
J'ai fait un plan de vol IFR, j'appelle le centre de contrôle pour prendre ma clearance avant de rentrer dans les nuages :

"Albuquerque Center, Lifeguard Native 54 out of San Carlos, 'like to pick up my IFR clearance."

Malgré les montagnes le centre me reçoit, par contre il ne reçoit pas mon transpondeur. Désolé, pas de clearance IFR.

Voici le dilemme: Pour qu'il puisse recevoir notre transpondeur il faut monter haut, en IMC dans les montagnes sans l'aide d'aucune balise. C'est illégal, c'est dangereux, mais c'est l'option que nous choisissons. Le relief monte jusqu'à 8000 pieds dans ce secteur. On fait des holding au cap et à la montre au-dessus de la piste en IMC. On prie que le vent ne nous dévie pas trop vers les montagnes. On passe les 8000 pieds. Youpie.

"Lifeguard Native 54 you are radar contact, you're cleared direct to Phoenix, climb and maintain 12 000"

Banzai, directos vers Phoenix, on a l'altitude, je fais la "Cruise Checklist". J'appelle les opérations pour leur donner mon ETA à Phoenix où une ambulance nous attendra.

Le torque affiche 86% et on est à 100% de RPM. J'écoute déjà l'ATIS de Phoenix. Phoenix est le 7ème aéroport le plus fréquenté du monde. L'année dernière il y a eu près de 527 000 rotations et plus de 30 millions de passagers. Pour avoir une idée de comparaison, CdG n'est même pas dans les 20 premiers. C'est bientôt midi. Ca va être intéressant.

"Phoenix Approach, Lifeguard Native 54 is with you, 12 000 with Bravo."

La piste 8L est en service et venant de l'Est, ça va nous faire perdre une dizaine de minutes... L'infirmière arrive dans le cockpit. Mauvaise nouvelle, elle nous dit que le bébé est en train de "crasher", terme éloquent pour dire que son état a empiré et qu'il est instable. Il risque bientôt "d'expirer". Urgence médicale, je vais demander un contre QFU sur le 7ème aéroport le plus fréquenté du monde.

"Lifeguard Native 54 any chance for a 26R ? Our patient is not doing too well."

Ca c'est l'Amérique dans toute sa splendeur: le contrôleur lui aussi veut jouer les héros, alors il m'autorise pour le contre QFU. Par contre, business is business, le trafic ne va pas s'arrêter pour nous. Faut pas déconner non plus.

Nous sommes à 12 nautiques à l'Est, en descente vers 3000 pieds, afin que le trafic puisse partir au-dessus de nous. Spectacle impressionnant. Je me retourne, l'équipe médicale travaille comme des malades. Un signe d'inquiétude peut enfin se voir sur le visage de la mère indienne.

3000 pieds, ce qui fait 1700 pieds sol. Juste au-dessus de l'avenue McDowell, on est dans une pièce de tôle, projetée à 250kt vers d'autres pièces de tôles remplies de passagers. Je passe sur la tour.

"Phoenix Tower, Lifeguard Native 54 with you, straight-in 26R"
"Lifeguard Native 54, Phoenix Tower you're cleared to land runway 26R, wind 060 at 7, caution wake turbulence, departing traffic a Boeing 757."

Se poser sur une piste, pendant que quelqu'un décolle sur une piste parallèle, c'est du luxe. Par contre se poser pendant que quelqu'un décolle face à toi, ça, c'est un peu plus "challenging". On est en courte les trains sont sortis, les volets 35. Le 757 face à nous vient juste de faire sa rotation, son Captain aurait pu refuser le décollage mais il l'a accepté. Ils sont fous ces Ricains.

On est à 50 pieds sol, 130 kt, le 757 est juste au-dessus de nous, incroyable ! Notre Jetstream commence à sentir les turbulences de sillage. Pour Gary, ce n'est pas vraiment très différent d'un rodéo. Yeehaah ! Moi je fais ce que je peux pour l'aider: "You're +10, sinking 500... +5... Vref..."

Les turbulences de sillages deviennent très importantes, Gary force l'avion au sol, on ne peut pas rester une seconde de plus en l'air. Une roue, une deuxième, la roulette.

Poser, reverses à fond le ballon. La tour n'attend pas notre arrêt complet pour dire :

"Lifeguard Native 54, taxi to parking, no need to call ground." Je balbutie : "Lifeguard Native 54, thank you."

La tour vient de me signer une espèce de chèque en blanc pour un aéroport aussi grand que celui de Phoenix. L'ATC dirigera tous les avions au sol autour de moi. Je mentirais si je disais que mes yeux ne se sont pas remplis de larmes. L'ambulance était là, au rendez-vous. Et le bébé a survécu.

J'ai le plus beau métier du monde.

Suicide sur la Reserve Apache

13 novembre 1998 à 19h09

"The storm is pretty bad right now..." C'est Mike au téléphone. Il m'appelle depuis le terrain de Whiteriver au Nord de la réserve apache. Moi, je suis à l'hôpital en train de faire le plan de vol retour sur Phœnix. Aujourd'hui, nous transportons un jeune Indien de 15 ans qui s'est tiré une balle dans la tête. Par miracle, il est toujours en vie. Le problème c'est qu'il y a un orage. On est bloqué à l'hôpital, et le Captain, Mike, qui est dans une cabine téléphonique, me tient au courant de la météo.

La mère du patient vient me voir. Elle me demande si elle peut se rendre sur les lieux du suicide et faire une prière. Je lui explique que si elle veut venir avec nous à Phoenix, elle devra rester ici. On va partir d'un instant à l'autre, dès que ça se calme, dés que le Captain m'appelle et me donne le feu vert. Alors elle commence à pleurer. Il y a des jours, je déteste mon boulot.

Une heure plus tard la réceptionniste à l'hôpital, une Indienne qui doit peser dans les 250 kg, me dit : "It's for you." et me tend le combiné. C'est Mike au téléphone, il me dit que ça s'est calmé et que si on transfère le patient de l'hôpital au terrain dans les dix prochaines minutes, ça devrait passer. Je vais voir les docteurs mais ils me disent que l'état de notre patient s'est terriblement aggravé. Il faut attendre que son état se stabilise pour faire le transfert. On vient de manquer notre "fenêtre", l'orage a repris.
45 minutes passent. Re-coup de téléphone. Re-accalmie. Le patient est dans un état stable à nouveau mais cette fois-ci nous n'avons pas d'ambulance pour l'amener au terrain. La ville ne possède que trois ambulances, et elles sont toutes prises. Le diable court à Whiteriver...

Il aura fallu attendre une autre demi-heure pour pouvoir accomplir le transfert. Le Jetstream n'a jamais été aussi propre. Le patient est toujours vivant. Sa mère est à bord, attachée. C'est la première fois qu'elle prend l'avion. Elle ne sera pas déçue. Mike me demande dans quel sens je compte décoller. Je regarde la manche à air.
Mmmmh. Interesting. Si je décolle vent de face, je décolle en plein dans un CB. Si je décolle vent arrière, le ciel est dégagé. Mais c'est plus de 10 noeuds vent arrière. La piste est courte, certes, mais la température est basse cette nuit-là. J'opte pour la 19, décollage vent arrière. Je n'ai jamais aimé les CB.

Mike fait la check avant décollage et me demande un briefing. Je lui dit : "Ok, it will be a right seat, dry, take-off. Any abnormalities or lights before V1, we will abort the take-off. After V1, it will be considered as an inflight emergency and we'll make left traffic back to runway 19. For normal procedure, we'll make an initial turn to the right then on-course to Phoenix, climb to 10500'. Any questions ?" Mike répond par un "No questions". On s'aligne sur la piste.

On affiche le torque: 92%, lâcher des freins. Les moteurs du Jetstream hurlent. Je maintiens "centerline" avec les palonniers. J'entends le Captain murmurer dans le casque "C'mon baby, c'mon baby..." C'est le moment de vérité. La piste n'a jamais paru aussi courte. Je commence à penser à notre patient : je ne suis pas ici parce que je veux sauver quelqu'un qui a voulu mettre fin à ses jours. Je ne suis pas ici pour les modestes 1500$ par mois. Je suis ici car j'ai besoin de cette adrénaline et pour vous dire la vérité, j'aime ça. A 104 noeuds, il m'annonce: "V1, rotate." J'ai choisi le bon sens.

"Positive rate, Gear up." C'est la nuit. Virage à droite pour éviter la montagne devant nous. Pas moyen de la voir. On sait qu'elle est là, c'est tout. D'ailleurs un King Air s'est écrasé sur cette montagne, il y a 3 jours. Pas de survivants. Mon Captain commence à chanter un tube des Rolling Stones : "I can't get no... satisfaction."
Je souris, mes yeux ne lâchent pas l'horizon artificiel. Puis, il enchaîne "After take-off checklist is completed." Je réponds "Thank you."

Une dizaine de minutes plus tard, le centre de contrôle a enfin un radar contact sur nous. Pas de trafic dans les parages. Normal, qui a envie de voler à 22 h au-dessus de la réserve apache ? Je commence à discuter avec Mike. Mike est un ancien pilote de ligne. Il a démissionné il y a deux ans de United Express car il voulait connaître une autre aviation. Ça c'est ce qu'il dit. Moi, je crois qu'il a démissionné parce qu'il est fou.

"Lifeguard Native 52, contact Phoenix Approach on 123.7." On passe sur la fréquence de Phoenix. Phoenix nous attendait, on a la piste 26R pour nous tout seul. J'entends un gars avec l'accent british sur la fréquence. Tiens, c'est Speedbird, DC-10 de British Airways, direct de Londres. Le trafic est assez important mais les contrôleurs ne chôment pas. J'entends même un pilote demander les résultats de foot. Les Arizona Cardinals ont encore perdu face aux Cowboys de Dallas. 6 à 24.

Je demande à Mike la "Descent/Approach checklist". Il l'égrène à toute blinde : "Pressurization set, hydraulic pressure check..." Puis, il passe sur la PA: "Ladies and Gentlemen, we'll be on the ground in 5 minutes." J'intercepte le glide. Même si on a visuel sur la 26R, on utilise l'ILS pour confirmer. C'est un peu une tradition américaine que de se poser sur les mauvaises pistes...

On passe sur la fréquence tour: "Phoenix tower, Lifeguard Native 52 with you for a straight-in." La tour nous répond immédiatement par un "Lifeguard Native 52 cleared to land runway 26R, wind calm. Welcome to Phoenix."

Je suis toujours à 220 nœuds, on est maintenant à 5 miles de la piste. Je peux commencer à réduire. Le Jetstream a l'impression de vouloir tomber du ciel. Oh oui... j'aime l'Air Ambulance. J'aime les avions européens. A 172 nœuds j'annonce "Flaps 10, please." A 164 nœuds: "Gear down, flaps 20, landing checklist, please." On passe 153 nœuds: "Flaps 35." On passe le seuil de piste. Le Captain annonce : "Landing checklist is completed." C'est rapide, c'est professionnel.

Puis l'arrondi. Je me pose dans ce trou noir entouré de lumières. I can't get no satisfaction.

Entretien

9 janvier 1999 à 21h40

J'ai été invité à un entretien chez Atlantic Coast Airlines (c'est un peu Air Littoral version américaine) un feeder pour United Airlines. C'était un entretien beaucoup plus "standard" (voir mon message concernant mon entretien à Continental Express. Pour les nouveaux membres: j'y ai rajouté une copie à la fin de ce message).
On avait tout d'abord un test écrit. Une trentaine de questions sur la réglementation. Puis un entretien oral avec 3 Captains. Ceci a duré presque une heure. Ils m'ont posé des questions de situation ("what would you do if..."), des questions techniques sur l'avion sur lequel je volais, questions météo, IFR, etc. Ils ont bien sûr revu mon carnet de vol, même celui que je tenais en France.
Comme j'ai réussi l'écrit et l'oral j'ai été réinvité pour la session simu. C'est un simu Jetstream 32 full motion.
Décollage depuis Washington DC, puis circuit d'attente au LOM, puis ILS au minimum, j'avais pas la piste en vue, remise des gaz. A la remise des gaz ils m'ont coupé un moteur. J'ai traité la panne et puis ils ont "gelé" le simu.
Thank you very much. Goodbye. We'll let you know.
Deux jours plus tard (hier) ils m'appellent: Congratulations ! You are hired ! J'ai sauté de joie !! Moi 23 ans, myope, trouduc français qui séchait les cours pour aller à l'aéro-club du coin. Je suis pilote de ligne dans une des plus grande compagnies régionales d'Amérique. J'ai même pas un bac +1 ! Hier j'ai dépensé mes derniers ronds dans une bouteille de champagne.
Aujourd'hui, j'hésite. Je travaille à présent dans l'Air Ambulance, et j'aime mon boulot. Je ne sais pas si j'ai envie de faire autre chose que ça. L'Air Ambulance c'est l'aviation telle que je l'ai toujours imaginée. C'est un mélange parfait entre l'aviation civile et militaire. J'ai à peu près un mois pour leur donner une réponse. Et ça ne va pas être facile.

***
Mon entretien à Continental Express (5 Déc 1997)
Hier, je suis allé à un entretien chez Continental Express, compagnie aérienne régionale qui a une flotte de Beech 1900, ATR-42, ATR-72, EMB-120, EMB-145 (jet régional), un "feeder" pour Continental Airlines. J'ai été très surpris des questions qu'ils m'ont posées. Je m'attendais à des questions sur la réglementation, ou des questions techniques sur l'avion sur lequel je vole en ce moment. Voici ce que "l'interviewer" m'a demandé à la place:
- Comment définissez-vous "succès" ?
- A quel moment pouvez-vous dire que vous avez réussi dans la vie ?
- Quelles sont vos trois qualités ?
- Qu'est-ce que vous préférez le plus dans le métier de pilote de ligne ?
- Est-ce que vous préférez être copi sur EMB-145, basé à Houston ou être Captain sur Beech-1900, basé à Cleveland ?
- Pourquoi ?
- Quelles sont vos trois compagnies aériennes préférées ? etc.
Je me suis demandé si ce genre d'entretien est spécifique aux compagnies américaines ou si c'est vraiment la nouvelle manière de déterminer la qualité d'un candidat pilote. Qu'est-ce qu'ils essayent de déterminer par mes réponses ? Si quelqu'un a passé un entretien avec une compagnie française peut-il me dire s'il avait le même genre de questions?

***
> Pour quelles raisons hésiterais-tu ?
- Les salaires sont meilleurs dans l'Air Ambulance que dans les Régionales.
- Je rentre chez moi tous les jours.
- Je préfère l'Arizona à Washington DC.
- Je préfère transporter un patient que 19 pax grincheux.
- Me poser de nuit sur des petits terrains dans les montagnes avec un Jetstream est beaucoup plus fun que sur une piste de 10000 pieds.
- Les Indiens ont besoin de moi ;-)
- Je suis fou.
> Au fait, t'as combien d'heures de vol et combien de twin ?
J'ai à peu près 1300h total. Dont 80h en tour de piste à Neuhof en DR400 par beau temps (souvenirs inoubliables). J'ai à peu près 550h de bi.
A plus.

Voler en Arizona

15 mai 1999 à 19h30

Hey, amigos (et amigas).

Désolé de ne pas avoir donné de signes de vie depuis quelques mois. Je m'en veux terriblement. Je vais faire ce que fait la mafia japonaise dans ce cas-là et je vais me couper le petit doigt de la main gauche. Ca m'apprendra. Cependant, ca risquerait de retarder nos correspondances futures.

Anyway, j'ai quitté l'Air Ambulance et je me suis vendu à la Ligne (avec un grand 'L'). D'ailleurs, je fais la rotation Washington - Cleveland ce soir. Je reviens demain et that's all, folks, pour la journée. L'hôtel à Cleveland est pas mal. Par contre le p'tit dej', le jus d'orange il est vraiment trop frais le matin. Et qu'est-ce que ca fait mal au dent !

Oui, petite pensée pour l'Arizona. Il faisait beau et chaud tous les jours. Et comme vous le savez, j'étais un 'Lifeguard' donc priorité sur tout le trafic. J'étais pas 18ème au décollage comme à Newark la semaine dernière. C'était le plus beau métier du monde. Et faire de l'instruction avec des Frenchies pendant mes jours de congés était le 2ème plus beau métier du monde.

Voler avec Philippe était un vrai régal. Un jour, on rentrait de chez plus trop-z-où dans le désert et on s'est s'arrêté juste au Nord de Phœnix pour prendre un pot. Le terrain s'appelait Deer Valley. On attendait que le soleil se couche un peu.

Apres avoir payé les 3$ qu'on devait pour le verre géant rempli de glaçons et de Coca (ou c'était du Docteur Pepper?), on a mis le jaune flashy Cessna 152 en route et on a fait la Biltmore transition (traversée de Phœnix à 2000 pieds AGL) vers le Sud.
Philippe a atterri de nuit sur l'aéroport de Chandler comme s'il avait fait ça toute ca vie. Avec genre 70h de vol total et aucune qualif de nuit. Il m'a avoué par la suite qu'il avait vu un pote à lui le faire lors d'un vol le week-end dernier, ou un truc comme ça. Bref, c'était lui l'instructeur à bord.

Allez, je vous laisse. Je dois aller mettre mon uniforme. Je vole avec un vieux aujourd'hui. Je crois qu'il s'appelle James quelquechose... j'ai oublié. Le temps est assez clair aujourd'hui à Washington. Ca devrait être une promenade dans le parc.

Brouillard a Washington

16 mai 1999 à 10h56

"Dulles Tower, Blueridge 292 is holding short of runway 30."
"Blueridge 292, Dulles Tower, thank you." Il est 7h du matin.

Washington est perdue dans une couche de brouillard. La couche est si épaisse que le contrôleur à la tour ne peut même pas voir les avions sur l'aéroport. Alors je lui dis où on est.

"Blueridge 292, taxi into position and hold, runway 30." La tour nous a autorisés à l'alignement piste 30. Je peux voir les chiffres peints sur la piste, mais c'est tout ce que je peux voir. Les "runway edge lights" et les "centerline lights" sont allumées mais elles aussi se perdent dans le brouillard à environ 800 pieds (243 mètres) devant nous.

La visibilité est si basse que si on a un problème après le décollage on ne pourra pas revenir. On est Cat I. Il nous faut une RVR de 1.800 pieds. On devra se dérouter donc sur Baltimore, où il y a du brouillard également, mais où la visibilité est de 3 nautiques.

"Blueridge 292, you're cleared for take off, runway 30. Wind is calm." Je réponds: "Roger. Cleared for take off, Blueridge 292". Je mâche du chewing gum. Le chewing gum me permet de rester éveillé. Ca fait quelques mois que j'ai arrêté le café. Bref, je mets ma main sur la manette des gaz. Et je l'avance. Je l'avance jusqu'à ce que le Torque indique 100%. Je l'avance jusqu'à ce mon EGT indique 650 degrés Celsius. Les deux moteurs à turbine ont l'air de fonctionner normalement. Pas de lumière sur le "cap panel", pas d'indication. Le Captain lâche les freins. Je sens un coup d'accélération.
La météo est une ennemie du pilote.

La météo me prend la piste et l'efface devant mes yeux. Le brouillard crée des illusions. Je suis toujours au sol, l'aiguille de mon badin est sur 70 nœuds (129 km/h). Tout ce que je peux voir c'est ces "centerline lights" devant moi qui dansent et qui apparaissent une fois au centre, une fois à droite de l'avion, une fois à gauche. On a assez de vitesse maintenant pour contrôler l'avion aux palonniers.
Ma vitesse augmente. Vr aujourd'hui est à 109 nœuds. Garder l'avion centré devient de plus en plus difficile. Se baser sur juste des lumières pour décoller me donne l'impression que je le fais depuis un vaisseau spatial tiré tout droit de la Guerre des Etoiles.

L'aiguille de mon badin est sur 109. C'est à dire que je suis maintenant à 200 km/h dans le brouillard avec une machine qui pèse 14.000 livres et des vies humaines qui paient pour être là. Le Captain appelle: "Vee one, rotate." Et je tire sur le manche comme on m'a appris en aéro-club, sur la piste en herbe du Neuhof. Mon vario est positif, mon altimètre augmente. "Positive rate, gear up." Je lance à mon Captain. Il est le PNF.

Immédiatement, les lumières de la piste disparaissent. Ma verrière est peinte blanche par le brouillard. Je regarde ces 6 visages sans expression que sont mes instruments.

Lorsqu'on est en IMC, il n'y a pas de haut ni de bas. Il y a seulement des instruments qui te disent ça c'est en haut, ça c'est en bas. Ca c'est où tu es par rapport à la planète Terre.

Ce n'est pas facile de remettre sa vie entre les mains de 6 instruments mais c'est en fait la seule manière de rester en vie.
5.000 pieds plus tard on a atteint le sommet du brouillard. Je regarde dehors et je prends mes lunettes de soleil que j'avais placées sous mon masque à oxygène.

Le ciel est bleu, le soleil est là comme une récompense. C'est pour ça qu'on fait ce qu'on fait. On est les premiers à voir le soleil. Et vous auriez dû être là. Ce matin, il n'a jamais été aussi beau.

Une Journee au Boulot

29 septembre 1999 à 18h30

Mes amis, j'ai eu une longue semaine... Mercredi et jeudi sont mes deux jours de congés, puis, je recommence les vols !

Pour ceux qui ne me connaissent pas, je vole pour une compagnie régionale sur la côte Est des Etats-Unis. Une compagnie régionale à la taille du pays puisqu'on vole dans 20 Etats différents, du Maine jusqu'en Floride, jusqu'à Chicago. On totalise 500 vols par jours. Un pilote vole en moyenne 85 heures par mois.

Vendredi matin, on tournait en finale à Greensboro, North Carolina. On sort les trains. On a 2 rouges et une verte. Une dizaine de secondes plus tard, on a 3 vertes. Ca c'est la bonne nouvelle. La mauvaise c'est qu'on vient juste de perdre une pompe hydraulique. On vérifie que les trains sont sortis correctement et, plus important, on vérifie qu'ils sont "lockés".

Puisqu'on a assez d'essence a bord, on prend la décision de remettre les gaz et d'évaluer le problème. Je préviens la tour, le Captain briefe les passagers ("Ladies and Gentlemen..."). Puis, on égrène les check-lists.

On conclut qu'à cause de la "pump failure", il est possible qu'on ait une fuite de liquide hydraulique le long de notre fuselage. On sait que le liquide utilisé pour cet avion (British Aerospace Jetstream) est inflammable. Donc danger potentiel. Puisqu'on ne sait pas à quoi ressemble l'extérieur de l'avion à ce moment, on estime qu'après notre atterrissage on devrait exécuter une "évacuation de précaution" sur le taxiway, au lieu d'amener l'avion jusqu'au terminal.

On décide alors de déclarer une "urgence" : "Blueridge 244, we're declaring an emergency. And we request the equipment." Demander l'équipement veut dire demander les camions de pompiers en stand-by auprès de la piste. Puis, on appelle notre compagnie et lui expliquons la situation. Un bus viendra chercher les passagers sur le taxiway. On a également briefé les passagers leur expliquant la situation, leur expliquant qu'il faudra évacuer une fois posés.

L'atterrissage s'est bien passé. Après avoir dégagé la piste, le Captain éteint l'avionique puis arrête les moteurs. Je sors de l'avion pour évaluer le danger, mais tout paraît "safe". Pas de fumées, pas de feu, pas d'étincelles, pas d'explosions. OK, je montre mon pouce au Captain. Puis je rentre dans l'avion : "Follow me please."

Le Captain et moi, nous nous félicitons -- à la bonne manière américaine. On se serre la pince. "Good job!" Il décide de prendre congé pour les prochains jours et de rentrer chez lui. Le chef pilote lui donne l'autorisation, et par téléphone me demande comment je me sentais. Je me sens bien, je suis prêt à revoler.

Alors le lendemain "Crew Scheduling" m'assigne un autre Captain. Il était en réserve, il a l'air assez nouveau.

On est donc le lendemain, samedi. Avion différent, vol différent. On est de retour de Yeager Airport (oui, de Mr. Chuck Yeager) Charleston, West Virginia. Il fait un temps splendide, on est en finale pour la piste 12, aéroport international de Washington, DC. On est à 200 pieds au-dessus du sol, lorsqu'on entend un bruit bizarre : le moteur droit vient de s'arrêter...

Et merde.

La Plus Belle Arrivée

21 mars 2002 à 15h33

Mon épouse, Gina, et moi venons juste d'apprendre que nous allons avoir un troisième enfant - le troisième en trois ans, si tout se passe bien - et j'aimerais donc dédicacer cet email à la petite vie qui est en train de pousser dans le ventre de sa mère.

Bienvenue à bord ! Je t'écris de Buffalo dans l'Etat de New York où je suis en rotation. Tu vois, ton père est pilote de ligne, un métier qui n'est pas facile - qui n'a jamais été facile - mais c'est un beau métier.

Il y a six mois mon métier et l'industrie dans laquelle je travaille ont été changés à jamais.

Un jour, après l'école, tu vas me demander où j'étais le 11 septembre 2001. Bien que les événements de cette journée aient été gravés dans ma mémoire comme dans celle de tous les pilotes de ligne ou citoyens américains, je vais te le dire maintenant : ce jour-là j'étais chez moi, à 20 minutes de l'aéroport de Washington-Dulles et je m'apprêtais à partir en rotation. D'ailleurs, le 757 qui s'est écrasé dans le Pentagone a survolé ma maison. Bien sur, je ne suis pas parti en vol, mais j'étais là où je devais être - avec ta mère, ton frère et ta soeur.

Je me souviens très clairement un des vols que j'ai fait après le 11 septembre. Je décollais d'ici, de l'aéroport de Buffalo, NY, en route pour Washington. Les chutes du Niagara sont à une dizaine de nautiques et j'avais une pensée pour ceux qui avaient fait la queue pendant plusieurs heures, à cause des mesures de sécurité exacerbées juste après le 11 septembre. Je voulais leur montrer que l'avion est toujours le meilleur mode de transport. Je voulais leur montrer ce que j'aime dans l'aviation.

Alors j'ai demandé à Buffalo Clearance si on pouvait passer vertical les chutes du Niagara à 4000 pieds et faire un 360. Je m'apprêtais à entendre un rire comme réponse, une insulte, ou quelque chose dans ce genre.

"Approved as requested."

Bienvenu en Amérique. Tu vois, les Américains n'ont pas fini de m'étonner et c'est pour ça que je suis encore dans ce pays. Ils vénèrent la liberté et tu pouvais sentir que c'était très pénible pour eux que de mettre en place des mesures de sécurité à la suite des attaques de terroristes.

Le copi avec lequel je vole est un juif orthodoxe. Il ne travaille jamais le samedi. Oui, tu peux être pilote de ligne aux Etats-Unis et ne jamais voler un jour de la semaine parce que tu es croyant. Par contre si tu te portes malade 7 fois dans l'année, tu peux te faire virer comme c'est le cas dans ma compagnie. Tu vois le contraste ?

A chaque fois que je décolle, je suis le patron d'une société qui vaut 9 millions de dollars. Mon bureau se trouve dans un tube de métal pressurisé et traverse les airs à vitesse vraie de plus de 280 noeuds. Je suis guidé par des satellites qui orbitent autour de la Terre et par des gens que je ne verrai jamais, au sol dans les centres de contrôle.

Cet après-midi, je survolerai dans mon tube pressurisé l'Etat de Pennsylvanie où il y a des gens, les Amish, qui vivent comme au 19ème siècle --sans électricité et sans voiture. Ca c'est la liberté.

Voila, bienvenue sur Terre. Je voulais te parler un peu de liberté car je la respire tous les jours ici.

Ton père est un immigrant français qui travaillait au McDo avant de venir ici. Et comme tu le vois, depuis que j'ai débarqué, j'ai pu être le témoin de beaucoup de miracles.

Et l'annonce de ton arrivée en est un de plus.


Post Scriptum écrit quelque temps plus tard: Ma femme a eu une fausse couche donc il n'y aura pas de troisiéme enfant. Nous étions allés chez le medecin pour faire un sonogramme de routine et on n'a pas pu trouver de battements de coeur. Argh!

Merci, Sky, de nous avoir fait rêver. Your arrival had a purpose and I know exactly which one it was. Thank you, and I'll see you again soon.

S'assoir a son bureau

23 mars 2002 à 21h26

Je suis a l'aéroport de Washington-Dulles, et je commence ma journée. Certains, lorsqu'ils arrivent au travail, s'assoient à leur bureau et allument l'ordinateur. Moi, je montre mon badge --pour la seconde fois déjà aujourd'hui-- et l'agent m'ouvre la porte d'embarquement 5 du terminal A.

Même si je suis déjà passé à travers des portes de sécurité, comme je le fais chaque jour lorsque je vais au travail, il vérifie que le nom sur mon badge corresponde à celui du "Captain" pour ce plan de vol. Ils savent qu'un pilote n'a pas besoin d'arme pour se suicider; et ils savent que si j'étais vraiment déprimé je n'irai pas voir un docteur, car la FAA l'apprendrait tout de suite, et je perdrais ma licence médicale de pilote de ligne. On n'autorise pas les pilotes à voler avec des anti-dépresseurs, mais on ne veut pas non plus qu'ils volent déprimés.

Il me sourit et avec un accent dont je ne peux déterminer la provenance, me dit: "On time, to-day ?" Je me retourne et après un coup d'œil au terminal rempli de passagers, je lui retourne le sourire: "Always."

Lorsque je rentre dans le Jetstream-41 immatriculé N320UE, UE pour United Express, je peux entendre l'ATIS cracher dans les hauts-parleurs. Mon copi sans lever la tête, et rédigeant à toute blinde, me salue par un bref "Hey, Dan." Je lui réponds "Hey" et pose mes affaires. Les vents sont en rafales à 25kt, et de travers à 80 degrés. La voix synthétisée de l'ATIS conclut avec un doux "...windshear advisories in effect. Advise on initial contact you have..."

Pat, le copi, se retourne et me sert la main. "Did they tell you?". Par mon expression, il comprend tout de suite que non, alors il enchaîne.

A bord, on aura un passager qui vient juste d'apprendre que sa femme est décédée. Il est venu d'urgence depuis Los Angeles pour arranger l'enterrement, il a bu and... and ?

"He's upset..."

Il me regarde et il attend ma réaction, moi le commandant de bord du vol United 7235.

J'ai 27 ans, 4000 heures de vol, et je suis instructeur pilote de ligne. Et je ne sais pas quoi dire.

Je connais mon manuel d'exploitation. Il dit que l'on ne transportera pas de passagers "intoxicated." Mais, je sais également que la définition est vague, et que l'on ne demande pas aux passagers de souffler dans un ballon avant qu'ils n'embarquent. D'ailleurs, on sert même de l'alcool à bord.

Je briefe l'hôtesse de l'air et je lui dit la vérité. J'aimerais aussi lui dire qu'on lui portera assistance si elle a un problème, mais à la place je lui dit ce qu'elle sait déjà: Je ne l'aiderai pas, le copi ne l'aidera pas non plus, car on n'ouvrira pas la porte du cockpit.

Tu vois entre les passagers et moi il y a une porte renforcée, un jumpseat, et une hache. Elle, elle n'a rien. Elle est vulnérable. Elle n'a même pas le droit d'amener un couteau ou un "pepper spray" pour se défendre.

Quelques minutes plus tard, on embarque. Je vois la personne en question, c'est un noir, ou "African American" comme on dit ici, et il est baraqué. Il porte une moustache, des lunettes, et une casquette. Il n'a pas l'air de marcher droit. Il est triste, il a bu. Et il est déprimé.

Pendant l'embarquement je décide d'aller voir le chef pilote pour lui expliquer la situation. Puis je m'arrête. Je remonte dans l'avion et je mets ma coiffe de commandant de bord. A la place je fais quelque chose qui n'est pas dans le manuel: je vais dans la cabine et je m'approche du passager. Il est assis, sa tête est baissée, et il pleure. Il y a un Coca que l'hôtesse lui a déjà servi sur son plateau.

Je mets ma main sur son épaule. Il ouvre ses yeux et voit les 4 gallons sur chacune des miennes.

Je tends ma main: "Sir, my name is Dan, and I am the Captain of this flight. How're you doing?"

Il sert ma main et place également son autre main sur notre poignée . Il a l'air touché. "Dan, it's been a long, long 2 years..." ses yeux sont remplis de larmes et il est soulagé de me voir.

Listen...(je lui dit en remettant ma main sur son épaule)...make yourself comfortable. Take a nap if you want to. If there is anything we can do, please let us know. Just relax and enjoy the flight, okay ?

Thank you, thank you, Dan.

Tu vois, je ne sais pas ce que c'est que de perdre mon épouse. Mais je sais qu'après le 11 Septembre mes décisions sont devenues plus difficiles à prendre. Bien sur, je peux être ultra - conservatif, refuser sa présence a bord, et l'empêcher de rejoindre sa famille. Mais j'ai utilise mon "judgement", et je lui ai permis de rester parce qu'il n'était pas agressif, et parce qu'il le serait devenu si je lui avait demandé de quitter mon avion.

Ou alors, j'aurai pu choisir un autre boulot.

Un boulot où je peux m'asseoir à mon bureau et allumer l'ordinateur...

Psst... Tu Peux Garder un Secret?

5 avril 2002 à 22h38

On dirait que les Américains ne peuvent pas garder un secret.

Hier, j'étais en finale 31 sur l'aéroport de Harrisburg en Pennsylvanie lorsque j'ai pensé au 11 septembre dernier.

Vous n'avez sûrement jamais entendu parler de cette ville. Harrisburg International est un petit aéroport avec une longue piste en dur de 3km. Il est 'international' parce qu'un turbo-prop d'Air Canada lui fait grâce de sa présence.

Cependant, les habitants de cette petite ville ont été les premiers à comprendre que ce pays a eu de la chance, beaucoup de chance, le 11 septembre dernier. En effet, si les avions avaient été détournés sur Harrisburg, cela aurait une catastrophe nationale bien pire que l'effondrement du World Trade Center à New York.

Tu vois, Harrisburg c'est américain pour Tchernobyl. Et en courte finale 31 je peux voir, sur ma gauche, les cheminées immenses d'une des plus grandes centrales nucléaires du continent. Elles sont situées sur une île, sur la rivière Susquehanna, à moins de 2 ou 3 nautiques de la piste 31. D'ailleurs j'ai du modifier mon étape de base pour les éviter.

(Harrisburg fut presque Tchernobyl en 1979 lorsque ce pays connu la pire catastrophe nucléaire de son histoire et que des centaines de milliers de personnes furent évacuées.)

Lorsque le gouvernement américain se préparait pour d'autres attaques terroristes après le 11 septembre, la FAA a créé des zones P (prohibited) autour de chaque centrale nucléaire du pays.

Puis, la commission américaine sur l'énergie nucléaire a demandé à la FAA d'enlever ces zones P des cartes. Car, pour des raisons de sécurité nationale, divulguer la location des centrales est contre la loi, comme cela a toujours été.

Alors, la FAA, dans un notam, a expliqué simplement qu'il est interdit de voler à proximité des centrales nucléaires. La FAA ne peut plus te dire où sont ces zones interdites, mais elle peut juste te dire qu'elles sont interdites.

Issued December 19, 2001
!FDC 1/3352 - ... SPECIAL NOTICE ... FLIGHT RESTRICTIONS EFFECTIVE IMMEDIATELY UNTIL FURTHER NOTICE, PURSUANT TO 14 CFR 99.7, SPECIAL SECURITY INSTRUCTIONS, OPERATIONS WITHIN THE TERRITORIAL AIRSPACE OF THE U.S. THIS IS A RESTATEMENT OF A PREVIOUS ADVISORY. PILOTS ARE ADVISED TO AVOID THE AIRSPACE ABOVE, OR IN PROXIMITY TO, SITES SUCH AS NUCLEAR POWER PLANTS, POWER PLANTS, DAMS, REFINERIES, INDUSTRIAL COMPLEXES, MILITARY FACILITIES AND OTHER SIMILAR FACILITIES. PILOT SHOULD NOT CIRCLE AS TO LOITER IN THE VICINITY OF SUCH FACILITIES.

Par contre, des zones interdites qui sont sur les cartes, tu en trouves autour de la capitale comme Camp David ou la Maison Blanche.

D'ailleurs, la procédure pour se poser à Washington ou pour voler dans son espace aérien est bien complexe. VFR ou IFR, il faut déposer un plan de vol et une copie sera transmise aux Services Secrets.

Les pilotes qui sont basés sur des terrains d'aviation générale autour de Washington ont reçu un code secret d'identification. Ils utilisent ce code à chaque fois qu'ils déposent un plan de vol comme toi, tu utilises un code pour aller chercher de l'argent à la banque.

Les pilotes dans ma compagnie reçoivent également un code secret par nos opérations pour chaque vol. Bien sûr, on n'a plus le droit d'utiliser un téléphone portable pour appeler notre dispatcher - juste une ligne sol, et on ne recevra pas le plan de vol jusqu'à ce qu'on s'identifie correctement.

On doit annoncer ce code à la radio lorsqu'on contacte Washington Approach pour la première fois, un peu comme toi, tu annonces l'ATIS quand tu vas à Strasbourg.

Si tu n'as pas le bon code, Washington Approach te demandera de contacter Dulles Approach (l'aéroport international de Washington qui se trouve un peu plus loin de la capitale) et tu seras considéré un "intruder" comme c'est encore arrivé à un équipage il y a deux semaines. Approach a fait dérouter leur 737 sur Dulles où il y a eu un petit welcoming committee armé jusqu'aux dents.

Pssst... Tout comme la location des centrales nucléaires, le fait qu'on s'identifie avec un code à la radio est, bien sûr, confidentiel, donc détruisez ce message après lecture.

Cependant, si un jour vous voulez faire un vol sur Washington, allez sur le site officiel de la FAA, et ne soyez pas étonné si vous voyez une explication détaillée de cette procédure. Mise à jour.

Comme je le disais, on ne peut pas garder un secret dans ce pays.

Les Pilotes et Leurs Bagnoles

16 avril 2002 à 20h04

Samedi, j'ai vendu une de mes bagnoles, une Mustang classique, année 1965, avec un moteur V8, 289, décapotable et en excellente état. J'ai mis une annonce sur Internet, et le lendemain, à la porte de ma maison en Virginie, j'avais deux acheteurs.

Cette voiture valait beaucoup d'argent et je m'étais juré de ne jamais la vendre. Mais il y a à peu près 7 mois, trois avions de ligne se sont écrasés dans des buildings et j'ai presque perdu mon boulot, et avec ça, tout ce que j'avais.

Ca m'a ouvert les yeux. J'ai décidé de sortir des dettes dés que possible, dans un pays ou les dettes font parties de la way of life, et surtout de mettre un peu d'argent de côté--l'équivalent de 2 mois de salaire.

Tu vois, les grosses bagnoles et les motos sont un bon dérivatif pour le pilote de ligne qui passe sa journée à suivre un cap, une altitude, et une vitesse très précise dans un espace aérien plein a craquer. C'est pour ça que certains pilotes ont généralement des voitures très sportives. D'autres font du parachutisme ou de la voltige pour pouvoir "pousser l'enveloppe."

On apprend à voler parce qu'on aime ça et parce qu'on est un peu fou, puis on arrive à un niveau où la discipline, la sécurité et la rigueur sont extrêmes. En même temps, il faut être doux aux commandes car il y a des gens qui sont assis derrière toi, et qui ont payé beaucoup d'argent pour pouvoir boire leur café ou lire leur journal tout en allant sur New York ou Washington.

J'avais fait un vol sur l'aéroport de New York Kennedy le jour où j'ai appris que j'avais un acheteur pour ma Mustang:

Il y a des jours où je me dis que je gagne beaucoup trop d'argent pour ce je fais, et puis il y a des jours comme celui-là. Le temps était mauvais, le plafond était bas, l'air turbulent. C'etait " rush hour " à New York, et je suivais mes "fuel gauges" très attentivement.

On avait beaucoup de retard comme la plupart des compagnies aériennes. La saison des orages avait commencé, et les orages, aujourd'hui, ont décidé de traverser la côte Est.

C'était un de ces jours où mon copi, un jeune avocat qui s'est recyclé dans la ligne, devait sûrement regretter ses journées au tribunal. Il venait de finir la " Descent/Approach checklist " et me briefait sur l'arrivée ILS 22L à JFK et sur les instructions de remise de gaz. On suivra ces instructions à lettre car les pilotes de F-16 de la Garde Nationale ont maintenant la gâchette facile.

Il m'informait également que certains taxiways étaient fermés, dont un qui était une bretelle de sortie pour la piste 22L.

C'etait le genre de météo ou tu "couplais" l'approche, c'est-à-dire que tu laissais faire le PA (pilote automatique), car, à cause de la précision requise, à cause des turbulences, dont les turbulences de sillage des "heavy's" devant toi, et à cause du fort vent de travers, la charge de travail dans cette phase d'approche dans un des aéroports les plus fréquentés du monde était immense. Le PA sait mieux piloter que toi, c'est la dure vérité, mais toi, tu fais ce que personne d'autre à bord ne sait faire: tu manages le vol.

Mais c'était une de ces approches où j'ai décidé d'appuyer sur le gros bouton rouge marque "A/P CUT OUT" qui est sur ma commande gauche. Un son, qui ressemblait plutôt à une charge de cavalerie, retentit dans le cockpit. Dans mon champ visuel, je pouvais voir mon copi, derrière ses lunettes bien placées, lever sa tête de la carte Jeppesen 21-4 pour New York, NY. Je viens de déconnecter le pilote automatique et le directeur de vol.

Je place une main sur les contrôles, l'autre sur la manette des gaz. J'affiche 45% de torque, on est à moins de 1500 pieds sol, et le sol n'est toujours pas en vue. C'est turbulent et j'essaie de corriger sans sur-corriger la trajectoire de vol.

Un regard sur mon TCAS, on a séparation minimale avec le "traffic" devant nous. Je ne regarde pas mes instruments, je les observe. Je les lis comme tu lis le visage d'un politicien en campagne. J'essaie de comprendre ce que ces deux aiguilles dessinées électroniquement sur mes tubes EFIS vont faire dans la prochaine seconde. Et puis dans celle d'après. Et celle d'après.

Et je corrige. L'aiguille va a gauche. Je corrige. Je suis un peu sous le glide, je laisse faire, et je demande les volets 9. Puis le train. Mon copi passe sur le public address: "Flight attendant, prepare for landing."

1000 pieds au dessus de New York. Toujours rien en vue. 500 pieds, rien. Au fur et à mesure que je m'approche de l'aéroport les aiguilles de mon ILS deviennent de plus en plus sensibles. A ce point-là, tu ne pilotes plus l'avion, tu sens l'avion et tu agis avec instinct.

Ca n'arrête pas de parler à la radio. Après 4000 heures de vol ça ne te dérange plus. Au contraire, il y a une partie de ton cerveau qui utilise cette information et te dit exactement où sont les autres avions. On appelle ça "situational awareness," et ça m'a sauvé la vie quelques fois déjà.

Pendant que j'ajuste ma vitesse, je guette l'autorisation de roulage pour un avion de Delta Airlines. Cette autorisation voudra dire qu'il aura dégagé la piste, et que la séparation entre lui et moi fut, une fois de plus, miraculeusement bonne.

A 300 pieds sol, mon copi m'annonce "lights". On vient de sortir de la couche, et il vient de voir les lumières d'approches. Puis "runway". 200 pieds... 100 pieds.

On se fait balancer et je ne sais pas comment je réussis à garder ma vitesse "on target." Je pose l'avion en douceur, à 120 kt. La piste était mouillée et donc j'avais l'avantage.

J'attends un peu avant d'activer les reverses. Je roule à toute "blinde" sur la piste. On sait que la prochaine bretelle est fermée, et que je dois dégager rapidos. Il y a déjà un avion, derrière moi, qui est à moins de 30 secondes du poser.

On dégage. Le contrôleur à la tour, accent new yorkais, nous dit "Hold short runway 22R." Alors on s'arrête avant la parallèle.

Car sur cette piste il y a un avion qui décolle toutes les 30 secondes.

Comme je disais, je n'ai plus vraiment besoin de ma mustang.

Don du Sang

15 juin 2002 à 17h10

Ici, on dit que la réglementation aérienne est écrite en "sang". Il faut malheureusement attendre des crashs ou des morts pour que la réglementation change.

Un bon exemple c'est le nombre de rapports reçus par la FAA par les hôtesses de l'air ante-11 Septembre: les hôtesses se plaignaient que certains passagers, armés de couteaux, essayaient d'accéder les cockpits des avions. 5000 morts plus tard, la réglementation a changé. Les couteaux sont interdits.

Jeune instructeur pilote de ligne, je disais souvent à mes élèves que c'est le respect de la réglementation et des procédures qui les garderont en vie. Lorsque quatre commandants de bord ont décidé d'ouvrir leur porte de cockpit pour négocier avec les "hijackers" comme il était écrit dans le manuel d'exploitation de tout pilote de ligne au matin du 11 Septembre, j'ai décidé de fermer ma gueule.

Aujourd'hui je suis en croisière. J'ai décollé il y a 15 minutes de l'aéroport de Washington-Dulles, direction White Plain dans le conté de Westchester, le conté le plus riche des Etats-Unis. D'ailleurs les Clinton viennent d'y acheter une baraque il y a quelques années.

Aujourd'hui j'aurais dû mourir.

Quatre évènements se sont produits: mon TCAS (Traffic Collision Advisory System) s'est mis en drapeau au décollage, un autre avion a la même altitude, un contrôleur distrait, un élève copi qui me pose une questions sur le FMS, ce qui m'oblige à baisser la tête.

Retour en arrière. On passe les 5000 pieds au décollage : message sur mon électronique ADI: TCAS FAIL.

Je cherche le fusible "TCAS" derrière moi parmi les centaines de fusibles dans le cockpit. Je l'ai trouvé. Je le remplace.

Mon TCAS se mets en marche. Malheureusement, une dizaine de secondes plus tard nouveau message: TCAS FAIL.

"Damn!"

Mon manuel d'exploitation ne m'autorise à remplacer un fusible qu'une seule fois. Si le système ne marche plus après un reset, tu ne touches plus car il doit avoir un vrai problème avec la machine et un constant reset peut faire plus de mal que de bien.

Je suis maintenant à 7000 pieds, ce qui est bas. Il fait un temps magnifique et c'est samedi après-midi.

Alors c'est là où j'explique à mon copi que je vais remplacer le fusible une deuxième fois, que c'est contre la procédure de la compagnie, mais qu'à cette basse altitude il peut y avoir une grande activité d'aviation générale.

Oui, je sais, un sytème TCAS qui permet de repérer d'autres avions coûte des dizaines de milliers de dollars. Mais ma vie en vaut plus.

Aprés un nouveau reset, le TCAS a l'air de marcher. Je suis content de ne pas avoir perdu du temps car on repère sur notre écran, un avion même altitude, 5 nautiques devant nous.

Bien sûr mon copi me pose une question sur le FMS: "How does that auto-tune work anyway ?"

Moi : "Hold on. I'll tell you later. Let's look for this traffic, 5 miles, 12 O'clock. Looks like we're catching up on him."

4 nautiques.

3 nautiques.

2 nautiques.

Mon copi: "HOLY SH*T! ONE O'CLOCK!!"

Un bonanza! Je le vois mais mon copi est plus rapide. Il déconnecte le pilote automatique, on se mets en montée comme si notre vie en dépendait, car elle en dépend cette fois-ci. 15 degrés d'assiette. L'hôtesse à l'arrière tombe dans l'allée. Un passager l'a rattrapée. Je clique sur mon micro et j'annonce notre montée au contrôleur.

Il répond :"Say what altitude you are climbing to". Son souci : les autres avions au-dessus de moi. Je m'arrête à 500 pieds plus haut. Je lui annonce l'avion, il le voit finalement sur son radar. On était à moins de 5 secondes avant l'impact.

On n'est pas morts car j'ai délibérément désobéi au manuel d'exploitation; et peut être qu'un jour la procédure sur les fusibles sera écrite différemment.

Mais une chose de sûre : aujourd'hui elle ne sera pas écrite avec mon sang.

La pression vraie

20 juillet 2002 à 19h40

J'ai 28 ans et je suis passé instructeur pilote de ligne il y a un an. Je fais de l'instruction en avion, mais des fois, je pense aux autres instructeurs comme ceux qui font du simu par exemple. Leur situation est devenue un peu plus désirable - surtout après le 11 septembre.

On est au roulage sur le taxiway Zulu de l'aéroport de Washington-Dulles à 14h locales. Sur le taxiway Zulu vers la piste en service, la piste 30, il fait chaud, très chaud. Et ça c'est la réalité. La clim est à fond, mais avec un avion plein à craquer en cette veille du 4 juillet, il n'y a pas d'espoir.

Je jette un coup d'oeil sur l'indicateur marqué "cabin temperature" et l'aiguille ne veut pas bouger.

Il y a un Airbus arrêté de côté. Il est entouré de bagnoles à gyrophares et sa porte est ouverte. Un passager s'était levé lors du roulage et on est trop près de la capitale pour ne pas prendre ça au sérieux. Tout ça, tu ne peux pas l'avoir dans le simu.

Il y a quelques jours, on a évacué l'aéroport car il y avait une "security breach". Un homme était passé avec un couteau. L'aéroport complet devait repasser au détecteur de métal. Je venais juste de me poser et Washington-Dulles ressemblait à une ville fantôme.

Personne ne pouvait nous garer alors on s'est garé nous-même. En chemise blanche, galons et cravate on a sorti les valises, on a invité les passagers à sortir et on les a amenés à l'intérieur.

Et ça non plus, tu ne trouveras pas dans un simu.

Mon copi transpire. Il est en formation. Il a perdu son boulot de pilote à US Airways car quatre avions se sont écrasés le 11 septembre dernier. Il sait qu'il a beaucoup de chance d'être ici.

Il sait également qu'il y a encore 5000 pilotes qui cherchent du boulot. Il sait aussi qu'à ce niveau-là, je passerai plus de temps à l'évaluer qu'à le former, et que s'il n'est pas à la hauteur, on trouvera quelqu'un d'autre qui le sera.

Moi, je pense à l'hôtel dans lequel je serai dans quelques heures. Ce mois de juin a été assez chargé. Je n'ai pas arrêté de voler avec des copis et commandants de bord en formation, ce qui n'est pas facile. Je dois pouvoir voler aussi bien en place droite qu'en place gauche.

Je dois pouvoir faire mon boulot et le boulot de mon élève pendant que je suis distrait par ses erreurs sur un avion certifié pour deux pilotes et rempli de passagers.

Je dois faire ça par n'importe quelle météo, sur n'importe quelle destination.

Il y a quelques mois je me suis posé dans une tempête de neige dans un aéroport en Pennsylvanie. Hier, je suis allé à New York LaGuardia à l'heure de pointe. Tout ça, en ligne, avec des pilotes qui n'étaient pas qualifiés.

Alors je pense à l'hôtel et à la piscine. Et je me demande quelle température il fait dans le simu.

Pendant ces quelques jours que je passe avec un nouveau pilote, j'apprends à le connaître.

Je sais qu'il a 40 ans, 6000 heures de vol, qu'il a toujours voulu être pilote de ligne et que son père est en train de mourir du cancer. Tu apprends des trucs comme ça lorsque tu es au resto dans l'hôtel, ou en croisière à 25.000 pieds.

A la fin de la rotation, je me retrouverai assis en face de lui dans la salle d'équipage et je lui donnerai un débriefing.

Et je lui dirai s'il est okay ou pas. Il écoutera attentivement car il sait que de ne pas être signed off à la fin de ces 20 heures peut vouloir dire la fin du rêve. Et ça, c'est pas facile à dire.

Je l'ai dit encore il y a 15 jours à un Captain en formation. Et le lendemain il est allé voir son père - à l'hôpital.

Bien sûr je peux toujours fermer un oeil, avoir pitié de lui, prétendre qu'il est assez bon et le lâcher en ligne. Mais je ne l'ai pas fait, et je ne le ferai jamais.

Car là où je vis, rien n'est simulé.

Un Crash, Un Décès, Que Dire?

22 août 2002 à 19h45

J'ai une passion dangereuse; et vous ne serez sûrement pas interessés à mon journal intime si j'étais pêcheur ou joueur de golf.

Je fais de l'avion. Il y a des accidents, il y a des morts. C'est un gars que tu connaissais, un pote d'aéro-club, peut être un collègue, ou même quelqu'un de plus proche si tu as moins de chance. Quoi qu'il en soit, et que tu le veuilles ou non, tu enterreras des pilotes et des passagers. La mort frappera un jour, et elle frappera plus prés que tu ne l'auras jamais voulu.

Que dire à une femme à qui on a enlevé son mari par un beau Dimanche après-midi ? Que dire à deux enfants, comme ceux que j'ai connus lorsque j'ai appris à voler, devenus subitement orphelins à cause d'un départ hâtif et d'une météo pourrie ? C'est facile d'être maladroit lorsque tu les revois à l'aéro-club. Facile d'être muet ou d'être trop bavard. Ou de garder les yeux baissés.

J'ai été formé par deux grandes compagnies aériennes aux Etats-Unis, United et Delta, en psychologie du "survivant" ce qui inclut les familles des victimes des accidents d'avion. On apprend des termes genre "survivor's guilt", "acute phase of grief", "second assault", "post-traumatic stress." On regarde des interviews filmés de survivants, de mères de famille qui ont perdu leurs enfants, des gens qui ont échappé à la mort. On apprend tous les moindres détails de ce que c'est que de perdre quelqu'un, que de survivre un crash d'avion, que de vivre un crash d'avion. Et que de le revivre toutes les nuits.

Et on fait des jeux de rôle, des jeux de rôle, et des jeux de rôle. "Please have my heartfelt sympathy.", "I'm terribly sorry for this tragic accident.", "Yes, your son's name is on the passenger list. No, there are no known survivor." A la fin du stage, on est fatigué non seulement physiquement mais surtout émotionellement. Et lorsque je suis rentré à la maison, j'ai embrassé ma fille, Marie, qui a 16 mois.

En cas de crash je suis donc un des volontaires que United et Delta peuvent appeler. On me donne une famille, sans doute une famille française s'il y avait un français à bord, et je frappe à leur porte, je me présente, et je leur explique ce qui s'est passé. Ils peuvent s'effondrer en pleurant ou bien ils peuvent nier et me dire que la personne en question a sûrement pris un autre vol. Qu'il doit sûrement y avoir une erreur. Que c'est sûrement le début d'un long cauchemar...

Et je leur porte assistance. Ils veulent aller sur les lieux du crash. Pas de problème, j'ai un badge qui permet full access. Ils veuillent recueillir des affaires à moitié brûlées qui ont été trouvées à côté d'un corps de ce que devait être leur jeune fille de 18 ans--c'est aussi moi qu'ils appellent. Ils veulent discuter, pleurer, ou m'insulter à trois heures du matin--ils ont mon numéro. Ca s'appelle l'Air Disaster Family Assistance Act, une loi parue aux Etats-Unis en 1996.

Oui, je me suis porté volontaire pour faire partie de cette Emergency Response Team. Je ne touche pas un rond pour le faire. Nous, pilotes de lignes, bénissons le ciel du boulot que nous avons, alors nous sommes très aptes à faire du volontariat. Ce que tu fais n'a pas d'importance, du moment que tu fais quelque chose. Tu peux être président d'aéro-club et créer des rêves, ou tu peux t'occuper d'une famille qui ne peut plus s'occuper d'elle-même à cause d'une décision mal prise.

Vous avez cette passion dangereuse et vous avez appris à voler. J'aimerais aujourd'hui vous aider à trouver les mots qui sont ô combien introuvables lorsque cette passion fut trop dangereuse pour un autre.

D'abord je vais commencer par les expressions à ne pas dire. Que vous le croyez ou non, les exemples suivants font plus de mal que de bien et NE CONSOLENT PAS:

"Tout le monde doit mourir un jour ou l'autre."
"Vous êtes jeunes. Vous pourrez avoir d'autres enfants."
"Vous avez beaucoup de chance d'être en vie."
"Je comprends ce que vous ressentez."
"Ca aurait pu être bien pire."
"Vous ne vous êtes pas encore remis ?"
"C'était la volonté de Dieu."
"Au moins vous avez pu passer pas mal de temps avec elle."
"Tu trouveras quelqu'un d'autre. Il y a plein de femmes."

Maintenant voici quelques EXPRESSIONS UTILES. La liste n'est bien sur pas exhaustive mais vous donnera une idée de ce qu'on peut dire.

"Ca doit être si terrible."
"Vous avez tout à fait le droit d'être en colère."
"Vous avez vécu quelque chose de très tragique. Est-ce qu'il y a quelque chose que je puisse faire pour vous aider?"
"Je suis désolé."
"Cela doit être très dur d'avoir de tels sentiments. Est-ce vous souhaitez être seul pour le moment?"
"J'aimerai tant changer ce qui est arrivé."
"S'il y a quelque chose que je puisse faire pour vous aider, s'il-vous plait appelez-moi."
"Ce qui est arrive est horrible. Je suis sincèrement désolé."

En bref, le but c'est de ne pas vouloir justifier la mort mais d'avoir de la compassion. Quelqu'un est mort et c'est terrible. Ce que tu dois faire c'est d'essayer de partager la peine et non de la rejeter. Bien sûr tu peux aussi garder les yeux baissés, partir, et choisir un autre club.

Dans ce cas-la, choisis un club de pêche ou de golf.

Une Mauvaise Journée

9 septembre 2002 à 17h08

"Everybody stand-by!!". Bon, le contrôleur New-Yorkais n'a pas une très bonne journée. Je me prépare pour une arrivée sur Newark, juste à coté de New-York City. On a beaucoup de passagers, sûrement des familles des victimes du 11 Septembre, qui vont sur New-York aujourd'hui pour se préparer à la commémoration des 3000 victimes.

Je suis en train de former une nouvelle copi, Stéphanie, une jeune femme noire de 29 ans, diplômée de l'US Naval Academy et ancienne instructrice d'aviation générale. Aujourd'hui il n'y a que 36 femmes-pilotes noires dans l'aviation commerciale aux Etats-Unis, et je voudrais vraiment lui donner sa chance.

Malheureusement l'ILS pour la 22L est "out of service". On va se taper une approche VOR-DME et je peux voir que Stéphanie commence à avoir les mains moites. Elle sera le pilote en fonction. Une approche VOR-DME est une approche en palier. Tu trackes un radial et à chaque DME tu dois être à une certaine altitude. Lorsque certains points sur l'approche sont séparés de 2 ou 3 nautiques, et que tu voles à une vitesse de 180 kts jusqu'au point d'approche final, tu dois percuter.

Newark n'a pas de VOR sur le terrain donc on utilise celui de Teterboro, le terrain New-Yorkais pour l'aviation d'affaires dont Richard doit sûrement connaître.

"Turn right heading 190 maintain 3000 until established, 180kt until IJESY, cleared VOR-DME approach 22L."

On a intercepté l'approche, mais ma jeune élève ne percute pas qu'elle peut descendre à 2500 pieds jusqu'à 2.4 DME de TEB. On est maintenant à 1.5 Nm et je lui dis de descendre jusqu'à 1500 pieds car c'est le prochain palier jusqu'à IJESY. Avec une vitesse de 180kt on croisera le 2.4 DME largement au-dessus de 2500 pieds. On est hauts et rapides. Je regarde sur mon TCAS, on est à 3 nautiques du 737 devant nous. Séparation minimum.

Elle programme l'ALT SEL de l'autopilot sur 1500 pieds, ramène les manettes de torques à 30%. Elle appelle "Flaps 9, gear down." Elle ne descends qu'à un taux de 1000 pieds par minute et à ce taux la je calcule qu'on ne croisera pas IJETSY à 1500 pieds comme prévu. Je lui dis de prendre 1500 pieds par minute. Elle exécute mais, dépassée par les évènements, elle ne corrige pas la puissance. On se rapproche dangereusement du 737. On est à 2 nautiques et on se rapproche encore plus... Je laisse faire c'est le seul moyen d'apprendre.

Piste en vue. Le PAPI n'indique que des blanches, sans surprise. J'appelle "Airspeed!" La tour nous appelle, et, alors que je m'attends à des instruction de remises de gaz, le contrôleur dit "S-turns approved." Ma copi se tourne vers moi, "S-turns? What are they?"

Je peux voir le 737 s'agrandir dans la fenêtre de mon avion. Alors je prends légèrement les commandes pour l'aider. Virage à gauche 20 degrés, on se rapproche dangereusement des immeubles du downtown, puis on revient sur l'axe, on est à 600 pieds sol. Toujours trop près de l'avion alors, virage à droite 20 degrés. La piste parallèle, la 22R, n'est utilisée que pour les départs donc je sais qu'il n'y a personne sur son axe. Toujours trop près du 737.

Stéphanie s'accroche aux commandes de l'avion comme je me suis accroché aux rennes de mon cheval, la première fois qu'il s'est emballé. La tour nous offre le "side step" pour la parallèle. "We'll take it," je réponds. Le problème: un 757 est au décollage, et les 757 émettent beaucoup de turbulence de sillage. Ma copi est toujours aux contrôles. On est à 300 pieds, maintenant à 135kt, alignés sur l'axe de la piste parallèle 22R.

Elle descend rapidement pour rattraper le plan et entend "Sink rate!" dans le cockpit. Elle réduit son taux de descente comme elle a appris à faire dans le simulateur. Par contre cela peut nous faire atterrir hors de la touchdown zone (TDZ) et nous mettre directement dans les turbulences de sillage. Prise de décision à faire dans 10 secondes. Pour l'instant je la laisse faire.

On est à 50 pieds, on flotte. "Put it down. Put it down." Je suis les différents marquages blancs sur la piste, ils défilent rapidement sous nous. Je prends les contrôles et les pousse doucement vers l'avant. Touchdown. Reverse. J'entends le contrôleur autoriser quelqu'un à l'alignement derrière nous. Un coup d'œil à gauche et le 737 sur la piste parallèle vient à peine de dégager.

Mon copi appelle la fréquence sol, met les volets sur 0, control locks on, flows sur 10, FMS sur AFIS et closeout, cap panel sur mute, APR sur off, windshield et data heaters sur off, puis elle appelle nos opérations pour une porte. On aura la porte 10. Je roule doucement.

J'oublie les passagers, j'oublie la beauté de New-York, et celle de mon métier. Ca n'a pas l'air d'aller fort et je réfléchis déjà au débriefing que je vais donner à Stéphanie alors que ma mémoire est fraîche, et mes nerfs à vif. Au taxi on passe devant la porte 17, je retiens mon souffle. Il y a un drapeau américain qui flotte au-dessus.

C'est un dur rappel qu'une mauvaise arrivée, c'est quand même une arrivée. Un mauvais atterrissage, c'est quand même un atterrissage. Et une mauvaise journée, c'est quand même une journée. Ce qui est beaucoup plus que ce que les passagers et l'équipage du vol United 93 ont eu, lorsqu'ils sont partis de la porte 17, le 11 Septembre dernier.

Quelle Tronche Tu Fais au Boulot?

13 octobre 2002 à 18h23

Au sol, je pense au secteur ravagé dans lequel je travaille.

Je pense à beaucoup de mes amis pilotes qui sont au chômage.

Je pense à mes passagers qui sont traités comme des criminels, et qui ont maintenant plus peur des aéroports que de l'avion.

Je pense à mon Président qui veut aller en guerre contre l'Irak. Une guerre au Moyen Orient, c'est l'augmentation automatique du prix du pétrole et, donc, coup de grâce pour beaucoup de compagnies aériennes. Mais, lui, il parle de sécurité. Sécurité ? C'est un mot que j'ai sans doute oublié en France. Je ne comprends plus très bien ce que ça veut dire. Ce que je comprends c'est que ma famille ne sort plus la nuit car on a un sniper là où on vit.

Quand je quitte cette terre des hommes, deux ou trois fois par jour, elle ne me manque pas. Mon visage se relâche. Je souris. J'ai des fois même un rire. Je plaisante avec mon copi, mon hôtesse, les gars sur la fréquence.

En vol, je pense au ciel bleu. Pour moi, un ciel bleu sera toujours un ciel bleu et non une matrice complexe de secteurs et d'espaces aériens. Je regarde en bas et je ne vois pas de lignes de démarcation politique, juste des groupements de maisons qui font des villages et des villes. Des gens qui vivent et travaillent ensemble. Les rues deviennent des routes, puis des autoroutes. Les voitures roulent lentement et en silence. Des fois tu vois une rivière, ou serait-ce un fleuve? Peu importe, c'est un pays immense et magnifique. Je comprends "liberté."

C'est quelque part entre Newark et Washington, le 7 Octobre dernier, que mon copi a quitté son siège et s'est assis dans le jumpseat. Je me suis tourné vers lui et il a pris ma photo. Je suis content qu'il ait immortalisé ma tronche au boulot.

Car au sol, elle est bien différente...

Plan de Vol sur New York

1 novembre 2002 à 16h12

Outre les larges fauteuils, les tables rondes, et les deux distributeurs de coca, la salle d'équipage de Washington-Dulles a une douzaine d'ordinateurs, tous branchés en réseau et directement connectés aux QG de la compagnie.

Chaque jour, les dispatchers préparent les plans de vol depuis ces QG, et nous, on les imprime depuis la salle d'équipage à l'aéroport. La météo se prend également par ordinateur, de même que notre planning mensuel, notre fiche de paie, et les messages importants du Chef Pilote et de ses assistants.

Si on a une question, on email, ou, en dernier recours, on utilise le téléphone. Avec plus de 700 vols par jour et quelques 1500 pilotes, l'informatique c'est le Sacré Graal de la compagnie.

Comme je suis en train de former un nouveau CDB, je jouerai le rôle de copi sur le vol United 7220 qui va partir dans moins d'une heure sur JFK. Bryan, ma nouvelle victime, a dans sa main le plan de vol, la météo, et les notams; tous fraîchement imprimés. C'est ainsi qu'on apprend qu'à Kennedy, la partie localizer de l'ILS pour les pistes 13L et 4R sont hors service entre 1100 Zulu et 1900 Zulu.

En deux mots, un "Localizer" et un "Glideslope" forment un ILS. Le LOC te donne une référence latérale par rapport à l'axe de la piste: Le glide, une référence verticale sur un plan d'approche. Tu peux faire une percée sans glide mais les minimas sont forcément plus élevés car tu dois faire une descente en palier.

Ce n'est pas fini. On apprend également que le LOC pour la piste 22L est hors service pour toute la journée; que les pistes 13L/31R sont fermées entre 1500Z et 1700Z, les pistes 4L/22R sont fermées entre 1000Z et 1800Z, et les pistes 4R/22L entre 0300Z et 1900Z.

En continuant la liste des notams, on sait donc aussi que les lumières d'approches ne sont pas "monitored" sur la piste 4R et sont "decommissioned" sur la piste 22L. Les lumières de piste sur la 4R/22L sont complètement hors service, et enfin, le glide sur la piste 4R/22L est également OTS (out of service) jusqu'à notification ultérieure.

On doit tenir en compte que JFK n'a "seulement" que 4 pistes: 22L/4R, 22R/4L, 31R/13L, 31L/13R. On estime notre départ à 1100 locales. C'est une nav de 245 nautiques, soit plus de 450 km. Avec une arrivée à 1215 heure locale, soit 1715 Zulu, les vents sont prévus à 040/11.
La météo est instable, car il y a un front qui arrive de l'Ouest et qui balaie Cleveland en ce moment.

On ne peut pas choisir n'importe quelle piste car notre manuel d'exploitation nous interdit de nous poser avec un vent arrière de plus de 10 kt. De plus, une percée IFR sera sûrement au menu du jour. Comme les minimas sont trop élevés pour une approche ILS avec "glideslope inop", il nous faudra un "full" ILS.

On déduit qu'il nous reste la piste 13R/31L avec un vent de travers à 11kt. Si tu arrives un peu à imaginer Kennedy avec qu'une seule piste en service, tu sais qu'il y aura le "bordel", sans doute des circuits d'attentes.
Forcement il faudra prévoir plus de carbu.

De plus, le pickup des mécanos est encore garé devant l'avion, ça veut dire qu'on ne va peut être pas partir à l'heure. Un retard trop important et c'est la météo qui va nous jouer des tours.

Par contre, la piste 31R sera rouverte...

Procédure de Départ à JFK

2 novembre 2002 à 13h16

Décollage piste 31L à New York Kennedy International. Ma main avance les manettes jusqu'à ce que je vois 100 % s'afficher en jaune. Il est 6h45 ce samedi matin. Il fait -01 degrés Celsius, il fait beau, et je n'arrête pas de penser à la statue de la liberté que je verrai dans une minute en bout d'aile.

Les procédures de départ sont plus ou moins intéressantes selon les aéroports. Qu'il fasse beau ou pas, une procédure est souvent composée d'un cap, d'une altitude, ou d'un virage à un certain DME.

Lorsqu'on prend notre clearance, comme celle que l'on vient de prendre pour ce vol New York-Washington, le contrôleur nous donne le nom de la procédure. Ce nom est attaché à un numéro de révision, ce qui te permet, lorsque tu déplies la carte Jeppesen intitulée "Departure Procedure," d'être certain qu'elle est à jour. La carte t'offre la description graphique et textuelle de la procédure.

Pour nous, ce samedi matin, c'est la "Kennedy 9 Departure, Breezy point climb." JFK à 5 procédures différentes, et chaque procédure a plusieurs "montées" ou "climb" qui sont attribuées selon le type d'appareil et la piste en service.

Avec un décollage 31L, on devra virer à gauche, direct le VOR Canarsie (CRI). On devra garder notre virage à l'Est du radial 039 degrés de CRI, rester dans un rayon de 4.5 DME du VOR Kennedy (JFK), puis prendre le radial 223 degrés de CRI et croiser 3 DME de CRI a un minimum de 2500 pieds.

La procédure ne va pas durer plus de 5 minutes. Pendant ces 5 minutes mes yeux vont constamment balayer mes instruments, et mon cerveau va traduire ces informations en réactions musculaires dans mes bras, mes jambes, et mes poignets.

Je viens de passer les 200 pieds sol et j'incline le manche à gauche, pas plus de 15 degrés d'inclinaison. Dans moins de 8 secondes je serai à 400 pieds, je demanderai la rentrée des volets, j'inclinerai à 30 degrés, et avec mon pouce, je contrôlerai mon trim électrique pour compenser la perte initiale de portance.

Mes yeux balayent les écrans "glass" de l'ADI et du HSI. Ma vitesse est indiquée électroniquement en haut à gauche sur mon écran horizon artificiel, et je relâche la main pour chercher 170 kt dans la montée. Mon HSI me montre mon radial, mon DME, mon cap.

J'incline à droite pour sortir de virage, je prends 5 degrés de correction car les vents sont du Nord, et je fais gaffe à cette aiguille dessinée devant moi. Je suis à l'Est du 039 degrés. CRI est à 3 nautiques devant moi. Bientôt, le cône d'incertitude, et l'aiguille partira en "full deflection".

A 170 kt en montée, un poids de 23600 livres, et une tempe de -01, je suis satisfait des 1500 pieds par minute. Un bon pilote de ligne pense également au confort de ses passagers, et un coup d'oeil sur les instruments de pressurisation m'indique que le systeme fonctionne correctement.

A droite se trouve la statue de la liberté et la reflection du lever du soleil sur les grattes-ciels américains. Les contrôleurs New Yorkais ne dorment pas, et entre les appels incessant à la radio et les changements de fréquence, mon collègue arrivera finalement à égrener la check-list après décollage. En moins de 7 nautiques, il contactera 3 contrôleurs différents.

Il y a moins de deux heures je dormais profondément dans une des chambres du Holiday Inn de New York. Maintenant, à 1500 pieds par minute, et à plus de 300 km/h, je mets un avion en virage à gauche pour intercepter le 223 degrés de Canarsie et conclure ainsi la première partie de mon plan de vol.

A pilot's mission

11 novembre 2002 à 1h34

What a storm!

I was in the Washington-Dulles crew lounge looking at one of the 12 computer screens last night, one hand on the computer mouse, the other holding a telephone handset. Dispatch was running some numbers and I was waiting patiently.

I was the Captain of flight United 7709 from Washington-Dulles to Cleveland Hopkins International. The line of thunderstorms drawn before me was extending from Detroit to New Orleans, moving at 30 kt and extending to FL400.

After a couple of clicks I pulled the proposed flight plan, it showed 270 Nm, 1 hour and 10 minutes enroute, final altitude of 16000 feet. The alternate airport would be Buffalo, NY. It's going to be tight.

Buffalo was not a good idea. A line was starting to form over the Lake Erie and I knew it'd be moving East. John Paul, the dispatcher, agreed with me and changed the alternate to Dulles.

I didn't argue with Dulles. This was my last round of a 4-day trip and my last day before I started a long-awaited 19-day vacation. Dulles was my base and I live about 15 miles from the airport. Dulles made also more sense if the company needed to rebook passengers on other flights. But I knew it would cost the company dearly.

The new flight plan popped up and showed 3600 pounds of Jet-A. Our maximum takeoff weight was 23,780 pounds and we were overbooked. I would have to come up with some limits. They wanted to know how many passengers and bags we could carry.

A passenger was 175 pounds in the Winter, a bag 25. There were also heavy bags (50 pounds each), carry-ons (10 pounds), crew bags (15 pounds) and a basic operating weight of 15270. The math was a headache but I did it everyday. The company wanted me to try to beat the storm to Cleveland, and turn around if it didn't work. It was crazy but not impossible.

If we made it we would be stuck in Cleveland for the night since the line was extending across the whole country and crossing it would be too dangerous. I wasn't sure staying in Cleveland was a good idea, either. Devastating tornadoes were starting to rip through Ohio, several people were confirmed dead and more would be injured. A weather spotter had seen at least four twisters hit rural northwestern Van Wert County. Tornadoes would be spotted all the way to Alabama.

I felt like a WWII bomber pilot on his last mission before he's sent home. After hanging up, I dialed home and told my wife I'd be late. How late, I didn't know.

Amy was my first officer. She was close to her 20 hours required before sign off but like many of my new female FOs I was training she was struggling. A graduate from UND and a CFI, she knew her stuff. Though FOs are not required to hold an ATP, all of our flying is at ATP standards, and that is what she had struggled the most with.

Tonight I needed her and I needed her to fly the airplane while I managed this flight. I would be in constant communication with Dispatch and ATC, pulling weather reports from my onboard computer, my eyes going back and forth between the enroute charts and the fuel gauges while ensuring a safe and comfortable ride for the passengers.

The storm beat us. Cleveland was blanketed with level 5s when we reached Ohio, and airplanes were holding left and right. The lightnings intensified as we got closer. Watching a storm like this at 16000 feet at night was amazing. Maybe that's what Afghanistan looked like in October last year. My onboard weather radar was painting all colors on the scale. Fortunately, the electronic HSI showed our route slaloming between the cells for the next 30 miles.

We got some reports that an EMB-145 made it in by being vectored over the Lake Erie. Cleveland Center asked us if we wanted to do the same. Though this was good news, this report was worthless in my book. The storm was dynamic and there were no guarantees.

Then, the interference on the radios became unbearable. I was losing both the controller and my dispatcher. It only takes one lightning to fry my radio, I thought, and I didn't feel like getting a better view.

It was time to get out.

I picked up a new clearance inflight and had Dispatch run the burn-off numbers. Amy set the torque to long-range cruise--a standard procedure when you divert. Dulles was another 50 minutes away and we gladly left the storm and its lightnings behind. Next to the wind information shown on my onboard computer an arrow was pointing forward. I could see Amy's face now only lit by her instruments relax. I got on the PA and decided to break the news to the passengers.

I had warned them before we left the gate in Dulles. I'd given them an extended weather briefing and told them bluntly what we were trying to do. I had kept them informed at cruising altitude before we reached Ohio and they'd expected an update before our descent into Cleveland. I spoke slowly because I knew they'd hang on every word. I have to admit it was frustrating to not being able to provide what they had paid for.

Though maybe I did.

Cisaillement du vent

16 mai 2003 à 12h01

Aujourd'hui, c'est la première fois que j'ai entendu "Windshear alert ! Windshear alert !" du contrôleur à la tour.

Je peux même entendre une sirène dans le fond. Je peux voir l'avion en finale rentrer ses trains et de la fumée noire sortir de ses réacteurs. Ca ne veut dire qu'une seule chose : remise de gaz.

Il est 9h45 et je suis sur le taxiway Delta, numéro 7 au décollage à Chicago O'Hare.

Sur le taxiway parallèle il y a une autre file d'avions et je peux en compter au moins une dizaine.

Avec juste 50 heures de vol sur ma nouvelle bécane, le CRJ 200, ces cisaillements de vent me rendent nerveux car ils sont à l'origine de beaucoup d'accidents.

Je repense à mes heures de simulateur. J'avais crashé plusieurs fois lors de cisaillements de vent simulés au décollage. J'avais ensuite compris comment le logiciel simulait un cisaillement et j'avais réussi à le tromper.

Au simu le "windshear" ne peut être que programmé entre deux altitudes. L'astuce était de garder l'avion au ras du sol à fin de pouvoir accélérer sous l'altitude du windshear, puis de tirer sur le manche et de passer le moins de temps possible dans cette danger zone où la perte de vitesse peut faire la différence entre la vie et la mort.

Bienvenue à Chicago O'Hare, ma nouvelle base. Ed "Butch" O'Hare, un as de la seconde guerre, s'était interposé, seul, entre son porte-avions et neuf bombardiers japonais.

Il en a descendu 5, endommagé un sixième, et les 3 autres sont rentrés chez eux "la queue entre les jambes". Cette mentalité cow-boy est souvent ressentie ici - surtout parmi les contrôleurs.

Chicago a 7 pistes qui se croisent, mais aujourd'hui à cause des vents forts, seulement 4 sont en service. Puisque American Airlines et United, les deux plus grandes compagnies au monde, ont toutes les deux un hub à Chicago, 4 pistes ça fait vraiment juste.

Cette semaine fut très difficile pour le jeune Captain que je suis. Il y avait presque chaque jour des lignes continues d'orages entre Chicago et mes destinations.

Et dans le Midwest lorsqu'il a des orages, il y a également des tornades.

Les dix premiers jours de mai, on a recensé plus de 300 tornades, et l'Etat de l'Illinois où se trouve Chicago est l'état aux Etats-Unis qui en compte le plus annuellement.

D'ailleurs, hier, les dispatchers de United sont tous allés dans les bunkers à la suite d'une alerte. Les avions de la compagnie étaient en circuit d'attente sans communication radio avec leurs opérations.

Un autre avion décolle. Puis en finale : deuxième rentrée des trains, deuxième remise de gaz, puis le pilote annonce à la radio : "We're going miss ! We lost 20kt on final, we lost 20kt !!"

Chaque avion qui remet les gaz doit être réintégré dans le trafic d'arrivées ce qui rajoute au bouchon aérien et au bouchon ici sur le taxiway.

Je peux imaginer qu'à cause du retard les 50 passagers assis derrière mois doivent faire la gueule. Alors je fais une petite annonce au PA en leur donnant un temps estimé de décollage et en décidant d'omettre la véritable raison du délai.

Un autre avion se pose, un troisième remet les gaz. Un autre fait un "high-speed abort", un rejet de décollage à grande vitesse.

Notre CRJ est équipe d'un système de détection de windshear. Lors d'une détection, il affiche automatiquement un deuxième directeur de vol qui nous permet de connaître l'assiette de décrochage pour la configuration de l'avion.

Les ingénieurs l'appellent "Alpha margins", nous on l'appelle "eyebrows" à cause de sa ressemblance a des sourcils.

Un quart d'heure plus tard, Chicago nous autorise enfin au décollage. J'affiche la poussée et je garde mon jet sur l'axe de la piste. A la vitesse calculée mon copi annonce "V1, rotate" et j'avale ma salive.

Assiette vers dix degrés. "Positive rate, gear up!" Mon copi rentre le train.

Puis le mot "WINDSHEAR" s'affiche invariablement sur mon écran.

Malheureusement, la nature n'est pas aussi programmable qu'un logiciel de simulateur. Mon copi reste muet et je tire sur le manche autant que je peux sans traverser les alpha margins qui viennent juste d'apparaître.

Le but c'est de créer un maximum de portance sans mettre l'avion au décrochage car les vents, eux, me poussent vers le sol.

On passe notre altitude de rentrée des volets, 1000 pieds sol, et je sais que les rentrer maintenant serait la mauvaise décision. Je dis "Let's keep the flaps down."

Et je pilote mon avion, mes yeux verrouillés sur ses instruments en essayant non de tromper un logiciel, mais juste de survivre dans un phénomène naturel.

Et on attend.

400 pieds plus tard, l'indication WINDSHEAR disparaît. On est encore en l'air, mon vario est même positif, et ma vitesse s'accélère. On passe 1500 pieds sol, et contrairement au simu, j'en suis sorti vivant.

Je souris.

Sûrement un peu comme "Butch" O'Hare aurait souri de retour de mission.

Bienvenue à Chicago.

Une Nouvelle Procédure

30 juin 2003 à 18h00

Mon boulot de pilote de ligne est devenu plus difficile.

Je viens de faire la révision 13 de mon manuel d'exploitation et il y a beaucoup de changements à apprendre.

Le manuel d'exploitation décrit ligne par ligne les procédures utilisées pour piloter un avion dans des situations normales et d'urgences.

Tu passes des heures dans des "procedure trainers" pour apprendre et apprendre les procédures; par exemple, quel bouton presser dans quel ordre, que faire avant le démarrage des moteurs, au roulage, ou lorsqu'il y a un feu moteur...

Jusqu'à la prochaine révision, et ensuite tu dois tout réapprendre.

Pourquoi autant de changement lorsque c'est juste une manière differente de piloter un avion ?

Le plus souvent, les changements sont faits au nom de la sécurité (voir "Don du Sang"). Les procédures sont écrites par des managers dans des bureaux mais la réalité des vols est souvent différente.

Les compagnies essaient également de standardiser les procédures entre les types d'avions ainsi c'est plus facile de former les pilotes qui passent d'un avion a l'autre. (Donc un moindre coût de formation pour la compagnie).

C'est exactement çà, la révision numéro 13: "cross-fleet standardization." Mais je n'y crois pas. Notre compagnie est tres touchée économiquement comme la plupart des compagnies depuis le 11 Septembre, la guerre en Irak, et le SARS.

On ne forme plus personne depuis pas mal de temps. Au contraire, on a débauché du monde et il n'y a pas de mouvements de pilotes entre types d'avions. Alors pourquoi dépenser des dizaines de milliers de dollars à créer et imprimer des nouveaux manuels ?

Voici ma théorie: Chaque département dans une compagnie aérienne doit se justifier pour garder sa taille lorsque les temps économiques sont durs. Notre département de formation est évidemment touché car il n'y a plus de formation. Il y a par contre "recurrent training" car les pilotes doivent être testés tous les 6 mois pour garder leurs qualifications.

Notre "training department" a décidé de changer toutes les procédures et de nous rendre la tâche plus difficile. D'ailleurs, au lieu de nous tester tous les 6 mois, ils vont nous tester tous les 3 mois.(!!).

Je suis sûr qu'ils ne vont pas faire de cadeaux, car un pilote qui échoue est un pilote qui doit être reformé ou débauché au nom de la sécurité (donc il faut en former un nouveau). Une garantie de survie pour les instructeurs et le département.

Même si tu es testé tous les 3 mois, il y a toujours les inspections des inspecteurs FAA dans le jumpseat comme une que j'ai eue hier. Et il y a les visites médicales tous les 6 mois. (Je me souviens de ma mère qui me disait: "Travaille dur à l'université pour avoir un bon boulot, et tu n'auras plus jamais besoin d'étudier." Elle avait bien raison: j'ai quitté la fac en plein semestre et je suis devenu pilote de ligne à la place).

Oui, c'est pas facile d'être pilote, et je n'aurai jamais su que la récession économique aurait un tel impact sur mon boulot dans le cockpit. L'économie est tellement mauvaise que la semaine dernière on a voté à 70% en faveur d'une réduction de salaire (oui en faveur).

Pour garder nos jobs.

Car on aime notre métier. C'est le plus beau métier du monde et on le ferait pour beaucoup moins d'argent.

D'ailleurs ce matin, il faisait très beau à Buffalo, NY pres de la frontière canadienne. On a demandé au contrôleur d'approche de nous donner un vecteur vers les chutes du Niagara bien que ce ne soit pas dans le corridor d'approche (un détour de 5 minutes en jet).

J'ai déconnecté le pilote automatique et j'ai fait un virage à 30 degrès d'inclinaison à 4000 ft verticale les chutes pendant 30 secondes. J'avais fait une annonce au PA donc je savais que les passagers se penchaient vers la droite pour voir une des 7 merveilles du monde comme ils ne l'ont jamais vue. Mon copi, elle, prenait des photos, et moi je regardais mon bout de l'aile pour voir les chutes.

Tu pilotes l'avion, tu admires. Et il n'y aura jamais vraiment de procédure pour ca.

Mon histoire

3 juillet 2003 à 6h59

Je suis assis dans le terminal de Chicago O'Hare, mon iBook sur les genoux. Il est 6:30 du matin et je peux voir, à travers les grandes vitres du terminal, les avions garés aux jetways. Le jour vient de se lever sur l'un des plus grands aéroports du monde, et moi, pilote de ligne, j'en fais partie.

Je n'arrive toujours pas à croire que je suis là, en uniforme, en tant que membre d'équipage. Il n'y avait pas très longtemps, je venais tout juste d'avoir 20 ans, je débarquais aux États-Unis avec une valise remplie de tee-shirts, de jeans, et une licence de pilote privé que j'avais reçue à l'Aéro-club d'Alsace trois ans plus tôt.

Et comme c'était le mois de Juin, tu peux t'imaginer la tête que je faisais lorsque les portes du terminal climatisé de l'aéroport de Phoenix s'ouvraient devant moi, délivrant la chaleur de four du désert américain. J'avais écrit à une trentaine d'écoles de pilotage, de la Caroline du Nord à la Californie, et je regrettais déjà d'avoir choisi l'Arizona pour ma formation.

Les routes n'étaient pas pavées d'or et aucune compagnie aérienne n'embauchait. L'école de pilotage de l'aéroport de Phoenix Municipal m'avait vendu un rêve, et moi, parce que j'étais inapte pilote professionnel en France, je l'avais acheté.

Mais à ce point, j'avais moins peur d'échouer que de n'avoir jamais essayé.

Actuellement : copi B-737-900. Delta Air Lines.

Mon entretien.

Mon histoire détaillée par Aviation & Pilote.

Au sujet de la musique d'accueil.

Une nuit à Memphis

4 juillet 2003 à 22h15

On est le 4 Juillet, jour de fête ici, et je passe la nuit à Memphis dans le Tennessee. On est arrivé à 16h de Chicago, ça fait depuis 5 heures du matin que je suis levé, et je suis très fatigué.

Avant notre vol sur Memphis, on a fait un aller-retour sur le Michigan ce matin. Les orages sur le Lac Michigan étaient terribles. Les vols étaient difficiles et turbulents.

Notre hôtel à Memphis est en plein centre ville. Mon copi, Steve, a proposé d'aller voir un match de baseball ce soir. Il y a un stade de baseball juste à côté de l'hôtel. Comme il a fait chaud toute la journée, j'avais envie d'aller à la piscine de l'hotel, mais je ne voulais pas y aller tout seul. Alors j'ai dit: "Ok, let's go to the game."

Il n'y avait pas beaucoup de places qui étaient encore disponibles, et on voulait être assis côte à côte. Les seules places disponibles étaient assez chères, et on n'était pas prêt à dépenser autant d'argent. Les deux filles au comptoir, qui étaient très mignonnes, savaient qu'on était pilotes de ligne. Steve, dès son arrivée à l'hôtel, et en uniforme, s'était renseigné sur les horaires et les prix des billets. Elles ont appris par la suite que j'étais français et que je ne suis jamais allé à un match de baseball, ce qui était vrai.

Discrètement, elle nous refilèrent 2 billets gratos, sièges à coté l'un de l'autre. Super sympa.

Le match était assez impressionnant. Il y avait du monde, beaucoup de monde, et voir tous ces gens se lever, mettre une main sur le coeur, puis applaudir, et siffler lorsque l'hymne américain était fini me montrait à quel point ils n'étaient pas peu fiers de leur pays.

Il y avait même des soldats en uniforme qui portaient le drapeau sur le terrain, ce qui me donna un peu la chaire de poule. Aller à un match de baseball c'est bien plus que voir des joueurs se renvoyer une balle, c'est une expérience religieuse, un rassemblement patriotique, un endroit ou tu amènes toute ta famille.

Je me souviens moins du score que de la foule qui applaudissait, sifflait, encourageait les joueurs, émettait des "Ohhh!" et "Ahhh!" qui dépendaient de la trajectoire de la balle. Alors que dans le fond tu continuais à entendre: "Ice cold beer! Ice cold beer!"

Il y avait évidemment le spectacle des pom-pom girls, qui ont des habits très sexy et qui maintenant dansent au rap, sous les yeux d'une Amérique fière bien qu'encore incroyablement puritaine.

Steve, avec grande patience, m'explique les règles du jeu qui ont l'air des fois plus compliquées que la réglementation aérienne. Steve est un très jeune copi. Il n'a que 23 ans, et à l'âge de 23 ans, il a déjà été marié et divorcé. Son père et son oncle sont tous les deux Commandants de Bord à United.

A l'heure où j'écris ces mots sur mon ibook, il y a un feu d'artifice que je peux voir depuis la fenêtre de l'hôtel. C'est le 4 Juillet, fête nationale, et la chanson "Born in the USA" qui a été jouée au match de baseball résonne encore dans mes oreilles. Demain, levé à 4h30 du mat'. Vol retour sur Chicago et un aller retour sur Burlington dans le Vermont.

J'ai congé le 14 Juillet.

Ahhh, les hôtesses...

11 juillet 2003 à 20h19

Ce matin, dans la salle d'équipage de Chicago, il y avait une hôtesse qui, c'était clair, me draguait. Alors que j'étais assis, elle m'a même massé l'épaule avec une de ses mains. Elle n'arrêtait pas de me regarder et de me faire la conversation. Je n'étais pas très à l'aise, je dois dire, et j'ai donc pris mes distances.

Il y a beaucoup de jeunes hôtesses et de pilotes dans la compagnie dans laquelle je travaille. L'atmosphère est très détendue, trop détendue des fois, et ça me rappelle souvent les années lycée.

Beaucoup d'hôtesses l'avouent, et j'en connais qui me l'ont avoué personnellement, elles ne sont devenues hôtesses que pour rencontrer des pilotes.

Tu pars en rotation avec elles, ce qui est comme une espèce de voyage. Tu passes la nuit à l'hôtel loin de chez toi, mais elle est dans la chambre à côté. Tu vas aller dîner ensemble, comme je l'ai fait ce soir, des fois tu vas aller visiter le centre ville ou faire du shopping.

Ou passer la soirée dans le jacuzzi, comme je l'ai fait il y a quelques semaines avec une hôtesse qui n'avait que 18 ans!! (Bien qu'elle était charmante, et qu'elle insistait à me montrer ses tatouages, j'ai gardé mes distances).

Bien sûr les épouses des pilotes n'aiment pas ca, et dans deux grandes compagnies aériennes aux États-Unis, dont je ne fais pas partie, les femmes des pilotes ont formé une association, et ont forcé ces compagnies à séparer leurs maris des hôtesses en ayant deux hôtels différents.

Je suis à Springfield en ce moment, petite ville dans l'État du Missouri. J'ai appris, par une hôtesse d'ici, que Springfield est la ville natale de Brad Pitt.

Tout près du Holiday Inn dans lequel je suis ce soir, il y a un "gentlemen's club," ce qui n'est rien d'autre qu'un bar avec strip-tease. Mon copi m'a proposé d'y aller mais j'ai refusé. Par contre, certaines hôtesses y vont.

Certaines y vont pour se marrer et passer la soirée avec le reste de l'équipage, d'autres se font du "pognon". C'est pas une blague.

On a quelques hôtesses dans notre compagnie, qui, après les vols, vont dans ces clubs, et se déshabillent pendant quelques heures.

Ces clubs ouvrent souvent les portes aux "amateurs" et les payent cash. Nos hôtesses, j'ai entendu dire, peuvent gagner plus en une soirée que ce que la compagnie les paie pour quelques semaines de vol. D'ailleurs, certaines ne sont pas si amatrices que ça puisqu'elles étaient "danseuses exotiques" avant d'être hôtesses.

Et des fois, les pilotes sont mêmes invités à voir.

Une de nos hôtesses vient de se faire virer car elle a utilisé son uniforme comme costume de danse. Une autre vient de démissionner car elle a eu un contrat pour être actrice dans des filmes X. L'argent est un atout puissant ici aux US.

Je ne connaissais même pas le nom de l'hôtesse qui m'a approchée ce matin à Chicago. Je n'ai jamais volé avec elle. Mais si un jour on fait une rotation ensemble, je n'espère pas que ce sera pour Springfield, Missouri.

Circuit d'attente

23 juillet 2003 à 21h13

Je viens de reprendre les vols après 10 jours de vacances. Que fait un pilote de ligne lorsqu'il a des vacances? Il reste chez lui, et c'est un peu çà, le comble du pilote: Il peut voyager gratuitement mais lorsqu'il a congés, il ne veut voir ni chambre d'hôtel, ni aéroport.

Généralement aux Etats-Unis, tu n'as que 2 semaines de vacances par an. Après avoir travaillé 5 ans avec la même compagnie, j'ai enfin décroché 3 semaines par an. Et certaines compagnies ne te payent pas pendant les vacances...

Mon dernier jour de vol avant mes vacances, je faisais une arrivée sur Akron, un aéroport dans l'Ohio. Il faisait assez beau et l'avion était plein ce jour-là, donc nous transportons un minimum de carburant (ca coûte cher de transporter du carbu qu'on n'utilise pas). Mais à environ 60 nautiques de notre destination, le Centre de Contrôle nous informe que l'aéroport d'Akron venait de fermer à cause d'un crash d'avion sur l'une des pistes.

Mon premier réflexe est de ralentir l'avion. Je ramène donc les deux manettes des gaz sur "Flight Idle." C'est inutile de consommer 1.5 tonnes de carbu par heure pour voler à 300 noeuds (à peu près 550 km/h) vers un aéroport ferme. On volera à 210 noeuds.

On est à 16.000 pieds et le Centre de Contrôle nous donne des instructions pour un circuit d'attente. C'est souvent un point en l'air, une radiale qui part de ce point, une direction, et une distance. Il ne faut pas se planter lorsque tu fais la navigation, car t'es pas seul dans le ciel.

Il nous donne une altitude de 10.000 pieds pour notre circuit d'attente, mais je demande à rester à 16.000. L'air est plus rare en haut, donc je consommerai moins d'essence, donc je pourrai attendre plus longtemps avant de devoir me dégager.

Puis, je dois commencer à planifier au cas où l'aéroport ne ré-ouvre pas dans les délais. En bagnole, lorsque tu es à court d'essence tu te gares sur le côté de la route. Et tu sors ton téléphone portable.

Lorsque tu pilotes un biréacteur, tu dois avoir assez d'essence pour aller quelque part pour te poser. Et pas n'importe où. La météo sur ton terrain de dégagement doit être favorable, ce qui était le cas dans la plupart du Midwest cet après-midi malgré certains orages isolés.

Par contre, il nous faut un aéroport où notre compagnie a du personnel qui peut nous garer, refueler, et s'occuper des passagers. Et çà, il n'y en a pas beaucoup dans l'Ohio.

Cleveland est à 30 nautiques, et mon copi et moi décidons que c'est notre meilleure option. Bien que j'ai des ordinateurs de bord pour faire les calculs de distance et conso, j'appelle mes opérations pour leur informer de la situation et pour confirmer le "burn" ou l'essence requis pour se dégager sur Cleveland. Si les vent sont forts en altitude, on ne pourra pas attendre ici pendant très longtemps.

Donc, si tu es à 30 nautiques de Cleveland, que tu voles à 210 noeuds, que tu consommes 2250 livres de carbu par heure, qu'il te reste 2800 livres dans les réservoirs, et que tu ne veux pas te poser avec moins de 2200 livres (marge de sécurité requise par la réglementation aérienne du transport public). Combien de minutes peux-tu attendre à faire des ronds dans le ciel avant de te dégager sur Cleveland ? Si tu mets plus de 10 minutes à résoudre ce probléme, c'est 9 de trop...

"Center, we need to divert to Cleveland at this time."
"Roger," me répond le Centre de Control, "you are cleared direct Cleveland, maintain one-six-thousand."

Maintenant il faut que je prépare la nav pour Cleveland, que je prévienne les opérations, les passagers (avec my sincere apologies), que je consulte la météo de Cleveland, prépare l'arrivée pour la piste en service.

Mais après 5 minutes de vol, le Centre nous rappelle et nous informe qu'Akron vient de ré-ouvrir. "Would like to continue to Cleveland or go to Akron?"

Ca c'est la question du jour. Et je dois être sûr que mon carbu me permet de revenir sur Akron. Je lui réponds "Stand-by" pour pouvoir faire les calculs sachant que plus je perds du temps moins j'ai de chance de revenir.

On n'accepte Akron, bien que ca va être juste.

On s'y pose sans problème et surtout sans retard. Sur la piste à côté, le spectacle nous coupe le souffle. On peut y voir un avion de tourisme bimoteur, sur le dos, en train d'être arrosé par les pompiers de l'aéroport. L'avion est complètement détruit.

Je ne connais toujours pas la raison de l'accident. Et d'ailleurs je n'ai pas voulu y penser pendant mes vacances; mes premières vacances cette année, et les dernières jusqu'à Noël...

[Image] http://blue.dolphin.free.fr/jicom/272/screens.jpg

Journal d'une hôtesse

28 juillet 2003 à 7h40

Mon hôtesse a écrit le texte suivant que j'ai découvert sur son ordinateur portable. Je lui ai demandé de m'en envoyer une copie par email. Le voici.

Désolé, mais j'ai décidé de le garder dans sa forme originale (in English):

“Here they come, Shauna,” says my pilot.

“Thank you,” I reply while swallowing the last of my coffee and putting a smile on.

“Good morning, welcome aboard.” I repeat this line about thirty times and begin scanning the fifty passengers for potential needs and wants. An array of replies come back from a pleasant “good morning” to a comment on the outside weather.

I always love being told what it is like outside because I stand between two doorways that create a sort of wind tunnel exposing me to all elements. When it is cold my toes become numb, when it is hot I am thankful that I have an undershirt beneath our tissue thin white shirts, when it is raining it looks as if I forgot to dry my nylons, and when it's windy my hair looks beautiful.

During this time there are a lot of questions, most of which I am prepared to answer because they have been asked many times before. As the Flight Attendant I am not allowed to do much more than that, due to the many restrictions placed on my position. I am trained on all of the emergency equipment located in the cabin and on the procedures for effective evacuations.

I am also required to know the FAA (Federal Aviation Administration) regulations and company policies which cannot be deviated from without a hefty fine. I am not trained or educated in the booking or reassignment of flights, seat assignments, maintenance, dispatch, air traffic control, or meteorology. I do not control the aircraft's climate control, speaker volume, pushback time, or Mother Nature. What I do control is safety, the galley, and my attitude.

A family of four comes up the stairs carrying two car seats. “May I see the label that says ‘for use on an aircraft', sir?” I ask. He inquires why, and as I explain that it is necessary in order for them to use it on our aircraft, he informs me that they were allowed to use it on their last flight. After searching for and locating the required safety label, I then ask to see their boarding passes. As the family struggles with several items they have brought onboard, they finally locate them in the bottom of the oversized diaper bag.

It ends up that I am going to have to move them because they will not be able to use the seats assigned due to the rules concerning the location of car seats. The family is getting a little irritated, but I manage to get them seated. This does not happen, however, until after I have explained to several already seated passengers the necessity of moving in order to meet FAA regulations.

It is time for the first announcement that gives passengers the initial rules they need to know before we push back. Standing in the front of the cabin, microphone in hand, I have to tune out the two passengers in row one who are talking about their experience at security and what they had for breakfast. The volume of several conversations increases as well as of a few individuals with a cell phone glued to their ear.

In my announcement, I talk about where and how carry-on bags need to be stowed. I am amazed when the passenger who had poached eggs gives me grief, because they may not leave their bag in front of the bulkhead and there is no room in the overhead bins until row four. When I ask for cell phones to be turned off so I can close the cockpit door indicating we are ready for taxiing, I am ignored.

Another passenger informs me that the speakers are very loud. I let them know that it has been written up and that I will see what I can do. She begins to get a bit upset and tells me that she is going to lose her hearing. Since I will not deal with this type of attitude I turn to walk away. I plan on holding my hand over the microphone and a little further away than usual when making announcements, but when I begin walking forward I somehow catch her foot and almost sink my nose into the carpet lining the aisle.

I turn to tell her that she is not allowed to interfere with a crewmember's duties but before I get anything out, she says with a straight face and in a monotone voice, “Sorry, it was an accident.” It is now her word against mine, and passengers always win. To create better rapport with her, I go back later in the flight to ask if the volume is better, and she carries on complaining right where she left off. Through patient conversation, I find out she thought it was just her seat that was loud and that I would not move her when in fact all the speakers are the same. I even sensed that she felt a little apologetic for her behavior.

“Sir, can I get you something to drink?” I ask politely. The reply is nothing but a wave of the hand for me to go away.

“…checked luggage can be found in baggage claim located in Terminal One. We will be arriving in Terminal Two…”, I say in my arrival announcement. As the passengers deplane they inquire about this information. “I have to go all the way to Terminal One to get my luggage?” asks a passenger in a not so pleasant tone. I apologize sympathetically but it doesn't seem to help because they continue to grumble as they make their way down the stairs informing me that that is ridiculous.

I understand this can be both confusing and frustrating. However, all United Express checked bags must go to United Baggage Claim located in Terminal 1, while it is United Airlines that has assigned my company to park at the F Concourse in Terminal 2.

There is an awful stench in the cabin and since the blue-juice in the lavatory has been changed we are having trouble figuring out where the smell is coming from. As I cross seatbelts and clean the cabin I see a bulge in one of the seatback pockets. When I peer into the pocket to see what it is before placing my hand inside I am relieved yet disgusted. It's only a dirty diaper, not something potentially harmful.

The airlines sometimes do things that end up annoying passengers though that is not the intent of these rules and regulations. Many times passengers are not able to understand this and respond with annoyance. The result of this kind of war between airline employees and passengers, which all too often redounds on the innocent in a way that cries out for justice. It is going to take understanding and respect from both sides to improve the way things are run and people are treated.

Employees have rules to follow for reasons of safety and consistency. This allows passengers to expect some reasonable semblance of order for when things go awry. It appears to me that people get angry and defensive when unexpected situations occur out of their control.

All too often passengers let me know that they want the truth. I do my best to give them all the information I have. Sometimes things change and situations occur that throw everything out of line not only for the passengers, but for the airline too.

During a recent flight resulting in a diversion very late one night due to bad weather, I was told by a passenger that they were going to sue our airline for false imprisonment. Knowledge of contracts, understanding of regulations, and common sense will make the travel industry a better place for employees and passengers.

Shauna

Risky business

29 juillet 2003 à 7h55

Pour passer sur jet, je devais être basé à Chicago. J'ai donc vendu ma maison à Washington DC et j'en ai achetée une ici. J'ai emménagé il y a juste un mois. J'aime le Midwest, les gens sont super sympa. La météo est encore bonne et les contrôleurs aériens sont fabuleux !

Maintenant ma compagnie vient d'annoncer qu'elle va fermer cette base et n'opérer que de DC.

Aïe.

Voici la raison: Ma compagnie, qui est un feeder pour United, est une compagnie régionale. Je déteste l'appellation "regionale" car on vole en fait de Chicago au Texas, Colorado, ou même Montréal. On vole sur un jet a 50 places qui peut voler à une vitesse de Mach 0.80, bref à 80% de la vitesse du son. On a plus d'une centaine de jets, et on a des centaines de vols par jour.

Ma compagnie, hier à 5 h. du mat', a annoncé qu'elle va arrêter sa relation avec United. Et elle va commencer sa propre compagnie aérienne indépendante, une "low-fare airline" comme c'est le seul model de business qui marche dans cette industrie.

C'est évidemment très risqué. C'est un pays ultra-competitif et beaucoup se "cassent la gueule". Comme on sera basé à Washington-Dulles, notre plus grande concurrence sera United. Hier on était leur partenaire. Aujourd'hui leur ennemi. Ce pays m'étonnera toujours.

On va changer notre nom, et les uniformes, la peinture des avions. On va envoyer une campagne agressive de marketing. On va faire ce que les Américains font de mieux: se vendre.

J'ai peur. J'ai peur de perdre mon boulot. J'ai peur que l'on soit devenu trop arrogant. J'ai peur de United qui va tout faire pour nous mettre en faillite.

Comme il y a plus de 5000 pilotes au chômage, je sais que si je perds mon boulot, je suis foutu. Je pilote depuis l'âge de 16 ans. Et piloter c'est la seule chose que je sais faire. J'ai plus de 4500 heures de vol dans les espaces aériens les plus complexes du monde. Je sais poser un avion dans le brouillard, le décoller dans des rafales en vent, mais aujourd'hui je suis nerveux.

Je suis aussi nerveux que le jour où j'ai quitté la France, à l'âge de 20 ans. Oui, je prenais un risque énorme mais j'avais tout à gagner. Maintenant j'ai 29 ans et une famille, et j'ai beaucoup à perdre.

C'est un pays dynamique et plein d'opportunités. C'est un pays qui va vite, très vite, et le confort social d'un pays me manque aujourd'hui. Un jour la France était trop petite pour mes rêves. Aujourd'hui elle commence à m'aller un peu comme une chaussure en cuir qui s'étend avec l'âge.

Mais si la chance nous sourit, et si notre campagne publicitaire marche bien, et si la météo n'est pas trop mauvaise, et s'il n'y a pas d'attaques terroristes, de guerres, ou de crashs, alors je serais toujours pilote.

La repos du guerrier

31 juillet 2003 à 5h06

Le problème lorsque tu es pilote de ligne, c'est que tu es toujours basé dans une grande ville. Généralement tu voles depuis un grand aéroport international tel que Washington, New York, Boston, Chicago, Denver, ou San Franciso. Ces villes sont évidemment très chères, et si tu veux vivre dans un endroit "safe" et "affordable," il faut que tu vives loin des aéroports, bref loin de ton bureau.

A l'échelle américaine, ça veut dire que j'habite à 45 miles de l'aéroport, soit à peu près à une heure de route dans la banlieue infinie de Chicago. Quand c'est pas l'heure de pointe.

Bien sûr, une fois arrivé à l'aéroport, je ne me gare pas au parking passagers, mais au parking réservé pour les employés. Il est souvent à l'intérieur de l'aéroport hors de vue des terminaux.

J'arrête ma voiture juste avant la barrière, et je montre mon badge au policier. On échange des "Good morning", je pense qu'il fait un effort d'être poli car il a vu mon uniforme de pilote. Il passe mon badge dans un ordinateur qui peut lui dire instantanément si j'ai été viré ou si je n'ai plus droit à l'accès à la zone "secure" de l'aéroport. L'accès à l'aéroport est aussi bien gardé que Fort Knox surtout après le 11 Septembre. Il y a des voitures de police garées partout.

La barrière s'ouvre, le policier me rend mon badge, et je mets ma bagnole automatique sur "Drive". Après une cinquantaine de mètres sur ma gauche, je passe les hangars United où quotidiennement on voit 4 ou 5 Boeing 747 garés. Un avion dans une compagnie aérienne qui est garé est un avion qui perd de l'argent. Quatre Jumbo Jets garés chaque jour, c'est un signe d'une situation économique difficile.

Plus loin, je vois également un signe pour la compagnie aérienne "Ozark", qui, elle, a rendu l'âme il n'y a pas trop longtemps. Puis sur ma route, je traverse un des taxiways de l'aéroport. Je dois faire gaffe à ne pas couper la route d'un avion et à ne pas me payer son jetblast. J'atteinds enfin le parking réservé pour ma compagnie, et après avoir trouvé une place, j'attends le bus.

Comme l'aéroport est immense, le bus mets de 15 à 20 minutes pour arriver. Quand tu es au centre d'un des aéroports les plus fréquentés du monde, le spectacle est à couper du souffle. Des avions se posent et décollent toutes les 30 secondes sur 3 ou 4 pistes en même temps.

Le bus m'amène au terminal. Je prends un ascenseur et j'accède à la salle d'équipage. J'entre un code dans un ordinateur, et voilà, je suis officiellement en service.

Mon service peut durer 15 heures, ce qui fait une longue journée. Ca veut dire que tu peux commencer à 6h00 du matin et finir à 21h00. Et lorsque tu pilotes un jet, ca fait très long (tu ne peux que faire 8 heures de vol dans la journée, mais être en service pendant 15 heures).

La compagnie, selon la réglementation aérienne du transport public, n'est seulement obligée à me donner 8 heures de repos. Ca veut dire que je devrais me repointer le lendemain à 5 heures du matin !

Soit disant, notre repos commence seulement un quart d'heure après avoir garé l'avion au jetway. C'est une vieille règle mise en place par la FAA pour permettre aux pilotes de sortir leurs affaires de l'avion et d'aller au parking de voitures.

Cependant les aéroports n'ont pas cessés de s'accroître depuis les 10 dernières années, et maintenant je mets à peu près 45 minutes pour accéder au parking. Puis, j'ai une heure de route devant moi. Donc je ne serai pas chez moi jusqu'à 22h45.

Et si je dois être de retour à 5h00 du matin, je dois également compter une heure de route plus 30 à 45 minutes pour la navette, et la marche à travers le terminal vers la salle d'équipage. Départ donc de chez moi à 3h15. Ouch.

Pourquoi est-ce que la réglementation aérienne américaine ne nous donne si peu d'heures de repos sachant que les aéroports sont devenus si immenses, et que ça prend 45 minutes pour aller de l'avion à la voiture?

Réponse: Parce qu'il n'y a pas d'accidents d'avions liés à la fatigue. Bien que la fatigue soit plus dangereuse que l'alcool en matière de pilotage ou de conduite, une autopsie d'un pilote ne pourra jamais révéler qu'il est mort fatigué. La boite noire, elle, ne révélera seulement que le pilote a fait des erreurs impardonnables, qu'il était un sale con, et que l'accident est de sa faute.

Je ne fais pas le trajet vers l'aéroport tous les jours car je fais des rotations de 2 jours ce mois-ci. Je ne vais qu'au travail deux fois par semaine car je travaille 4 jours, puis j'ai 3 jours de congé.

Mais des fois, on est appelé a faire des rotations d'une seule journée, comme c'est le cas pour moi demain. Je commencerai à 9h00 du matin et je finirai à 21h30 avec un aller-retour sur Montréal. Je devrai sûrement me lever à 6h00 du matin ce jour-là, et je ne serai pas chez moi avant 23h00. Et ça c'est au meilleur des cas, si la météo est bonne.


J'écris ce Post Scriptum deux jours après ce message. Sur la route vers l'aéroport ce matin, j'ai écouté les infos à la radio. Des orages étaient prévus pour toute la journée.

Je n'ai pas bien dormi la nuit dernière et d'ailleurs toute la semaine. Je me suis posé la question suivante: "Est-ce je peux poser un jet à 150 kts (270 km/h) sur le 2e aéroport le plus fréquenté du monde, 30 secondes après un avion qui vient de se poser et 30 secondes avant le prochain, lorsqu'il y a des orages, des vents en rafale, et le faire en toute sécurité ?"

La réponse était: "Je ne suis pas sûr à 100%."

Alors j'ai fait demi-tour, je me suis arrêté à une station d'essence, j'ai appelé ma compagnie, et je me suis porté malade. C'est une décision difficile à prendre car si je me porte malade 7 fois dans l'année, je peux perdre mon boulot.

Et l'Hiver à Chicago est terrible...

Oklahoma!

14 août 2003 à 16h03

Il est 5h56, heure locale lorsqu'on est prêt à repousser de la passerelle numéro 3 de l'aéroport international de Oklahoma City. Il fait encore nuit, nos visages dans le cockpit sont à peine éclairés par la lumière des écrans.

Je relâche le frein de parking. "Breaks are off, you're cleared to push," j'annnonce au pistard. Et je suis fier de notre heure de départ, 10 minutes en avance. Pas mauvais pour un Frenchie.

"Roger that, you cleared to start number one." me répond-t-il. Puis je sens mon jet reculer, une sensation à laquelle je ne m'habituerai jamais.

Je me tourne vers mon copi, il a déjà son casque télex sur les oreilles. "Go ahead and start number one, please." Mon copi, un américain bronzé aux yeux bleus, est un rare spécimen pour quelqu'un né au Porto Rico. Pedro donc, commence la procédure de démarrage du moteur gauche.

Ce matin, on va démarrer les deux moteurs avant le roulage comme c'est le premier vol du jour, procédure standard dans notre compagnie. On veut être certain que les deux moteurs puissent démarrer sans problème.

En général, on ne roule qu'avec un seul moteur allumé, et on fait la mise en marche du second quelques minutes avant de décoller afin d'économiser du pétrole. Deux réacteurs, même à bas régime, consomment beaucoup d'essence et le roulage peut durer des dizaines, des fois même des vingtaines de minutes.

"Engine number one stable." Pedro m'annonce avec son léger accent porto-ricain.

"Thanks, go ahead and start number two." Je lui lance après avoir ajusté mon siège. Je finis par boucler ma ceinture. Un dernier réglage de l'intensité des écrans devant moi, le Primary Flight Display, Multi-function Flight Display, et du FMS. Un dernier coup d'oeil à la carte d'aéroport intitulée KOKC, Oklahoma City International Airport.

L'avion s'arrête. L'intercom de mon pistard se rallume et je peux entendre le vent dans son micro. "Set brakes."

Je tire sur le frein de parking. Le message PARKING BRAKE ON apparaît invariablement sur un des mes écrans. Je clique sur le bouton de mon intercom et lui répond "Brakes set." Le ciel est clair bien que noir.

Je repense à l'hôtel dans lequel on vient de passer la nuit. C'était, soi-disant, le plus grand hôtel de l'Oklahoma. Je m'étais allongé au bord d'une des trois piscines extérieures pendant quelques heures avant notre dîner. Mon hôtesse s'était allongée à côté de moi. On a même nagé un peu, on a beaucoup parlé, on a lu. J'ai un bronzage d'enfer, ce qui va sûrement plaire à mon épouse.

Le maillot 2 pièces de Missy, l'hôtesse, était aussi impressionnant. Le genre de truc que tu n'oublies pas même en pleine procédure de démarrage.

Dommage que Pedro roupillait dans sa chambre, il aurait sûrement apprécié la vue.

On était pas seul. Il y avait également beaucoup de jeunes filles au bord de la piscine. Une d'elles ne portait qu'un slip au lieu du maillot de bain standard. Mon hôtesse l'a remarquée avant moi et me l'a dit, discrètement. J'ai levé la tête de mon bouquin et me suis rappelé ô combien j'avais le plus beau métier du monde.

Il faisait 32 degrés au bord de la piscine. Plus frais que les 37 degrés qu'on a eu à Austin, Texas le jour d'avant. Je me suis même acheté un chapeau de cowboy, un Stetson.

Un magasin country-western est difficile à trouver là où je vis, dans la banlieue de Chicago. Donc quand j'ai vu le Stetson pour 39 $ dans ce magasin, juste à 5 minutes de l'hôtel, je n'ai pas hésité.

Bien sûr, en ce moment le chapeau n'est pas dans la soute. Il est avec moi, dans le cockpit, dans un sachet plastic, délicatement positionné sur ma sacoche de vol...

"Engine number 2, stable." m'annonce Pedro.

Le pistard a fini de déconnecter la barre en métal qui relie le camion à notre jet, et il demande l'autorisation de déconnecter son casque.

"Thanks for the push, you are cleared to disconnect. Have a good one."

Le pistard me répond avec un salut, à la Top Gun; je sais qu'il ne peut voir grand chose dans notre cockpit mais je lui rends tout de même le salut, en le regardant droit dans les yeux.

J'appelle la checklist après démarrage, et Pedro l'égrenne.

On appelle Oklahoma Ground pour l'autorisation au roulage. Je dessers le frein de parc, j'appuie sur le bouton "TAXI LIGHT". En avant.

La nuit, tu vois l'aéroport en pointillés. Tu ne vois pas les surfaces mais juste les contours. Les pistes et les taxiways sont délimités par des lumières. Un champ de lumières bleues s'étend devant moi. Les aéroports internationaux comme Oklahoma City ont plusieurs taxiways qui se croisent et je dois faire gaffe à ne pas tourner sur les parties non-protégées.

Les lumières blanches sont pour les pistes de décollage et d'atterrissage. Certains taxiways ont même des lumières vertes pour indiquer le milieu. Les bouts de pistes ont des lumières vertes et rouges selon le sens utilisé.

6h06 locales. Alignement piste 17 droite. "You are cleared for takeoff, fly runway heading." Les mots du contrôleur à la tour, déchirent le silence dans mon casque.

On avance les manettes de poussées. L'avion commence son accélération lentement quand à 50 kts, on reçoit le message "FLIGHT SPOILER DEPLOY" en jaune sur un des Multi-function displays. Nos freins aériens viennent juste de sortir ce qui n'est pas bon au décollage. On ne peut pas continuer.

"Tower, we are aborting the takeoff."

"Roger, do you need any assistance?"

"Negative. Just a place to run some checklists and call our maintenance department."

"Make a left here and let me know when you are ready."

"Roger."

Je mets la main sur le levier des flight spoilers, le levier n'était pas rentré à 100%. Ca veut dire que j'avais oublié de remettre les freins sur 0 lors de la pré-vol au parking. On teste les freins aériens avant le premier vol du jour. Les ordinateurs de bord ne m'avaient donné aucune indication qu'ils étaient sortis jusqu'au moment du décollage. Il y avait un "conflit" de paramètres, de configuration, et l'ordi a percuté.

C'était une erreur de ma part, c'est clair. Je sais que le Chef Pilote voudra des explications. Je sais que je devrai aller le voir en personne, et lui expliquer ce qui s'est passé. Il va ensuite me demander d'écrire un rapport. Il n'y aura aucune conséquence sur ma carrière à moins, bien sûr, que je fasse d'autres erreurs. Mais ma première erreur, ce matin, fut de penser à ces belles filles de la piscine...

La vie de famille d'un pilote

29 août 2003 à 13h44

Mon premier instructeur pilote, un célibataire de 38 ans, m'a confié un jour que, lorsqu'un pilote rentre chez lui, son chien aboie, sa femme le trompe, et ses enfants ne le reconnaissent plus.

Il faut croire que je n'ai pas écouté son conseil. Je me suis marié à l'âge de 21 ans, juste 3 semaines après avoir rencontré mon épouse pour la première fois. Et dans deux semaines nous allons fêter notre 8e anniversaire.

Si ce n'est pas facile pour un pilote de rester marié, l'être aux États-Unis l'est encore moins. Le taux de divorce flottant dans les 60%, un couple qui se marie aujourd'hui a plus de chance de divorcer que de rester ensemble. Pilote de ligne est la 2e profession qui divorce le plus, après le personnel militaire. On a même un acronyme pour ça : AIDS ou Aviation Induced Divorce Syndrome.

(Il y a deux jours, un copain à moi, Mike, qui est un jeune commandant de bord basé à Cincinnati, est venu me rendre visite avec sa famille. C'était l'occasion pour les épouses de discuter, et j'ai appris que Mike, selon sa femme qui l'avait surpris, avait appelé une hôtesse pratiquement tous les soirs pendant toute une semaine. Sacré joueur !!!)

Après avoir été pilote de ligne pendant 5 ans, j'ai constaté qu'un pilote, c'est un sacré specimen. Même si je me suis disputé avec ma femme quelques heures auparavant, je peux piloter un avion en toute sécurité car je sais laisser mes émotions hors du cockpit.

D'ailleurs on ne parle même pas de nos épouses "au bureau". Nous savons que nos conversations sont constamment enregistrées par la boîte noire. Elles seront peut être la dernière chose que nos familles entendront de notre vol. De plus, comme la plupart des pilotes, j'ai de l'arrogance et une certaine fierté. Je n'avouerai pas à un coéquipier si j'ai des problèmes à la maison.

Ma femme est une copine plutôt qu'une épouse. Je ne rentre pas chez moi tous les soirs après une longue journée au boulot. Ce n'est pas dîner, tv, dodo, comme les gens qui ont une vie normale. Je rentre chez moi après 3 ou 4 jours passés entre 30.000 pieds et l'hôtel.

Puis j'ai 3 jours de congés où je passe 24 heures sur 24 avec ma femme. On sort, on parle, on rit, on s'aime. On se comporte de notre mieux, un peu comme quand tu sors avec une fille car tu sais que c'est éphémère. J'aime ce style de vie et je ne le changerai pas.

Bien sur cela ne nous empêche pas de nous disputer. C'est dur quand je dois repartir en rotation et que je ne me suis toujours pas réconcilié. J'essaie de ne pas y penser lorsque je m'assois dans le cockpit et je fais la visite pré vol.

C'est incroyable comme j'ai la capacité de bloquer mes problèmes, et je peux me concentrer sur mon boulot. Le plan de vol, la météo, les ordinateurs de bord, les systèmes de l'avion, électriques, hydrauliques, les moteurs à réaction, le centre de contrôle, les procédures de départ, les notams à l'arrivée.

Puis à l'hôtel, elle me manque. Je rejoue la scène dans ma tête et soudainement je comprends. Tout ce qu'il me fallait c'est un peu de temps, d'espace, et d'amour. Je crois qu'elle fait pareil et quand je rentre on n'est prêt à se réconcilier.

Nous avons deux enfants, et oui, ils me reconnaissent quand je rentre.

Je suis un bon père, je crois, même très bon. Je crois que tous les pilotes le sont. Lorsque tu apprends à piloter jeune, une partie de toi-même grandi très vite à cause de la responsabilité requise. Mais lorsque tu passes la plupart de tes journées à 30.000 pieds d'altitude à naviguer dans les cieux, à voir les nuages d'en haut, et à voir le soleil quand il se lève ou quand il se couche, une autre moitié ne grandira jamais.

Je comprends les enfants car il y a 90 cm de mon corps qui a encore 8 ans.

Ma guerre contre le terrorisme

9 septembre 2003 à 7h55

Mon petit record ce mois-ci: Chicago-Austin est la plus grande navigation que j'ai jamais faite. Sur le FMS ça faisait exactement 899 Nm au départ du taxiway d'O'Hare (ORD) ou 1665 km. Jeudi dernier j'ai fait un aller-retour sur Austin, TX puis un aller simple sur Jacksonville en Floride où j'ai passé la nuit.

3 vols avec un total de 8 heures et 3min de vol. On avait une ligne d'orage qui était le long de la côte à cause d'Henri, la dépression tropicale dans le Golfe du Mexique. Je suis arrivé à l'hôtel crevé.

Le lendemain je suis retourné à Chicago puis suis reparti sur Norfolk, Virginie ce qui est la plus grande base navale à l'Est du Mississippi. J'ai même survolé un porte-avions lors de mon arrivée. 2 vols avec un total de 5 heures et 14 min. J'ai passé le reste de l'après-midi dans le Sheraton de Norfolk, au bord de l'eau à manger une salade aux fruits de mer avec mon équipage...

Aujourd'hui j'ai amené Tommy pour son premier jour de classe. Le school bus viendra le chercher demain. J'ai 10 jours de congés et je comptais faire un tour en France mais j'ai décidé d'annuler car les vols sont pleins.

Comme j'avais déjà pris mes jours de congés j'ai décidé de donner des vacances à Gina, un petit break bien mérité de nos deux enfants. Elle est donc allé en Californie voir ses parents. Le 12 Septembre c'est l'anniversaire de sa mère, et le 11 c'est le premier anniversaire du décès de son grand-père, le père de sa mère.

Le grand-père, Chuck, avait 93 ans et se faisait bouffer par le cancer de la peau, chose pas rare en Arizona lorsque le Soleil tape plus de 340 jours dans l'année.

Son grand-père était super sympa et je crois qu'il était très fier de son petit-fils car il me demandait des photos en uniforme. Les docteurs disaient que sa santé était trop frêle pour faire des traitements.

Le 11 Septembre dernier, il ne pouvait plus supporter cette douleur et il a pris son fusil et s'est tiré une balle dans la tête. La grand-mère l'a trouvé dans le garage et elle a su tout de suite. Je me souviens d'une conversation que j'avais eue avec lui il y a bien longtemps.

Je lui avais demandé pourquoi ses parents avaient immigré des Pays-Bas il y a presque un siècle. Il m'avait dit, parce que les gens en Amérique vivaient plus longtemps. Lui, il a vécu trop longtemps.

Peut être que le 11 Septembre je prendrais les enfants et j'irais rejoindre Gina et sa famille pour quelques jours en Californie. Je crois que les enfants savent mieux consoler que les adultes. Et je crois que prendre l'avion le 11 Septembre c'est mener la vraie guerre contre le terrorisme.

Comme je voyage gratuitement, je peux accéder le centre de réservations de United avec un code que ma compagnie m'a donnée. Je peux ainsi voir le nombre de réservations pour chaque vol, chaque jour.

Je suis déçu de voir que les Américains, bien qu'ils soient prêts à payer 4 million de dollars par jour pour les opérations en Irak et en Afghanistan, refusent de voler le 11 Septembre. Bush, hier lors d'un message télévisé sur les chaînes publiques américaines, a annoncé qu'il demandera 87 milliards de dollars de plus pour reconstruire le pays qu'il vient de mettre en pièce.

Une vraie guerre contre le terrorisme c'est de continuer à vivre avec nos libertés et d'ignorer l'Irak. De prendre l'avion le 11 Septembre, d'enlever les détecteurs de métaux dans l'Empire State Building, d'ouvrir nos frontières, de respirer la liberté. Et de dépenser ces 87 milliards de dollars dans l'éducation de ce pays. Imagine l'impact.

Ceux qui vivent libres n'ont peut être pas une garantie de longévité, mais ceux qui n'ont pas de libertés ne vivront pas du tout.

Et ça Chuck aurait pu te le dire.

Le métier le plus testé

23 septembre 2003 à 16h34

J'ai eu ce vendredi mon entraînement périodique de pilote de ligne. C'est l'occasion de remettre la tête dans les bouquins et de revoir nos procédures d'urgence qui, heureusement, n'arrivent que rarement.

C'est l'occasion également de discuter avec l'instructeur, d'essayer de savoir ce qu'il sait sur la direction que notre compagnie est en train de prendre dans ces temps incertains, et de spéculer sur notre futur.

Nick, l'instructeur, est un homme âgé d'un cinquantaine d'années, ancien pilote de chasse, il utilise le mot "shit" très souvent. "If you have a no-shit emergency..." "Let's cut the bullshit..." "I thought to myself: he must be shitting me."

Il parle de notre syndicat de pilotes de ligne qui, encore une fois, s'est opposé à l'extension de l'âge limite. Actuellement la réglementation nous empêche de piloter un avion en ligne si on a plus de 60 ans, même si on est apte médical.

60 ans c'est jeune, la plupart des pilotes s'y opposent disant que c'est de la discrimination, et que c'est un âge choisi arbitrairement. Si un pilote est en bonne santé, pourquoi le disqualifier?

De plus la sécurité sociale aux Etats-Unis ne nous permet pas de toucher de l'argent jusqu'à l'âge de 67 ans. Donc pendant 7 ans, on est lésé. On peut chercher un autre boulot, mais qui va embaucher une personne de 60 ans ?

Notre syndicat s'oppose à l'amendement de la loi car une retraite à l'âge de 60 ans permet aux jeunes pilotes d'avoir de l'avancement lorsque les vieux sont forcés de prendre leur retraite. Et notre syndicat est dirigé par les "jeunes" pilotes (pilotes qui ont la quarantaine).

"You have a thrust reverser deployed inflight. What do you do?" me lance Nick. Comme un bon élève, je lui récite la procédure à froid sans jamais le quitter des yeux:

"If I am the flying pilot, I fly above the stick shaker. As a non-flying pilot, I say "Thrust reverser deployed," make sure the affected thrust lever goes back to idle, and press the yellow "REV UNLCK" switch. Doesn't matter which one I press."

Il a l'air satisfait. Nick est un instructeur professionnel, c'est à dire que, bien qu'il ait une qualif de type sur l'avion, il ne "pilote" que le simu. Il n'a pas d'expérience de pilote de ligne comme celle que j'aie: de longues journées, des météos pourries, des espaces aériens surchargés, une réglementation qui ne cesse de se compliquer, et des membres d'équipage déprimés.

Une reverse qui se déploie en vol, c'est une des choses les plus dangereuses en matière d'aéronautique, pire encore que de perdre un moteur. Pire que d'en perdre deux car c'est la mort assurée.

On utilise les reverses pour ralentir l'avion après un atterrissage. En activant les reverses, on dirige la poussée créée par nos moteurs à reaction vers l'avant, ce qui crée une poussée négative.

Si tu as une poussée négative en vol, tu pars en décrochage, même en vrille incontrôlée. (Ce qui est la même chose dans l'avion sur lequel je vole: mon avion a été mis en décrochage une seule fois dans son histoire par deux pilotes d'essais, et personne n'a survécu.)

Nick ne sait pas qu'il y a trois semaines lors d'une descente vers Oklahoma City en passant le niveau 240, j'ai eu une indication que les reverses du moteur gauche s'étaient ouverts.

Pour un instant, j'ai cru que mon coeur s'était arrêté de battre, et j'ai mis à peu près 2 secondes pour décider de ne pas suivre la procédure du bouquin. Et parce que je suis encore en vie aujourd'hui, je pense que ce fut la bonne décision. Nick, vivant dans un simulateur, ne pourrait sûrement jamais comprendre.

Il m'a demandé ensuite ce que je ferais si j'avais un "Pitch control jam", un blocage des commande de profondeur. Je lui ai donné la réponse du bouquin. Encore une fois, nickel.

Puis on a parlé de la nouvelle compagnie aérienne que notre société est en train de créer (voir mon récit Risky Business).

Notre syndicat de pilotes de ligne veut nous voir échouer, selon la rumeur. Notre syndicat qui est le plus grand syndicat de pilotes au monde représente également les pilotes de United Airlines.

A présent nous sommes un partenaire avec United mais nous serons son plus grand concurrent à partir du Printemps prochain. Notre propre syndicat nous met des bâtons dans les roues pour des raisons d'argent. C'est désolant.

Le commentaire de Nick fut un simple: "No shit."

Puis, assis devant 5 écrans géants d'ordinateur, on a simulé un vol de Washington DC vers Newark, bien que je sois basé à Chicago et bien que je ne fasse jamais cette route. On a parlé du plan de vol, de sa vérification sur l'une des centaines de cartes que l'on amène avec nous. J'ai joué le jeu. C'était un vol parfait. Presqu'irréel.

Nick ne sait pas que juste cette semaine je faisais un vol de Jacksonville en Floride vers Chicago. Que l'ouragan Isabelle sévissait sur la Côte Est. Que notre dispatcher avait changé notre plan de vol pour nous éloigner le plus possible de la Côte. Mais que le contrôle aérien l'a refusé et nous a donné le plan de vol standard qui nous faisait longer la Cote Est pendant une partie du voyage.

Je me suis pratiquement engueulé avec le contrôleur qui s'occupait des clairances à la radio. celui-ci prétendait qu'il ne pouvait rien changer. L'espace aérien était plein à craquer malgré la météo: beaucoup de compagnies aériennes repositionnaient leurs avions de la Côte Est vers le Midwest pour les protéger d'Isabelle. Ca, c'est le monde réel.

A la fin de la session, il signa le formulaire qui disait que j'étais bon, jusqu'au prochain renouvellement. Dans trois mois, j'aurais une série de tests écrits à passer sur la réglementation aérienne et les systèmes de l'avion, trois mois plus tard le simulateur, trois mois après je me ferais examiner en ligne par un testeur. Et, bien sûr, il y a les inspections de routine effectuées par les agents de la FAA.

En parallèle, je dois passer un examen médical tous les six mois.

Il n'y a aucune profession au monde qui teste autant que la nôtre. Même pas les chirurgiens, même pas les avocats.

Alors, est-ce stressant d'être constamment remis en cause ? Ce le fut pour moi, au départ. Aujourd'hui, ce qui me stresse le plus ce ne sont pas ces tests, mais bien la réalité de mon métier.

L'oxygène de ma société

8 octobre 2003 à 14h09

Notre compagnie vient de changer la procédure à suivre en cas de cisaillement de vent. Notre CRJ est équipé d'un système de détection de "windshear" et lors d'une détection, il affiche automatiquement un deuxième directeur de vol qui nous permet de connaître l'assiette de décrochage pour la configuration de l'avion. Les ingénieurs l'appellent les "Alpha margins", nous on l'appelle les "Eyebrows" à cause de sa ressemblance à des sourcils.

Un cisaillement de vent se compose en deux parties. D'abord un gain de performance: ton indicateur de vitesse augmente car il y a soudainement plus de molécules d'air qui s'amassent dans ton tube pitot; l'avion veut également monter car un vent de face créer évidemment une portance.

Ce gain anormal de performance est détecté par nos ordis et nous annonce un "Windshear Caution." L'erreur à ne pas faire c'est de piquer du nez pour rester sur le plan, et de tirer la manette des gaz pour corriger la vitesse.

La deuxième partie d'un cisaillement est évidemment la perte de performance lorsque le vent est passé derrière toi, et te pousse au sol. Perte de portée, donc perte d'altitude, tu corriges en augmentant l'assiette, ce qui induit une perte de vitesse.

Une vitesse que tu n'as plus car tu avais prématurément ralenti l'avion. L'ordi te donne un "Windshear Warning." Maintenant tu es aux grands angles. Ugly. Very ugly.

A cause du temps de réponse d'un jet, la procédure était de remettre les gaz dès l'indication d'un "Windshear Caution."

Mais les remises de gaz coûtent chères en matière de pétrole, et les nombreuses remises de gaz a Chicago, ville qui a la moyenne de vent la plus élevée aux États-Unis, a provoqué notre compagnie de changer la procédure. S'il y a un gain anormal de performance, on continue. Et on prie.

La sécurité des vols est numéro un dans notre compagnie, comme dans n'importe quelle compagnie aérienne, mais dans l'état économique actuelle, qui est le pire état économique de l'histoire de l'aviation, gagner de l'argent ne se trouve pas loin derrière. Un businessman américain m'a un jour confié que l'argent c'est un peu comme l'oxygène d'une société.

En descente vers Chicago O'Hare, la piste en service est la 27L, c'est à dire qu'on va se poser vers l'Ouest ce vendredi après-midi. Notre vent arrière est à 4000 pieds, et à 250 noeuds indiqué, mon jet pointe directement vers le downtown de Chicago et ses tours, le lac Michigan est un peu plus loin. Ma tête presque contre la verrière, je m'accroche et j'admire.

La météo est claire et de retour d'Austin, Texas, il fait encore chaud dans le cockpit. Je ne me réjouis pas des 7 degrés Celsius annoncés sur l'ATIS. L'Hiver arrive à grands pas sur le Midwest.

Les passagers sont briefés, l'hôtesse est assise, mon copi, un noir de Cleveland au nom de Ronald, vient juste de remettre la checklist sur le côté du tableau de bord. Je peux le voir ajuster son telex sur ses oreilles.

Mon "speed trend indicator" me dit que dans 10 secondes je serai à 255 noeuds, alors je tire un peu sur les manettes car je ne peux pas dépasser les 250 noeuds au-dessous de 10.000 pieds. Ma main crispée sur les manettes, c'est maintenant que le boulot commence.

Je pense à notre départ pour la Caroline du Sud prévue dans moins de 2 heures. Une longue journée, effectivement, car je suis à Chicago depuis 7h00 ce matin . Et on a une arrivée à la porte 6 de Charleston planifiée pour 19h45 locale.

La réglementation nous empêche d'avoir une goutte d'alcool 12 heures avant nos vols, mais elle autorise les compagnies à exploiter leurs pilotes jusqu'à 16 heures d'affilée, malgré les nombreuses études qui ont prouvé qu'un pilote fatigué peut être plus dangereux qu'un pilote saoul. Cà aussi montre que la sécurité a un prix que les Américains ne sont pas toujours prêts à payer.

"Blueridge seven-five-six turn right zero-nine-five." Je centre mon cap sur le 095, l'avion fait un virage lent à 5 degrés d'inclinaison. Je scanne mes instruments, les losanges de mon TCAS remplissent l'écran de mon Multi Function Display. Chaque losange est un "target" ou un avion dans ma proximité.

Tu te pointes sur Chicago, un des deux aéroports les plus fréquentés au monde, avec Atlanta, et tu bénis le ciel que tu n'as pas le boulot du contrôleur. Tu es dans une pièce de tôle pressurisée jetée à 250 noeuds contre une dizaine de pièces de tôles pressurisées, toutes visant la même pièce de béton au sol.

Un contrôleur m'a un jour avoué que c'est comme jouer aux échecs avec 10 personnes en même temps. "Tu dois prendre ça comme un jeu vidéo," me dit-il en baissant les yeux comme s'il avait honte d'admettre une telle simplicité, "Et ne pas penser au nombre de vies humaines dans tes mains."

Parce que Chicago utilise 3 pistes différentes pour les atterrissages, on ne sait jamais quelle arrivée briefer jusqu'à ce qu'on passe sur la fréquence d'approche d'O'Hare. Même lorsque je vole avec les copis les plus expérimentés, et que je leur demande de spéculer, ils secouent leur tête et jettent leurs mains en l'air, manière de dire: "No idea."

On se rapproche du downtown, la fameuse tour noire de Chicago, la "Sears Tower" avec ses antennes blanches est devant nous. Elle est immense. Je parie que vous ne saviez pas qu'elle était plus grande que l'Empire State Building et plus grande que les anciennes tours jumelles de New York. Dieu merci les terroristes ne le savaient pas non plus. C'est le gratte-ciel le plus haut du continent américain.

Construite en 1974.

"There is an observation deck on the 94th floor," me dit Ronald en pointant à la tour. Ronald est le genre de copi qui peut avoir une conversation normale tout en écoutant la fréquence saturée d'approche de Chicago. Dès que le contrôleur nous donne des instructions, il peut s'arrêter en plein milieu de sa phrase et lui répondre.

"But you have to pay. If you go to the 96th floor, there is a restaurant. The coffee costs 5 bucks but you have the view for free."

Je ne regarde même plus mon TCAS. Les avions sont tellement prés les uns des autres que je peux les voir à l'oeil nu. Tu reconnais même les compagnies aériennes selon le type d'avion utilisé.

Je suis toujours à 250 noeuds. Je n'ai pas le droit de ralentir ou ça risque de jeter la panique. Aujourd'hui on gardera sûrement 180 noeuds jusqu'à l'outer marker, c'est à dire 6 Nautiques de la piste.

On se rapproche plus encore de la ville, les gratte-ciel sont très impressionnants, et tu peux même distinguer les fenêtres des buildings. Je suis sans doute à 10 secondes de vol de la tour la plus haute. J'arme mon appareil photo. S'il y avait un détournement, les F16s n'auraient jamais le temps de m'abattre...

Après le 11 Septembre, les espaces aériens autour de New York et de Washington ont été modifiés. A Chicago, où réside le 2e gratte-ciel le plus haut du monde (derrière les tours jumelles de Malaysie), rien n'a été changé. Et rien ne peut être changé.

Avec autant de trafic on ne pourrait jamais se permettre d'imposer une restriction autour du centre ville. Un espace aérien saturé, le diminuer voudrait dire moins d'arrivées autorisées, donc moins de passagers, et donc moins d'argent.

Et ça l'argent, c'est bien l'oxygène de cette société.

Vent de travers

27 octobre 2003 à 19h04

Aujourd'hui, on a eu un vent de travers de 40 noeuds à Albany, NY.

Mon copi pilotait cette branche et à 30 pieds du sol il a décidé de remettre les gaz car il bouffait trop de piste, les vents en rafales nous rendant très "instables." La décision de remettre les gaz n'est pas basée sur la vitesse de l'avion mais la TDZ (touchdown zone). On n'a pas le droit de se poser hors de la TDZ qui est délimitée sur les pistes par des marquages. Il a avancé les manettes en avant et a annoncé: "Going around!"

Je ne voulais pas remettre les gaz, et avec mon expérience d'instructeur PL, j'ai décidé de reprendre les commandes. On devait être à peine à 10 pieds sol, ce qui est environ 3 mètres mais lorsque tu te poses à 275 km/h, ces 3 mètres ont plutôt l'air de 3 cm. A cette vitesse, il faut percuter. Je savais que ça mettrait quelques secondes pour que les moteurs à réaction réagissent. J'ai donc ramené les manettes en arrière (position idle) et j'ai forcé l'avion au sol. Puis full reverse.

L'atterro n'était pas trop mauvais mais une fois au sol, le vent était tellement fort qu'il a soulevé l'aile droite de l'avion pendant qu'on roulait à fond le ballon sur le peu de distance qui nous restait. C'était impressionant. J'avais peur que le winglet gauche aille racler le béton de la piste mais en corrigeant avec du manche à droite, j'ai pu contrôler l'avion au sol.

Le copi m'a remercié d'avoir pris les commandes. Il ne voulait pas remettre les gaz non plus mais il se sentait obligé à cause de la position de l'avion.

On a dégagé la piste et on a roulé au parking. Une fois arrivés, on a constaté que le vent avait également soulevé l'aile d'un 737 garé. Son aile droite, endommagée, avait percuté une passerelle...

Généalogie

2 novembre 2003 à 19h46

Je suis encore en train d'ajuster ma ceinture lorsque le pistard en bas m'annonce qu'il est prêt. Je tourne ma tête vers le copi et lui dis: "Go ahead and call for push." Il acquiesce comme s'il était sur le point de le faire. On est à la porte F12D de l'aéroport de Chicago. Destination Albany dans l'État de New York où un vent de 40 noeuds en rafale nous attend. Je relâche les freins.

Daniel Riewe était un paysan allemand né en 1798. Debout sur sa charrue, il regardait le champ qu'il s'apprêtait à labourer. Né dans le petit village de Kaiserswalde en Prusse Occidentale, il avait grandit dans cette ferme qu'il connaissait par coeur. Il vivra et mourra à Kaiserswalde, tout comme son père avant lui, et comme son fils. Les nuages s'assombrirent devant ses yeux. L'orage arrivait à grands pas et il était temps de rentrer le bétail.

Mon jet se met à reculer et je règle mon siège. Mon copi derrière ses petites lunettes rondes commence la procédure de démarrage du moteur droit. Chaque moteur vaut la modique somme de 2 millions de dollars. La séquence de démarrage est très complexe et est heureusement contrôlée par un ordinateur. Le copi garde sa main sur la manette, prêt à couper la séquence s'il y a un bug dans le système.

En tant que Commandant de Bord, je suis évidemment responsable des 2x2 millions de dollars qui sont en train d'atteindre une température de plus de 1000 degrés sous mes yeux. La séquence ne dure que 60 secondes, mais le mélange d'air et de kérosène doit être parfait avant sa mise à feu.

Son fils, Karl-August, est né lorsque Daniel avait 33 ans, et il apprit les rudiments du métier dès son plus jeune âge. Avoir une ferme, c'était une affaire de famille, et personne n'était épargné. D'ailleurs, c'était une raison pour laquelle les familles étaient plus grandes que celles d'aujourd'hui. Avoir des enfants voulait dire avoir de la main-d'oeuvre.

Et parce que les familles travaillaient ensemble, elles étaient plus soudées que celles d'aujourd'hui, qui souvent se séparent à 8h00 le matin pour se réunir le soir devant la télé.

J'annonce au pistard qu'il peut déconnecter. Puis, je pousse mon pied pour mettre du palonnier à droite. Je peux voir sur un de mes écrans que la gouverne de direction dessinée par un triangle vert part effectivement à droite. La même chose à gauche.

J'arme le contrôle de la roulette de nez électroniquement en appuyant sur un bouton; ce qui me permettra de diriger l'avion au sol. Mon copi finit la checklist après démarrage. Moi, je regarde le ciel. L'orage arrive à grands pas.

Otto Riewe, fils de Karl August, et futur héritier de la ferme, vient de naître dans le village de Kaiserswalde. On est en 1870. Il épousera Emma Meyer, également originaire de Kaiserswalde, qui naîtra 6 ans après lui.

On passe sur la fréquence sol pour notre roulage. Le contrôleur, qui doit sûrement prendre des drogues incroyables pour survivre le stress de son boulot, appelle chaque avion et lui donne ses instructions.

La fréquence est tellement saturée que les pilotes restent muets. Tu n'entends que le contrôleur. Son micro ouvert, il déballe chaque instruction les unes après les autres. Les avions bougent en silence devant toi, la seule preuve qu'elles ont été bien reçues.

"American-sixsixtwo--twotwoleft, bravo--delta-United-eightfiveone--nineleft, alpha--alpha bridge--tango--hotel--sierra--short of onefourleft, United threetwotwo --make a left now--take alpha three short of tango, Alitalia where-are you going ?--I told you to double back on mike, Eagle fourfivenine--switch to tower onetwentysixnine--goodday, United..."

Les avions passent dans tous les sens devant nous, et on attend docilement que le contrôleur appelle notre indicatif. Les avions qui viennent de se poser, et qui sont au roulage pour le parking, sont sur une autre fréquence sol. Ca fout encore plus le "bordel" car les deux contrôleurs n'ont pas le temps de communiquer entre eux.

Je m'impatiente. Il commence à pleuvoir sur le terrain. Le grain arrive et il n'y a pas une minute a perdre.

Gerhardt Riewe, fils d'Otto et d'Emma, est né à Kaiserswalde. On est au début du 20e siècle. Être un fermier en Allemagne pendant la récession était plus qu'un métier. C'était la seule manière de survivre. Quand la pluie coopérait et que la récolte était bonne, elle était bonne pour tous les fermiers, et donc le marché, suralimenté, poussait les prix vers le bas. Et quand la pluie ne coopérait pas et que la récolte était mauvaise, les prix augmentaient. Mais les fermiers n'avaient pratiquement rien a vendre.

Quoi qu'il en soit, ils survivaient grâce à leur propre récolte et non grâce à ce qu'ils pouvaient vendre. Et leur survie dépendait en grande majorité des caprices du temps.

On se met finalement à rouler pour la piste 32 Left après une clairance reçue et débitée à 100 km à l'heure. Le CRJ, un avion de 20 millions de dollars, est équipé d'un radar météo. Mon copi le teste rapidement.

L'orage est là. Les vents commencent à tourner et les choses s'empirent à Chicago.

Après un long roulage, je peux compter une dizaine d'avions devant nous. Je serres le frein de parc, et je décroche le micro pour parler aux passagers.

"Folks, Captain speaking..."

"Looks like rush hour traffic here in Chicago, I can count at least 10 aircraft ahead of us... Please keep your seatbelt securely fastened... We should be airborne shortly. Thanks again for your patience..."

Je parle lentement, un peu comme si j'improvisais, et comme si c'était la première fois que je faisais une telle annonce. Celà fait 6 mois que je suis basé à Chicago, et je fais de tels PA (public address) malheureusement trop souvent. Je leur épargne les détails de la météo, l'orage ici, les vents en rafale à destination.

Les Riewe n'avaient pas peur de travailler dur, et, depuis des générations, ils avaient appris à embrasser le pessimisme que lorsqu'ils parlaient du temps et de la récolte. S'il y avait du soleil, ils craignaient la sécheresse. Et s'il pleuvait, ils craignaient les inondations. La guerre arrivait et il y avait une rumeur que tout le monde serait appelé à porter l'uniforme, même les paysans. Gerhardt et Erna Riewe ont réussi à avoir un troisième enfants juste 8 mois avant qu'il ne fut porté disparu sur le front russe.

Elle s'appelle Heidrun Riewe, née en 1944 à Kaiserswalde. Et avec son frère et sa soeur, sa mère, s'occupa diligemment de la ferme.

Lorsque je m'aligne sur la piste 32L, je sens l'avion secouer. Les vents se lèvent et dans 30 secondes je serai projeté dans le ciel sombre du Midwest américain. Je règle le tilt du radar vers le haut pendant que mon copi finit la checklist avant décollage.

"Ignitors will be on," je décide.

Les ignitors sont des espèces de grosses bougies qui rallumeront mes moteurs en cas d'extinction en vol. Procédure normale lorsqu'il y a des vents en rafales et des orages.

L'orage se dessine sur mes écrans radar avec ses couleurs vertes, jaunes et rouges. Mais le rouge peut être simplement des bâtiments devant nous, le centre ville de Chicago n'étant pas loin. On ne le saura qu'une fois en l'air.

"Blueridge two-five-two, clear for takeoff three-two left."

Je suis le fils de Heidrun. De la longue ligne de Riewe, je fais partie de la première génération qui ne soit pas née à Kaiserswalde et qui n'ait pas connu la vie rurale.

Mais tout comme Daniel Riewe qui regardait le ciel de sa charrue au début du 19e siècle, je le regarde de la piste 32L de Chicago O'Hare depuis mon avion de 20 millions de dollars.

Et bien que mon métier soit bien différent, j'ai le sang de la famille Riewe. Depuis des générations entières et des centaines d'années, nous les Riewe, avons appris à lire le ciel, et nous le lisons avec une certaine dose d'inquiétude. Après tout, que nous sommes à Kaiserswalde ou à Chicago, notre vie en dépend.

La mesure du succès

12 décembre 2003 à 17h28

On ne peut pas écrire un journal sur l'Amérique sans parler de ses poursuites judiciaires.

Quelques années passées dans ce pays t'apprendront qu'elles sont le plus souvent initiées par des avocats assoiffés d'argent que par le citoyen lambda. La loi, comme tout ici, est un véritable business, et les cours de justice sont des récrés pour adultes.

On les appelle aussi "ambulance chasers," un surnom gagné pour leur réputation de suivre les ambulances jusqu'aux hôpitaux. A peine arrivée, la victime est priée de signer des papiers autorisant l'avocat à la représenter, et de réclamer justice pour le tort commis. En général, cela ne te coûtera pas un rond, à moins que ton avocat ne remporte un procès contre la personne ou la société dont la négligence a été la cause de ton malheur.

L'avocat touche 10% des indemnités accordées. Et celles-ci sont en général dans les millions de dollars.

Bien sûr, une personne ou une société attaquée en justice doit se défendre si elle veut garder sa réputation intacte et ne pas débourser les millions appelés aux dédommagements. La différence dans le cas d'une défense, c'est que les avocats ne sont plus prêts à travailler gratuitement, car un jugement en leur faveur ne voudra pas dire qu'il y aura une recompense--mais juste un non-lieu. Tu paies donc des milliers de dollars de frais d'avocat juste pour te défendre.

Personne n'est à l'abri de ces attaques. Et les procès ridicules, suivis de verdicts qui le sont encore plus, font couler de l'encre chaque jour dans la presse américaine. Les Américains font des procès à leurs écoles pour avoir imposé une certaine discipline à leurs enfants. Ils font des procès aux restaurants fast food pour les faire grossir. Ils font même des procès à leur pasteur pour ne pas avoir pu empêcher un suicide.

Je connais un médecin qui a décidé de changer de carrière, car il ne pouvait plus supporter la pression. Une erreur et c'était l'attaque judiciaire garantie; l'imperfection et c'était le procès.

Les médecins aux Etats-Unis versent chaque mois une somme importante aux assurances pour se protéger contre de tels jugements (plus de 50 000 dollars par an de frais d'assurance!). Et pour certains, la différence entre le salaire et le coût de l'indemnité ne vaut plus la peine de faire ce métier.

Les pilotes de ligne aux États-Unis ne sont pas non plus à l'abri, bien que ces attaques soient plus rares. Contrairement aux médecins, si les pilotes font une erreur, ils suivront leurs passagers dans la mort payant déjà le prix ultime.

Il n'y a pas longtemps, un commandant de bord d'American Eagle s'était fait personnellement attaquer en justice par un de ses passagers, qui avait été lui-même blessé à cause d'une turbulence. Le passager n'avait pas sa ceinture de sécurité attachée car le commandant de bord avait éteint la consigne lumineuse.

Sans doute le vrai cauchemar pour un pilote de ligne serait d'avoir une urgence médicale à bord mais de ne pas pouvoir poser l'avion à temps...

...On est à 28.000 pieds à défoncer la nuit noire sur le Greenville -- Chicago, vol 7455 ce 21 Novembre. On est à présent au-dessus de l'Ohio, en train d'indiquer Mach 0.77. Un sourire aux lèvres. Cà "tchatche" bien sur la fréquence ce vendredi soir.

“Blueridge 455, I have holding instructions for you.”

Mon sourire s'efface aussi vite qu'il est apparu.

Notre trajet de la Caroline du Nord va être subitement ralenti par un bouchon aérien infernal. En effet, on est à plus de 600km de Chicago et les avions s'empilent déjà sur les voies aériennes comme sur le périphe à Paris.

Tu ne peux évidemment pas mettre ton biréacteur au poids mort et attendre avec les moteurs coupés. Un avion lorsqu'il rentre dans un bouchon, il doit toujours voler. Et il bouffe du carburant.

Un bouchon aérien ça ressemble plutôt à un hippodrome. L'avion fait des circuits d'attente dans le ciel. On est entassé à des niveaux de vols différents. On peut voir les gars tourner au-dessus de nous. Les lumières blanches et rouges clignotent dans la nuit, mélangées aux étoiles. Mais c'est le trou noir en dessous: la campagne à 28.000 pieds plus bas.

Je réponds au contrôleur: "Go ahead." Mon stylo dans la main gauche, mon papier à peine éclairé.

"Blueridge 455 hold southwest as published on the FLM VOR, 10-mile legs approved. EFC 23:50"

Je clique sur mon micro d'une main, et répète ses instructions tandis que de l'autre, je signale à mon copi de ramener la manette des gaz... Roger, as published... and we'll expect further clearance at 23:50 Zulu. Un coup d'oeil sur ma montre me révèle que les prochaines 45 minutes se passeront au-dessus de l'Ohio rurale, bien loin de Chicago.

Jeff émit l'équivalent américain de "zut", qui est presque aussi court et n'a que la lettre "u" en commun. C'est notre dernier vol ce soir, et après une rotation de 3 jours, on espérait rentrer du bureau à l'heure. "Etre basé à Chicago" et "Rentrer à l'heure" sont deux expressions qui n'ont jamais appartenues à la même phrase.

Je pianote sur mon FMS et j'envoie un message à mon Dispatch à Washington, DC. Il est décidé que le "Bingo Fuel" sera 5300 livres.

"Bingo" est un terme militaire éloquent pour décrire l'interruption d'une mission pour rentrer à la base. Cette expression a été reprise par la ligne bien que la mission de tout pilote de ligne... soit de rentrer à la base. Ce soir, le Bingo Fuel est la quantité d'essence qui nous obligera à interrompre notre circuit d'attente et à nous dérouter.

Notre aéroport de déroutement sera South Bend, une petite ville perchée dans l'Indiana (l'université de Notre Dame). L'aéroport a été choisi par notre Dispatcher à cause de sa météo favorable et de sa situation proche de Chicago.

Après un message diplomatique sur le Public Address, je retourne vers mes calculs de conso. On a commencé notre premier virage dans le circuit d'attente. On fait des ronds à 250 noeuds, soit près de 290 km/h, la vitesse minimale pour notre jet à cette altitude. Nos hippodromes font une vingtaine de km. Essaie ça sur le periphe.

J'espère un miracle mais les 5300 livres arrivent trop vite. Bingo Fuel. Ca fait seulement 1/2 h qu'on est en attente. Il est temps d'informer le centre de contrôle de notre déroutement. J'envoie un autre message à Dispatch, un public address aux passagers, et on prépare notre arrivée sur South Bend.

Et c'est à ce moment là que c'est arrivé.

Ding. Dong. La lumière verte "CALL" flashe sur notre console entre mon copi et moi. Notre hôtesse nous appelle sur l'intercom. Mon copi décroche, et il est informé qu'un passager, un homme d'environ une quarantaine d'années, a l'air vraiment pâle et ne se sent pas très bien.

Il n'y a pas de raison de s'inquiéter, du moins pour le moment. Lorsque tu fais des ronds à 300 à l'heure dans une nuit d'encre, il est facile d'avoir le vertige. On continuera vers South Bend. Un coup d'oeil sur ma carte électronique m'indique que Cincinnati est en bout d'aile s'il y a urgence, mais South Bend est bien plus proche de Chicago.

Elle rappelle quelques minutes plus tard. Cette fois-ci je décroche en avalant ma salive.

Le passager en question, toujours très pâle, a maintenant des difficultés à respirer, il a une douleur très forte dans l'abdomen, et il transpire énormément. Et si l'hôtesse est en train de paniquer, sa voix ne la trahit pas du tout. Comme je sais que le ton de la mienne aura également un grand effet sur son comportement, je lui donne mes instructions calmement.

"Heather, do me a favor. Go on the PA. Ask if there are any doctors or nurses on board. Okay?"

Elle a l'air soulagée et me remercie. Puis raccroche. Les trente prochaines secondes ont l'air d'une éternité.

Ding. Dong. Lumière verte qui clignote. Je décroche.

"Dan, there is no one."

Pas de docteur ni d'infirmière à bord. Damn.

On est a 28.000 pieds. Même si on descendait à 4000 pieds par minute, il nous faudrait au moins 10 minutes pour se poser, car le dernier tronçon de l'approche, la finale, ne peut se faire qu'à 1000 pieds-minute maxi.

Heather attendait ma décision. Une décision basée uniquement sur une description vague, et une décision basée sans l'opinion d'un professionnel de la santé. Je ne voulais pas d'ambiguïté, et je ne voulais pas faire une descente d'urgence de nuit sur un aéroport qui ne m'est pas familier, si le passager n'avait que la nausée.

J'ai peu d'information mais je dois agir vite. Avant de raccrocher pour déclarer une urgence, je lui pose une dernière question pour être sûr que l'on soit d'accord.

"Heather, is this an emergency ?"

"Oh... Yes. Sorry, I should have told you !"

"We'll be on the ground in 10 minutes. I'll make an announcement." Je raccroche.

Le centre de contrôle vient juste de nous donner un cap pour South Bend, et je briefe mon copi. Puis j'annonce à la radio :

"Center, Blueridge 455, change of plans : We're declaring a medical emergency. We need to divert to Cincinnati now."

Le contrôleur, sans répit, répond par une clairance direct Cincinnati et une descente au niveau 180. L'avion se met en virage à gauche, son nez piqué à 3500 pieds par minute pendant que mon copi, dans le cockpit sombre, m'avoue qu'il ne s'est jamais posé à Cincinnati. Je lui dis que j'y suis déjà allé une fois ou deux. J'ai sûrement la fréquence de notre station d'opérations écrite quelque part sur ma carte.

J'envoie un message rapide à mon Dispatcher à Washington:
DVT TO CVG MEDICAL EMERGENCY.

Rapidement, je sors la carte Jeppesen de l'aéroport, et l'adrénaline commence à pomper. C'est la première fois que je vois cette carte, et j'en déduis que c'est à Columbus, ville voisine dans l'Ohio, que je m'étais une fois posé. Et non Cincinnati.

Donc ça va se compliquer.

Comme je ne suis jamais allé à Cincinnati, je ne sais même pas si on a une station d'opérations, et je ne sais pas non plus où me garer pour pouvoir débarquer mon passager à temps.

Cincinnati est bien l'aéroport le plus proche, mais il nous faut pouvoir contacter quelqu'un au sol pour organiser une ambulance et l'évacuation du passager, sinon on perdra beaucoup de temps, trop de temps.

Et la situation s'empire.

Ding. Dong. Mon hôtesse me rappelle. Elle parle un peu plus vite, un signe que son niveau de panique s'est élevé.

"His pulse is at 48 and he still has a hard time breathing and he is sweating like crazy. I moved him out of his row and laid him down in the aisle."

Un coup d'oeil à ma montre. Posé dans 8 minutes, je n'ai pas vraiment le temps d'avoir une conversation. "Okay. Thanks. Prepare the cabin for arrival." Et je raccroche sec.

Je n'ai pas le temps non plus de pianoter sur le FMS pour demander à ma compagnie la fréquence des opérations. Les messages, bien que fiables, mettent du temps à parvenir. Et j'ai besoin de savoir tout de suite si on a une station à Cincinnati, et de connaître sa position sur l'aéroport ou il faudra que je me déroute autre part avant qu'il ne soit trop tard. Avant que l'on ne soit trop bas.

Sur la deuxième radio, je décide d'appeler mon Dispatch à travers ARINC, pour résoudre mon problème. ARINC est un réseau de radios qui me permet de contacter notre compagnie depuis n'importe quelle situation dans le pays--que je sois à 31.000 au-dessus du New York, ou au sol en plein milieu du Kansas.

Du moins, en théorie.

J'essaie plusieurs fois et j'essaie plusieurs fréquences, et malheureusement pas de bol. Personne ne répond. Arrrgh ! Les minutes s'écoulent, et avec les minutes, notre altitude.

On descend à fond le ballon, et je dois maintenant me concentrer sur la préparation de l'arrivée. La nuit, on ne voit pas grand chose, et je ne peux pas mettre 50 vies en danger pour en sauver une. On met la fréquence de l'ILS, on briefe le relief, l'altitude de décision, la vitesse d'approche à utiliser pour notre poids actuel. On fait tout cela minutieusement malgré la pression.

Devrais-je choisir un autre aéroport ? Il est sûrement trop tard maintenant.

Mais comment savoir si on a une station d'opérations sur ce terrain ? Et d'un coup, je pense à mon PDA.

Dans mon PDA, qui se trouve sur la pochette avant de ma chemise blanche, j'ai le planning entier de ma compagnie. Je peux donc savoir si on a des vols de Chicago à Cincinnati, par exemple, et si c'est le cas, ça voudra dire qu'on a une station sur cet aéroport.

J'ouvre mon PDA rapidement et je l'allume pendant que mon copi continue à piloter l'avion. Tap, tap, tap sur l'écran vert illuminé, ORD-CVG. Oui, bonne nouvelle, on fait effectivement la ligne avec un 737 ! On a donc une station qui pourra nous accueillir. Mais où se trouve-t-elle sur cet aéroport immense et comment la contacter ? Aucune idée.

On passe les 8.000 pieds, et comme on a déclaré une urgence, on a priorité sur tout le trafic aérien. Il est presque 18h ce vendredi soir, et c'est l'heure de pointe dans n'importe quelle aéroport du pays. Notre arrivée va semer la panique.

On sera posé dans quelques minutes, et alors que mon copi se concentre sur la descente, je dois anticiper le roulage. Où aller après avoir dégager la piste ? Qui contacter pour recevoir de l'assistance ?

Je clique sur mon micro:

Approach, Blueridge 455, we can't get hold of our operations, and we are busy getting ourselves ready for the approach. Would you mind relaying to them that we are coming in with a medical emergency ?

J'attends la réponse du contrôleur. Lui aussi, il est busy et n'a sûrement pas le temps de passer le coup de fil à mes opérations. S'il est d'accord, je ne saurais toujours pas vers quel terminal me diriger une fois la piste dégagée, mais on avisera, et peut être que le contrôle au sol pourra nous aider. J'espère au moins que mes opérations auront la présence d'esprit de commander une ambulance lorsqu'ils prendront connaissance de notre arrivée.

Il me répond par un bref : "Okay, we'll give 'em a call."

Puis après une pause, il nous rappelle : "Would you like an ambulance waiting for you at the gate?"

Une ambulance à la porte d'arrivée ? Je me donne quelques secondes pour réfléchir, ce qui n'est pas facile lorsque tu es responsable d'un jet qui déchire le ciel noir à 3500 pieds par minute en virage. C'est même un peu distrayant. Je vois mon copi ajuster le taux de descente.

"No, not at the gate. We need the ambulance as soon as we clear the runway. Have them wait for us on the taxiway parallel to the runway."

"Roger. We'll let them know."

Puis la fréquence d'approche nous demande de passer sur la fréquence tour pour l'autorisation à l'atterrissage. On passe en étape de base, les trains et les volets sortis. On peut voir une ligne d'avions sur le taxiway parallèle. On peut également voir les gyrophares des véhicules de l'aéroport foncer à toute blinde vers la piste. Je viens à peine de finir la checklist "avant-atterrissage." On est stable sur l'approche. Il y a moins d'un quart d'heure on était au niveau 280. Difficile à croire.

L'atterro n'est pas peaufiné mais il est précis, et après un coup de reverse, on dégage la piste 18L où les véhicules foncent vers nous. Virage sur le taxiway parallèle, on s'arrête. Et après avoir serré le frein de parking, on coupe le moteur gauche.

Je peux voir une équipe médicale composée de trois personnes courir vers l'avion, une ambulance garée plus loin. Plusieurs voitures avec des gyrophares. J'avais éteint mes phares puissants tout de suite après l'atterrissage pour ne pas éblouir l'équipe qui se précipitait vers notre avion. J'appelle mon hôtesse sur l'intercom, et lui demande d'ouvrir la porte d'embarquement.

Mon passager est encore conscient, et l'équipe médicale décide de l'évacuer vers l'hôpital le plus proche. Après avoir remercié l'equipe et refermé la porte, on s'est dirigé vers notre terminal grâce à l'aide du contrôleur. Cela nous a pris au moins une dizaine de minutes à rouler de nuit sur un aéroport de cet taille. Et après avoir ravitaillé, on est reparti pour Chicago.

Je ne sais toujours pas ce qu'est devenu mon passager, quel avait été son problème, et si on lui avait vraiment sauvé la vie. Je n'ai même jamais eu de remerciements pour les décisions et les risques calculés que nous avions pris ce vendredi soir. Mais à l'heure où j'écris ces mots, personne n'a encore essayé de me faire un procès.

Et ca, dans ce pays, c'est la véritable mesure du succès.

Good night

9 janvier 2004 à 20h59

Je reviens juste du bar, et je suis dans ma chambre d'hôtel. Je ne bois d'habitude jamais mais j'avais promis de prendre une bière avec mon équipage. J'en ai pris une, mon copi trois. Entre deux discussions, j'ai appris que la femme derrière le bar était une enseignante. Elle était à l'école ce matin, et elle servait à boire le soir. Ce n'est plus rare de rencontrer des gens qui ont plusieurs professions. C'est la conjoncture actuelle qui le veut. Je connais même un pilote de ligne qui conduit des limousines le week-end pour se faire de l'argent de poche.

Il fait -20 degrés Celsius ce soir à Syracuse, qu'on surnomme affectueusement 'Sybericuse' entre pilotes. La semaine a été chargée et donc la bière fut méritée. Mon hôtesse, qui était assise à côté de moi au bar, est une remplaçante, la mienne s'étant fait virée il y a trois jours.

Il y a juste une semaine je volais avec elle, et elle m'a dit qu'elle venait d'être mise sur une liste d'hôtesses qui allaient se faire renvoyer. Pour la description, Sarah a juste 25 ans, elle est rouquine et a un beau sourire. Les passagers l'adorent. Mais sous ce sourire d'ange, elle aime faire la fête. Elle aime écouter de la musique Punk, elle a quelques tatouages qui sont bien placés et des piercings qui le sont encore mieux (dont un à travers la langue qu'elle retire soigneusement avant un vol). Une fois à bord, par contre, c'est une vraie pro.

Ce n'est pas à cause de ses tatouages ou de ses piercings discrets qu'elle s'est fait renvoyer, mais plutôt parce qu'elle était absente trois fois dans une période d'un an--un crime terrible dans une compagnie aérienne. Lorsqu'un membre d'équipage est absent, un remplaçant doit être trouvé à la dernière minute ou le vol est annulé. Et ça crée la pagaille parmi les crew schedulers de la compagnie. La règle pour les hôtesses c'est trois 'no shows', et elles sont virées. (Tu peux te porter malade si tu préviens la compagnie 3 heures avant ton vol.)

Je volais avec Sarah la semaine dernière lorsqu'elle m'a parlé de sa convocation pour un entretien avec son supervisor. Elle a appelé son syndicat, le syndicat des hôtesses de l'air, qui lui a confirmé qu'elle allait sûrement se retrouver à la porte... dès la fin de l'entretien.

Notre compagnie a besoin de réduire ses effectifs, et c'est malheureusement ainsi qu'ils s'y prennent. La moindre erreur et tu viens de leur donner la raison pour ton renvoi.

Ils pourraient simplement licencier les employés pour des raisons économiques au lieu de licencier pour une faute trouvée. Mais ça, ça se saurait parmi les actionnaires, et on préfère licencier discrètement pour ne pas alarmer les investisseurs.

Et comme se faire virer a des conséquences faramineuses sur la suite de ta carrière dans un pays aussi compétitif que celui-ci, j'avais conseillé à Sarah de démissionner avant le jour de sa convocation. Il est toujours mieux de démissionner que de se faire renvoyer. C'est bien plus facile à expliquer aux futurs entretiens.

Sarah croyait qu'elle pouvait convaincre le "inflight supervisor" de ne pas la renvoyer, et elle espérait que ses excuses lui feront changer d'avis. C'était un pari à prendre, mais quel risque !

Lorsque je me suis trouvé dans la salle d'équipage deux heures après son rendez-vous, elle n'était plus là. On m'a donc donné une remplaçante il y a juste trois jours...

Je dois aller me coucher maintenant car je dois me lever à 4h00 demain matin. L'Etat de New York, où je suis en ce moment, ayant une heure de décalage, ce sera 3h00 du matin pour moi ! Lorsqu'il fait -20°C dehors et que le sol est couvert de neige, on ne se marre pas pendant la prévol.

Ce sera un retour sur Chicago où il y a des tempés plus raisonnables, mais où il n'a pas cessé de neiger. (By the way, Chicago vient d'être nommé l'aéroport avec le plus de retards au monde.) Ce sera peut être une longue journée, comme le style de journées que j'ai eues la semaine dernière : 35 heures de service en trois jours. Sacrée semaine de 35 heures, je te raconte pas.

En plus de l'appel-réveil de l'hôtel demain matin à 4:00 AM locales, je vais mettre 2 alarmes supplémentaires--ma montre et l'horloge-radio de la chambre. Voler dans le Nord des Etats-Unis pendant l'Hiver c'est peut être pas facile, mais garder son boulot dans une compagnie aérienne aujourd'hui, l'est encore moins.

Jeunes pilotes

17 janvier 2004 à 12h38

Lorsque j'avais 19 ans, assis en face de moi à une table du bar de l'Aéro-Club d'Alsace, mon instructeur m'avait promis que je deviendrai pilote de ligne si rapidement "que je me pincerais pour voir si je rêvais."

10 ans plus tard :

'Climb thrust selected,' me jette mon copi entre deux instructions du contrôle de départ de Chicago, et en finissant la checklist après-décollage. J'avance les manettes lentement, on est à 1200 pieds sol, et mon avion est en virage à 25 degrés d'inclinaison. Je ne me lasserai jamais de cette accélération, créée par l'augmentation de la puissance faite en plein virage. Ca doit avoir de la gueule d'en bas, depuis l'autoroute 294 qu'on vient de croiser. Le brun dessiné électroniquement sur mon EFIS s'incline devant moi. Le sol enneigé dehors aussi. On libère ainsi l'axe de piste 9L de Chicago où un autre avion est déjà en train de faire sa rotation.

On passe 3000 pieds sol, et je relâche la main. Mon avion s'accélère jusqu'à 250 noeuds (460 km/h), et je pense à la chance que j'ai de piloter un jet si rapide, aussi bas au-dessus d'une mégalopole américaine.

Je tire à nouveau sur le manche, et je ne dépasse pas les 250 noeuds jusqu'au passage des 10'000 pieds car c'est la réglementation. Après ça, je monterai à 300 noeuds. Je serai à Mach .80, soit 80% de la vitesse du son à 33'000 pieds. On traversera presque la moitié du pays car notre destination ce matin est Charleston, capitale de la Caroline du Sud.

Pendant ma montée vers 33.000 pieds, je pense au fait que nous sommes une nouvelle génération de pilotes, une génération un peu particulière à qui on a donné beaucoup de responsabilités car historiquement le transport aérien n'a jamais connu de pire conditions économiques.

Je me suis fait embauché juste trois ans avant le 11 Septembre, à l'âge de 23 ans. A l'époque, être pilote dans une compagnie régionale voulait dire voler sur des avions à hélices et faire de cours trajets de moins de 45 minutes à basse altitude. Le but c'était de faire ce boulot à court terme, juste assez longtemps pour monter des heures et aller travailler dans une vraie compagnie aérienne--une compagnie avec des jets, des avions qui peuvent voler au-dessus des orages.

J'ai commencé en tant que copilote dans un avion 'turbo-prop' qui n'avait que 19 places, pas de pilote automatique, et pas d'hôtesse. Les jets étaient réservés aux compagnies qu'on admirait et vénérait. On était leur feeder, on était leur 'express', mais on était aussi la voie royale pour n'importe quel pilote qui rêvait de piloter un 'wide body'.

C'était la fin des années 90, et l'économie dans tous les secteurs était à son zénith. Notre compagnie venait juste de commander leur premier jet régional. Les passagers voulaient du confort et du silence, et Canadair, Embraer, et Dornier ont construit. Les jets ont repris les trajets des grands turbo-props, et les grands turbo-props celui des petits.

Quant aux petits, eux, ils sont partis à la retraite. Le 19-places dans lequel j'ai fait mon premier vol en tant que copi, mon premier vol en tant que commandant de bord, avec lequel j'ai eu ma première panne moteur, ma première panne hydraulique; et ma première évacuation est maintenant garé dans un cimetière quelque part en Arizona.

A l'époque, les 'majors' embauchaient à tour de bras, et beaucoup de pilotes dans ma compagnie sont partis réaliser leur rêve. Je suis resté, ce qui s'est avéré être la bonne décision à cause du nombre de licenciements post 11 Septembre. Les pilotes avec le moins d'ancienneté dans une compagnie se font toujours licencier en premier. United a viré plus de 20% de ses plus 'jeunes' pilotes. Tous mes copains se sont retrouvés à la rue.

Entre temps, dans ma compagnie régionale, j'ai été promu commandant de bord puis instructeur sur le turbo-prop à 29 places, le J41. J'avais 27 ans lorsque les tours jumelles étaient en feu.

A la suite, et parce que les compagnies ne pouvaient plus rentabiliser les trajets moyens-courriers faits sur 737 et 727, on nous a demandé de les reprendre en jets régionaux à 50 places.

Dans les compagnies régionales telles qu'American Eagle, United Express, Delta Connection, et Continental Express, la flotte de CRJ et d'ERJ dépassa celle d'avions à hélices. Avec ces commandes, les jeunes pilotes de turbo-props furent envoyés en formation, et les pilotes de 737 renvoyés tout court. Il y a juste 8 mois, je sortais du simu avec une qualif de type CRJ dans la main et un grand sourire sur les lèvres. J'avais 28 ans.

Et ce matin, mon copi n'a que 25 ans, et l'hôtesse a 21 ans. Nous amenons 50 passagers de Chicago à la Caroline du Sud dans un jet de 20 million de dollars aux couleurs United Express traversant le pays à Mach .80. Après un retour sur Chicago, nous re-décollerons pour l'Oklahoma.

La majorité de mes rotations appartenait il y a 5 ans à des pilotes aux cheveux gris de 737 et de 727. Et secrètement, je me pose la question. Quand, dans l'histoire du transport aérien américain, un équipage de notre âge avait de telles responsabilités sur des trajets aussi longs et avec un avion aussi cher ?

Des fois, j'ai même quelques doutes, et je me demande si à 29 ans je suis à la hauteur. Et des fois, comme un instructeur français me l'avait promis 10 ans plus tôt, je me pince pour voir si je ne rêve pas...

L'Hiver à Chicago

1 février 2004 à 5h59

Je viens d'apprendre que notre compagnie va abolir le port de la casquette. Notre uniforme bleu a ses origines dans le transport maritime, et donc les pilotes portent une casquette style commandant marin.

De plus en plus de compagnies abolissent son port parce que, soit disant, ça fait vieux jeu, et parce que les compagnies essayent de se réinventer dans une économie aussi patineuse que le parking de l'aéroport ce matin. JetBlue est la première compagnie sans casquette. Southwest vient de l'abolir. Continental ne l'oblige plus si tu es basé à Houston. American Airlines est en train de décider. Outre Atlantique, le port de la casquette à Air France n'est pas obligatoire bien qu'il fasse partie de l'uniforme.

Ca me rappelle ce matin, à 6h30, lorsque je garais ma voiture sur le parking. Je tirais mes sacs derrière moi dans la neige. Il faisait une nuit d'encre. Et avec le vent, il faisait moins 20 degrés Fahrenheit (-29 degrés Celsius) selon le gars à la radio. Il faisait tellement froid que mes narines collaient entre elles, mes bottes de vols glissaient sur la neige, et j'essayais de garder mon équilibre en marchant entre les voitures garées. Pour nous, pilotes basés à Chicago, abolir le port de la casquette, c'est bien plus qu'abolir une longue tradition de l'uniforme du personnel navigant !

Je suis dans la salle d'équipage de l'aéroport, mon portable sur les genoux. Mon vol vient d'être annulé. Assis en face de moi dans un divan, un stew avec un téléphone contre sa joue gauche est en train de parler. "I will be in town Thursday for 3 days. How about you ?" Je peux entendre la voix d'une femme à travers son téléphone. Lorsque tu travailles pour une compagnie aérienne, avoir une relation normale ce n'est évidemment pas facile. Tu n'as jamais de planning régulier. Tu travailles le week-end quand tout le monde est disponible, et tu te tournes les pouces les autres jours quand tout le monde est au bureau.

Etant marié, je me suis souvent demandé à quoi ressemblait la vie d'un pilote de ligne célibataire. Les copis qui ont bien voulu partager leur expérience me confient que c'est dur car il est difficile de rencontrer quelqu'un quand on n'est jamais chez soi.

Et lorsqu'on rencontre quelqu'un, la relation ne dure jamais. Bien que la plupart des filles puissent être immédiatement charmées par notre profession, elles se rendent compte par la suite qu'elles veulent un homme qui soit présent quand elles le veulent. Et non quand la météo le veut.

Bien sûr, certaines de nos hôtesses sont également très belles, mais comme dans chaque profession, ce n'est généralement pas une idée géniale que de sortir avec des collègues de bureau. De plus, la compatibilité des plannings entre membres d'équipage rendent les relations encore plus difficiles. Il y a deux mois, j'ai volé avec un copi qui, après être sorti deux fois avec des hôtesses, s'était résolu à "commander" une épouse de Russie ou d'Asie.

Avec un taux de divorce rapprochant les 60% dans ce pays, beaucoup ont arrêté de se faire des illusions. Le mariage, tout comme nos casquettes, est devenu une autre tradition en voie de disparition.

Encore deux heures jusqu'à mon prochain vol. Assise sur un divan plus loin, une hôtesse, avec une couverture sur ses jambes, est en train de regarder la télé. Elle a l'air d'avoir froid. Je repense à ce matin. Il y avait déjà trois personnes qui attendaient le bus sous l'arrêt chauffé du parking. Toutes les 10 minutes un bus pour employés nous amènent au terminal. Au Printemps et en Automne, ces lampes chaudes accrochées dans l'arrêt ont l'air de te brûler le crâne tellement elles marchent bien. Mais ce matin, je pouvais à peine deviner leur présence.

Avec de telles températures, j'ai une pensée pour les autres professionnels de la ligne—ces professionnels dont tu n'entends jamais parler. Ceux qui sont au sol et qui mettent les valises dans la soute par des tempé glaciales. Assourdis par le hurlement des APUs, ils passent leurs journées dehors autour des avions à respirer l'odeur du kérosène. Ils te repoussent lorsque tu es prêt à partir, ils te garent lorsque tu arrives. Ils te dégivrent au glycol lorsque tu es enneigé.

Tu les observes en silence depuis ton cockpit chauffé. Un peu par respect, un peu parce que tu ne peux qu'être bouche-bée lorsque tu les vois travailler dans la neige et dans le froid du haut de leur passerelle de camion à respirer l'odeur toxique du glycol, ou en-dessous de l'avion à vider les WC.

[Image] http://geocities.com/askdanny/piloteus-pistard.jpg

Revêtus de leurs cagoules noires qui me rappellent celles portées par des gangsters, ils bougent rapidement et en toute sécurité autour de nos avions, ne communiquant entre eux qu'avec des signes de la main.

Et une fois le repoussage fini, ils sont accroupis dans la neige et ils déconnectent la barre métallique qui était attachée à la roulette de nez de notre avion. Malgré les -30 degrés, ils bougent avec une agilité extraordinaire. Puis ils se lèvent, et en te regardant droit dans les yeux, ils te saluent.

Et de quelques mètres plus haut et depuis mon cockpit chauffé, moi le Commandant de Bord aux quatre galons, je les salue. Je les salue car c'est eux qui le méritent, et je les salue non seulement par courtoisie, mais aussi par gratitude et par respect. Et je les salue parce que c'est une vieille tradition. Sans doute la tradition la plus importante de mon métier.

L'esprit américain

24 février 2004 à 1h19

Etape de base piste 22R à Chicago, on survole le Lac Michigan et on a une vue imprenable du centre ville sur notre gauche qui borde le lac. Le ciel est clair, le lac est blanc, et 4000 pieds plus bas on peut voir les "chemins" pour bâteaux, coupés dans la glace. J'ajuste mon siège et je mets ma main sur le pare-brise. Mon copi, Doug, est un ancien pilote d'hélico de l'US Army qui s'est fait sa reconversion dans la ligne. Il est 7h30 et le soleil vient à peine de se lever sur l'aéroport le plus fréquenté du monde.

La beauté du reflet du Soleil sur la Sears Tower me distrait un peu et me fait perdre dans mes pensées. Je tourne la tête et vérifie pour la 3e fois que j'ai la bonne fréquence de l'ILS dans la radio. Avec ses 7 pistes et des espacements entre avions faits au minimum, intercepter le mauvais LOC peut être désastreux. Doug et moi, on ne dit rien; la fréquence d'arrivée est assez comblée. Elle est tellement comblée que lorsque je rentre chez moi, en voiture, je ne peux plus supporter la radio.

Puis mes yeux balaient le centre ville, une fois de plus, comme si je devais me rappeler pourquoi je faisais ce métier avant de commencer la partie la plus stressante de mon vol. Je souris à chaque fois que je vois la 2e tour la plus grande de Chicago, la John Hancock Tower, qui est noire également et qui ressemble à sa soeur aînée.

Pour la petite histoire, John Hancock fut le premier signataire de la Déclaration d'Indépendance, et il la signa en grand pour que le Roi George n'ait pas besoin de prendre ses lunettes—comme un affront. Je souris car je me demande si je n'ai pas un peu de 'John Hancock' dans mon sang. Je crois que tous les Américains en ont.

Les Américains sont fiers de leur indépendance, ça va sans se dire, et partir en guerre contre l'Irak sans la permission de l'ONU ne fut pas une grande surprise. On dit que les Américains sont de grands enfants. Ils sont surtout de grands orphelins.

Ah, l'indépendance, vertue admirée ici. Ce pays a été construit par des gens indépendants sur des entreprises risquées, par des émigrants qui ont quitté leur famille, leurs amis, leurs coutumes, bref, la seule vie qu'ils connaissaient.

Depuis l'amphithéâtre de la fac d'Eco de Strasbourg il y a 10 ans, je regardais les avions et leurs traînées en direction du bout du monde. Je me suis levé, un jour après les cours, et je suis allé directement au bureau du service militaire. Je leur ai dit: "Envoyez-moi le plus loin possible". Ils m'ont répondu que pour aller en Nouvelle Calédonie ou dans le Pacifique, il faut signer pour 18 mois. Et j'ai signé. En grand. John Hancock aurait été fier.

Et à l'Armée, lorsqu'on m'a parlé de l'escadron des officiers de réserves, où tu subis une formation d'enfer pendant 3 mois avant d'être affecté, j'ai signé. Et c'était l'enfer. Puis, après mon service, je suis allé dans une agence de voyage, et j'ai acheté un billet d'avion pour le fin fond de l'Arizona. Là encore, j'ai signé.

Maintenant, aux commandes de mon jet, en volant parallèlement à la John Hancock Tower, je souris. Le jeune de 19 ans qui a laissé tomber la fac pour ses 3 jours, est derrière moi, sa main sur mon épaule. Et il admire le paysage.

Ma compagnie, qui a une flotte de 130 avions, a annoncé son départ du groupe United Airlines pour devenir sa propre low-cost. On va créer une nouvelle compagnie, avec un nouveau nom, et on va être basé à Washington, DC, dont United possède actuellement le monopole. David contre Goliath.

United est la 2e compagnie mondiale, derrière American. Elle est plus grande qu'Air France, Lufthansa, British Airways. Moins de 3 ans après les événements du 11 Septembre, il est fou de commencer une nouvelle compagnie aérienne. United ne va pas nous faire de cadeaux, et elle vient même de créer une low-cost qu'elle amènera à Washington pour nous écraser. J'ai peur pour mon avenir, pour tout ce que j'ai risqué.

Cette compagnie va commencer dans quelques mois, et je peux tout perdre; car aux Etats-Unis, les chiffres sont clairs : 85% des sociétés créées font faillite dans les 5 premières années. Le prix de nos actions a déjà baissé, les investisseurs ne croient pas en nous, et ils se retirent. Nous, on va tout miser. Et on va se battre.

En tournant en finale pour la 22R, et en entamant mon approche à 210 kt (environ 390 km/h) ce matin à Chicago, je me dis que pour chaque risque que j'ai pris dans ma vie, il y avait toujours des gens qui étaient là, prêts à me dire que je n'y arriverais pas. Et lorsque notre compagnie a annoncé son nouveau nom, sa nouvelle identité, je n'ai pas pu m'empêcher de sourire : Independence Air.

Oui, John Hancock aurait été fier.

Une autre ville, un autre hôtel

5 mars 2004 à 4h46

J'allume la lampe de mon chevet. Je prends un stylo. Une autre ville, un autre hôtel.

Mon copi a fait le poser cette nuit à Laguardia. Ka-boum. Full reverse. "F+cking Laguardia!!" Il a lancé dans l'intercom, déçu de son atterro, tout en contrôlant l'avion aux palonniers. "REV" s'est inscrit en jaune puis en vert sur les indications N1 de nos instruments. J'ai lancé "Ground spoilers deployed, both in reverse." Dégagement illico à gauche sur taxiway Charlie. En regardant au-dessus de mon épaule tu pouvais voir la file de lumières d'avions suspendue dans le ciel d'encre de New York.

Mon atterro cet après-midi à Washington piste 1R relevait du kiss, et peut-être l'erreur de mon copi fut de comparer son poser au mien. L'environnement dans lequel tu te poses a un impact sur la qualité de ton atterrissage. Mon copi s'était posé sur une piste bien plus courte qui s'achevait sur l'eau pendant qu'un autre avion avait décollé sur la piste sécante une vingtaine de secondes avant. Turbulences de sillage assurées lors de l'arrondi. Et puis il y avait la pression d'un autre avion qui était à 30 secondes derrière nous.

Je me suis réveillé hier dans le Hilton de Portland, dans l'Etat du Maine, au Nord de la Côte Est. L'arrivée de la nuit précédente fut tout aussi impressionnante dans cette petite ville portuaire. Volets 45, trains sortis, à 500 pieds sol, on a survolé un bateau qui rentrait dans le port. Un phare clignotait sur ma gauche. Nous, pilotes basés dans le Midwest, ne sommes pas habitués à un tel spectacle. Portland est une de ces petites villes super sympa de la Nouvelle Angleterre où on a l'impression que tout le monde se connait.

Cet après-midi, lorsque le minivan du Hilton nous a ramenés à l'aéroport, après une longue nuit de repos, je pouvais compter au moins 5 voitures de police garées devant le terminal. Pour la petite histoire, c'est à Portland que l'un des terroristes du 11 Septembre a embarqué avant de prendre sa correspondance à Boston pour accomplir son vol final. Et je peux voir que cette petite ville n'est pas prête d'oublier.

Notre vol sur Washington nous a fait passer verticale Boston, puis on a coupé à droite, laissant New York sur notre gauche; on a traversé la Pennsylvanie, verticale le comté de Lancaster, où les Amishs vivent sans électricité et se déplacent à cheval. Puis on a traversé le Maryland, et on a tourné à gauche avant la zone 'P' de Camp David. Poser piste 1R à Washington-Dulles.

Il est maintenant 4h00 du matin ici à New York, et je n'arrive pas à dormir. J'ai allumé la lumière de mon chevet. J'ai pris un stylo, du papier, et j'écris. Ca fait 3 jours que je n'ai pas vu ma femme et mes enfants, et ils me manquent beaucoup. Encore un jour, un seul. Aujourd'hui on fera New York - Washington - Détroit.

Pour la petite histoire, Détroit est une ville divisée avec d'un côté la banlieue noire, et de l'autre celle des blancs. La ville, détruite par les émeutes de 1967, n'a pas vraiment de centre ville—ni de charme. L'ironie du sort c'est que Détroit avait gagné les championnats de baseball cette année-là, et la ville connut une trêve. Une fois le championnat fini, les combats reprirent. Plus de mille personnes blessées, la plupart noires. Beaucoup de morts également—tués par la garde nationale américaine. La rue '8 mile' est celle qui divise les deux banlieues, et qui a fait d'ailleurs l'objet d'un film avec le rappeur Eminem, un pur produit de Détroit.

L'histoire de ce pays est évidemment bien différente de celle de l'Europe. J'habite ici maintenant, et je ne peux plus l'ignorer. Mon métier de pilote de ligne me permet de l'apprendre en parcourant sa géographie. Et que ça soit Portland ou New York, Détroit ou Washington, les histoires sont aussi différentes que les atterrissages.

Je dois connaître les problèmes de cette société si je veux survivre ici. Je dois pouvoir protéger ma femme et mes deux enfants. Je vais les appeler demain depuis Détroit car ils me manquent. Demain... une autre piste, un autre hôtel.

Et si seulement je pouvais dormir.

My Daddy is a pilot

17 mars 2004 à 22h36

Il était 3h lorsque je me suis levé ce matin.

D'habitude, il me faut quelques minutes pour me rendre compte dans quelle ville je suis, et dans quel fuseau horaire je vais prendre ma douche. Mais pas aujourd'hui.

Basé à Chicago, ces 3h00 du mat' ici à Washington voulaient plutôt dire 2h00 pour mon corps, et dans moins d'une heure j'allais commencer la partie la plus stressante de mon boulot.

Ca fait 6 ans que je suis pilote de ligne, et ça fait donc 6 ans que j'ai l'habitude de me réveiller dans une chambre d'hôtel. Ma routine est au poil. Douche tout de suite, puis mise en marche de la cafetière, puis rasage, puis café pendant que mes cheveux sèchent. La voix de mon épouse et de mon fils résonnaient encore lorsque je m'habillais. Elle me souhaitait bonne chance hier, au téléphone, et du haut de ses 4 ans, il me disait "Good night, Daddy."

A 4 ans, et entouré par l'aviation, Tommy sait qu'il est le fils d'un pilote de ligne. Il aime jouer avec les maquettes d'avions que je lui donne; il aime les mettre en pièce, puis les remonter. Il connaît mon uniforme par coeur, et lorsque je le prends dans mes bras, il aime passer ses doigts sur mes galons.

Il aime jouer avec mes ailes lorsque je les détache de ma chemise blanche. Il connaît également la taille de mes manuels d'exploitation et des deux classeurs Jeppesen. Il sait combien elle est lourde ma sacoche de vol. Et il sait dire au revoir. D'ailleurs, les premiers mots de Tommy ne furent pas "Mommy" ou "Daddy" mais "Bye, bye."

Il n'a que 4 ans, mais il connaît aussi les déménagements, les nouvelles maisons, les nouveaux amis. Déjà 3 déménagements en 6 ans. Sans doute un 4e dans deux ans, comme la base de Chicago est sur le point de fermer.

A 4h00 du mat', rasé et habillé, j'étais dans le van de l'hôtel, direction le centre simulateur de la compagnie. C'est le renouvellement annuel de mes qualifs, et c'est la partie la plus stressante de mon métier. A un feu rouge, j'ai demandé le numéro de l'hôtel au chauffeur, pour pouvoir le rappeler dès que la session est finie. Il m'a dicté le numéro avec hésitation, car il avait du mal à s'en souvenir. Puis il a ajouté, comme pour s'excuser: "It's hard to remember a number at four in the morning". J'ai répondu avec un bref "Yeah."

Je lui ai caché que j'allais avoir, dans quelques minutes, un examen oral d'une heure sur les systèmes du CRJ, sur ses limitations, sur la réglementation aérienne, et sur les checklists d'urgence que je dois connaître par coeur. Je lui ai également caché que si je réussis l'examen oral, j'aurai le droit à 2 heures de mania avec des tolérances d'altitude de plus ou moins 100 pieds, des tolérances de cap de plus ou moins 10 degrés, et des tolérances de vitesse de 5 noeuds. Et que si je réussis le mania, j'aurai le droit de revenir demain à la même heure pour faire la nav. Tout ça pour me donner le droit de rester qualifié, pour garder mon job.

On est l'après-midi maintenant, et je suis de retour dans la chambre d'hôtel. L'oral et la mania se sont heureusement bien passés. Le testeur m'a même félicité sur certaines de mes manoeuvres, coupure d'un moteur lors d'un décollage à basse visibilité, arrivée au minima sur un seul moteur dans un aéroport dans les montagnes, puis remise de gaz en suivant la procédure à la lettre. Dans les 100 pieds, dans les 10 degrés, dans les 5 noeuds.

Grâce à une imprimante connectée aux ordinateurs du simu, le testeur a imprimé la trajectoire de mon avion sur une feuille de papier. "Good job. Keep this." Il a levé les yeux, et j'ai pu même deviner un sourire. La trajectoire était parfaite. Je n'y croyais pas.

Cette feuille de papier est maintenant dans ma sacoche de vol, et je sais déjà ce que je vais en faire. Dès mon retour à la maison, je vais l'accrocher sur le frigidaire, à côté des dessins de Tommy.

Depuis un cockpit américain

29 mars 2004 à 22h45

Je viens d'apprendre que les VP (vice-presidents) de notre compagnie vont venir voler avec nous, dans le cockpit, pour essayer de mieux comprendre les différents aspects de notre opération. Ils ne seront pas déçus.

Il est intéressant de voir ma compagnie se transformer en compagnie indépendante du groupe United Express. On a embauché—pour la modique somme de 10 million de dollars—une société qui a la responsabilité de recréer notre image, notre nom, nos uniformes. C'est une véritable science que de savoir ce que le public va aimer, et bien sûr les Américains laissent ça aux professionnels.

Pour l'instant on vole toujours en tant que feeder pour United, jusqu'au mois d'Août. Nos premiers vols en tant qu'Independence Air se feront au mois de Juin, et là, on fera concurrence à United. En tant que jeune Français, je suis toujours épaté par l'agressivité, sans échelle, et le manque de loyauté entre les compagnies.

Il y a quelques mois, une autre régionale au nom de Mesa Air a essayé de nous racheter pour devenir la plus grande compagnie régionale au monde. Se faire racheter, c'est, bien sûr, faire une croix sur nos projets de devenir indépendant. Notre compagnie a donc rejeté l'offre d'achat, et c'est là où c'est devenu intéressant.

Mesa a fait ce qu'on appelle dans le monde financier américain une "hostile takeover" en essayant de remplacer nos directeurs par un simple vote de nos actionnaires. Nos actionnaires n'ont jamais aimé l'idée d'avoir leur argent investi dans le projet Independence Air, à cause des risques impliqués. Et pour eux, Mesa était synonyme de "Sauveur".

Mes espoirs de piloter un Airbus au lieu d'un jet régional, et de voler pour ma propre compagnie, au lieu d'être un feeder pour United disparaissaient rapidement. Et c'est là qu'un des miracles du business américain est arrivé.

Ma compagnie a réussi à mettre la main sur un contrat signé entre Mesa et United, et qui montrait que celle-ci allait payer des frais assez importants pour que Mesa nous rachète. Je ne sais pas comment notre compagnie a eu ce contrat, qui je suis sûr était confidentiel, mais celui-ci nous a permis de faire un procès à United et Mesa pour infraction aux lois antitrust. (Deux compagnies conspirant pour empêcher une 3e d'exister). Comme beaucoup de sociétés aux Etats-Unis, on a gagné car on avait les meilleurs avocats—et surtout les meilleurs espions.

J'écris ces lignes au niveau de vol 310 entre New York et Chicago, et même à 31.000 pieds la radio est assez 'busy' aujourd'hui. Bien qu'il y ait des turbulences à la plupart des niveaux de vol, le FL310 c'est bon, et d'ailleurs, il nous a été recommandé par d'autres pilotes. Oui, je suis frappé par la concurrence acharnée entre les compagnies aériennes, mais 31.000 pieds plus haut, la camaraderie entre les pilotes me rend également bouche bée.

En sillonnant les espaces aériens américains, je me suis vite rendu compte que les pilotes aiment voler, et que le logo peint sur la queue de l'avion a peu d'importance. On essaie juste de gagner sa vie. Si nos patrons savaient que sur la fréquence, on aidait d'autres pilotes—donc d'autres compagnies—à avoir un vol plus agréable pour leurs passagers, ils se feraient moines tibétains!

Je me souviens, il y a 4 ans, lors d'un de mes premiers vols en tant que Captain, je roulais de nuit sur l'immense aéroport de JFK. Les signes de taxiways étaient mal éclairés. Et puis il y avait une intersection. J'ai mis le frein de parc, et j'ai regardé mon plan de l'aéroport, car je ne savais pas si je devais tourner à gauche ou à droite. J'avais l'impression d'être un petit garçon qui essayait de jouer dans la cour des grands, et je savais que si je ne me prenais pas une décision illico, le contrôleur new yorkais allait m'engueuler.

Puis, j'ai entendu une voix sur la radio, une voix douce qui n'était pas celle du contrôleur. "Turn left, Blueridge." Je savais qu'elle était pour moi, et j'ai obéis immédiatement.

Lors de l'alignement au décollage, j'ai pu voir dans la nuit que c'était American Eagle derrière moi. Au décollage, et avant le changement de fréquence, je dis un simple "Thanks, Eagle." Bien qu'American Eagle soit notre plus grande concurrence à New York, un de leurs pilotes m'avait aidé. Je ne l'ai jamais oublié.

Plusieurs fois (quand j'étais encore basé à Washington) j'ai aidé de la même manière des pilotes qui avaient l'air perdu sur les taxiways.

Oui, amène un businessman dans mon cockpit. Il ne comprendra pas.

La semaine dernière, lors d'une mise en place pour le renouvellement des mes qualifs au centre simulateur de la compagnie à Washington, j'ai eu l'occasion de voyager en classe affaires sur un 747 de United. Mon billet, réservé par ma compagnie, était en fait pour la classe économique mais l'agent au comptoir a décidé de rendre mon vol un peu plus confortable. Et quand l'hôtesse m'a proposé à boire ou à manger, je lui ai dit que je ne voulais rien. En fait, je ne voulais pas lui créer plus de travail. Pendant que nos compagnies se battent à coup de poings dans les cours de justice, les membres d'équipage, eux, font ce qu'ils peuvent pour s'entraider.

Il est bientôt temps de commencer notre descente sur Chicago, et les orages arrivent de l'Ouest. Rien de sérieux, selon l'image radar que j'avais pu voir aux opérations. Mais si les orages arrivent sur le corridor d'arrivées, ça va se compliquer. Les pilotes de chaque compagnie vont faire des PIREPs (pilot reports), et nous dire les conditions en vol. La sécurité n'a jamais porté de logo—même si le tien a coûté 10 million de dollars.

Mettre un VP dans mon jumpseat, c'est une très bonne idée. Il apprendra très vite que parmi les turbulences, les conditions givrantes, et les orages, tu te sens très seul. Il apprendra que dans cette pièce de tôle pressurisée, ton meilleur ami, ce n'est pas ton avocat ou ton espion, mais le pilote assis à côté de toi, et surtout celui à 20 nautiques devant. Même s'il est un pilote pour American, United, ou Mesa.

Des nerfs d'acier

28 avril 2004 à 14h54

Ma compagnie vient de changer le programme de maintien des qualifs pour ses pilotes. Au lieu d'avoir plein de tests tous les 6 mois, on a maintenant qu'un seul contrôle tous les 3 mois. Il y a les tests simulateur, l'examen en ligne, les révisions des procédures, et les tests écrits. L'oral se fait toujours avec le simu.

Mais pendant un an, avant qu'on ne fasse la transition vers le nouveau programme, la FAA a demandé que notre compagnie fasse les 2 programmes en parallèle pour être sûr que tout le monde reste qualifié. Donc, le mois dernier j'ai eu un examen oral et le simu, ce mois-ci un contrôle en vol, et en Juin, j'aurai un autre contrôle en vol. (Et puis j'ai ma visite médicale à passer le mois prochain.) Je vis mon rêve, c'est vrai, mais je suis constamment remis en question.

Mercredi dernier, lors de l'embarquement à Chicago, un homme aux cheveux blancs s'est présenté au cockpit. "They didn't tell you?" nous lança-t-il après avoir ouvert son porte-feuille qui contenait un joli badge de la FAA. C'était un inspecteur qui venait faire un contrôle de routine. Je lui ai alors demandé de signer son billet de jumpseat qui disait qu'il devait obéir aux consignes de sécurité de ma compagnie. Il m'a répondu que non, qu'en tant qu'agent du gouvernement, il pouvait faire ce qu'il voulait car les règles du gouvernement surpassent celles des compagnies aériennes. J'ai répondu par un "ah, bon."

J'étais nerveux car je savais que c'était le genre de test qu'il fallait réussir. Je savais que bien que je fus le Captain de ce vol, ce gars assis derrière moi avait tous les pouvoirs, et qu'il pouvait d'une seule signature arrêter ma carrière. Ces moments-là me rappellent beaucoup le tennis—c'est balle de match pour ton adversaire et tu viens de mettre ton premier service dans le filet. Tu es nerveux, mais il faut que tu serves normalement, car c'est la nervosité qui va te faire faire la double faute. Le tennis m'a beaucoup aidé à avoir ces "nerfs d'acier" qui me permettent de travailler sous pression tout en "servant" normalement.

Mardi dernier, avant mon départ en rotation, alors que je mettais ma fille de 3 ans au lit, la sirène a sonné. C'était la sirène de la ville, et une voix à travers les hauts parleurs crachait: "Take cover. Take cover". (Aux abris). Ma femme m'a dit qu'on devait aller dans la cave, car une tornade arrivait. On a pris le téléphone sans fil, j'ai pris Marie. Gina a pris la petite télé et l'a branchée en bas. Puis on a attendu. Les voisins ont appelé, car ils savaient que c'était notre premier Printemps dans le Midwest, et ils voulaient nous donner des conseils: Juste avant que la tornade ne frappe, il y aura beaucoup de grêles, puis un silence complet.

Cette nuit, il y a eu 15 tornades et 8 morts. Ma maison a été épargnée.

Et moi, j'ai respiré. Je vis dans un pays qui ne porte aucune garantie, je fais un métier qui en a encore moins. Je vis mon rêve, mais pour combien de temps?

Il y a juste 2 jours, j'ai fait mon premier vol sur Montréal. Je me réjouissais de passer la nuit dans une province francophone et de découvrir un nouvel aéroport. En descente vers 17.000 pieds, le Master Warning s'est allumé, et la voix de l'ordinateur de bord a dit "Engine Oil". J'ai regardé les instruments, on perdait la pression d'huile du moteur gauche. Les battements de mon coeur ont commencé à s'accélérer. On a du couper le moteur gauche—ma première panne moteur sur jet.

Mon copi a égrené les check-lists, j'ai piloté l'avion. Lorsque j'ai déclaré une urgence au près des centres de contrôle de Montréal, on m'a évidemment demandé le nombre de "souls on board" et le "fuel remaining". J'ai pris le devis, et j'ai alors constaté qu'il y avait une quarantaine de passagers, dont un bébé, qui comptaient sur moi ce matin. C'est balle de match, et deuxième service.

On a fait une arrivée volets 20 degrés, au lieu des 45 pour la configuration normale, ce qui nous a donné une vitesse en finale de 156 noeuds (290 km/h) pour la 06L de Montréal. L'atterro était parfait, un vrai coup de bol. Les camions pompiers étaient en stand-by. Une urgence dans un pays étranger, ça complique un peu les choses, donc j'ai du parler à pas mal de monde avant de me rendre à l'hôtel. Mais j'ai parlé français, et je crois que ça a un peu aidé.

Je me souviens encore du regard que mon copi m'a lancé lorsque j'ai décidé de déconnecter le pilote automatique pour faire l'approche complète en manuel, moteur gauche éteint. Je lui ai fait un grand sourire, et je lui ai dit que je devais m'entraîner... pour mon prochain test simu.

Une description de mon métier

17 mai 2004 à 15h02

Il est 14h00 et je dépose mes affaires par terre, chez moi. J'entends mon fils de 4 ans courir du salon. Il a ses bras ouverts : "Daddy!" Le chien le suit, la queue battante. Cela fait 4 jours que je suis parti, et je suis crevé. J'enlève doucement ma cravate. Mon fils fouille dans mon sac et demande si je lui ai ramené des bonbons. Je souris, et je secoue la tête. Effectivement j'en ramène des fois—une mauvaise habitude d'un père qui se sent coupable de ne pas être là.

Je me réjouis d'être à la maison et d'être avec ma famille. En tant que pilote, on passe nos journées à aller de A vers B et de B vers A et à s'assurer que rien n'arrive. Mon métier est un peu différent des autres dans le sens que je ne crée rien, je ne fabrique rien, je ne répare rien. Je suis responsable de la sécurité et si, à la fin de la journée, rien n'est arrivé alors j'ai fait mon métier parfaitement. Je rentre simplement à la maison sain et sauf chaque semaine, semaine après semaine, mes sacs à la main.

Ce n'est évidemment pas une occupation "naturelle" pour un homme, et c'est pour ça que, régulièrement, les pilotes ont des "crises" de création. Il faut que je construise, que je répare, que j'écrive, que je laisse une trace plus grande qu'une autre ligne sur un carnet de vol. J'ai un copain pilote qui régulièrement demande à travailler en chantier, avec ceux qui construisent des maisons.

C'est pour ça aussi que j'ai décidé de commencer un journal, un peu pour laisser quelque chose de concret à mes enfants. Au début, j'emmenais un vrai journal de bord, que je remplissais à l'hôtel. Mais je me suis dit que s'il m'arrivait quoique ce soit, ma seule trace serait sûrement calcinée avec le reste de l'avion. J'ai alors acheté un ordinateur portable, et j'ai sauvegardé mes écrits sur le net.

J'ai ensuite constaté que mon journal était lu régulièrement par des centaines de jeunes; des jeunes, dont les chambres sont sûrement couverts de posters d'avions, et dont les rêves sont malheureusement plus grands que le compte en banque de leurs parents ou plus grands que les écoles de pilotes de ligne aux critères d'admission impossibles.

Dans ma profession, on dit qu'un bon pilote est un pilote qui se prépare toujours au pire, et qui est surpris si le vol se déroule normalement. Un mauvais pilote, lui, fait le contraire.

On est à l'embarquement, notre jet garé à la porte F11D de l'aéroport de Chicago O'Hare lorsque le message de notre dispatch apparaît sur le FMS. Le message disait que quelqu'un allait nous transmettre un porte-feuille appartenant à une passagère qui l'avait oublié sur un vol précédant. La passagère en question est maintenant à Wichita, Kansas, bref, notre prochaine destination. Il nous demande également de ne pas retarder le vol si le porte-feuille n'arrive pas dans les délais.

Les pilotes adorent ce genre de "mission" car c'est une occasion concrète de faire la différence dans la vie de quelqu'un. Depuis le 11 Septembre, et avec les portes de cockpits verrouillés, on a du mal à savoir pour qui on travaille.

Personnellement, j'étais prêt à retarder le vol de 5 à 10 minutes malgré les instructions de notre dispatch. Mais pour une compagnie aérienne, ces "on-time statistics" publiées chaque mois par le ministère des transports US sont trop importants pour faire une exception. N'espère pas de trouver de l'humanité ici.

L'histoire du porte-feuille n'est qu'une goutte d'eau dans la mer de pensées d'un Commandant de Bord. Comme mon ami Jacques Darolles s'est rendu compte très vite, tu peux passer ta vie à observer des commandants de bord, tu ne sauras jamais ce qu'ils ressentent jusqu'à ce que tu en deviens un. C'est la même chose avec les parents.

Par exemple, le fait que mon copi soit fatigué, car il a un bébé de 6 mois à la maison, me soucie un peu. J'apprends aussi qu'avec une nouvelle famille et une femme qui ne travaille pas, il est également déprimé car il sait qu'il est sur le point de se faire licencier. L'hôtesse, Sue, a une mère à l'hôpital qui compte ses jours. Elle essaie de prendre congés pour aller la voir, mais contrairement aux pilotes, on n'a pas assez d'hôtesses. Donc tu vois, en plus d'être un pilote, un météorologiste, un expert en droit aérien, et un ingénieur informatique en même temps, je dois être aussi un psy pour mon équipage.

Ca ne s'améliore pas car à l'embarquement, je viens d'être informé que le passager assis au siège 6A a tendance à piquer des crises de paniques.

Et lors du push-back, l'hôtesse m'appelle et me dit que les passagers assis aux sièges 13A et 13B ne se conforment pas aux consignes de sécurité. Tiens-moi au courant, Sue, et je ramène l'avion au parking.

Mais mes pensées enchaînent tout de suite sur la procédure en cas de panne moteur au décollage. On calcule V2, notre vitesse de montée sur un seul moteur. On est prêt à tout. On se prépare au pire. Et on est surpris si tout marche bien.

Bienvenue en place gauche, Jacques.

Les taxiways sont pleins à craquer, et les orages arrivent sur les corridors de départ. Les retards se rallongent, notre pétrole fait le contraire. Après une heure de roulage, on est informé que notre plan de vol vient d'être rejeté par le centre de contrôle à cause de la météo et du trafic. On nous demande de "please stand-by for a reroute."

On est maintenant numéro 3 pour la piste 4L, et toujours pas de plan de vol. Donc, j'informe la tour qu'on est pas prêt et qu'on attend toujours notre "reroute" de "clearance delivery".

Enfin, on entre le nouveau plan de vol dans le FMS. C'est très juste pour le pétrole mais si la météo à Wichita tient le coup, ça sera bon.

Et voilà, une autre ligne sur mon carnet de vol. Un autre vol où je me suis constamment préparé pire, et où rien n'est arrivé.

Au vol retour de Montréal aujourd'hui, j'ai vu 3 éclairs d'affilée droit devant et très prêts. J'étais hypnotisé par le spectacle. C'était trop tard pour dévier, alors on a juste prié pour que le 4e ou le 5e ne nous touche pas. Un éclair peut créer un trou dans une aile ou une perte totale électrique.

Puis, quelques minutes plus tard, on a eu un "traffic alert" sur notre TCAS. Un avion ou "target" comme on les appelle, était à la même altitude, à 10h, et convergeait. La voix synthétisée de notre ordi a lancé un "Descent! Descent!" Le vario électronique s'est colorée indiquant les zones rouges et vertes. La procédure dans ce cas-la c'est de faire ce que l'avion te dit de faire, même si c'est en contradiction avec les instructions ATC. Tu n'as que 5 secondes avant l'impact. Et comme mon copi était le pilote en fonction, il a instinctivement déconnecté le PA, et il a poussé le manche vers l'avant.

Le "target" sur notre TCAS s'est mystérieusement éclipsé, et comme on était encore en vie, j'ai très vite compris que c'était une fausse alerte. J'ai immédiatement repris les commandes, mon copi a retiré ses mains, sans comprendre, et on est remonté à notre altitude. Puis, l'avion est réapparu à 3000 pieds plus bas, stabilisé. J'ai alors réalisé que si je n'étais pas intervenu, on l'aurait sûrement percuté, car on descendait vers un avion plus bas, mais dont le TCAS indiquait la même altitude! La catastrophe a été évitée, et on s'est posé à Chicago en toute sécurité.

Alors, aujourd'hui, je suis content de commencer mes vacances, et je ne suis pas pressé de déballer mes affaires. Ma femme me dit bonjour à l'entrée en m'embrassant. Elle porte une jupe rouge et un veston en jeans. Elle tient Marie par la main. Oui, j'aurai dû ramener des bonbons.

Quand ma femme me demande si mes vols se sont bien passés, aprés un court moment je lui réponds qu'on a ramené un porte-feuille à une passagère. C'est la seule chose concrète que j'ai faite. Quant au reste, tout s'est déroulé normalement, et j'en reste toujours surpris.

Independence Day

4 juillet 2004 à 17h39

On est le 4 Juillet, fête nationale aux Etats-Unis, et je suis assis en passager, au siège 8A, du vol Independence Air qui me ramène à Chicago. Independence Air est le nouveau nom de ma compagnie, qui elle, depuis le 16 Juin, a gagné son indépendance du groupe United. United, en faillite, s'est vue refuser pour la 3e fois une aide financière du gouvernement américain. J'observe la naissance d'une nouvelle compagnie, la mienne, et depuis le siège 8A, elle est très belle.

Tous les sièges sont en cuir, le personnel est super sympa, les consignes de sécurité sont pré-enregistrées par des comédiens américains. On est sur un CRJ, mais à partir du mois de Septembre on prendra commande de 2 Airbus par mois indéfiniment, avec des écrans télé incrustés dans chaque siège.

Ca fait 5 jours d'affilée que j'ai volé, et je suis crevé. Le 5e jour est toujours le plus dur pour moi, surtout après une semaine remplie de météo orageuse. Il y a quelques jours lors d'un vol de nuit sur Jacksonville, en Floride, nous essayions de notre mieux d'éviter les orages. A mi-chemin, nous sommes rentrés dans une couche, et notre vue adaptée à la nuit fut aveuglée par le reflet des éclairs dans le nuage. Ebloui, j'ai fermé les yeux, et donc je ne voyais plus rien. Puis j'ai senti des secousses, et je me suis agrippé aux commandes avec le pilote automatique branché, jusqu'à ce que je puisse voir quelque chose. Quand j'ai ouvert les yeux, j'ai vu des feux St. Elme, c'est à dire des décharges — des espèces de mini éclairs sur le pare-brise.

Ce matin, à l'arrondi au-dessus de la piste 15 de Burlington, dans le Vermont, j'étais trop lent. Les commandes ont soudainement vibré, ce qui est une indication d'un décrochage imminent. On appelle ça le "shaker". A 100 pieds au dessus du sol, on ramène généralement les manettes de poussée complètement en arrière, et on plane vers le seuil de piste. Puis on arrondit, et on pose l'avion avec sa vitesse résiduelle, une vitesse de référence qu'on a pré calculé. Un décrochage veut dire qu'au lieu de planer, l'avion "tombe" du ciel comme une pierre, ce qui peut évidemment l'endommager.

L'instinct, lors de tout avertissement de décrochage, c'est de tirer sur le manche pour empêcher l'avion de tomber, mais cette action augmente l'angle d'attaque ce qui accélère le décrochage. Après avoir survécu 5000 h. de vol, tu sais contrôler tes instincts, et j'ai donc rendu la main. Le nez s'est baissé et comme par miracle, l'avion a continué à voler jusqu'au poser. Mon copi a lancé "Ground spoiler deployed, both in reverse." Et j'ai dégagé la piste sans dire un mot. Après un an sur jet et presque mille heures de vol, ce matin j'ai eu mon premier "shaker." En aviation, il y a des premières fois pour tout, et quand ça fait 5 jours que tu as volé, et que tu es fatigué, c'est là qu'elles arrivent.

Comme ma compagnie s'est transformée en low-cost, et que celles-ci sont définies par la rentabilisation au maximum de ses ressources, je dois m'habituer à ce rythme infernal. Un avion au sol est un avion qui ne gagne pas d'argent, alors on vole tout le temps. Et on vole fatigué.

De plus, notre compagnie nous a promis une partie du profit réalisé chaque trimestre. Le pilote d'aujourd'hui ne touche donc plus un salaire fixe lorsqu'il prend la décision de retarder un vol à cause de la sécurité, la météo, ou des problèmes de maintenance. Les low-costs ont transformé les pilotes en véritable hommes d'affaires, dont les décisions sont teintées par l'argent. En bref, nous sommes corrompus. Mon boulot n'a jamais été aussi difficile. Mon avenir n'a jamais été aussi incertain, car si notre compagnie ne connaît qu'un seul accident, la presse nous tuera.

On s'est libéré de l'emprise de United, et maintenant on se sent seul face à la concurrence. Ben Franklin a dit que ceux qui renoncent à une part de liberté pour la sécurité n'auront ni l'un ni l'autre. On a voulu notre liberté, et donc on doit maintenant se battre. C'est pour ça que ce soir il y aura près de 200 employés d'Independence Air qui volontairement feront partie du défilé à Washington, DC. On cherche à se vendre même pendant nos jours de congés. Nous sommes tous des hommes d'affaires.

Mais ce soir, j'ai décidé de rentrer chez moi à Chicago, car là-bas il y a un petit garçon de 4 ans qui se réjouit de voir un feu d'artifice. Et ça, ça n'a pas de prix. Depuis le siège 8A, je souris, car j'ai hâte de le voir. Aujourd'hui c'est le 4 Juillet, et je vais fêter mon indépendance. Non l'independance d'un pays colonisateur ou d'une compagnie en faillite, mais celle de mon pays natal qui ne m'a pas permis de réaliser mes rêves. Ce soir, je vais penser à la liberté, et je ne vais penser qu'à ça. Quant à l'insécurité, je réserve ça pour les autres 364 jours de l'année.

Les humains derrière les machines

11 août 2004 à 6h08

Il est 10h00 ce matin lorsque j'enfile un tee-shirt et une paire de jeans pour prendre le petit-déj à l'hôtel. On est arrivé tard la nuit dernière, et aujourd'hui on ne reprendra pas les vols avant 14h15.

Lorsque je rentre dans le restaurant, je vois que mon copi—une jeune femme blonde de 35 ans—est déjà assise à la table, en train de finir son café.

"Good morning, Colleen. Okay if I sit here?" Je lui demande. "Sure, grab a seat."

Je m'assois en face d'elle. Je plaisante car ce n'est pas souvent que je la vois de face mais que, par contre, je connais bien son profil. Elle rit poliment et m'avoue que ce matin, son profil est la seule chose qu'elle veut montrer.

C'est notre troisième jour à travailler ensemble. Le premier, on a fait presque 8 heures 45 de vol, alors qu'on était en service pendant plus de 11 heures. Hier, journée "courte" avec 4 branches et 5 heures 30 de vol. On vole avec le même copi pendant un mois. Je crois que ce mois-ci, entre le cockpit, les opérations, et l'hôtel, je passerai plus de temps avec Colleen qu'avec ma femme. Et pendant un mois, bien que l'on garde nos distances, on se racontera tout...

Elle s'était disputée avec son mari, la veille au téléphone, et lui avait raccroché au nez—tout ça, dans le cockpit, pendant qu'on faisait la visite prévol. Je programmais le FMS, et faisais, bien sûr, semblant de ne pas l'écouter.

Quand elle rangea son téléphone portable dans son sac, elle était terriblement vexée, et poliment, je lui ai demandé si elle était ok. Son mari avait oublié d'amener leur fils à un match de baseball, un match très important car c'était la finale. Colleen était furieuse. On passera le reste du vol à parler de la vie en couple et de ses mystères, surtout pour nous pilotes de ligne.

Au restaurant ce matin, assis à la table, on échange quelques mots, et j'évite le sujet avec tact. Le NTSB veut installer des caméras dans le cockpit. Le chef pilote vient d'envoyer un émail annonçant quelques changements de procédures. Je commande une omelette. Un jus d'orange. Colleen est souriante.

Elle a trois enfants en bas âge. Elle vit dans le Nebraska à des milliers de km de notre base, car de plus en plus de pilotes voyagent en GP pour se rendre au boulot.

A partir de ce mois, je fais pareil. J'étais muté à Chicago l'année dernière. Et il y a deux mois, j'ai trouvé une lettre dans mon casier, m'annonçant la fermeture de la base et la mutation vers Washington. Pas de "Thank you," pas de "Sorry for the inconvenience", mais juste un bref "Your transfer will take effect on August 1st."

C'est le langage militaire et surtout glacial de l'aviation. La plupart des chefs pilotes et des directeurs d'opérations ont leurs origines dans l'Armée. La majorité des pilotes de ligne ici sont des anciens pilotes de chasse. Même mon copi est une ancienne instructrice pilote de l'US Navy. On n'a pas d'ENAC aux Etats-Unis, mais on a une putain d'Armée. Alors on reçoit des ordres, et on obéit en silence.

On est surtout reconnaissant d'avoir un boulot. "At least I have a job" est sûrement la phrase préférée des pilotes post 11 Septembre, comme si on devait constamment se convaincre que nos conditions pouvaient être pires.

On ne doit pas avoir peur de déménager. Si ce ne sont pas les compagnies qui ferment, ce sont les bases. On change aussi de base à cause des changements d'appareils ou à cause de notre ancienneté en général. Et comme les pilotes finissent pas se sentir trop coupables de déraciner leur famille régulièrement, ils ne déménagent plus.

Je préférais évidemment vivre près de ma base au lieu de voyager des centaines voire des milliers de km pour me rendre au travail. Mais, à partir de ce mois, je dois prendre l'avion chaque semaine pour me mettre en place.

Ce Jeudi je devais me présenter à 12h10 pour un départ à 13h10. J'ai dû donc me lever à 5h du matin pour me rendre à l'aéroport de Chicago. J'ai dû garer ma voiture dans un parking d'hôtel à proximité, comme je n'ai plus le droit de me garer dans le parking réservé aux employés. (Depuis le 11 Septembre, seuls les employés basés à un aéroport peuvent utiliser le parking d'employés.) Et après avoir pris une navette de l'hôtel pour l'aéroport, j'ai pris l'avion, Independence-Air, vol 1155, en GP.

Si le vol est annulé, retardé, ou plein, je dois avoir un back-up—un deuxième vol qui m'amènera à Washington avant 12h10. C'est pour ça que je dois me lever si tôt. A 22h45 ce jour-là, j'entamais ma dernière arrivée après avoir volé 4 branches et plus de 8 heures, et après avoir zigzagué entre les orages féroces de la Caroline du Sud. Et pour utiliser le langage militaire, notre vol est devenu une véritable mission: celle d'amener nos passagers à destination, sains et saufs, malgré la météo, la fatigue, et aussi nos problèmes personnels.

La FAA et notre compagnie ferment un oeil sur cette pratique courante. Notre compagnie a estimé qu'il y a plus de 60% de nos pilotes qui voyagent pour se rendre au "bureau," et certains voyagent même la nuit entière, car ils vivent sur la Côte Ouest.

En croisière, entre deux communications radio, j'avais demandé à Colleen à quelle heure elle s'était levée pour se rendre au travail. Elle n'a rien dit, mais avec ses doigts elle m'a montré le chiffre 4. Je lui est rendu le signe avec un "5". On sait tous les deux que cette pratique est dangereuse, et on profite qu'il n'y ait pas encore de caméra pour se répondre.

Je décide enfin d'aborder le sujet au restaurant ce matin, et en plantant ma fourchette dans l'omelette, je lui demande si elle a appelé son mari. En reposant sa tasse de café, elle me répond que oui, qu'elle ne lui fait plus la gueule, et que ce que je lui ai dit hier soir, en vol, l'a beaucoup aidée. Je souris et je repense à notre longue conversation à 28.000 pieds dans le cockpit, nos visages éclairés par 6 écrans.

Après la dispute avec son mari, je savais qu'on devait en parler pour son bien, et le mien aussi car une arrivée orageuse nous attendait. Et on était tous les deux fatigués.

Piloter est notre rêve, mais avoir une famille c'est une réalité avec laquelle on doit vivre. Je lui ai fait comprendre que ce n'est pas facile pour n'importe qui de s'occuper de 3 enfants, pendant que sa femme réalise son rêve 4 jours par semaine. Elle resta silencieuse, perdue dans ses pensées. Alors, je lui ai demandé si ses enfants étaient au lit, sains et saufs.

Dans l'obscurité du cockpit, je pouvais voir son visage acquiescer lentement. "Alors, ton mari a rempli sa mission parfaitement."

Post Scriptum :

Pilote français aux Etats-Unis—30 ans plutôt

A la suite de cet écrit, j'ai reçu un message d'un ancien pilote de ligne français aux Etats-Unis. Michel était Commandant de Bord à Eastern Airlines. Maintenant à la retraite, il vit à Atlanta. Il m'écrit la chose suivante :

Once again forgive me for writing in English Danny, I am too ashamed of my French... And, once again I want to tell that you wrote about a subject, and events that I have lived during my own aviation journey... Superb, well done, and to the point... Commuting: I did that for a few years also, the anxiety of missing the trip, the added fatigue, the extra hours away from home, etc., Right on my Friend! Ladies Crew Members: I saw their "arrival" with the airlines way back then, we had several at EAL that were very sharp and that had "paid their dues" in general aviation flying. We had no military types yet during my days with the airlines. In contrast, I had several male Crew Members that had been part of "The Blue Angels" or the "Air Force Teams," very sharp guys also, and surprisingly humble for fighter pilots unlike others I flew with, and I feel sure you know what I am talking about. Some of them had a very hard time accepting that the Captain came from general aviation... You are also right about the "Human aspect" of sharing the cockpit with a Crew Member having personal difficulties, that's when the Captain must also be a Counselor and a good one at that... You too have paid your dues Danny... Enjoy the ride. Mike L. Cap10Mike.

Liberté, égalité, expatrié

28 août 2004 à 6h35

Ce matin je suis assis sur un banc d'Eglise avec ma famille. C'est Dimanche, le jour du Seigneur, et les Américains prennent ça sérieusement.

Josh est un jeune homme en uniforme de Marines. Il est en train de parler au pupitre. La congrégation l'écoute. Et notre pasteur n'aurait pas pu avoir autant d'attention.

Josh est un jeune policier de notre petite ville, et comme beaucoup de réservistes, il a été appelé à servir en Irak. Dans quelques jours, il partira sur le front pour 8 mois. Sa femme est assise devant moi, et je ne peux pas voir si elle est triste ou fière. Ses deux enfants en bas âge sont silencieux. Aux yeux de la communauté, il a déjà atteint le statut d'héros. Et ici, on adore les héros.

Josh est plutôt menu pour un Marine. Il porte des lunettes et a la coupe de cheveux typique. Son uniforme noir, style garde de la Maison Blanche, avec ceinture et pantalon bleu, est très beau. Il parle doucement et nous raconte que ça fait 3 ans qu'il est un réserviste. Il a renouvelé son engament chaque année même en sachant qu'un jour il pourrait être envoyé sur le front. Il savait qu'il y avait une raison pour laquelle il devait servir, une raison qu'il ignorait encore mais qui était plus forte que lui.

Et la congrégation sourit, satisfaite.

En l'écoutant, un texte écrit par Antoine de St Exupéry traversa mon esprit. Il raconte sa rencontre avec des pilotes américains pendant la seconde guerre mondiale; il était épaté par leur enthousiasme et leur volonté de servir dans un conflit si loin de chez eux. St Ex défendait son pays, son patrimoine, sa terre. Les pilotes américains, eux, menaient une croisade spirituelle et défendaient des idéologies, comme la liberté ou l'égalité. Ce qui était épatant, c'est qu'ils le faisaient avec autant d'enthousiasme et de volonté que les Français.

Et ce matin, depuis un banc d'Eglise, je n'en avais pas le moindre doute.

J'ai évidemment une pensée émue pour ma famille qui s'est battue pendant les deux guerres pour que je puisse vivre libre en France. Pourtant j'ai fait mes valises dès que j'ai atteint la majorité. J'ai fait mon service, et j'ai quitté ce pays à la poursuite de mes rêves.

Je ne me suis même pas retourné.

Tu quittes ta famille, tes amis, ta culture, la seule vie que tu connaisses. Tu vas vivre dans un pays où tout est différent. Malgré tes efforts surhumains de t'intégrer, ton accent sera comme un signe indélébile, un rappel constant, que tu n'es pas d'ici, et que tu ne feras jamais partie d'ici. En même temps ton Français s'appauvrit, tes parents vieillissent, tes amis se marient. Et quand tu ouvres la bouche, les gens répondent par un "Where are you from ?" Etre expatrié, ce n'est pas facile et beaucoup de livres ont été écrits à ce sujet. Ces livres sont souvent lus trop tard, par ceux qui s'y étaient essayés.

Beaucoup de Français échouent parce qu'ils laissent tomber trop tôt. Ils laissent tomber, non parce que les Etats-Unis n'offrent pas d'opportunités, mais parce que la France leur manque de trop. Quand cette douleur devient insupportable, ils choisissent alors de vivre dans un endroit qu'ils aiment, plutôt que de choisir d'aimer ce qu'ils font. L'ironie, c'est qu'ils n'aiment pas vraiment la France, mais pour eux, c'est plus supportable que de vivre à l'étranger.

Alors ils rentrent chez eux, et racontent que c'était trop dur, et que personne n'embauchait.

Puis ils vont aller acheter un livre.

Je connais une jeune fille française de mon âge qui, malgré le fait qu'elle soit copi chez nous, est très malheureuse. Elle me confie qu'elle se lève tous les matins et se demande ce qu'elle fait ici. Elle est là, seule, aux Etats-Unis, et toute sa famille est sur un autre continent. Je lui ai alors conseillé de trouver quelqu'un, et de créer sa propre famille. Elle m'a dit qu'elle était déjà sortie avec un ou deux Américains, mais qu'elle ne les aimait pas: "Ils ne me comprendront jamais. Ils ne peuvent pas." Son Français est bien meilleur que le mien. Mais ça fait 6 ans que je ne suis pas rentré.

Oui je pense à la France, et ce Dimanche à l'Eglise, je pense à ma famille. Je pense à mon arrière grand-père qui s'est battu pendant la première guerre mondiale. Un jour, un allemand qu'il avait fait prisonnier a sorti des photos de sa femme et de ses enfants. Mon arrière-grand père avait lui déjà 7 enfants et fut très ému. Dans une guerre inhumaine, il a montré beaucoup d'humanité, et il a discrètement permis à cet allemand de partir pour rejoindre sa famille.

Je pense à son fils, mon grand-père, qui s'est engagé dans la Marine française à l'âge de 17 ans. Il a passé la seconde guerre mondiale sous la mer, dans l'enfer des sous-marins. Il était un timonier—le pilote du sous-marin. Un sacré pilote, d'ailleurs, car il était sorti premier de l'école de timonerie. Il a perdu beaucoup d'amis, il a évité beaucoup de mines, et il a eu beaucoup de chance. Et lorsqu'il a pris sa retraite, il avait atteint le grade de Capitaine de Vaisseau—l'équivalent de Colonel.

Et je pense à son fils, mon père, qui, dès l'âge de 19 ans, a servi dans le Génie, et 8 ans plus tard, avec la naissance de son premier enfant, il a eu l'opportunité d'aller à St Cyr pour devenir officier. Mais il ne voulait pas nous donner la vie de militaire de carrière dans laquelle il avait grandi : déménager tous les deux ans, changer d'école constamment, et ne jamais avoir de vrais amis. Il a pris la décision de ne pas saisir cette opportunité. Et il a quitté l'Armée.

Je ne peux qu'être admiratif des sacrifices que ma famille a fait.

Quant à Josh, il vient juste d'apprendre que sa femme est enceinte avec des quintuplés !

Le Corps des Marines lui a bien sûr proposé d'annuler son affectation pour qu'il puisse rester près de sa famille. Il venait de finir son entraînement dans le désert de Mojave où il était chef de section. Il m'a confié que ses hommes s'étaient entraînés avec lui, et qu'il ne voulait pas les laisser tomber. Et après avoir beaucoup prié, avec sa femme, il a pris la décision de refuser cette offre et de partir en Irak.

Cette décision lui a valu une dizaine d'interviews dans la presse américaine. Son histoire est parue sur NBC, CNN, CBS, et d'autres chaînes de télé locales. Alors que les politiciens débattent la guerre à Washington, un futur père de 7 enfants se porte volontaire. Les donations arrivent par milliers. Les Américains l'adorent.

Oui, ils ont leur héros.

Moi, j'ai les miens.

Des arrivées comme ça...

1 septembre 2004 à 4h36

Des arrivées comme ça, on ne les oublie pas. En finale, piste 4R, à Boston. Il est 22:30, et la vue depuis ce cockpit est imprenable. Le port est délimité par ses lumières, la mer est noire. Les lumières d'approches s'étendent au-dessus de l'eau. Le seuil de piste est éclairé, la voix synthétisée dans le cockpit annonce "FIVE HUNDRED."

Du coin de l'oeil, je peux voir Colleen, une blonde de 35 ans, ancienne pilote de l'aéronavale, ranger la checklist. Puis elle pré-programme la fréquence sol sur la VHF1 entre nous. Je lève les yeux, d'une main j'appuie sur le bouton de l'intercom qui se trouve sur les commandes, et j'annonce: "I guess it's time to earn my money."

Je bouge mon pouce gauche de l'intercom vers un bouton rouge juste au-dessus, j'appuie, et l'alerte de déconnection du pilote automatique retentit dans le cockpit. Le compensateur électrique est juste au-dessus du bouton rouge, et mon pouce le frôle. Je tire lentement sur les commandes et j'anticipe avec la manettes des poussées.

Ce matin j'étais au bord de la piscine dans un hôtel en Caroline du Sud. Ce soir, je serai dans le Sheraton de Boston. Et je passe mes journées à voler. A jouer à ce jeu vidéo qui vaut la modique somme de 20 million de dollars.

Sur le côté de la piste les lumières rouges et blanches du VASI révèlent un bon plan d'approche. Dans le cockpit, mes yeux scannent l'EFIS gauche, 68% est affiché sur les N1, les volets sont à 45 degrés, le train est sorti, indiqué électroniquement par 3 carrés verts. Les lumières de pistes commencent à bouger.

Un petit coup d'aileron de quelques degrés, et je corrige sur l'axe, la longue ligne de lumière blanche au milieu de la piste a l'air d'être centrée. A 145 noeuds et à deux cent pieds sol, les lumières d'arrivées rouges et blanches défilent et disparaissent sous mes pieds.

Boston s'arrête. Et moi, je reprends mon souffle.

"ONE HUNDRED," je ramène lentement les manettes, les lumières du centre de la piste ont l'air de s'accélérer au fur et à mesure que je m'y approche. 4R à une longueur de 10,000 pieds, alors je m'applique. Le train gauche touche brièvement avant le train droit. Je tiens le manche, et la roulette de nez reste en l'air quelques secondes de plus. Puis je la ramène doucement. Je frime.

Dans ce jeu vidéo, je n'ai qu'une seule vie.

Ma main droite sur la manette glisse vers les reverses. J'attends le clique. Colleen m'annonce: "Ground spoilers deployed, both in reverse." Je tire sur les reverses. Mes pieds glissent vers le haut des palonniers. L'avion décélère. Et ma poitrine se colle contre les ceintures...

Comprendre mon métier

10 octobre 2004 à 1h05

Je suis chez moi à Chicago, il est 16:30, et j'emballe mes affaires sous les yeux curieux de ma fille de 3 ans. Je pars dans une demi heure pour me mettre en place à Washington. J'arriverai sûrement vers 23h locale à l'hôtel. J'ai un report à 5h20 demain matin. Je ne verrai pas ma famille pendant 4 jours.

Alors pendant que je prépare mes affaires, j'explique à ma fille, Marie, la manière la plus efficace de faire une valise. Elle m'écoute en silence. Tu roules les jeans, tu mets les chaussettes dans les chaussures de tennis, tu mets le pull ici, les tee-shirts là. J'attends jusqu'à la dernière minute pour mettre l'uniforme. Elle sourit. Je sais qu'elle ne comprends pas grand chose, mais ça fait du bien de lui parler. Et en la regardant, c'est moi qui ne comprends pas pourquoi je dois partir.

Ce fut un mois meurtrier pour les compagnies aériennes aux Etats-Unis. Il y a eu l'anniversaire du 11 Septembre, 4 ouragans en 6 semaines, un prix du pétrole toujours aussi élevé à 53 dollars le baril—presque un record. US Air va sûrement fermer ses portes, Delta va déclarer faillite dans quelques mois. United n'arrive plus à en sortir. Les PDG démissionnent, comme celui de Northwest et de Song. Les retraites des pilotes sont sur le point d'être annulées. Je suis un pilote français aux Etats-Unis qui ne cherche plus à comprendre.

La météo fut assez destructive. Même si les ouragans n'ont jamais atteint notre hub, on y a senti des effets importants avec des vents en rafales, des orages, et même des tornades. J'étais dans la salle d'équipage de Washington-Dulles, il y a trois semaines, lorsque 6 tornades sont arrivées. Les contrôleurs à la tour ont tous évacué après avoir lancé un "EVACUATE! EVACUATE!" sur la fréquence.

Sur ce, tous les avions au sol ont ouvert leurs portes et ont évacué. Une scène impressionnante digne d'un film américain. Les passagers et les équipages ont couru vers les terminaux sous une pluie battante. Moi, avec d'autres pilotes, on était planté devant la vitre de la salle d'équipage, paralysés et hypnotisés par le spectacle, à essayer de plaisanter dans une tension insoutenable.

On savait que tout cela nous coûtera très cher, trop cher pour une compagnie comme la nôtre, qui ne vise qu'à avoir une marge de profit de 5 dollars par passager. Oui, je suis un pilote qui ne peut pas comprendre l'impact d'une telle météo sur notre réseau—avec des vols annulés, des équipages bloqués, et des déroutements à 53 dollars le baril.

Mais c'est l'Amérique, alors on continue à se battre. Et on continue à se vendre.

J'étais dans un resto à l'aéroport de Boston le mois dernier, lorsque une dame nous a demandé pour quelle compagnie on travaillait. Ma copi a sorti immédiatement une carte de visite de son porte-feuille, puis elle a fait un speech de quelques minutes. J'étais vraiment épaté. Maintenant je fais la même chose, et j'ai même réussi à distribuer quelques cartes de visites, bien que je ne sois pas aussi bon à la vente. Les Américains savent se vendre et le font très bien. C'est presque dans leurs gênes. Mon fils a 5 ans, et son école maternelle le pousse déjà à faire du porte-à-porte pour vendre des chocolats. Franchement, ça me rend fou, mais je ne cherche plus à comprendre.

Et on se bat également pour économiser du pétrole. On utilise l'APU au minimum, on ne taxi qu'avec un seul moteur allumé, et on met même la pression sur les contrôleurs lorsque l'espacement entre avions est plus élevé que le minimum requis. Oui, les pilotes ici pilotent leurs avions comme si c'était eux qui payaient la facture. Puis, ils vont au resto et distribuent des cartes de visite.

Avec le lancement de notre nouvelle compagnie, Independence Air, l'aéroport de Washington-Dulles a été projeté au 4e rang des aéroports les plus fréquentés au monde, derrière Chicago, Atlanta et Dallas Forth Worth. L'année dernière, Washington n'était que 20e. Les contrôleurs sont donc maintenant débordés, stressés, et essaient péniblement d'ajuster. Et ma compagnie essaie de survivre parmi des retards incessants, et des contrôleurs incompétents—lorsque ceux-ci n'ont pas évacué la tour.

On est en vent arrière piste 19R à Dulles. On fait la Barin FMS transition. C'est une vent arrière au FMS, qui nous permet de ne pas franchir l'espace aérien de Washington National (l'aéroport au centre ville) sur notre droite. On est en descente.

Mon copi qui est le pilote en fonction affiche 3000 pieds, puis sélectionne "VS" (vertical speed) et affiche 2.0. L'aiguille du vario électronique pointe vers 2000 pieds par minute, le nez de notre jet se met en piqué, et mon copi ramène les manettes des poussées vers "flight idle." L'aiguille électronique du badin ne bouge pas: 250 noeuds.

Le contrôleur nous demande de changer de fréquence: 125.8. J'affiche la fréquence sur le mode stand-by d'une des deux RTU, puis je la sélectionne en active. L'ancienne fréquence passe en stand-by:

"Potomac Approach, Independence 1178 with you, 3000."
"Independence 1178, Potomac Approach, turn left, heading 270."

On affiche. Le pilote automatique suit. L'aile gauche se baisse. Puis on tourne en dernier virage 19R. Un dernier coup d'oeil sur la carte Jeppesen et sur les instruments.

On est derrière un "trafic" qui est à 5 nautiques devant nous. Je demande au contrôleur si c'est un "heavy." Non, c'est un 737. Alors je lui demande des explications. Pourquoi sommes nous à 5 nautiques? Pourquoi avoir allongé une vent arrière pour avoir un espacement de 5 nautiques lorsqu'on pouvait avoir 2 nautiques et demi? C'est de l'espace gaspillée, c'est de l'essence gaspillé, c'est de l'argent gaspillé—mon argent.

Mais le contrôleur n'offre aucune réponse, ce qui me stresse. Je dois l'ignorer, mais je ne peux pas. Je dois me concentrer sur l'arrivée, mais je n'y arrive pas. L'argent me préoccupe. Je ne comprends pas. Le manque de compétence des contrôleurs me préoccupe. Je suis un pilote de ligne américain, et donc je suis aussi un homme d'affaires. Après tout, on vole tous comme si c'est nous qui devons payer la facture.

Il est presque 17h et mes chaussettes sont dans mes chaussures de tennis. Mes jeans sont roulés. J'y rajoute un maillot de bain. Mon ibook. Je ferme mon sac. J'enfile mon uniforme. Il est temps de partir. Une nouvelle semaine, une nouvelle rotation, et de nouvelles histoires. Marie, avec ses yeux bruns et ses cheveux blonds me sourit, et elle me tend la main. Qu'est-ce qu'elle est belle. Qu'est-ce qu'elle va me manquer. Dans cette vie, dans ce pays, je ne comprends pas grand chose.

Mais lorsque je regarde Marie dans les yeux, je comprends tout.

Post Scriptum :

Pilote français aux Etats-Unis—30 ans plutôt

A la suite de cet écrit, j'ai reçu un message d'un ancien pilote de ligne français aux Etats-Unis. Michel était Commandant de Bord à Eastern Airlines. Maintenant à la retraite, il vit à Atlanta. Il m'écrit la chose suivante :

Another super article Danny, and this one says it all regarding fuel conservation. It was my secondary job at Eastern Airlines when I was not flying the line, so believe me, I understand what you are talking about. In truth, the Captain of an Airliner is the Manager of a multibillion dollar "Business," and indeed holds the future of his career in his hands "with the throttles"... At Eastern, at the time I was involved with fuel conservation, we had 1,500 daily departures and an annual fuel bill of 1.2 billion dollars. (Hell, I am not even sure how many zeros it takes to write that amount) so just think of the impact of saving even a mere 100 pounds of fuel per flight back then when it was averaging 15 cents a pound! Outstanding article as always Danny, PLEASE keep them coming. Mike.

Pilote de Ligne 2.0

9 novembre 2004 à 7h32

On dit que les pilotes n'aiment pas aller aux enterrements, car ils ne veulent pas être rappelés de ce qu'il peut leur arriver.

Le jour où sa femme donnait naissance à des quintuplés, il y a juste 3 semaines, mon pote Josh était sur le toit d'un bâtiment en Irak. Josh vit le premier obus qui atterrit en plein milieu de la rue, plus bas. Il se tourna immédiatement vers ses hommes, en hurlant: "IN-COM-ING!!" Par contre, il ne verra jamais le deuxième, qui lui atterrit directement sur le toit, et dont les éclats brisèrent son bras et son pied, et fracturèrent ses doigts.

Sa femme ne reçut la nouvelle du Département de la Défense qu'après l'accouchement. Les 5 bébés étaient tous en condition stable, jusqu'à la semaine dernière.

Je viens de passer 3 jours dans une salle de classe à Washington pour le renouvellement de mes qualifs. On a passé une journée à discuter la réglementation aérienne, et deux jours à revoir les systèmes de l'avion. On avait également un cours de CRM (Cockpit Resource Management) où l'on revoit des rapports d'accidents, le travail en équipage, et les erreurs à ne pas faire.

Les cours sont donnés évidemment par des instructeurs. Certains sont meilleurs que d'autres. Peu ont mon respect. J'ai trouvé que beaucoup de pilotes de ligne se "cachent" dans l'ambiance stérile des centres de formation des compagnies, car ils ont peur de voler dans le "real world."

Ils ont peur de voler 90h par mois dans la densité du trafic aérien actuel, de nuit, avec des météo pourries, fatigués, après avoir été en service pendant plus de 12 heures. Ils volent évidemment de temps en temps—peut être une vingtaine d'heures par mois—et bien qu'ils connaissent le "sim world" par coeur, ils ne sont pas aussi à l'aise dans le nôtre.

L'instructrice de CRM aujourd'hui s'appelle Lauren. Elle est blonde et a 35 ans tout au plus. Elle est mignonne, mais elle m'ennuie. Elle raconte que l'autre jour, elle a eu sa première urgence—de la fumée dans les toilettes au départ de Chicago. Et elle en est fière.

Je l'écoute, désintéressé. Je n'arrive surtout pas à croire que jusqu'à maintenant, celle qui m'enseignait CRM, chaque année, n'avait en fait jamais vécu d'urgence. Elle nous décrit le vol en détail. Le message en rouge "Toilet Smoke" sur les EFIS, l'adrénaline, le battement de coeur, l'appel de l'hôtesse. Celle-ci lui confirme la présence de fumée. Lauren balbutie, et réussit à dire: "Do what you got to do and call me back." Elle ne donne aucune instruction précise. Et du fond de la classe, je secoue la tête en silence. Alors, immédiatement, Lauren va à la radio et déclare une urgence. Le copi était le pilote en fonction et après une descente et quelques checklists, pose l'avion en douceur sur l'une des pistes de Chicago.

Lauren sourit à la fin de son histoire. Si j'étais toi, je ne sourirais pas. Tu viens de perdre le peu de respect que j'avais pour toi. Les instructeurs sont bons dans une salle de classe, mais pas très bons dans la pratique. En anglais, on dit que "those who can't, teach."

Donc arrête de sourire, Lauren. Notre métier est difficile, et tu t'en rends compte quand tu voles. Tu n'a même pas mis ton masque à oxygène comme le veut la procédure. Tu n'as même pas briefé ton copi. Tu n'as pas gardé ton sang froid.

Le pilote de ligne d'aujourd'hui est bien différent de celui d'avant. Nos avions sont bourrés d'électroniques, et nos instruments ont été remplacés par des écrans EFIS. Les écrans ont jusqu'à 256 couleurs. Et pour les ingénieurs qui les ont conçus, il n'y a pas de limite quant à la symbologie.

[Image] http://geocities.com/askdanny/CRJcockpit.jpg

Sur les six écrans allumés devant nous, certains mots sont encadrés, d'autres ne le sont pas. Certains apparaissent en rouge, d'autres en orange, en blanc, ou en vert. De l'horizon artificiel jusqu'à l'indication de sortie de trains, en passant par la température des freins, ou la position des ailerons, tout est dessiné électroniquement. Le pilote d'aujourd'hui doit non seulement se battre contre les météos, il doit se battre contre l'informatique capricieuse et programmée par des humains.

Donc le lendemain, en cours de systèmes, on ne parle que de ça. Et on se moque d'un équipage Comair qui avait eu une indication d'un feu moteur gauche et qui avait vraiment cru qu'il y avait un feu. Ils auraient du savoir que lorsque tu reçois une indication couleur jaune "FIRE FAIL" sur tes EFIS, et que tu essaies d'isoler le problème en choisissant une des loupes, tu recevras une indication rouge "LH ENG FIRE" soit sur la "LOOP A" ou "LOOP B". Ils ont évidemment éteint le moteur gauche alors qu'il n'y avait même pas de feu. Et nous, assis dans une salle classe, on a bien rigolé.

On se moque également d'un équipage, qui, en vol, a cru que la gouverne de direction était bloquée complètement à droite, à cause du symbole sur la page "FLT CTL" qui montrait la gouverne à droite. Ils auraient du savoir que lorsqu'il y a un problème avec les sondes de la gouverne, celle-ci sera dessinée en "full deflection," et que ça n'a rien avoir avec sa position réelle.

On devient tellement méfiant de ces ordinateurs que lorsqu'on reçoit un "warning" sur nos EFIS, on croit d'abord que c'est une fausse alerte. D'ailleurs, ce n'est que trois jours après le vol de Lauren que son copi apprit qu'il y avait eu effectivement de la fumée confirmée à bord. Il croyait que l'indication en rouge, "Toilet Smoke," avait été due à un problème électronique.

Le véritable boulot de pilote et donc de savoir "manager" ses ordis et de pouvoir discerner les fausses alertes des vraies. Le pilote d'aujourd'hui doit pouvoir réparer un bug informatique à presque 1000 km/h et à 35000 pieds d'altitude. Il sait que s'il a tort, il aura des explications à donner à son Chef Pilote. Et beaucoup riront dans les salles de classe des centres de formation. Ca, c'est au meilleur des cas.

Au pire, il sera mort, rendant une enquête très facile. C'est la faute du pilote et non de la machine, car il aurait du suivre la procédure. Et oui, pas de bol, mon pote, cette fois-ci, ce LH ENG FIRE était vrai.

Nous sommes une nouvelle génération de pilotes. Celle qui ne tape plus sur le verre d'un instrument pour voir si l'aiguille de la pression d'huile est bloquée. Nous sommes une génération de pilotes qui doit comprendre l'informatique et résoudre ses problèmes alors qu'on traverse, à 80 % de la vitesse du son, les espaces aériens les plus encombrés au monde,. On essaie de survivre la version 1.0 du programme, avant que la version 2.0 ne nous batte.

C'est pour ça que beaucoup de pilotes, comme Lauren, deviennent instructeurs. Et c'est pour ça que depuis le fond d'une salle de classe chaque année, je secoue ma tête.

Aujourd'hui, c'est vendredi, et j'entre dans une maison funèbre de ma ville. Josh se tient au milieu de la salle. Je lui serre la main gauche, et j'avale ma salive: "Good to see you, Josh. Welcome back."

Il me sourit derrière ses lunettes rondes. Il a perdu beaucoup de poids. Il se tient sur ses béquilles, et son bras droit est dans une espèce de support. Il y a plein de monde, dont des marines en uniforme. Je cherche une chaise avant que le mémorial ne commence. Un petit cercueil de la taille d'un bébé est placé vers l'avant, l'un des cinq bébés venant de décéder la semaine dernière.

Je me rends compte que, comme Josh était dans un hôpital militaire à Washington pendant ces trois dernières semaines, il n'a jamais vraiment connu ce bébé.

Sa femme est là aussi, à ses côtés, et je remarque les cinq bracelets d'hôpital autour de son poignet. Je trouve une chaise. On passe des mouchoirs. Et la musique commence.

Je déteste les enterrements.

Ils ne m'ont jamais autant rappelés mon boulot.

Se battre pour le rêve

6 décembre 2004 à 11h10

Ca fait 5 jours que la "deadline" pour cette demande de poste a été passée. Je meurs d'impatience.

On a décidé de ralentir la livraison d'Airbus pour l'année 2005 à cause de nos problèmes financiers. Ma compagnie ne marche pas aussi bien que prévu. Ils ont même parlé de faillite s'ils n'arrivent pas à renégocier les "leases" sur les CRJ-200.

On n'aura que 10 Airbus d'ici le mois de Juin, au lieu des 16 prévus. Si on arrive à survivre jusqu'au mois de Juin.

Ma compagnie avait publié une dernière demande de desiratas pour ses pilotes. Il n'y avait qu'une douzaine de postes ouverts pour la place droite et la place gauche de l'Airbus. Les postes sont attribués par ancienneté. Il y a 24 places totales, et je suis numéro 310 sur 1400 pilotes.

Ancien mais pas si ancien que ça quand t'as seulement 24 postes ouverts pour le reste de l'année...

J'ai décidé maintenant qu'il faut que je décroche la place droite à tout prix, car même une formation de copi te donne une qualif de type sur Airbus. Si ma compagnie ferme ses portes, j'aurai un "competitive advantage" pour trouver du boulot. Et si la compagnie est rachetée alors mon boulot sera peut être épargné. Ma carrière de pilote en dépend. En tant que pilote, je me prépare au pire.

J'attends les résultats avec impatience. Je me ronge les ongles. J'espère un miracle, un coup de bol.

Je viens de passer le mois dernier à mener une véritable campagne: A chaque fois que je rencontrais un pilote plus "ancien" que moi, j'essayais de le convaincre de rester sur CRJ. Je lui disais que USAir allait faire faillite et que nos commandes d'Airbus allaient augmenter.

Je lui disais d'être patient. S'il prenait la place droite sur Airbus, il serait évidemment bloqué pendant 3 ans. Je souriais, je jouais le gars qui savait de quoi il parle. Bref, je menais une véritable compagne politique, et je me battais pour mon future, pour décrocher une des 12 places copi sur Airbus. Pour cette qualif de type; pour cette experience sur un "narrow-body." Bienvenue dans le corporate world des Etats-Unis, où on s'accroche à nos boulots comme si c'était de l'oxygène.

Ca fait plusieurs jours que la "deadline" pour cette demande de postes a été passée. Je meurs d'impatience. J'essaie d'appeler mes contacts perso dans le Crew Resource Department de ma compagnie pour savoir si quelqu'un sait déjà. Ce matin j'appelle Melissa, et elle me confie qu'elle peut me dire les résultats... cet aprème.

Cette qualif de type peut être la différence entre la continuation de mon rêve ou sa perte.

Numéro 310 avec seulement 24 postes Airbus, c'est pas gagné.

Mais dans ma vie, je me suis déjà battu contre des probabilités plus faibles.

A l'autre bout du fil, Mélissa, qui se trouvait à Washington, DC, avait les résultats dans ses mains. Je repris mon souffle. J'étais dans la station des opérations à Pittsburgh, en train d'attendre mon vol, et poliment, je lui demandais si elle pouvait me donner ces résultats, en avance, par téléphone.

Mais elle me répondit que non, et bien que déçu, je n'étais pas surpris.

Je savais que notre syndicat avait insisté au près de la compagnie que tous les résultats soient publiés en même temps. Et Mélissa n'allait pas faire d'exceptions.

Alors je lui ai demandé si, de l'autre bout du fil, elle avait le droit d'acquiescer. ("If I got it, can you nod?")

"Sure, I can," me répondit-elle.

Après une pause, je lui demandai: "So, did you nod?"

Elle rit: "Yes, I did!"

Ma campagne a donc réussi. Je l'ai eu.

Et ce soir je viens d'apprendre à travers notre "Crew Portal" sur internet que ma date de formation copi Airbus sera pour le 17 Janvier.

Un commandant de bord

12 janvier 2005 à 16h39

Au lieu d'écrire dans mon journal, je ferais mieux de mettre mon carnet de vol à jour. Avec plus de 80 heures par mois, 35 destinations, des arrivées IFR presque à chaque vol, et des vols de nuit plus nombreux que de jour, mon carnet est devenu un véritable casse-tête.

Mais avec mon ibook ouvert devant moi, sur le bureau, à l'hôtel, je ne peux pas m'empêcher d'écrire.

Le VOR "JFK" avait doucement apparu sur mon Multi-function Flight Display hier soir. La nuit était noire, mais le ciel était clair sur la Côte Est, à FL 290.

Nos visages étaient faiblement éclairés par les écrans devant nous, et je regardais en bas sur ma gauche pour voir l'île de Manhattan et à sa gauche New Jersey, à sa droite Long Island. Je ne pouvais voir ni Kennedy, ni Laguardia, ni Newark, mais ces aéroports apparaissaient clairement dans mes pensées. Par contre, à 29.000 pieds plus bas, le contour illuminé des gratte-ciel était net. Je gardais le spectacle pour moi, car je ne voulais pas interrompre mon copi.

Les nouvelles annoncées par la compagnie il y a juste 3 jours étaient terribles. Plus de 500 pilotes allaient être licenciés dans les prochains mois. Ca veut dire pratiquement tous les copis. Certains commandants de bord vont être déplacés vers la place droite, avec réduction de salaire bien sûr. Je vole donc avec des gars qui vont perdre leur boulot. Le pire c'est qu'ils perdent leur boulot dans une économie patineuse et dans une industrie déjà meurtrie. Dans la nuit, je les écoute quand ils me parlent. Et je ne veux surtout pas décrire ce spectacle imprenable de la ville de New York, un spectacle qu'ils ne sont pas prêts de revoir.

A cause de ces licenciements, je ne sais pas ce que va devenir ma formation Airbus. J'ai appelé le "training scheduling," hier, après avoir appris que certaines classes ont été annulées. Ils auraient dû me rappeler mais ne l'ont toujours pas fait. Je me demande quand je partirai en formation, le 17? Le 24? Le 31? Jamais? Quant à mon copi, un père de deux enfants, lui se demande ce qu'il va faire dans quelques mois pour gagner sa vie. Alors, je garde mes "problèmes" pour moi, par respect pour cet homme d'une quarantaine d'années, dont le rêve arrive à sa fin.

Bien sûr les licenciements peuvent empirer, et la compagnie peut fermer ses portes. D'ailleurs, historiquement, aucune compagnie n'a survécu après avoir licencié plus de 30% de ses pilotes. Dans ce cas-la tout le monde sera au chômage. Et je regretterais sûrement d'avoir écrit dans mon journal — au lieu d'avoir mis mon carnet de vol à jour pour une future demande d'emploi.

Oh, well. Je maintiens que c'est le plus beau métier du monde. Mais c'est une carrière difficile, et la beauté de ce métier est souvent gâchée par ses insécurités. Je n'essaie donc pas trop de penser à mon avenir. Je passe mes journées à rassurer ceux qui volent avec moi. Après tout, je suis le Commandant de Bord, et ils m'écoutent.

Je dois rester calme, bien que mes insécurités me rongent. Je ne dois jamais le montrer—et mon équipage ne peut jamais savoir—que j'ai des doutes. Je n'ai jamais été aussi inquiet, mais je n'ai pas non plus le droit de démoraliser ceux qui travaillent avec moi. Je suis le "Captain," et mon expérience est respectée.

Mes quatre galons donnent cette apparence d'un homme qui a toutes les réponses; d'ailleurs en stage Commandant de Bord, on m'avait expliqué qu'un Captain ne doit jamais avouer qu'il est à court de solution. L'équipage a besoin d'un "leader." Ils me suivent, ils m'écoutent, et ils prennent des décisions en fonction de ce que je dis. Mais à l'intérieur, je suis aussi perdu, et aussi pessimiste.

Dimanche dernier, quand je préparais mes affaires, et avant de partir en rotation, Gina m'a demandé si la compagnie allait faire faillite. Comme elle ne travaille pas, et qu'elle s'occupe de nos deux enfants, elle comprend que notre vie de famille, notre maison, et nos repas dépendent de moi, le "sole bread winner." Je suis un peu le commandant de bord de notre famille, et c'est une pression que j'ai plusieurs fois essayé d'ignorer, mais en vain. Je me suis alors rapproché d'elle, et je lui ai dit de ne pas s'inquiéter. Je lui ai dit que la compagnie allait survivre, et que je n'allais pas me faire licencier. J'ai même réussi à sourire.

Puis le soir, avant de partir, j'ai pris mon carnet de vol du tiroir de mon chevet.

Et je l'ai mis discrètement dans mon sac.

[Image] http://geocities.com/askdanny/article1.jpg

Post Scriptum :

Pilote français aux Etats-Unis—30 ans plutôt

A la suite de cet écrit, j'ai reçu un message d'un ancien pilote de ligne français aux Etats-Unis. Michel était Commandant de Bord à Eastern Airlines. Maintenant à la retraite, il vit à Atlanta. Il m'écrit la chose suivante :

Bonjour Danny, Comme toujours tes deux derniers articles me font revivrent les 26 ans de ma vie passés comme pilote de ligne : 13 ans à la place droite et 13 ans à la place gauche. Donc cher ami, je comprends très bien tes inquiétudes car moi aussi je les aient vécues; La liste d'ancienneté, les promotions, demotions, furloughs, mergers, crise et coût du carburant, et le pire bien sur la faillite de la compagnie et la fermeture des portes. Un jour tu as la plus belle profession au monde, et le lendemain tu te retrouve au chômage. Bien entendu je sais que la situation est même pire maintenant qu'elle l'était à mon époque (1963 – 1989). Qui aurait pu penser voir Pan Am. TWA. Eatern, etc. s'écrouler. Et qui aurait pu imaginer voir United en faillite et Delta qui n'en est pas loin ? Tout ce que je peux te recommander Danny, c'est de ne pas perdre « le feu sacré » que je ressens en lisant tes pages, et obtiens toutes les qualifications que tu puisses obtenir. Avec tous mes meilleurs vœux. Michel

Pince-moi, je rêve

15 janvier 2005 à 16h04

Après avoir quitté ton pays, ta famille, tes amis, et la seule vie que tu connaissais; après avoir bossé comme un malade pendant si longtemps; après avoir serré les poings quand tu voulais laisser tomber; souri quand tu voulais pleurer; espérer quand il n'y avait plus d'espoir; et continué à réaliser ton rêve lorsque la réalité était devenue un cauchemar; un email comme ça, de ta compagnie, tu n'es pas prêt de l'oublier. Ca y est. C'est officiel. Je pars en formation A320—dans deux jours!

Pince-moi, je rêve...

Date: January 14, 2005 Re: Airbus Training Dear Danny: Congratulations! The Independence Air Pilot Training Department has received notification that you are scheduled for Airbus training. Your class information is as follows: Class Start Date: 1/17/05 Class Start Time: 0830 Class Number: 5NF-03 Training Locations Your training is divided between IAD and MIA. Your training starts at IAD and is conducted at the Employee Center located at 515 Shaw Road, Sterling, VA. We will provide the Miami information during your first week. Manuals/Materials Some training materials are available prior to your class start date. You may pick these up at Technical Publications up to 60 days ahead of that date. Travel All travel from IAD to MIA will be positive space and arranged by the Training Scheduling office. You will receive your confirmation numbers while you are in training at IAD. Transportation While in Miami, Airbus provides each crew with a car. You will pick it up upon arrival at the airport. Further details will be provided with your travel information. Dress Code To maintain the professionalism you demonstrate while on the line, the dress code while you are in training is business casual (no jeans, shorts or t-shirts). Typical attire, particularly while in Miami, is khaki slacks and a collared shirt. And of course, shoes! Be warned, because of all the devices operating in the Airbus Training Center, the facility is maintained at a fairly low temperature. Training Curriculum The training curriculum or “footprint” is attached. Further details, such as days off and device schedules will be provided during your first week of training. ...

Apprendre à piloter

7 février 2005 à 23h26

Il est 17h et je regarde le foot à la télé, le Superbowl, où les pubs coûtent 80,000 dollars la seconde. J'ai un break dans ma formation Airbus, et je viens même de passer une semaine de vacances en Arizona.

La première semaine de formation a été assez facile: réglementation aérienne, saut dans les toboggans, gilet de sauvetage, masque à oxygène. Puis l'instructeur s'est dirigé vers le fond de la classe, et il a fermé la porte.

Les lumières se sont éteintes, et le film a commencé. Le film s'appelle "Common Strategy 2” et parle de la stratégie mise en place entre les pilotes de ligne, les contrôleurs, le Département de la Défense, et autres autorités en cas de détournement d'avion (c'est la version 2, car elle a dû être changée après les événements du 11 Septembre).

Cette vidéo a été réalisée par le gouvernement américain, et elle est évidemment "secrète." Je peux être incarcéré et/ou recevoir une amende de 10,000 dollars si je parle de cette stratégie commune en public. Donc, je ne vais pas le faire. Je vais simplement dire que quand le hub d'une compagnie est Washington, DC, les équipages prennent ça sérieusement. D'ailleurs, certains d'entre nous sont armés dans les cockpits. (Là encore, la liste des pilotes armés est secrète).

Je partirai Mercredi à Miami, où je finirai ma formation. Elle durera un peu plus d'un mois. Une fois sur place, on me donnera une chambre d'hôtel, une bagnole de location, un ordinateur portable et 4 CDs. Je passerai la semaine à visualiser ces CDs, et si j'ai des questions, on m'a dit qu'il y aura un instructeur disponible. Je n'ai jamais appris les systèmes d'un avion d'une telle manière, et je suis un peu appréhensif. Puis, j'aurai des tests théoriques et pratiques à passer avant de décrocher le Sacré Graal—la qualif de type A320.

Pendant mes vacances en Arizona, la semaine dernière, j'ai décidé de bosser les limitations de l'avion, car ce sont des nombres que tu peux apprendre sans avoir une connaissance des systèmes. J'ai appris la minimum oil temperature, minimum oil pressure, maximum taxi weight, take off weight, landing weight, zero fuel weight, maximum landing with tailwind; max headwind and crosswind with autoland; minimum autopilot disconnect altitude for an ILS, non-precision approach, airplane wingspan, length, etc... Puis, j'ai appris les "memory items"—les checklists d'urgence qu'on doit connaître par coeur.

En Arizona, sous un ciel bleu et des tempés dans les 20 degrés, j'ai également visité mon ancienne école de pilotage. Séquence émotion. Ca faisait presque 10 ans. Les cadres, là-bas, m'ont avoué qu'il est de plus en plus difficile à former des pilotes au niveau requis par les régionales, car ces compagnies ont maintenant toutes des jets. Transition difficile quand tu as appris à voler sur Cessna ou Piper. Sur jet, tu dois planifier ta descente 150 nautiques avant ta destination avec un taux de descente de plus de 3000 pieds par minute. Sur Cessna, ta nav entière faisait 150 nautiques.

Conséquence: à cause de ce fossé entre les écoles de pilotage et les régionales, beaucoup de pilotes échouent la formation initiale et se font renvoyer.

1200 heures de vol sur pistons avec instruments "classiques" et sans directeur de vol, ni pilote automatique, ne te servent pas à grand chose lorsque tu commences une formation sur jet régional, où tu apprends plus à manager un avion qu'à le piloter. La technologie et l'informatique des cockpits changent si rapidement qu'il est difficile pour un pilote sans expérience d'apprendre leurs systèmes, et de réapprendre à voler en même temps.

Je ne sais pas si mes 6000 heures de vol vont vraiment me servir pour la formation A320. Ce sera mon premier avion “fly-by-wire,” et le FMS—le cerveau de l'avion—est très différent des avions sur lesquels j'ai volés auparavant.

L'apprentissage du pilote se complique, non seulement à cause des changements d'avions, mais aussi de leur version. Nos CRJs ont été "upgraded" avec des EICAS 2000 en plein milieu de leur livraison, ce qui a changé nos procédures. Nos Airbus viennent également d'être améliorés avec de la nouvelle technologie. Une technologie que tu peux déjà trouver sur le nouvel A318.

Les compagnies, en ce moment en surplus de pilotes et en manque de cash, sont prêtes à licencier assez rapidement ceux qui ont des problèmes dans leur formation. Chez nous, on vient juste d'en licencier deux; sans doute de bons pilotes j'en suis sûr, mais à ce niveau-là, on n'apprend plus à piloter.

J'expliquerai un jour à mon fils de 5 ans, Tommy, cette transition vers l'aéronautique informatisée—les nouveaux EFIS, les nouveaux FMS, les nouvelles versions, les premiers avions fly-by-wire, et ma première formation théorique sur un ordinateur portable.

Si Tommy devient pilote de ligne, je suis sûr qu'il connaîtra ces changements, et il apprendra très vite qu'un bon pilote est celui qui sait s'adapter, et rien d'autre. Sa génération connaîtra de nouveaux avions, de nouveaux systèmes, peut être une nouvelle technologie.

Et sûrement aussi, une nouvelle stratégie commune.

Viva Airbus

24 mars 2005 à 19h36

Décidemment, ces hôtesses aiment beaucoup boire.

En escale à Orlando, on est sorti hier soir avec l'équipage, ce qui était pas mal. J'avais l'impression d'être en vacances. Il faisait bon, il faisait chaud. les filles ont beaucoup ri et beaucoup parlé. Je suis le nouveau gars sur Airbus, et elles voulaient sûrement que je me détende un peu. Elles m'ont parlé de leurs aventures; elles m'ont parlé des autres hôtesses, des bons pilotes et des mauvais. Les hôtesses sont effectivement les critiques les plus dures.

Puis, elles ont commandé d'autres bières et m'ont payé à boire.

Oui, hier, j'ai fait mon premier vol sur Airbus 319. Après 5 semaines de formation à Miami, je suis rentré chez moi la semaine dernière, qualif de type en poche. J'ai eu quelques jours de congés, puis je suis reparti pour mon lâcher en ligne qui dure 25 heures.

Le lâcher en ligne se fait... en ligne, c'est-à dire que mon premier vol sur cette bécane se fait avec des passagers à bord. Oui, les simulateurs "full motion" recréent des conditions si réelles, que nos premiers vols sont commerciaux avec, bien sûr, un instructeur PL à bord.

La météo était pourrie hier sur la Côte Est. Il pleuvait des cordes pour ma première arrivée sur l'aéroport de Washington. En finale, après avoir rentré les speedbrakes, j'ai déconnecté le pilote automatique. Je me suis concentré sur mon PFD—un de mes écrans devant moi où les informations concernant mon assiette, ma vitesse, altitude, cap et vario sont concentrées sur juste 20 cm carré.

Je me concentre sur mon directeur de vol, mon joystick, et encore une fois ma vitesse pour la sortie des volets et du train. Je suis en mode "managed speed," c'est-à-dire que les auto-manettes contrôlent ma vitesse, ou plutôt une poussée, basée sur la vitesse d'approche calculée au FMS. En auto-manettes sur Airbus, les manettes ne bougent pas, même si la poussée varie. Et avec le pilote automatique branché, le joystick ne bouge pas non plus, même en virage, en montée, ou en descente. Donc en IFR, on regarde ce PFD comme si notre vie en dépendait.

Mon joystick, qu'on appelle en fait un sidestick sur Airbus, est très sensible. Si je le poussais à droite pendant juste 1 seconde, l'avion se mettrait en virage à 15 degrès. On pilote donc cette bécane avec finesse, surtout à cause de sa vitesse. Une erreur de quelques degrées en finale peut faire la différence entre un atterrissage en sécurité et une sortie de piste—surtout si les vents sont importants et si la piste est mouillée comme celle d'aujourd'hui.

Et on n'essaie surtout pas de penser aux 132 passagers derrière nous.

On sort de la crasse à 500 pieds, les lumières apparaissent floues, alors je mets l'essuie glace en marche. Puis les lumières vertes de la piste 1R de Washington-Dulles, apparaissent immédiatement. Un petit coup de sidestick, une petite correction à droite à cause du vent. Le compensateur est évidemment automatique, et le retour de force sur les commandes est artificiel, recréé par des ordinateurs. Tout est informatisé sur cet avion: des gouvernes principales, jusqu'aux chiottes de l'avion.

Lorsque la voix synthétisée annonce "50" je ramène doucement les manettes sur "Idle" ce qui déconnecte les auto-manettes. Je tire un peu sur le manche. "Forty," "Thirty," "Twenty," "Ten", et lorsque les trains touchent le sol, l'avion commence à vibrer. Je maintiens un peu de pression vers l'arrière sur le sidestick, les spoilers sur nos ailes se déploient indiqués par des flèches vertes sur notre ECAM, la roulette de nez se pose lentement.

Je ramène les manettes vers les reverses ce qui augmente un peu la vibration, mes pieds sont sur les palonniers. Avec les reverses, le contrôle au sol est plus difficile, alors je les rentre doucement dès que ma vitesse atteint 80 noeuds. Mon instructeur me félicite poliment, mais je sais que, comparé à son atterro, le mien était nul.

J'écris ces lignes sur mon ordinateur portable à l'hôtel, et comme je n'ai pas de connection internet chez moi, je profite de la connection wireless de l'hôtel pour envoyer ce message. Puis il faut que je prenne une douche, que je mette mon uniforme, et que je me prépare pour mon prochain vol. Ce soir je partirai pour Las Vegas, où je passerai une escale de 24h.

Viva Las Vegas! Viva Airbus!

Quant aux hôtesses, elles m'ont promis de me montrer les plus beaux casinos de la ville.

Quelques photos prises à Miami, pendant ma formation. (Désolé, pas de photos d'hôtesses dans ce message.)

[Image] http://geocities.com/askdanny/Airbus5-piloteus.jpg
Mon salon.

[Image] http://geocities.com/askdanny/Airbus2-piloteus.jpg
Mon binôme, Josh, et moi (à droite) s'entraînons à l'ordinateur.

[Image] http://geocities.com/askdanny/Airbus4-piloteus.jpg
Un break bien mérité du manuel d'exploitation.

[Image] http://geocities.com/askdanny/Airbus1-piloteus.jpg
Une pensée pour tous mes collègues en ligne qui se tapent les tempêtes de neige.

[Image] http://geocities.com/askdanny/simu-piloteus.jpg
Dans le simu, le jour de ma qualif de type.

Mon pari américain

1 avril 2005 à 20h36

Je suis au niveau FL370, il est 11:34Z, et je suis en train de me taper un lever de soleil d'enfer sur mon vol Las Vegas-Washington. Après un décollage de nuit à 00:45 locale, on percute le jour qui se lève. On se posera sur la Côte Est avant 8h15. Et on traversera 3 fuseaux horaires.

Le cockpit illuminé de mon A319 est magnifique. D'ailleurs, on appelle ce type de vol le "red eye," pour décrire le reflet des lumières d'instruments sur nos pupilles. Devant moi, avec la tablette sortie, je pianote sur mon ordinateur portable. Selon mon Navigation Display, on traverse le Missouri à une vitesse sol de 576 noeuds, soit 1066 km/h. Et on admire le spectacle devant nous.

Quand j'écris ces lignes, le soleil est à peu près à 5 degrés au-dessus de l'horizon, et je dois enfin mettre mes lunettes. Les rayons éclaircissent la couche de nuage en dessous de nous; son reflet me rappelle un lever de soleil au-dessus d'une mer blanche.

Il faisait bon et chaud à Las Vegas, hier. J'ai pris mon déjeuner avec une hôtesse sur une terrasse d'un restaurant français. Le restaurant fait partie du casino "Paris, Las Vegas," qui grâce à son architecture, a réussi à recréer une espèce de Paris miniature. Il y a une Tour Eiffel, un Arc de Triomphe, et dans le casino, des rues françaises avec magasins. Il y a évidemment aussi plein de machines à sous pour payer tout ça. Après notre arrivée, la nuit d'avant, on était tout de suite sorti dans la ville qui ne dort jamais. Et à 3h du mat', on prenait notre petit déjeuner à l'hôtel du Hard Rock Café.

Le casino de l'hôtel était plein. Les casinos sont connus pour pomper de l'oxygène pur dans les salles, afin que tu ne te sentes jamais fatigué. Il n'y a aucune montre sur les murs. Les serveuses aux shorts de cuir et aux chaussures à talon te demandent constamment si tu veux à boire. Et à n'importe quelle heure de la journée—ou de la nuit—elles tiennent un sourire parfait.

Dans ce paradis artificiel, les problèmes financiers de notre compagnie aérienne paraissent bien loin. La majorité des compagnies aux Etats-Unis perdent des millions de dollars. Avec une concurrence acharnée, et un prix du pétrole atteignant des nouveaux records, elles ne peuvent que s'arracher des passagers en vendant à perte. On a estimé qu'au prix actuel des billets, la mienne doit remplir ses avions à 110% pour arrêter de perdre de l'argent. Ce qui est évidemment impossible. On est sur le point de licencier la moitié du nombre total de nos pilotes. Et le Washington Post, un des journaux les plus réputés du pays, vient de nous donner 6 mois à vivre.

Une autre bière, s'il vous plaît.

Notre concurrence principale à Washington, United Airlines, avec un des facteurs de charge les plus élevés de son histoire, a reporté une perte de plus de 290 millions de dollars en un mois. Oui, en un seul mois. Je viens d'ailleurs de parler avec un de ses commandants de bord, pilote sur 757/767, qui sera obligé de prendre sa retraite dans un an et demi. Sa caisse de retraite ne vaut pratiquement plus rien, et il se trouvera à la rue touchant moins de 2400 dollars par mois—après 35 ans de carrière et 10 compagnies aériennes.

Alors même si les pilotes de ligne d'aujourd'hui ne peuvent plus se permettre de claquer des centaines de dollars dans les casinos de Vegas, style James Bond, leur carrière est un véritable jeu de roulettes digne des grandes tables de cette ville. Et cet après-midi, c'était en plein milieu de "Paris," que je me suis rendu compte de mon vrai pari.

Inapte pilote professionnel, j'avais quitté mon pays, ma famille, mes amis, et la seule vie que je connaissais pour essayer d'atteindre mon rêve à l'étranger. Je travaille dans une industrie meurtrie qui perd des milliards de dollars, dans un pays qui n'offre aucune sécurité. Avec deux enfants, une femme enceinte, et une caisse de retraite quasiment inexistante, je fais alors ce qu'on fait de mieux ici: je continue à rouler mes dés.

Ma situation n'est pas unique, et les pilotes d'hier ou d'aujourd'hui ont toujours dû prendre un risque considérable pour atteindre leur plus beau bureau du monde; le premier étant de choisir un métier basé sur une aptitude médicale vérifiée tous les 6 mois. Que le sacrifice soit financier, familial, ou personnel, il y a toujours un moment dans la carrière du pilote où il se retrouve sans gilet de sauvetage et sans "terrain de déroutement." Bref, dans ce métier où on apprend à toujours avoir un plan B, on continue dans une carrière qui n'en a pas. On continue à rouler nos dés.

Mais que ce soit un déjeuner à "Paris, Las Vegas," ou un lever de soleil à 37000 pieds, le jeu en vaut bien la chandelle.

Take my breath away

21 mai 2005 à 13h38

Je n'ai jamais autant aimé les nuages. C'est à 4000 pieds sol, en descente, qu'on vient d'en sortir. Au menu du jour: percée IFR sur Seattle International. Vitesse réduite à 220 noeuds, trafic aérien oblige. Il est 20:20 locale, le centre de ville est sur notre droite, et la piste en service est la 16R, à 10 heure. Ca fait plus de 6 heures qu'on a poussé depuis la porte B24 de l'aéroport international de Washington-Dulles, où j'ai pu admirer le coucher de soleil le plus long de ma vie. Et maintenant—grâce à cette couche de nuage—je peux enfin ranger mes Ray Bans.

On continue notre descente, "Independence 67, turn right heading 200." Mon Captain, le pilote en fonction, affiche le cap 200 sur le Flight Control Unit du tableau. L'Airbus 319 exécute en douceur. Il fait sombre sous la couche, et le centre ville est beau avec ses lumières allumées. Des orages viennent de passer et se dirigent vers le Nord Est. Je peux voir les cumulonimbus éparpillés autour de la ville et le long de la côte. On avait suivi la météo en vol, chaque heure, depuis notre FMS. J'avais également écouté de la musique avec mon nouveau Palm Pilot, qui fait office de carnet de vol, MP3 player, appareil photo digital, et planning de la compagnie. J'avais écouté "Take my breath away" de la bande originale de Top Gun au niveau de vol 380.

L'avion sort de virage.

A ma droite, je peux maintenant voir la Space Needle, la fameuse tour de Seattle qui ressemble à une soucoupe volante sur jambes. La carte Jeppesen d'arrivée est accrochée à droite juste sous mon pare-brise. On a briefé l'arrivée. Ca sera une Cat 1, sans auto-break, couplée jusqu'à 300 pieds. Si j'avais été le pilote en fonction, j'aurai déjà déconnecté le pilote automatique. Je l'avais fait en descente au-dessus de la baie de San Francisco, en pleine nuit noire, la semaine dernière. Etre assis dans un cockpit d'Airbus, à traverser les Etats-Unis, c'est comme regarder un jeu vidéo sans pouvoir y jouer.

Mais je ne dis rien. Mon nez est dehors, et j'admire la space needle.

"Independence 67, If I haven't cleared you, you're cleared to intercept the localizer 16R." Je peux voir qu'on vient de traverser le LOC. Non, il ne nous avait pas donné de clearance. Je réponds, poliment par un: "Alright... we'll make a left for the intercept 16R." Le contrôleur réagit: "Yes, Independence 67, turn left 140, intercept localizer 16R." On repart à gauche. Cette petite excursion nous a permis de nous ramener plus prêt du centre ville. Vue imprenable. Je déguste.

"Independence 67, d'you have the airport in sight, 12 o'clock, 8 miles?" On voit les 2 pistes parallèles éclairées. On ne peut pas le louper. Le patron lève le pouce. Je réponds, "Yes, we do."

"You are cleared for a visual approach 16R. Maintain 170 kt until passing Boeing Field." Je répète les instructions. Après un sortie de volets et trains, le Captain affiche 170 sur le FCU. Les automanettes ne bougent pas, mais les aiguilles EPR dessinées électroniquement en vert sur notre écran central se ramènent doucement vers la gauche. La ville sur ma droite passe derrière nous, et le spectacle est devant moi.

Boeing Field est à une distance de 4 nautiques du seuil de piste. En finale, on survolera cet aéroport historique à 310 km/h et 1400 pieds sol. Le jeune pilote de DR-400 de l'Aéro-Club d'Alsace qui est en moi, est maintenant en train de se pincer. Je suis dans le cockpit d'un A319, en finale, après une navigation de plus de 2200 nautiques. Je vais maintenant couper les axes, verticale Boeing Field comme je coupais les axes de Strasbourg-Enzheim en monomoteur 10 ans plutôt. Je suis bouche bée.

Le Captain passe en managed speed. Les automanettes vont réduire notre vitesse de 170 à notre vitesse d'approche calculée par le FMS. Je passe sur la fréquence tour, 119.9.

"Seattle Tower, Independence 67, visual 16R," j'appelle.

"Independence 67, cleared to land 16R."

Derniers crans de volets: Flaps 3, Flaps Full. "Landing checklist," lance-t-il.

APPROACHING RUNWAY... 16R
ALTIMETERS... 30.14
A/THRUST... SPEED
ENG MODE... NORMAL
AUTOBRAKE... NONE/ZERO PRESSURE
ECAM MEMO... LNDG, NO BLUE

"Landing checklist complete."

Le Captain déconnecte le PA. Avertissement sonore.

On est à 300 pieds, 132 noeuds. "LAND" s'affiche en vert sur nos écrans. Je lis à voix haute: "Land green."

"Roger."

Il fait sombre, presque nuit. Les deux pistes parallèles sont bien éclairées. Taxiway Tango est à droite. La voix synthétisée de l'ordinateur commence à compter notre hauteur: "FIFTY, FORTY, THIRTY..."

Posé.

Take my breath away...

Visite prévol

3 juillet 2005 à 19h21

J'enlève mes Ray-Bans, et j'observe les deux roulettes de nez de l'Airbus 319. Je m'accroupis. Les pneus sont neufs. La lumière orange au-dessus du train est allumée, signalant que le frein de parke est serré. Aucune trace de fuite hydraulique. Le radar météo se trouve dans le radôme juste au-dessus de ma tête.

Il est 16h30, et je suis à Charlotte, en Caroline de Nord. Visite prévol. Départ dans 45 minutes sur Washington, puis re-décollage et traversée du pays pour un poser à Los Angeles International à 23h locale. Les fuseaux horaires se mélangent. La montre de ce portable est sur "East Coast," ma Breitling sur "Central," Mon Palm affiche 3 fuseaux en même temps, et me sert de back-up pour un réveil qui n'est jamais le même: c'était 4h du mat', heure de Chicago, hier. Et ça sera 22h, heure de Los Angeles, demain. Le monde moderne du jet. Fascinant et fatiguant. Epuisant. Et inconcevable pour les premiers pilotes de l'Aéropostale.

Je traverserai 8 fuseaux horaires ces 3 prochains jours. Aujourd'hui, et après une journée de 12h de service, j'atteindrai enfin ma chambre dans le bruyant Holiday Inn de LAX. Une journée de presque 5000 kilomètres. Si Antoine de St Exupéry était dans mon cockpit, il réserverait sûrement un chapitre aux symptômes du "jet lag," ou décalage horaire, avec fatigue, manque de concentration, dépression, anorexie, problèmes d'intestins et d'autres difficultés cognitives découvertes chaque jour par la médecine aéronautique. Lorsque je rentre chez moi, mon corps assouvit sa vengeance. Si le boulot du pilote de ligne est plus facile aujourd'hui que dans les années 30, pourquoi est-ce que je m'endors assis à la table, après une rotation de 3 jours?

Les anciens pilotes ne connaissaient pas non plus les expositions aux radiations à hautes altitudes. Ils ne connaissaient pas les expositions aux pulsations électroniques émises par les écrans d'ordinateurs qui remplissent, aujourd'hui, les cockpits de nos jets. De la prévol jusqu'au débarquement des passagers, on passe une dizaine d'heures par jour dans le nez d'un avion bourré d'électroniques. La médecine aéronautique est muette, car on n'arrive pas à "prouver" que ces radiations ont des effets néfastes à longs termes. Pendant longtemps, on n'arrivait pas à "prouver" non plus, que fumer était dangereux pour la santé.

Les anciens pilotes de l'Aéropostale ne peuvent pas connaitre l'intensité du travail aérien moderne, avec des aéroports qui sont de vrais villes, des taxiways aussi encombrés que leurs fréquences radio, et des pistes qui se croisent où les avions se posent toutes les 30 secondes. Et si St Ex était dans mon cockpit, il parlerait sûrement de Chicago, New York, Boston, Los Angeles, et San Francisco. Il réserverait un chapitre entier aux arrivées catégories III à Seattle avec des atterrissages aux visibilités quasi inexistantes.

Ces conditions intenses de la profession—inimaginables pour un pilote d'il y a juste une génération—ne commencent pas là. Elles commencent dès mon entrée dans la "crew lounge," où je dépose ma sacoche de vol et me dirige directement vers un PC. Je prends mon planning par ordinateur. Je prends mon plan de vol et la météo par ordinateur. Je lis les nouvelles consignes de sécurité par ordinateur. L'aviateur et la machine se confondent dès la prévol. Quand les pilotes d'avant souffraient d'un manque d'information, ceux aujourd'hui en sont surchargés.

Mais le monde des pilotes de ligne modernes, comme celui des pilotes des années 30, commence avec la prévol traditionnelle. Pour chaque vol, que ce soit à 5h du matin ou à 5h le soir, que ce soit dans le désert d'Afrique, ou sur un aéroport international en Amérique, les pilotes professionnels répètent les gestes enseignés par un siècle d'aéronautique. Cette prévol traditionnelle se fait en silence, avec une intensité religieuse, et obéissante au prix ultime payé par des pilotes d'autres époques, qui volaient sur des machines très différentes, très simples comparées aux machines d'aujourd'hui.

Et lorsque j'observe le train avant de mon Airbus, aujourd'hui à Charlotte, ma cravate dans le vent, je comprends que la prévol est bien plus qu'une routine—c'est un droit de passage pour nous pilotes; un droit de passage aussi vieux que notre métier, qui relie les pilotes de ligne modernes aux anciens. Comme nos camarades de l'Aéropostale, nous utilisons nos connaissances, notre expérience, et notre jugement lors de l'observation de ces milliers de détails, qui peuvent chacun faire la différence entre un accident et un vol en toute sécurité.

Puis, tout comme Antoine de St Exupéry, je m'assiérai doucement dans le cockpit de mon avion. Et je m'émerveillerai à la haute technologie de mon époque.

Un syndicat américain

31 juillet 2005 à 9h47

Le monde du pilote de ligne ne commence pas à la prévol.

Le monde du pilote de ligne commence dès son embauche dans une compagnie aérienne, où il est maintenant soumis, non seulement aux règles de la compagnie et celles de la FAA, mais aussi aux règles qui dirigent les relations entre les employés du secteur du transport et leurs employeurs. Et dans ce pays ultra-capitaliste, je suis toujours impressionné par le pouvoir des syndicats, et de leur organisation impeccable.

Les syndicats peuvent avec leur "war chest," couler des compagnies entières, comme ils l'ont fait avec Eastern Airlines dans les années 90. Le plus grand syndicat des pilotes de ligne du monde est ici, aux Etats Unis, et s'appelle ALPA—Air Line Pilots Association. ALPA, créé en 1931, regroupe maintenant plus de 40 compagnies aériennes et plus de 60,000 pilotes de ligne. Son président est aussi respecté par ses membres que par les politiciens à Washington. De la réforme des caisses de retraite jusqu'à l'armement des pilotes, aucune décision n'est prise sans une invitation, au U.S. Capitol, de Duane Woerth, président d'ALPA.

Ce syndicat puissant possède une liste noire. Cette liste retient les noms des pilotes qui ont travaillé lors d'une grève, ceux qui ont "franchi" les lignes de grévistes et se sont rendus dans les cockpits d'avion.

Donc si je me rends au travail alors qu'une grève a été officiellement lancée, mon avenir et ma carrière de pilote de ligne est en jeu. On m'appellera un "scab," et je serai haïs par le monde de la ligne pour avoir affaibli le mouvement du syndicat.

On ne m'adressera plus jamais la parole dans un cockpit, on ne m'offrira plus jamais le jumpseat pour mes voyages perso, et surtout, si je perds mon boulot, j'aurai énormément de difficultés à me faire embaucher dans d'autres compagnies, car à peu près 90% d'entre elles sont représentées par ALPA. On m'a un jour dit, que j'ai plus de chance à me faire embaucher si j'avais commis une infraction avec la FAA, que si j'avais franchi les lignes de grévistes.

Mon ami Dave est sur cette liste noire. Lors de la grève de 1985, United avait embauché des pilotes de ligne au chômage pour remplacer les grévistes. Dave, père de 3 enfants, dont un handicapé, venait de perdre son boulot à Pan Am. United l'a embauché, et il a ainsi traversé les files de grévistes devant le terminal de Chicago O'Hare. Après la grève, il a gardé son poste, mais le reste de sa carrière fut un véritable enfer. Je ne comprendrai peut être jamais ce qui l'a poussé à faire ça, mais je prie que je ne devrai jamais prendre une telle décision.

Au roulage sur le taxiway Delta de Washington-Dulles, ce samedi après-midi, j'ai le manuel d'exploitation sur la tablette devant moi. Je pense à ma femme, Gina. Mon Captain est au control et il me dit "Start number two." Je tourne les pages de mon manuel. On vient de recevoir une nouvelle procédure qui nous permet de rouler avec un moteur éteint, et je la revois avant la mise en marche du second moteur. Yellow Hydraulic Pump off, Cross bleed open, APU bleed on, Engine mode ignition.

Je m'inquiète pour la santé de ma femme. Le 9 Septembre est la date de naissance prévue de notre 3e enfant. Ca sera une césarienne, la troisième. Le contrôleur m'appelle et me dit de contacter le sol sur 132.45. D'une main sur la détente du manche, l'autre sur les pages du manuel, je réponds.

J'ai ce mauvais pressentiment à son sujet, et je n'arrive pas l'ignorer. Je ne l'ai pas eu avec la naissance de nos 2 enfants. Et je n'en ai jamais parlé à Gina. Je réajuste mon télex sur les oreilles, je passe sur la fréquence sol. Je mets le deuxième moteur en marche.

Il y a trois semaines, Gina m'a annoncé qu'elle a eu aussi cette forte prémonition qu'elle ne survivra pas l'opération. J'étais choqué d'entendre ça, car je ne lui avais pas dit que, depuis longtemps, je ressentais la même chose. Il y a une file d'avions au point d'attente 82. On est samedi après-midi. Aéroports encombrés. Espace aériens encombrés. Ma tête est encombrée.

De plus, on a appris récemment que les reins du bébé ont une taille anormale. 4 ultrasondes déjà en 2 mois et demi, et toujours la même analyse par les radiologistes: les reins sont trop grands. Sans doute un blocage. "Control check," le captain annonce dans l'intercom tout en gardant l'avion sur la ligne jaune du taxiway. Je réponds pas un "ready," et il dirige doucement le manche dans les 4 directions. Je vérifie sur l'écran que les ailerons et spoilers s'étendent dans la bonne direction: "Full up, full down, neutral. Full left, full right, neutral."

Alors on attend, et on prend plus de photos. 5e ultrasonde est prévue pour fin Août. J'essaie de ne pas y penser, mais je n'arrive pas. "Ground, Independence 131, spot 82 with Bravo." Le contrôleur répond "Ground stop for all northbound departures." Boston est notre destination, donc notre décollage sera retardé. Stylo en main, je finis le devis de masse et centrage. Je demande à mon Captain s'il veut couper le moteur qu'on vient juste d'allumer pour économiser du pétrole. Il secoue la tête: "No. This shouldn't last."

Ma compagnie est au bord de la faillite, et elle veut imposer une réduction de salaire. Que ce soit les mécanos à Northwest ou les hôtesses à United, les menaces de grèves sont partout dans le secteur. Si ALPA fait un appel à la grève chez nous, on sait que la compagnie ne survivra pas. Elle fermera ses portes à jamais, comme Eastern en 1991.

Dans un mois, à l'âge de 31 ans, je serai père de 3 enfants, dont un qui a déjà des problèmes de santé. Un seul appel à la grève, et je devrais choisir entre mon syndicat et ma compagnie, entre ma carrière et ma famille, entre mon rêve de piloter et ma profession de pilote de ligne.

Mais je comprendrai enfin ce que Dave ressentit lorsqu'un matin il prit la décision d'enfiler son uniforme, et après avoir embrassé sa femme et ses enfants, il franchit les files de grévistes, et rajouta son nom à la liste noire d'un des plus puissants syndicats d'Amérique. Non, le monde du pilote de ligne ne commence pas à la prévol.

Et il est bien plus compliqué qu'un manuel d'exploitation.

Post Scriptum :

Pilote français aux Etats-Unis—30 ans plutôt

A la suite de cet écrit, j'ai reçu un message d'un ancien pilote de ligne français aux Etats-Unis. Michel était Commandant de Bord à Eastern Airlines. Maintenant à la retraite, il vit à Atlanta. Il m'écrit la chose suivante :

Mon cher Danny, tu ne pourras jamais savoir combien ton dernier article me touche personnellement... La grève de l'Eastern avait mis fin à ma carrière de Commandant de Bord après 26 années avec cette Compagnie... Cette grève enfonça le "Dernier clou" dans le cercueil de notre Compagnie... Je ne fus pas un scab, car 90% des pilotes avaient choisi de supporter cette grève, et "la mort" de l'Eastern était donc certaine... J'en aurais beaucoup plus a te dire avec un mail si tu le désires, mais entre temps je veux t'assurer que toutes mes pensées sont avec toi et ton épouse. Moi aussi, mon cher ami, je suis passé par cette route, et je suis le premier a te comprendre... Ton ami, Michel

Une naissance

24 août 2005 à 18h36

Mes pas s'accélèrent dans les couloirs de l'hôpital. Je viens de me poser il y a juste une heure, et je suis venu directement de l'aéroport. Je n'ai pas eu le temps de me changer. Je croise des infirmières, des patients, et je sens leur regard sur moi. J'entends mes bottes de vol frapper d'une manière rythmique contre les parquets.

Le coup de fil était arrivé à 1:30 du matin. J'étais en escale à San José, en Californie. D'une main, j'avais décroché le téléphone sur la table de chevet de la chambre d'hôtel. Mes yeux étaient encore fermés. Je me souviens encore des mots exacts, prononcés lentement par le gars à l'autre bout du fil.

"Hi, this is Andrew in Crew Scheduling. Your wife just called. Her water broke; I guess she is going to have a baby." Je l'ai remercié, et j'ai raccroché. Je me suis assis sur le lit. J'ai allumé la lumière. J'étais content que le Planning avait pu me joindre. Bien que je pilote un des avions de transport les plus modernes au monde, l'A319, je vis une vie très simple, sans téléphone portable, sans télé câblée, sans même de connection internet. J'ai juste un ibook équipé d'une carte wireless et j'envoie mes messages lorsque je trouve un hot spot, comme l'aéroport ou l'hôtel.

Chaque vol, chaque escale est à un endroit différent. J'avais dit à ma femme, Gina, d'appeler la compagnie en cas de problème, et ils sauront où me trouver. Crew Scheduling peut même envoyer des messages ACARS qui arrivent directement dans le cockpit de l'avion.

Alors j'ai redécroché le téléphone et j'ai appelé ma femme. La césarienne avait été prévue pour le 9 Septembre, deux semaines avant la "due date" du 23. Donc le bébé a en fait un mois d'avance. Il sera "premature." Je suis à 2000 nautiques de chez moi, deux heures de décalage. Aucun vol ne part avant 6h ce matin. Il sera 8h à Chicago, et je ne serai pas là pour la naissance de mon enfant. Ca c'est la réalité du métier.

Dans la chambre d'hôtel, je tourne en rond. Je pense aussi à ma compagnie, qui a des problèmes financiers. Mon vol est prévu pour ce soir, 21 heures. Notre base d'opérations est à Washington, DC. Si je rentre directement chez moi, ce matin, ils devront trouver un pilote remplaçant ou c'est l'annulation du vol; un pilote qui devra faire une mise en place depuis DC, puis le vol retour.

Pas de problème, me dit Andrew au Planning. Il est 4h30 lorsque je glisse un billet sous la porte de la chambre de mon Captain: My wife is in labor. Took the first flight out. Crew Scheduling is deadheading an FO. —Danny

Un taxi pour l'aéroport m'attend en bas.

Le vol American Airlines était plein, mais United avait quelques places disponibles. A 6h, je me presente à ses pilotes dans le cockpit de l'A319. C'est une espèce de bonus professionnel. Les pilotes de ligne aux Etats-Unis peuvent voyager gratuitement sur n'importe quelle compagnie aérienne s'il y a une place disponible, et si bien sûr, le Captain est d'accord.

Je passe les prochaines 3H45 assis dans la dernière rangée de l'avion. Je bulle un peu. Ces deux derniers jours ont été difficiles. Les orages étaient partout sur la Côte Est, et nous devions faire un aller retour sur la Floride, puis passer la nuit à Charlotte, en Caroline du Nord. Un inspecteur de la FAA avait volé avec nous dans le siège d'observateur du cockpit pour le vol retour sur DC. J'étais pilote en fonction pendant l'inspection, et mon captain avait la radio, demandant constamment, au centre de contrôle, des déviations autour des cumulonimbus.

J'étais sorti hier soir avec mon équipage à San José. San José est la capitale de la Silicon Valley. D'ailleurs, notre hôtel est près des QG de Yahoo et d'eBay, et pas loin non plus de Google et d'Apple. Tu sais que t'es dans la Silicon Valley lorsqu'il y a des distributeurs automatiques d'iPods et d'iPods mini à côté des distributeurs de coca dans l'hôtel. Puis à 1H30 le téléphone avait sonné.

Ces 3H45 de vol en passager m'ont permis de beaucoup réfléchir. Je calcule que le bébé devrait être né maintenant. Et je suis dans les cieux.

A l'âge de 31 ans, et avec plus de 6000 heures de vol, dont plus de 1000 heures en Commandant de Bord sur jet, et plus de 600 en tant qu'instructeur PL sur Jetstream 41, j'ai vécu pas mal d'histoires dans le ciel.

Je ne fus jamais autant épaté que dans le ciel, je ne fus jamais autant inquiet que dans le ciel. Chaque jour, chaque vol, le ciel m'enseigne quelque chose. Je ne m'en lasse jamais. La première fois que j'étais aux commandes d'un avion, ce fut à l'Aéro Club d'Alsace, dans un Cessna. J'avais 15 ans.

A 31 ans, j'aime le ciel avec toujours autant de passion.

Et après avoir parcouru 2000 nautiques et deux fuseaux horaires, j'arrive enfin devant la chambre D121 de cet hôpital immense—la chambre de ma femme. Je toque. J'ouvre doucement. Tout le monde est en bonne santé. Dans ces moments-là, je ne peux qu'être croyant.

L'infirmière est en train de prendre la température du bébé, c'est un garçon. Il est beau. Il pleure, mais il est okay. Puis, je le prends dans mes bras, et je le mets près de mon corps, près de ma poitrine, juste sous les ailes de ma chemise. Je tiens mon bébé contre mon uniforme, sa tête sous l'insigne du personnel navigant. Et il s'arrête de pleurer, comme s'il avait senti ma présence. Il s'endort.

Il est beau.

Il s'appelle Skye.

L'état du secteur aérien

29 octobre 2005 à 23h33

C'est à travers les événements du 11 Septembre 2001, ou les désastres en Louisiane plus récemment, qu'on dit que la faiblesse des Etats-Unis est exposée. Mais en tant qu'immigrant français et spectateur, je m'aperçois que ces tragédies ont montré non la faiblesse mais la force des américains.

Dans ce pays ultra-compétitif où l'argent est comme l'oxygène, les donations se comptent maintenant par millions. Partout aux Etats-Unis, les gens s'arrêtent de travailler et se portent volontaires, se transformant en bons samaritains. Les accablés sont aidés. Des vies sont sauvées. Des familles sont nourries, habillées, et hébergées. Et des miracles se produisent. Ca, c'est la vraie force d'une nation.

L'arrivée à vue sur la piste 28R de San Francisco était impressionnante. On arrive à un angle d'une vingtaine degrés de l'axe de piste, au dessus de la baie. Je suis en descente vers 1900 pieds, PA déconnecté, autothrust engaged. 210 noeuds. Je rejoindrai l'axe une fois au-dessus du Pont San Mateo, juste à 6 nautiques du seuil de piste. Les arrivées sur la piste 28L convergent vers notre finale et l'espacement est au minimum. On suit un "Heavy Triple-7," bref un Boeing 777, et je réduis ma vitesse. Un "wide-body" crée des turbulences de sillage assez importantes.

Les turbulences ne sont pas dûes à la taille du moteur mais à la portance créée par l'aile, et donc au poids de l'avion. A vitesse réduite, en approche, un avion doit augmenter son angle d'attaque pour voler, ou sortir les volets pour changer la courbure de l'aile. L'avion doit compenser pour cette perte de portance induite lors de la réduction de vitesse. Cette portance génère des turbulences de sillage. Les pilotes d'American Airlines qui se sont tués dans le Queens à New York en Octobre 2001 avec 260 passagers à bord sont un véritable témoignage du danger créé par ce phénomène invisible.

Je vois les lumières qui délimitent la baie surpeuplée de San Francisco ce vendredi soir. Avec les autothrusts engagés, j'affiche une vitesse sur le flight control unit, et la poussée suit. Les manettes ne bougent pas. Il faut savoir anticiper, car l'avion ne décélère pas tout de suite. Tu ne conduis pas une voiture, tu pilotes un jet, et l'inertie n'est pas négligeable. On gère tout ça. Je décide de réduire mon taux de descente pour rester au-dessus des turbulences éventuelles. Je briefe le Captain. Il acquiesce. J'appelle les volets 1. J'ajuste une dernière fois mon siège et je suis paré. Mon instructeur d'aéro-club aurait été fier.

Mon premier instructeur, qui s'appelle Jean-Claude, était un pilote de ligne. Il enseignait à l'Aéro Club d'Alsace bénévolement le week-end ou lorsqu'il avait des jours de congés. Le bénévolat, c'est sûrement un truc que je ne pourrais jamais expliquer aux gars qui ne sont pas dans le secteur aérien. C'est un truc qu'on fait, nous pilotes, car c'est un peu la gratitude qu'on a de voler. On rend à la société ce que la société nous a donné. Il y a un instinct de mentor qui caractérisent chaque pilote.

J'essaie de "rendre" moi aussi. Chaque semaine pendant une année scolaire, j'écris une carte postale à des écoliers d'une école élémentaire aux Etats-Unis. Ils ont une carte du pays au tableau, et ils doivent repérer mes escales. Je leur parle de mon boulot; je leur parle de ce que j'avais appris à l'école, de la géographie, de la physique, et de ma passion pour le travail aérien. Ils me posent des questions par email: Est-ce que les avions ont des essuie-glaces? Et quelle est ta couleur préférée?

Bien sûr, c'est l'Amérique, il ne faut pas l'oublier, et donc le Marketing Department de ma compagnie est ravi—c'est de la pub gratuite. Pour eux, chaque carte est une affiche publicitaire qui touche indirectement les parents, et des trentaines de familles. La compagnie voulait me rembourser l'argent pour les cartes et les timbres. J'ai évidemment refusé.

Dans ces cartes postales, je ne parle pas du secteur aérien meurtri par les catastrophes naturelles, le prix du pétrole, et un pays en récession depuis les événements du 11 Septembre. Je ne parle pas non plus du nombre record de compagnies au bord de la faillite, des pilotes licenciés, des retraites annulées. Les compagnies à bas coûts, comme ATA, subissent le même sort déjà connu par les compagnies classiques. Le nombre de nos pilotes dans ma compagnie est allé de 1400 à 600 en moins de deux ans. Avec une femme au foyer et trois enfants, je retiens mon souffle à chaque vague de licenciements dans un pays qui n'a jamais offert de garanties—dans un secteur qui en offre encore moins.

Selon les résultats du dernier trimestre, on calcule que ma compagnie perd en moyenne près d'un million de dollars par jour. Et en finale de nuit à San Francisco, derrière un Boeing 777, c'est un truc que tu choisis d'ignorer.

L'ouragan Katrina a touché directement et indirectement toutes les compagnies aériennes. Le prix du pétrole a créé plus de turbulence qu'un "heavy" en finale. Certains aéroports ont même été à court d'essence. Les comptables des compagnies s'arrachent les cheveux. Notre Chief Financial Officer vient de démissionner. Et moi je retiens mon souffle.

"Flaps 2. Gear down" Je lance à mon Commandant de Bord.

Dans les semaines qui ont suivi le désastre en Louisiane plus d'une douzaine de compagnies aériennes ont fait partie d'une mission d'évacuation—volontairement. Elle fut appelée "mission of mercy" dans le secteur, et même les compagnies les plus touchées économiquement ont participé, telles que United, Delta, American Northwest, Continental. Cette dernière a annoncé qu'elle donnera gratuitement plus de 1000 billets d'avion pour aider les familles à se déplacer. Ces missions de sauvetage coûtent des centaines de milliers de dollars en terme de pétrole, et elles coûtent plus encore en perte de revenus. Essaie d'expliquer ça à un comptable.

J'intercepte l'axe de piste pile au-dessus du Pont San Mateo à 1900 pieds, et je suis à un angle de 3 degrés en descente vers l'aéroport illuminé devant moi. Le Captain égrène la Landing Checklist. La tour nous autorise au poser. J'arrondis l'Airbus en douceur au-dessus du seuil de piste 28R de SFO International, après 5:30 de vol, un sourire aux lèvres.

Notre compagnie, bien qu'elle n'ait aucune station d'opération en Lousiane, a décidé de participer à cette "mission of mercy."

Et le vol Independence Air 5001 a atterri à Baton Rouge le 9 Septembre à 11:29 locale avec 7 tonnes de nourriture, eau, et produits pour bébés. Les pilotes et les employés ont tous été volontaires.

Oui, comme je le disais, l'état actuel du secteur aérien n'a jamais été aussi fort.

Pour Marie

19 novembre 2005 à 23h57

J'avais bloqué ce journal pendant quelques mois, car il avait perdu son intimité. Avec des centaines de visites par jour, et un succès malgré moi, ce journal est rentré dans la vie de beaucoup de gens. Merci pour vos messages. J'écris ce journal pour ma famille, et surtout ma fille de 4 ans, Marie. Marie, avant de se coucher, me dit souvent qu'elle veut aller au travail avec moi.

Je me souviens lorsque mon père m'amenait à son bureau. Il était informaticien pour la Caisse d'Epargne, et j'étais impressionné par toutes ces machines, avec leurs écrans monochromes, qui géraient des millions de francs. C'était l'époque de "War Games", et les ordinateurs commençaient à fasciner le public et à lui faire peur en même temps. Je restais à son bureau pendant des heures avec la promesse d'un goûter, un macaron, de la boulangerie d'en bas.

Malheureusement je ne pourrai jamais offrir de tels souvenirs à ma famille. Avec les portes de cockpits verrouillés depuis le 11 Septembre, je ne pourrai jamais partager mon bureau avec ceux que j'aime. C'est un peu triste lorsque tu as travaillé si dur pour être là, et que ta famille a tellement sacrifié pour que tu puisses réaliser ton rêve. Désolé, Marie, mais tu ne pourras jamais aller au bureau avec moi. C'est dommage, car ton père a le plus bureau du monde.

Ce journal est pour toi, Marie:

Aujourd'hui, si tu étais là, tu verrais la préparation d'un vol sur New York Laguardia. Dans la partie avant de la cabine, mon commandant de bord fait son briefing d'équipage. On est à 40 minutes du départ. Les hôtesses écoutent, attentives, tout en arrangeant une dernière fois leur uniforme. Tu vois, je vole avec le même commandant de bord pendant un mois, mais on change d'hôtesses presque chaque semaine. Alors, on doit briefer.

Après s'être tous présentés, on échange des "Didn't we fly together before?" Tom parle ensuite de la durée du vol, des retards éventuels, et des conditions météo à la destination. Tom a une cinquantaine d'années, et il est presque chauve. Et bien qu'il ait dû faire ce genre de briefing des milliers de fois auparavant, il est très méthodique, et son ton est professionnel. J'écoute, mes yeux balayant le vide de l'espace cabine.

Maintenant pour la mauvaise nouvelle: Il y a juste deux semaines, notre compagnie s'est placée sous la protection de la loi sur les faillites (chapitre 11). Et lors d'une enchère qui aura lieu d'ici le 16 Décembre, certaines parties de notre compagnie seront revendues au plus grand offrant—s'il y en a un.

Sinon, on fermera les portes probablement au mois de Janvier. La compagnie nous a dit qu'elle a assez de cash pour payer les employés pendant les 60 prochains jours. On veut y croire, tout en évaluant nos options qui se minimisent chaque semaine. Ca sera un hiver long pour les membres d'équipage, surtout les PL, dont le marché est saturé par des milliers déjà licenciés.

Le Captain finit par un "any questions?" On secoue la tête, pas trop bavards.

Après avoir déposé ma sacoche de vol, je m'assois dans la place droite du cockpit, je tire la tablette vers moi. Un signe du pouce est donné à l'agent d'embarquement. C'est parti.

Le Captain accroche sa veste et s'assoit. Il me donne une partie de la "release", les trois dernières pages où je peux trouver les informations concernant nos données de performance — la masse maxi avec la température et la pression actuelle, suivie des vitesses V1, VR, et V2 pour chaque poids et chaque piste, et enfin leur procédure d'évitement d'obstacle en cas de panne moteur après V1.

Dans cette ambiance de prévol, les problèmes financiers paraissent bien loin. Je connecte mon télex et je sors mes cartes Jeppesen que j'accroche sous ma verrière. Chart 10-9, Airport Diagram, Washington-Dulles.

Je fais ma préparation avec une économie de gestes. Un coup d'oeil à ma montre, et je constate que l'ATIS va être remis à jour dans une dizaine de minutes. Alors, je décide de commencer à remplir le formulaire de devis de masse et centrage. On gardera une copie de ce formulaire avec nous. L'autre, la "crash copy", restera au sol en cas d'accident, après décollage. Je prendrai l'ATIS un peu plus tard.

Après l'initialisation du FMS, la petite imprimante de la console centrale de l'Airbus crépite en silence, et la clearance IFR se matérialise. Je prends alors le papier, affiche le code transpondeur, et la fréquence de départ. Je vérifie. Quand tu décolles de la capitale d'un pays dont le président s'est proclamé le "war president", se planter de code peut avoir des conséquences indésirables, to say the least.

Après une dernière revue de la clearance, je jette un "we're as filed, Tom". Il me remercie, et il continue à programmer le plan de vol. Maintenant que le silence est rompu, il décide de demander si j'ai passé un bon week-end. Je lui réponds brièvement tout en ajustant mon télex sur mes oreilles. On appelle "week-ends" nos jours de congés, même si les nôtres, ce mois-ci, sont de Lundi à Mercredi.

Le sujet sur l'état financier de notre compagnie est soigneusement évité, et il le sera jusqu'à l'altitude de croisière.

La bonne nouvelle: les sondages sont enfin sortis, et les résultats sont impressionnants.

En ce qui concerne les meilleures compagnies aériennes aux U.S., Market Metrix nous a offert la seconde place en matière de "customer satisfaction". Les Majors comme Delta, American, US Airways, United, et Northwest ne sont même pas dans les 10 premiers. On est également classé numéro 3 par Travel + Leisure's World's Best Awards, et on est dans les top 5 par Zagat, un des organismes de recherche les plus réputés du pays. Nos employés sont incroyables.

Le numéro 1, JetBlue, a des télés dans chaque siège. Nous on n'a rien. On est numéro 2 grâce à la qualité des employés qui se battent chaque jour pour remettre de l'humanité dans le transport aérien. Je suis fier d'avoir travaillé avec ces membres d'équipage. Ils ont créé une des meilleures compagnies aériennes du pays même si pour Wall Street, on est toujours un échec. Gordon Bethune, ancien PDG de Continental a dit: "Define success the way customers do". Pour moi, ma compagnie est un véritable succès.

Voilà, Marie. J'espère que tu aimes ce journal, et je suis désolé de ne pas pouvoir t'amener à mon bureau, car il est vraiment beau. L'arrivée sur New York fut, encore une fois, magnifique.

Mes jours de pilote de ligne sont peut être comptés. Mais si j'avais le choix, au lieu de te montrer le cockpit de mon avion, je préférais te présenter aux gens avec lesquels j'ai eu le privilège de travailler.

C'est d'eux dont je suis le plus fier.

Post Scriptum :

Réponse de mon père :

A la suite de cet écrit, j'ai reçu un email de mon père que je voulais mettre ici.

J'ai lu ton superbe texte, qui fera plaisir un jour à Marie lorsqu'elle le lira. Il m'a d'abord fait plaisir, car si je me souvenais bien t'avoir amené à mon bureau (parfois avec ton copain dont j'ai oublié le nom), j'avais oublié l'épisode du macaron, qui était (et reste) ma pâtisserie favorite. D'ailleurs depuis 3 ou 4 ans, s'est ouverte en bas de mon ex-bureau, une pâtisserie qui ne vend que des macarons, à tous les goûts et fabriqués sur place. Les employés en distribuent gratuitement aux touristes qui passent, pour les leur faire goûter ! Mais tu as une bonne mémoire et je t'en félicite. J'avais d'ailleurs amené [ton frère] à mon bureau, la première fois, alors qu'il devait avoir 4 ou 5 ans, je ne lui ai pas montré d'ordinateurs, car les PC n'existaient pas à l'époque, mais nous avons fait plein de photocopies de ses mains et de son visage (je les aies encore). Le soir, alors que nous partions en bus avec un groupe pour faire du ski pour un voyage qui devait durer la nuit, Laurent qui était assis à coté de moi m'a dit : "Papa, j'étais content d'être à ton bureau !", puis il a pris son pouce et s'est endormi. La spontanéité de l'expression de cette appréciation m'a surpris. Et pour que Laurent l'exprime, il devait vraiment être content !! Moi aussi, je me souviens que mon père m'avait amené la première fois à son bureau alors que je devais avoir l'âge de Laurent. Il n'avait rien de spécial à me montrer, mais m'a installé à une table, puis il m'a donné une feuille blanche et tout un stock de tampons et il m'a montré comment m'en servir, c'est à dire comment tenir le tampon dans la main pour ne pas tamponner "à l'envers". Et j'ai passé ma matinée à remplir cette feuille avec tous les tampons que je trouvais, et Dieu sait s'il pouvait en avoir dans l'administration où travaillait mon père !! Il faut en conclure que le bureau du "Père" est quelque chose de mythique pour un enfant, et à force d'en entendre parler, son souhait est d'y aller pour en faire connaissance... —Papa

Fortune favors the bold

6 janvier 2006 à 7h59

Les lettres de licenciements pour tous nos membres d'équipage avaient été envoyées la veille de Noël. L'annonce concernant la fermeture définitive de la compagnie, elle, a été faite à travers un communiqué de presse, un jour après le Nouvel An. Aujourd'hui le 5 Janvier, c'est l'anniversaire de ma femme. C'est aussi le dernier jour d'opérations pour Independence Air.

Happy Birthday, Gina.

On me demande souvent comment il faut faire pour devenir pilote.

Ah, devenir pilote, c'est facile, tu vas à l'école. Etre embauché, ça c'est une autre histoire. Cette histoire relève sans doute un peu de la chance, une chance qu'il faut aller chercher, cultiver, et reconnaître lors des hasards heureux, et oublier lors des hasards malheureux.

Il y a une expression aux Etats-Unis que j'aime beaucoup: "fortune favors the bold." La chance sourit à l'audacieux. Je crois en ça. Je crois que la chance est comme un champ. La moisson peut être bonne ou mauvaise, encore faut-il avoir semé. Et il faut savoir encore semer quand on n'a rien récolté.

A l'heure où j'écris ces lignes, des centaines de pilotes avec des milliers d'heures de vol rejoignent la cohorte de ceux qui s'étaient déjà faits licencier par notre compagnie juste un an plutôt.

Ceux qui sont licenciés les premiers (les pilotes avec le moins d'ancienneté) sont aussi les premiers à retrouver du boulot. L'inconvenient, en fait, d'avoir de l'ancienneté dans une compagnie qui fait faillite, c'est que tu es le dernier à partir, le dernier à chercher un emploi. Le dernier après les pilotes d'American, Delta, United, USAir qui ont été également licenciés à tour de bras depuis le 11 Septembre 2001.

Tu te pointes quatre ans plus tard. Quatre ans trop tard, dans une période qui a été décrite comme la pire de l'histoire du transport aérien aux US.

Alors comment devenir pilote, tu me demandes ? Après 6000 heures de vol et 4 qualifs de type, je ne sais pas moi-même. Mais avec un peu d'audace, tu auras de la chance. Remember, fortune favors the bold.

C'était vendredi soir à Washington-Dulles, je rentrais chez moi à Chicago, en passager. Fatigué et démoralisé. Le vol était plein, le départ imminent, et comme d'habitude, la porte d'embarquement était à l'autre bout du terminal. Je n'avais pas envie de courir en uniforme. Je voyageais en stand-by, et il n'y avait aucune garantie qu'il y ait un siège de libre. Le prochain vol sur Chicago partait dans deux heures seulement, et il était à moitié plein, selon les ordinateurs de la salle d'équipage.

Mais au dernier moment, je vis mes pas s'accélérer, et je me retrouvais devant la porte d'embarquement A5, juste quelques minutes avant sa fermeture. La personne derrière le guichet me donna le dernier siège disponible, le siège 12B. Le siège qui changea ma vie.

Le vol était terrible, et à mi-chemin, l'avion fit demi-tour. Problème du système de dégivrage selon le Captain. Puis, les passagers se retournèrent vers moi, en me jettant un regard. Le genre de regard que seuls les passagers savent faire, mi-inquiet, mi-agacé. J'étais en uniforme, et ils voulaient des explications.

Alors j'expliquais, lentement, en choisissant mes mots. Je m'excusais au nom de la compagnie, bien sûr. "Obviously this is not how we want to run an operation," je leur disais. "But safety is the number one priority..."

Certains visages se détendaient. Les questions s'enchaînèrent.

Puis, je decidais d'entamer une conversation avec la personne assise à coté de moi. Il s'appelait Tim, il travaillait également pour une compagnie aérienne. Il rentrait chez lui, et je me disais, pas con, le mec, de ne pas voyager en uniforme.

Après un retour à Washington et un changement d'avion qui dura presqu'une heure, je profitais pour expliquer aux passagers ce "petit" problème technique. Un cours d'aérodynamique, des excuses supplémentaires. Certains étaient enragés, d'autres complètement ignorants. J'avais une patience d'enfer. Et je ne savais même pas pourquoi je faisais ça.

Notre compagnie était sous Chapitre 11, on perdait un million de dollars par jour. La fin était proche, très proche. On avait maintenant plus besoin d'investisseurs que de passagers. Des investisseurs avec des gros porte-monnaies.

Ces investisseurs ne seront jamais venus.

Je me retournais vers Tim. On parlait de tout et de rien, de la politique, du secteur aérien, et de notre boulot. On arrivait même à plaisanter. Il trouvait les employés d'Independence Air très bons. Meilleurs que ceux de United et American. Je souris, satisfait.

Tim travaille pour Maxjet, une compagnie qui fait du New York-Londres sur 767, configuré 100 % classe affaires. 102 sièges au lieu des 245 standards sur cette machine. Les sièges sont tous en cuir, les hôtesses sont belles et nombreuses, le champagne coule comme si c'était de l'eau, et les repas sont servis sur de la porcelaine de Chine. Je l'écoutais, admiratif.

Un rêve de gosse.

Les pilotes ont en moyenne 10.000 heures de vol, des anciens de TWA et Delta aux cheveux gris, qui ont croisé l'Atlantique plus d'une centaine de fois.

Enfin il sortit sa carte de visite de sa poche qu'il me tendit. Je n'en croyais pas mes yeux. Tim n'était pas qu'un pilote. Il était le chef pilote de la compagnie, et c'est pour ça qu'il ne portait pas l'uniforme. Avec un sourire digne des meilleurs feuilletons americains, il dit: "Give me a call."

Je vois son adresse email au bas de la carte. Je dis: "You'll have my résumé by Monday."

Voila un peu comment tu deviens pilote. Certains disent que j'ai eu beaucoup de courage pour être parti réaliser mon rêve. Je dis que j'ai juste eu un peu d'audace.

Et beaucoup de chance.

Un entretien

26 janvier 2006 à 9h27

Je ressers ma cravate une dernière fois. Je suis surpris que mon costume trois-pièces m'aille encore. La dernière fois que je suis allé à un entretien d'embauche, c'était il y a sept ans. La cravate est neuve, et j'ai mis un quart d'heure pour la choisir. Rouge est trop fort. Bleu, trop effacé. J'ai décidé qu'une couleur prune est parfaite. Mes cheveux sont courts, mes chaussures cirées.

Nickel.

Le coup de fil était venu en plein milieu de la journée, et j'étais dans mon garage à ranger des outils. Gina a failli ne pas décrocher, car elle était aussi occupée. Elle et le répondeur automatique ont finalement décroché en même temps, et l'invitation par Maxjet pour un entretien d'embauche fut immortalisée sur une cassette.

Je suis maintenant devant les miroirs des WC du terminal D de Washington-Dulles, costume couleur bleu marine et une sacoche en cuir avec carnets de vol et passeport. L'entretien aura lieu dans la Business Lounge d'American Airlines qui a été louée pour l'occasion. Je suis une heure en avance, et pour la troisième fois, je ré-ajuste ma cravate. Couleur prune.

Je pense à une question que m'a posée mon frère, il y n'a pas longtemps. Comment pouvais-je vivre dans ce pays, dans cet esprit d'insécurité constante et de concurrence acharnée ?

Je souris lorsque je pense à la réponse que je lui ai donnée. Je lui ai dit que quand tu es dans la forêt et qu'un ours t'attaque, tu n'as pas besoin de courir plus vite que l'ours, mais juste plus vite que ton copain. Bref, tu n'as pas besoin d'être parfait, mais juste meilleur que les autres. Je crois que l'ours représente tout ce qu'il y a de mauvais ici : l'insécurité, les milliers de pilotes de ligne au chômage, l'état du secteur aérien, et ses compagnies en faillite.

Dans ma sacoche en cuir qui ne vaut pas moins de 200$, j'ai également l'application d'embauche que la compagnie m'a envoyée. Une application d'une douzaine de pages ou je devais tout décrire, depuis mon niveau de connaissance informatique, jusqu'au nombre d'heures de vol sur chaque avion piloté, en passant par le nom et adresse de mon lycée, et des langues étrangères parlées. A la fin, on me demandait si j'avais une infraction FAA dans mon "record", et si j'avais déjà reçu une amende pour avoir conduit une voiture sous "l'influence" de l'alcool.

La compagnie avait déjà une copie de mon CV, que j'ai mis un week-end entier pour peaufiner avant d'avoir eu le courage de l'envoyer au Chef Pilote. J'avais revu et pesé chaque mot plus d'une centaine de fois, car je savais que Maxjet recevait en moyenne 400 CV par semaine. Lorsque tu fais du New York-Londres en classe affaires sur 767, les employeurs ont le droit d'être picky.

Je n'ai "que" 6000 heures de vol, et je me souviens de la grimace que Tim, le Chef Pilote, a faite lorsque je lui ai annoncé ce total pour la première fois. Il en a profité pour me dire que la plupart des applicants avaient plus de 10.000 heures, mais que je pouvais lui envoyer un CV par email. Les gens du "People Department" prendront la décision finale.

J'avais de l'experience en tant qu'instructeur pilote de ligne, et il avait l'air content d'apprendre ça. J'ai donc décidé de joindre une lettre avec mon CV. Trois paragraphes qui feront peut-être la différence entre moi et des milliers d'autres. Une lettre que j'ai mis des heures à rédiger. Une lettre que j'ai corrigée, re-corrigée, et re-recorrigée. Et lorsque j'ai cru qu'elle était parfaite, Gina l'a complètement désossée.

...my flying experience ranges from small airfields in isolated areas to the busiest airports in the world. I have flown turbo-prop aircraft in areas with limited navigational aids, and I have flown the most advanced airliner in service today across country. But second only to safety, my strength is customer attention. I flew as an air ambulance pilot, and there "passenger care" was not just a slogan but an every day reality...

Moins d'une heure plus tard, je pousse enfin les portes de l'Admiral Club d'American Airlines. Je me rends compte très vite que je suis le pilote le plus jeune parmi les dix appelés pour l'entretien. On se serre la main, et on se présente. Beaucoup ont déjà une qualif de type 757/767. Il y a un autre gars d'Independence Air qui a plus d'heures que moi. Un jour, on travaille côte à côte pour la survie d'une compagnie, un autre on devient deux ennemis jurés prêts à se battre pour l'accès à un poste trop rare.

J'avale ma salive.

Les sourires sont forcés et l'atmosphère tendue. Un entretien d'embauche est sans doute ce qu'il y a de plus stressant dans ma carrière, beaucoup plus stressant qu'une panne moteur ou une perte d'hydraulique. Je le sais, car j'ai eu les deux. La concurrence est extrême. Peu sont appelés, et très peu sont choisis. Et il n'y a pas de checklist, pas de procédures, pas de Quick Reference Handbook pour ça.

Mais je suis prêt. J'ai passé des heures et des heures à me préparer pour cet entretien. J'ai soigneusement revu mes carnets de vol, j'ai fait des recherches sur la compagnie, j'ai lu tous les articles à son sujet qui ont été jamais publiés sur internet. Je connais leur plan pour le futur, le nom du président, des vice-présidents, et certains investisseurs. Je sais que l'un d'entre eux fut aussi le premier investisseur à Jetblue. Je sais que l'investisseur le plus pauvre a une valeur nette de 500 millions de dollars. Je sais que la compagnie vient de refuser un codeshare avec Air Berlin, car elle est en train de négocier une alliance avec Easyjet. Et enfin, je sais qu'elle est fière d'être une des rares compagnies aériennes qui soient complêtement paperless.

Les pilotes ont ce qu'on appelle un EFB ou Electronic Flight Bag. C'est-à-dire qu'on leur donne, dès leur premier jour, un ordinateur portable avec wifi et une adresse email. Toute la communication intra-compagnie se fait par email. Les manuels d'exploitation sont tous sous format électronique et mis à jour automatiquement lorsque tu es en ligne. Quant aux cartes de percées IFR, elles s'affichent simplement sur un écran dans le cockpit du 767.

Lorsque mon nom est enfin appelé, j'entre dans une des quatre pièces de l'Admiral Club. On échange des poignées de mains et des sourires. Ils sont deux assis derrière une table. Une femme du People Department et un Commandant de Bord, qui s'appelle Walt. Tim est dans la pièce à côté et discute avec d'autres pilotes. Sans perdre de temps, les questions s'enchaînent.

So, why do you want to work for us?

Ma réponse a été préparée et répétée des dizaines de fois auparavant. Mais je parle lentement comme si je cherche mes mots, je souris, et je les regarde dans les yeux—mon accent à peine traçable. Ils posent des questions à tour de rôle. Ils sont très professionnels.

Tell me a time when there was a conflict with a co-worker, and how did you resolve it? Tell me a time when you wowed a passenger? Tell me a time when you implemented a procedure that was not on the checklist? Define CRM. What does it mean to you? ... You have to make a PA announcement to a group of young people who have never flown before and old people who are afraid of flying. What would you say?

J'improvise le PA, à froid, me présentant comme Commandant de Bord pour ce vol sur Londres, une durée de 7h30, et une altitude de croisière de 37.000 pieds. Superbe coucher de soleil au décollage sur la Côte Est, il fait très beau et l'air est calme. Un lever de soleil aussi magnifique à Londres nous attend demain matin. C'est une très belle nuit pour voler. Please sit back, relax, and enjoy the flight, je finis. La femme du People Department essaie d'effacer un sourire, mais elle n'arrive pas. Je crois qu'elle m'aime bien.

Cette compagnie, tout comme Jetblue, ne te pose aucune question technique lors de l'entretien. Il n'y a pas non plus de test simu. Avec des candidats qui ont entre 6000 heures de vol (moi) et 18.000 (oui, 18.000), ils savent que tu sais voler. Ils veulent avant tout te connaître.

A la fin de l'entretien, je les ai remerciés, et on s'est serré la main. J'ai dit au revoir aux autres candidats, et on s'est tous souhaité bonne chance—en essayant de paraître sincère. Un sourire forcé, une poignée violente. Il y avait un rôle à jouer, et on le jouait très bien.

En quelques minutes, on a tous quitté la lounge, et on s'est éparpillé dans le terminal. Moi, je me suis arrêté à la première cabine téléphonique que j'ai trouvée. J'ai appelé Gina qui attendait patiemment à la maison, à Chicago. A 1000 km d'ici.

"I think it went well," je lui dis en essayant de rester optimiste. "I was by far the youngest and the least experienced in the group." Elle écoute attentivement. Je pense à la grimace que le Chef Pilote a faite lorsque je lui ai annoncé mon nombre d'heures de vol. Gina me rappelle très gentillement qu'ils veulent des gens avec de la personalité. Ils ont fait la connaissance de quelqu'un de jeune et d'ambitieux. Quelqu'un qui n'a pas peur de travailler dur. A 31 ans, il a une licence de pilote de ligne, 4 QT, et plus de 6000 heures. Il en veut. Il est affamé. Et il est sympa.

D'un coin de l'oeil, je vois Tim, Walt, et la femme quitter l'Admiral Lounge. Tim parle dans son téléphone portable. Je suis toujours en ligne avec Gina, et je tiens le combiné dans la main gauche. Nos regards se croisent. Il sourit, je souris, et il me fait un signe de la main. Un signe avec la main fermée et le pouce levé. Je cligne des yeux. Oui, le pouce est levé. Je n'y crois pas. La compagnie va m'embaucher ! Et lorsque je décris à Gina ce que je viens de voir, je l'entends pleurer discrêtement, à l'autre bout du fil. Quel soulagement !

Voilà, j'ai donc échappé à l'ours. J'ai couru plus vite que mon ami, qui lui aussi a une femme et des enfants. L'ours est en train d'attaquer beaucoup de mes anciens collègues. Un à un, ils perdent leur maison, leur assurance médicale, et leur caisse de retraite. Moi, je continue à courir. Et comme Gina, je crois que cette fois-ci, c'est juste ma personalité qui m'a sauvé—ou alors ma cravate, couleur prune.

Nuits blanches à Seattle

22 février 2006 à 20h32

J'ajuste mon siège avec le petit bouton électrique sur son côté. Je réduis la luminosité du tableau de bord. Ca discute derrière moi. J'entends la passerelle se lever. Le simulateur sur vérin secoue un peu. Le testeur annonce d'une voix officielle: "We're on motion."

Aux Etats-Unis, si tu loupes un examen de pilotage, on te donne un "pink slip" ou un billet rose indiquant ton échec. Cet échec est enregistré à jamais dans la base de données de la FAA. A chaque demande de poste auprès d'une compagnie aérienne, celle-ci interrogera cette base de données, et un échec, un pink slip, peut faire la différence entre l'obtention d'un poste et encore plusieurs mois de chômage. C'est un pays où la compétition est extrême.

C'est un secteur où elle est encore plus.

"Are you ready?" Je demande à Doug, mon binôme de formation et mon copi pour ce test de la qualification de type Boeing 767. "As ready as I'm gonna be," Il répond la phrase standard qu'il m'a donnée pendant notre formation ensemble.

Ca fait 5 semaines qu'on est à Seattle, au centre de formation Boeing. Il a plu pendant 25 jours d'affilée et ce n'était même pas un record. Après les cours théoriques, il y avait un test écrit, et un examen oral de pas moins de 2 heures où le testeur pouvait poser n'importe quelle question sur les systèmes de l'avion. Un pilote sait piloter, mais il doit aussi savoir étudier et réciter.

Et à 30.000 dollars la qualif de type Boeing 767, payée par ta compagnie, tu comprends pourquoi elle n'aime pas embaucher ceux qui ont eu des billets roses.

Boeing forme plusieurs compagnies aériennes en même temps, et les simulateurs sont utilisés 20 heures par jour. Etant le plus jeune, j'ai eu le grand plaisir d'avoir un créneau de minuit à 4h du matin. Et donc de minuit à 4h, j'apprenais à piloter un avion. Il y avait des pannes moteur, des feux moteur, et des pannes hydrauliques et électriques. Sleepless in Seattle. Nuits blanches à Seattle.

Mais mon test, aujourd'hui, a été prévu pour 7:30. Je ne sais pas si c'est pour ne pas me gêner ou ne pas gêner le testeur. En tout cas, à cause de ce changement brutal d'horaire, je n'ai dormi qu'une seule heure cette nuit.

Ma famille me manque. Ma fille de 4 ans rêve de moi. Elle m'a dit qu'elle a rêvé de mon retour plusieurs fois. Elle m'a prié au téléphone de rentrer à la maison. Je lui réponds que je serai à la maison bientôt. Il faut d'abord que j'apprenne à piloter cet avion. Elle ne comprend pas, et je raccroche le téléphone la tête baissée, les yeux baissés.

Je programme le FMS, puis je fais la prévol en vérifiant soigneusement la position de chaque bouton. Doug fait de même, et j'appelle la Preflight Checklist. Je l'appelle assez fort pour que tout le monde m'entende. Le testeur Boeing n'est pas seul ce matin. Un testeur de ma compagnie l'a rejoint. Un inspecteur de la FAA a également décidé de venir. Il y a donc trois hommes aux cheveux gris derrière moi. Ils observent en silence. J'entends des stylos cliquer. J'essaie de les ignorer mais je n'y arrive pas.

Au démarrage du moteur droit, l'examinateur me donne un hot start, c'est à dire que l'EGT du moteur augmente trop rapidement lorsque j'ai commandé l'ouverture de la valve d'essence. Je détecte ça et j'interromps le démarrage avant que le moteur ne surchauffe. Le testeur, satisfait, répare la panne depuis son écran de contrôle derrière moi. Et le démarrage du moteur gauche se fait sans problème.

Au décollage à basse visibilité, je sens l'avion tirer vers la droite juste avant la vitesse V1. En moins d'une demi-seconde, je décide d'interrompre le décollage: "Reject! Reject! Reject!" Je tire la manette des puissances vers moi, je déconnecte l'auto-throttle, je tire celle des spoilers, puis ma main se remet sur la manette des puissances, et je sors les reverses. Les auto-freins marchent impec. Doug simule un appel à la tour: "We're aborting on the runway!" Impératif lorsque la visi est aussi basse. J'arrête l'avion, je simule un PA à la cabine: "Stand-by! Stand-by!" On vient d'avoir une panne moteur, mais il n'y a pas de feu, donc je décide de dégager la piste. J'appelle à la vérification de la température des freins. Et j'entends les stylos cliquer derrière moi.

Et c'est après un deuxième décollage, une dépressurisation, une descente d'urgence, une percée VOR avec tour de piste, une remise de gaz à 50 pieds, une arrivée ILS aux minima avec atterro, redécollage, panne moteur à V1, approche ILS en manuel sur un seul moteur, suivie d'une remise de gaz, tour de piste en visuel, atterro, effondrement de roulettes de nez, et évacuation sur la piste, que je me retrouve enfin dans la salle de débriefing.

Le testeur me donne un papier blanc qui représente une nouvelle licence temporaire de pilote de ligne avec la mention QT 757/767. Le papier est blanc et pas rose. Ma chemise, elle, est bleue et mouillée.

Je pense à cet instant à ce qu'a dit un vieil ingénieur NASA, qui avait participé au projet Apollo XI. Il a dit qu'ils ont réussi ce pari fou de mettre un homme sur la lune, parce qu'ils étaient simplement trop cons pour savoir que c'était impossible.

Aujourd'hui, je ressens un peu la même chose. A l'âge de 21 ans, lorsque j'ai débarqué aux Etats-Unis avec ma valise et mes jeans et tee-shirts, et un rêve de devenir pilote de ligne, j'avais moins peur d'échouer que de ne jamais essayer. J'étais simplement trop con pour savoir que c'était impossible. Maintenant, avec cette qualif de type B767 en poche, il faut dire que j'ai bien plus que réalisé mon rêve—j'ai décroché ma lune.

Ce petit bout de papier blanc, après tant de nuits blanches, est aussi l'autorisation de rentrer à la maison, car il y a, là-bas, une fille de 4 ans qui m'attend avec impatience.

Et il est temps d'aller réaliser son rêve.

Post Scriptum :

Pilote français aux Etats-Unis—30 ans plus tôt.

A la suite de cet écrit, j'ai reçu un message d'un ancien pilote de ligne français aux Etats-Unis. Michel était Commandant de Bord à Eastern Airlines. Maintenant à la retraite, il vit à Atlanta. Il écrit la chose suivante :

A tous ceux qui voudraient émuler la carrière aéronautique de Danny et faire ce qu'il a accomplit en venant s'installer aux USA… Permettez moi d'y mettre mes « quatre sous »… Le parcours de Danny fut long et souvent difficile pour finalement arriver comme Commandant de bord sur un avion de transport, et il est donc nécessaire de relire son journal en entier, commencent avec son humble départ sur avions d'Aéro Club à Strasbourg pour en arriver au siège gauche tant mérité… « The coveted left seat » comme c'est appelé ici par nos confrères pilotes de ligne. Tout ce que nous raconte Danny au sujet de « Nuit blanche à Seattle » est exacte à 100%... tout, y compris les cliques du stylo fait par le gus du FAA ou le « Check Airman » pendant qu'ils t'observent mettre ta carrière en jeu et te voir suer à grosses gouttes… Mais, avec cette qualification de type dans la poche c'est loin d'être la fin de l'histoire. Cette qualification de type… Airbus, Boeing ou autres avions n'est qu'un commencement, car maintenant deux fois par an tu dois retourner au simulateur re-démonter à un « Check Airman » de ta compagnie que tu continues de piloter ton avion exactement comme tu dois le faire et en accordance aux procédures et réglementations. En fait, ces tests que tu dois passer tous les six mois sont bien souvent plus compréhensifs que la qualification de type, spécialement pour les cas d'urgences. Bien souvent pendant ces tests, un gus du FAA vient observer non seulement que toi le pilote fait ton boulot comme il faut, mai aussi que le « Check Airman » administre ce test en accordance à la réglementation du FAA… Ce n'est pas tout… De temps à autres pendant tes vols, le FAA vient « faire le voyage avec toi », il te « regarde » de si près que tu peux le sentir respirer derrière toi sur le « Jump seat » ce siège installé dans le poste de pilotage principalement pour cette raison. La fin de tout ça ? Non pas encore, car maintenant le « Check Airman » revient lui aussi une fois ou deux par an pour les mêmes raisons que le FAA et en plus pour s'assurer que tu fais « plaisir » aux passagers… Maintenant, et là c'est du sérieux… cette p'tain de visite médicale tous les six mois avec un toubib du FAA et en plus, dans certaines compagnies une fois par an il faut aller prouver au toubib de la Compagnie que tu es vraiment battit comme un astronaute pour continuer de piloter « leurs avions »… Voilà ce qui se passe une fois que ton ancienneté te donne le droit au tant espéré « siège gauche » comme Commandant de bord… Bien entendu, avant que ce jour arrive tu dois faire ton apprentissage comme copilote au siège droit… cet apprentissage peux prendre beaucoup d'années. Les premiers 18 mois de ta carrière comme copilote tu es probationnaire, on te regarde de très près pour voir si tu as vraiment l'étoffe de mériter ce beau boulot et comment tu te comportes. Après chaque voyage, ton Commandant de bord dois remplir un questionnaire à ton sujet… En général ils sont tous des bon gars mais il y a aussi des c..s qui n'aiment vraiment pas voler et qui sont là rien que pour le fric… Alors attention de ne jamais dire à ce genre de gars que pour toi ce métier est ta passion et que le fric est secondaire… Il reste deux autres choses à considérer pendant ta carrière… 1) Le puissant syndicat des pilotes de ligne qui peux de même te donner des ennuis extrêmes, si tu as le malheur de ne pas être toujours d'accord avec eux à 100%. Il faut leur porter une obéissance plus ou moins aveugle, sinon, tu vois ton nom inscrit dans les WC par certains de tes confrères « professionnels ». 2) Ta vie de famille qui peux en prendre un sacré coup, mais dans le cas de Danny il a une super épouse qui a compris ce que beaucoup de femmes de pilotes de lignes sont incapables de comprendre… A tous les aspirants de cette belle profession, ce n'est pas que la chance qui a permit à notre Danny d'accomplir son rêve, mais son courage, sa ténacité et d'éliminer le mot "impossible" de son dictionnaire… Michel

Chevaliers du ciel

22 mars 2006 à 19h58

Je suis dans une base désaffectée du Nouveau Mexique, pistolet automatique à la hanche. Le soleil tape fort et mes lèvres sont sèches. On est une vingtaine de pilotes de ligne sur un champ de tir à suivre une formation anti-terroriste. A ma gauche, un pilote Boeing 737 de Southwest, à ma droite un copi 757, United.

On porte tous un casque, des lunettes de soleil, et un H&K 9 mm de fabrication allemande, qui, depuis une semaine, est devenu notre meilleur ami. On tirera plus de 1000 cartouches avant de l'emporter avec nous dans les cockpits de nos jets. Je me tiens prêt, une main sur la housse, en essayant de recréer ma meilleure imitation de Clint Eastwood.

Les cibles en carton vont apparaître d'une seconde à l'autre. Dans ce prochain exercice, on devra tirer 3 balles, faire un changement de magasin, et en retirer 3 autres. Les cibles devant nous apparaîtront pendant 12 secondes, puis se replieront.

Un vent léger vient de se lever, et la voix dans les haut-parleurs derrière moi annonce : "Gentlemen, watch your threat." Pour la dixième fois, je passe ma langue sur mes lèvres.

Mes jambes tremblent un peu, et je ne sais pas si ce sont les deux heures par jour d'arts martiaux qu'on a eues, ou si ce sont les simulations dans le Boeing 727.

Il y en a trois garés dans le désert, réservés uniquement à la simulation d'attaques terroristes. Les pistolets sont bien sûr armés à blanc, mais les combats, eux, sont réels. Je m'en sors avec quelques bleus, et beaucoup de chance. Dans mon groupe de six pilotes, un s'est vu casser la mâchoire, un autre s'est ouvert le crâne dans un cockpit remplis de boutons, d'interrupteurs, et de leviers.

Bienvenue dans ma vie--la vie d'un pilote de ligne aux Etats-Unis. Une vie bien différente de celles de mes collègues à Air France. Pendant qu'ils arment leurs auto-manettes ou leurs centrales inertielles à la prévol, j'arme mon H&K automatique, une balle dans la chambre.

Une autre différence est le fait qu'il n'y a pas d'Ecole Nationale d'Aviation Civile ici, qui forme des pilotes de ligne. Aucun pilote n'a accès au cockpit d'un jet sans avoir monté des milliers d'heures de vol auparavant. On commence en aéro-club où on fait de l'instruction. On gagne peu d'argent et on mange des pâtes pendant plusieurs années--à la tradition "self-made man" américaine. Puis c'est le bimoteur, et enfin du turbo-prop, si on a la chance d'être embauché dans une compagnie régionale.

J'ai fait mes dents dans l'Air Ambulance. Je sillonnais par avion les réserves apaches et navajos d'Arizona, la nuit et le jour. Le pilotage était difficile, à cause du relief et des manques de repères et balises radio pour la navigation. Je me souviens des choix impossibles entre un orage à 12 heures, et un bébé apache à moitié mort, juste derrière. Du cockpit de mon Jetstream 31, je slalomais entre les montagnes et les orages, au-dessus de ce Far West.

Oui, pendant pas mal de temps, j'ai eu le droit de jouer aux Indiens. Et maintenant que je suis dans la ligne, je joue aux cowboys.

Gentlemen, watch your threat...

Home sweet home

19 avril 2006 à 10h24

On a décollé avec deux heures de retard de New York à 00h31 TU, c'est à dire 20h31 locales. On se posera à Londres dans 4 heures après 7h30 de vol, et on y fera une escale de deux jours. Je suis aux commandes du Boeing 767, immatriculé N-260MY, à 38,000 pieds au-dessus de l'Atlantique Nord. Il fait une nuit d'encre, et les instruments devant nous éclairent à peine nos visages.

C'est mon premier vol dans ce B-767-200, qui est un 767 de première génération. Il est équipé de deux moteurs Pratt et Whitney JT9D qui sont limités à 21 tonnes de poussée au décollage. N-260MY a une masse maxi de 160 tonnes. On est à Mach 0.80, vitesse assignée ce soir par le centre de contrôle océanique de Gander sur le track U, ou track uniform. A l'aube, on survelora l'Irlande avec ses collines couleur émeraude, et j'aurai une pensée pour un des mes groupes préférés, U2.

Quand tu es au dessus de la terre, les voies aériennes sont fixes et sont définies par des balises et aussi des points, qui sont à une certaine distance de ces balises. J'adore les noms des points sur mes cartes aéronautiques, comme toi, tu apprécies sûrement le nom des rues dans la ville où tu as grandi. Par exemple, à Phoenix, il y a un point de report qui s'appelle DSERT, en Floride, tu verras des points aux noms de LZARD ou GATOR. Et si tu te poses à Orlando, tu survoleras GOOFY. A Boston, il y a BOSOX à cause de l'équipe de Baseball Boston Red Sox, et à Green Bay, il y a FAVRE, mon quarterback préféré.

Mais sur l'Atlantique, il n'y a pas de voie aérienne fixe. Ces voies aériennes éphémères sont dénommées "Tracks" et sont recréées deux fois par jour, en fonction de la météo et du trafic. Elles privilégient les routes vers l'Est la nuit, et vers l'Ouest le jour, et c'est ainsi que circulent les avions long-courriers entre l'Amérique et l'Europe. Aussi, ce soir, nous relions New York à Londres sur le track U défini par les coordonnées 56 North 50 West, 59 North 40 West, 59 North 40 West, 59 North 30 West, 59 North 20 West. Where the streets have no name.

Puisqu'au milieu de l'océan, il n'y a pas de balises pour la navigation, le pilote automatique est branché sur une INS, c'est à dire une centrale inertielle, dans laquelle on programme des points à passer l'un après l'autre, en tapant les coordonnées géographiques. Il n'y a pas non plus de couverture radar pour assurer l'espacement entre les avions. On reporte donc notre position régulièrement sur la fréquence HF. Des contrôleurs à Gander, au Canada, et à Shannon, en Ireland, notent notre position et la rentrent dans un ordinateur.

La carte de navigation de l'Atlantique Nord est dépliée devant nous, et à l'aide d'un crayon, on trace sur cette carte nos coordonnées pour verifier notre position. On doit également connaître à n'importe quel moment le terrain de déroutement le plus proche--qu'il soit au Canada, au Groenland, ou en Islande.

Ceci est ma première traversée, ou "crossing," comme on dit ici, et ça fait plus de 7 ans que je n'ai pas mis les pieds en Europe. Séquence émotion. A cause d'une inaptitude médicale pilote professionel, j'avais décidé de quitter la France et de partir aux Etats-Unis dans l'espoir de réaliser mon rêve. Ironiquement, l'avion qui m'amena aux U.S. fut également un Boeing 767. Je ne suis plus le passager français... mais le pilote américain.

Le problème numéro un en croisière sur les longs vols est la vigilance, car il faut programmer correctement les (nombreux) automatismes, puis vérifier qu'ils font bien ce qu'on leur a demandé. On est trois pilotes, et à tour de rôle, on se repose dans l'espace cabine avant de revenir dans le cockpit. Mon Commandant de Bord en est à sa deuxième tasse de café. Et, assis à 38,000 pieds au-dessus de l'océan, je souris lorsque je pense au mot "home" que je n'arrive plus à traduire en Francais. En Anglais, on utilise "house" et "home" pour décrire deux choses différentes. Après sept ans dans un pays étranger, j'apprécie les nuances et la richesse de ma langue d'adoption.

Le jeune français, plein de rêves, qui était parti en Amérique à l'âge de 20 ans est des fois debout, derrière moi, et je peux sentir sa main sur mon épaule. Il me chuchote à l'oreille, "Let's go home." Sois patient, je réponds, on y presque.

L'Atlantique Nord est un espace RVSM (Reduced Vertical Space Minima) de manière à permettre un plus grand flux de trafic aux heures de pointe. Nous sommes maintenant donc au FL 380, vers le 40 Ouest, pas loin du milieu, quoi, et des lumières sur l'horizon se dessinent.

Je me frotte les mains, car les petites lumières, annoncées par le TCAS, c'est un autre avion, sur le même track, 1000 pieds plus haut. Tous les avions de ligne volent en croisière à des nombres de Mach comparables. A altitude plus élevée correspond une température plus faible, et à Mach égal, le plus bas va un peu plus vite.

De minute en minute, nous rattrapons donc cet avion. Les lumières s'aggrandissent dans cette nuit noire, et on devine la silhouette d'un biréacteur vu de l'arrière, et il nous faudra encore trois ou quatre minutes pour le dépasser.

J'annonce à mon Captain qu'on vient de passer l'ETP, ou Equal Time Point. Ca veut dire qu'à partir de maintenant, s'il y a problème, on se déroutera sur Reykjavik. On est un peu soulagé, car le terrain de déroutement de Narsarsuaq, au Groenland, qui est logé dans les glaciers, n'avait qu'une seule piste de 1800 mètres, et une approche NDB.

A plus de mille kilomètres par heure, on franchira bientôt le 59 North 20 West, et on défoncera le jour, qui est en train de se lever. C'est le dernier point sur le track. L'Europe se dessine à l'horizon, et je ne peux pas m'empêcher de sourire.

Ce point s'appelle 59 North 20 West sur la carte, mais moi, je lui ai déjà donné un autre nom.

Home.

L'épouse du pilote

1 mai 2006 à 17h29

Il est 00:38 TU, 20:38 locale, on est à 37.000 pieds. On vient de décoller de New York, il y a un peu plus d’une heure et demie. Mon ordinateur portable est sur les genoux, pilote automatique branché. On est en contact avec Moncton Center, centre de contrôle canadien, et dans un peu plus d’heure, on prendra notre clearance océanique pour une traversée à 39.000 pieds. Le badin est sur Mach 0.80. Ca turbule un peu—intermittently—mais le seat belt sign est sur off.

Je suis le pilote en fonction sur cette étape, donc le Captain fait la radio. J’ai fait le décollage à New York, dans le coucher de soleil, piste 31L. Virage à gauche, en manuel, avant le centre ville et l’Empire State Building, direct Canarsie VOR. C’était l’heure de pointe pour les heavies à New York, et on avait fait 45 minutes de roulage.

Boston est bien derrière nous. On est en train de longer la côte québécoise. On vient de passer travers Montréal, qui se trouve maintenant à 400 Nautiques et à nos 8 heures. Le soleil se couche lentement à gauche. Il fait déjà nuit à droite. Puis, le soleil se relèvera lorsqu’on atteindra les côtes d’Europe. Bientôt, on aura quitté cette terre d’Amérique, et on sera « feet wet ».

Je pense à Gina, qui est à Chicago avec nos trois enfants. Pour la petite histoire, j’ai épousé Gina à l’âge de 21 ans, après ne l’avoir connue que depuis 3 semaines. Je n’avais pas d’argent mais beaucoup d’ambitions. C’est ce feu dans mes yeux qui l’a, je crois, beaucoup séduite. Je savais déjà ce que je voulais à 200 %. Je savais aussi que les cockpits aux Etats-Unis n’étaient pas remplis de gens brillants, mais de gens têtus.

Ca fait plus de 10 ans qu’on est mariés, et on est toujours aussi amoureux. Notre troisième enfant est né il y a juste 8 mois. Et même si Gina ne l’admettrait jamais, je lui dois mon succès dans l’aviation.

Ah, l’épouse du pilote! Je pense que d’instinct les femmes se méfient des hommes à vocation, et cependant elles ont pour les pilotes cette étrange attirance. La maîtresse du pilote, celle qui crée passion et tourment, plaisir et crainte, c’est son avion. Gina m’a un jour avoué que c’est elle, la maîtresse, et que j’ai toujours été marié à l’aviation. Maybe.

Elle a sans doute raison. J’ai commencé à faire de l’avion à l’âge de 16 ans dans mon Alsace natale. Et aujourd’hui, il est vrai que c’est à cause de cette aviation, que je rentre trop tard, portant son parfum d’huile, et sentant encore ses vibrations dans mes reins. C’est dans le corps d’un avion que je me révèle, c’est entre mes mains que l’appareil prend son sens. Je domine chaque avion avec fragilité et humilité, et chaque qualification de type est comme une nouvelle conquête. Mon premier instructeur, un jour, m’a confié : « Si tu es doux avec ton avion, ton avion te le rendra. »

Mais j’en ai rencontré beaucoup de femmes de pilotes, et certains de mes collègues ont des femmes bien jalouses. Car l’épouse d’un pilote doit accepter, en silence, l’angoisse des départs tendus, et des retards et des absences, qui ne sont que des retards prolongés. Elles doivent aussi accepter un univers incommunicable, une vie où le quotidien le plus banal est à la frontière du rêve. Mais un univers qui très souvent les exclut.

Il faut alors se méfier des mantes religieuses qui réduisent leur mâle au niveau de leurs ambitions ménagères. Elles sont les gardiens d’un camp, confortable, mais elles n’ont pas les espérances que les pilotes caressent. Le choix d’une compagne est aussi important que le choix de sa vocation.

Et pourtant, le métier de pilote de ligne est un métier de femme, car ce sont elles qui sont attentives au plaisir des autres, et qui sont sensibles à chacune de nos limites.

Ce sont elles qui n’oublient jamais l’heure de la tétée ou du biberon, et donc n’oublieront jamais une action vitale. Ce sont elles qui ne s’estiment pas non plus suffisamment surdouées pour griller les limitations de vitesses et les feux rouges. Ce sont elles qui lisent les notices de la machine à laver avec reconnaissance pour les ingénieurs qui l’ont conçue. Ce sont elles, qui, à la fin d’une journée harassante, s’éveillent encore au moindre cri, et, sans une plainte, pansent et consolent. Oui, les qualités d’un bon pilote de ligne sont dans la nature même des femmes. Pourtant ce métier est encore gardé par des brutes galonnées.

Grâce à la technologie, on ne se bat plus aux poings contre la turbulence, et l’on « n’arrache » plus notre avion avec son ventre et des biceps. Tu peux lever les 60 tonnes d’un A319 avec un mini-manche. Le B767 que je pilote peut se piloter avec deux doigts—comme une aiguille à tricoter. Ces avions-là ne se pilotent qu’en douceur.

On arrive maintenant sur VIBDI, un des points d’entrée sur l’Atlantique Nord. On va bientôt sortir les cartes, les crayons, et les règles. Sous peu, on va perdre la VHF et les VOR. Les contrôleurs de Gander vont perdre notre couverture radar. On affichera « 2000 » sur le transpondeur, et la navigation commencera.

L’autonomie de ce portable n’est pas aussi grande que celle de mon 767, donc je vais bientôt le fermer. J’enverrai ce billet une fois arrivé à Londres. Si l’aviation est mon épouse, alors je m’apprête à partir en croisière avec elle. Cette nuit, elle et moi partagerons un coucher et un lever de soleil à des kilomètres d’altitude.

Quant à Gina, je la reverrai dans deux jours—s’il n’y a pas de retard. Elle remonte, un peu, une horloge qui ne bat pas à son rythme. Lorsque je lui parlerai du Groenland, et des étoiles, et des décollages dans le soleil, elle m’écoutera, avec une patience d’enfer, en taisant ses vrais problèmes.

Et sans le savoir, elle m’aura appris à être un meilleur pilote.

A pilot's wife

16 juin 2006 à 19h32

J'ai recopié ça du journal de ma femme.

So what's it like to be the wife of an airline pilot? Danny has this blog, a journal about being a pilot. Someone suggested I write about being the wife of a pilot. Danny's not just any pilot, though.

For some pilots, flying is just a badge, as shiny as their ego. For Danny, flying is in his blood, he could care less who sees him doing it (although, personally, I bet it feels a bit good to have all those people who said he'd never make it as a pilot see that he has).

Well, being a wife of a pilot means being comfortable being alone, whether for a couple of days, a week, or a month (during training). It means getting excited when he calls to chat or say he'll be home in an hour. It also means getting excited sometimes - sometimes - when he has to leave again.

Okay, excited is not the right word to describe how I feel when he leaves. Usually, I feel like I'm really going to miss him. But sometimes - sometimes - there's a residual tension between us following an argument and it's a relief to have the tension gone when he leaves. Time passes, we both realize our faults and how lucky we both feel to have each other. Then once again, I'm excited to have his phone call.

Being the wife of a pilot means letting go... letting go of the worry about his safety, worry about job security, worry about those perky flight attendants that don't care that he's married, worry about doing a good enough job raising our children solo at times, worry about shifts in routine, worry about how to ease and get his mind off of his worries... worries that are sure to be taking years off of his life.

I can't think about his safety... or at least I don't dwell on it. He's a sharp pilot with keen instincts. And he doesn't cloud or contaminate his senses with alcohol, cigarettes, or coffee (I'm not saying he's never had those things, but they are not part of his lifestyle). Anyways, who needs that stuff when you have jet fuel coursing through your veins ?!

His job includes catching other people's mistakes--mistakes with potentially fatal results. Danny tells me so many stories of close-calls, near-misses, and moments when there-are-no-words, just respectful silence while we look at each other, thankful for another moment together.

I want to know. I don't dwell on it, but I want to know. I've jokingly asked Danny, "So, how close did I become a widow this time?" or "Did you almost die today?" Danny needs to talk about it, I want to listen. That's part of marriage no matter what profession: let each other talk about their day--don't try to fix their day, just let each other talk about it.

I'm saying this because a couple of times I've heard wives of pilots say, "I don't want to know! Don't talk about it." One wife of a pilot at Danny's previous company even went so far as to give an ultimatum, "Leave the pilot business or I'll divorce you... I'm so afraid of losing you to an accident." Fear of losing her husband consumed her--she "loved" him so much. He was a pilot when they met... no surprises.

She dwelled on it so much that she divorced him so she wouldn't have to face the pain of losing him to death. Yet, she'd rather lose him to divorce. In all fairness, I haven't heard her side of the story. I personally think there's more to the story. There has to be; it makes no sense. I digress.

Danny could be a librarian instead of a pilot, yet die on his way to work. You never know. Why waste your time dwelling on it. I don't ignore the possibility of losing him; that helps me prepare for the future: what job will I have and what updated education will I need for that? Would we move? Are the papers in my name, too? How's his insurance? Do I have enough for funeral arrangements? Maybe it's a little grim, but if you are at least somewhat prepared for the future, you can enjoy the present. Danny has to think about my death, too.

I actually feel better about Danny flying a plane than being on the road... crazy drivers out there.

Gina

Etudier aux Etats-Unis

23 septembre 2006 à 17h45

J'ai retrouvé le texte suivant que j'ai écrit il y a bien longtemps. Je parle de mon entrée dans une fac américaine...

On m'avait dit que le système d'éducation américain n'était pas démocratique, puisque les élèves étaient sélectionnés en fonction de la taille de leur porte-monnaie, et non celle de leur cerveau. Après avoir passé un an à la fac en France et presque deux dans une université américaine, je me suis rendu compte ô combien ce qu'on m'avait dit était faux.

Lorsque je mis les pieds pour la première fois dans la "Registration Office" de l'Arizona State University, je venais juste d'avoir mon permis de travail temporaire, et j'avais débarqué de France où, malgré mon Bac C (Maths), je n'ai pu rentrer ni à Math Sup, ni dans une école d'ingénieur. Déçu, j'avais alors tenté de me faire accepter, en France, dans une école de mécanicien aéronautique. Et malgré mon Bac et une licence de pilote privée française, j'ai été refusé. On ne prenait que 36 candidats sur 600 cette année-là. Et cette année-là, il y avait 36 candidats qui, selon l'école, seraient de meilleurs mécaniciens que moi.

Lorsqu'aux Etats-Unis, la femme blonde derrière le guichet m'adressa un bref "How can I help you?", j'avalai ma salive, et je lui ai dit que j'étais là pour m'inscrire. Elle me demanda de "déclarer" mon major, et sous le guichet me donna une liste de diplômes que l'université offrait. Mes yeux s'arrêtèrent sur l'école d'ingénieur, qui offrait parmi ses nombreuses matières, un diplôme en "Aerospace Engineering."

Et avec un sourire aux lèvres, je "déclarai" solennellement. Et avec autant de simplicité, elle entra dans l'ordinateur que j'étais désormais un student in Aerospace Engineering. J'avais une pensée émue pour tous mes potes en train de cravacher en fac de droit et d'éco.

Puis je reçus la liste des cours à prendre pour le premier semestre. "You need to take Engineering 101. If you pass, you'll be able to take 102, etc..." On me donna les bouquins. Here you go. Good luck.

Le système français est parfait si ça ne te dérange pas de ne pas étudier ce que tu veux étudier. Dès que tu as des rêves ou des ambitions, ça devient plus difficile. Pour moi l'idée que mon future soit décidé par des notes du lycée, et que des opportunités à l'éducation soient fermées par des concours ne me paraissaient pas très juste. Le fait qu'on ne me donnait même pas une chance, et que je n'avais pas droit aux mêmes opportunités que n'importe qui ne me paraissait pas démocratique.

Et lorsqu'il était temps de payer, j'avalai pour la seconde fois ma salive.

Et c'est là que le système américain m'a vraiment mis sur le cul.

L'université aux Etats-Unis peut accepter autant d'étudiants dans n'importe quelle matière parce que:

Si tu "échoues" une matière, tu ne redoubles pas une année entière mais juste cette matière (je crois que le système européen se transforme doucement vers un système similaire). Donc, si tu réussis Engineering 101, les Maths (Calculus I), la Physique, mais pas la chimie (Chemistry 101), le deuxième semestre tu pourras étudier Engineering 102, Calculus II mais tu devras refaire, bien sûr, Chemistry 101.

L'université n'est pas gratuite pour tout le monde. Si tu peux te la payer, tu dois payer, et sinon, c'est gratuit. Oui, tu as bien lu, gratuit. Si tu vis dans l'Etat en question depuis plus d'un an c'est moins cher que si tu viens d'un autre Etat (in-state tuition vs. out-of-state tuition). Parce que tu as déjà payé des impôts dans cet Etat.

Dans mon cas, le gouvernement américain m'autorisait à étudier gratuitement en me donnant ce qu'ils appellent des "Pell Grants" (les frais d'inscription étaient remboursées et directement versés à l'université.) je n'étais même pas un citoyen américain, mais comme j'étais marié, l'éligibilité était basée sur mon salaire et non celle de mes parents. Donc, je faisais des études d'ingénieur aéronautique gratos. Après deux ans, et des "A" dans toutes les matières, une compagnie air ambulance m'a offert un boulot de pilote. Ce fut, en fait, une décision difficile à prendre car je savais que si je quittais l'école pour aller voler, je n'aurai plus droit au bourses d'études (mon salaire serait trop élevé). Mais je savais également que les écoles seraient toujours là, contrairement aux boulots de pilote.

Je continue maintenant mes études par correspondance ("online") où je fais une maîtrise d'aeronautics à travers l'université aéronautique la plus réputée au monde : Embry Riddle. Demain, d'un hôtel de New York, je ferai mes partielles d'Aircraft Accident Investigation. Je viens juste de finir un cours de Flight Physiology. Entre temps, j'ai pu accumuler plus de 5000 h de vol, presque 1000 h de jet, devenir instructeur pilote de ligne en compagnie, et recevoir 3 qualifs de type. Je ne regrette donc pas d'avoir quitté l'école.

Pour revenir aux bourses d'études, il y a également d'autres types de bourses. Par exemple, j'étais bon au tennis, et l'université m'offrait de payer mes études si je jouais dans son équipe. Comme il fallait s'entraîner plusieurs heures par jour après les classes, et que le gouvernement me donnait déjà des bourses pour étudier gratuitement, j'ai refusé. J'avais un boulot le soir (Loadmaster pour Airborne Express) qui me permettait de payer mon loyer. Jouer au tennis n'aurait pas pu faire ça.

Le service militaire aux US n'est pas obligatoire mais si tu le fais, tu reçois également des bourses études pour étudier gratuitement. Le service dure 4 ans, mais rien ne t'empêche d'étudier pendant ton service. Tu n'as pas besoin d'être citoyen américain pour faire ton service, mais tu as besoin de la Greencard. Et rentrer dans une école d'ingénieur à l'âge de 22 ans, c'est pas trop vieux, surtout qu'en France tu devrais faire des classes préparatoires.

Donc, voilà, certains penseront que ce n'est peut être pas démocratique qu'un riche doit se payer l'université alors qu'un pauvre l'ait gratuitement. Bien sûr, comme tout le monde, je préférais que les études soient gratuites pour tous, mais si je dois décider entre étudier ce que je veux étudier avec du matériel dernier cri, et la sélection française qui ne me donnait même pas une chance de devenir mécano (je me suis retrouvé en fac d'éco à faire mes partielles assis par terre, car il n'y avait pas assez de chaises), alors je préfère le système américain.

D'ailleurs tu devrais voir la gueule des universités ici, ce sont de vraies villes.

Insomnie

14 décembre 2006 à 8h55

Je me tourne plusieurs fois dans mon lit. J'allume enfin la lumière. Il est 5:30 à Londres. 23:30, heure de Chicago. Je m'étais couché à 1:30 du matin, heure locale, 19:30 pour mon corps. Ca fait 4 heures de sommeil seulement. La vie d'un pilote long-courrier...

Je viens d'allumer mon ibook, et je décide d'écrire un peu.

Je pense au tennis. J'adore le tennis. C'est un sport que je fais depuis l'âge de 8 ans. Au tennis, on dit qu'il est plus facile de devenir numéro un que de le rester. Après tout, il y a toujours un joueur qui est plus jeune, plus fort, plus rapide, et qui est prêt à te détrôner.

Le tennis me rappelle souvent mon métier. J'étais dans la salle d'équipage de New York vendredi soir. J'étais arrivé un peu en avance d'une mise en place de Chicago. J'étais seul—ou presque. Deux femmes étaient en train de discuter, à quelques mètres de moi.

Le vol en provenance de Londres arrivait dans moins d'une heure, et, à bord, deux hôtesses allaient être renvoyées. Les deux femmes qui discutaient étaient des superviseurs. Elles revoyaient ensemble la manière dont ces hôtesses seront mises à la porte—ou "fired," comme on dit ici. Bien sûr, ça se passera sur le champs, juste quelques minutes après que celles-ci débarquent de l'avion.

La voix sera calme, une explication sera fournie. Il y aura un regard, une pause, un "I'm sorry." Il y aura aussi un air semblant de compassion, peut être une poignée de main. Puis, on lui demandera de prendre ses affaires, de rendre son badge, et de quitter les lieux dans les plus brefs délais—une scène digne de Jerry Maguire.

Les lois aux Etats-Unis permettent aux compagnies d'embaucher et de débaucher "at will," à volonté. Et comme les assurances médicales sont généralement fournies par les employeurs, lorsqu'on perd un boulot, on perd plus qu'un chèque à la fin du mois.

Les pilotes se font aussi renvoyer sans préavis. Bien que ma compagnie soit très jeune, c'est déjà arrivé plusieurs fois. Ces pilotes n'avaient pas forcément compromis la sécurité, mais avaient exprimé des opinions qui n'étaient pas partagées—motif suffisant aux US pour se trouver à la rue.

Personne n'est épargné. Même notre PDG est sous pression. Malgré notre croissance, ces 10 derniers mois, les résultats n'étaient pas assez bons. Notre PDG s'est fait virer juste avant les fêtes de fin d'année. On a simplement reçu un email, un matin, nous informant de sa "démission." Un emploi ici, ce n'est pas vraiment un emploi, c'est juste une opportunité—ou un match de tennis.

Alors tu profites de la vue à 39.000 pieds. Tu profites du coucher de soleil, et du lever de soleil, et des étoiles, et du Groenland, et de New York, et de l'Europe. Tu déconnectes le PA pour faire une longue arrivée en manuel, au-dessus de la baie de New York. Et tu dégustes.

Tu réajustes ton siège, tu baisses les lumières du cockpit. Tu regardes dehors, et tu admires. Tu es peut-être numéro un, mais tu sais qu'il y a plein de trucs qui peuvent te détrôner : une mauvaise visite médicale, une mauvaise économie, un secteur hyper-concurrentiel, des terroristes. Même une différence d'opinion.

Quant à ma fatigue et à mon manque de sommeil, je crois que je ne suis pas seul. Aux Etats-Unis, c'est dur de bien dormir.

Expatrié

6 janvier 2007 à 5h06

Je sens mon français s'appauvrir de jour en jour. J'ai de plus en plus de mal à écrire. Ca fait maintenant plus de 8 ans que je ne suis plus rentré en France. Mon passeport français a expiré. Ma carte d'identité a expiré. Et lorsque je croise des Français dans les terminaux d'aéroports, je ne lève même plus la tête.

Après deux semaines de congés je me retrouve à nouveau dans le cockpit du 767, à 39.000 pieds au-dessus de l'Atlantique. Ma première rotation de l'année. Il fait nuit. La radio crépite dans le fond. J'ajuste le volume du haut-parleur à ma droite, juste à côté du "tiller" et du masque à oxygène. Au-dessus de l'Atlantique, on écoute la fréquence Air-to-Air, 123.45. C'est la fréquence pour pilotes. On entend parfois des reports de turbulence—ou les résultats du foot.

J'ai eu le T-Bone steak, mon Captain le saumon. Nos procédures nous empêchent de manger la même chose. Notre 3e pilote, le Relief Officer, est en train de se reposer. Dans quelques minutes, il remplacera le Captain qui, lui, ira roupiller à l'arrière de l'avion. Quant à moi, j'irai en break entre 30 degrés Ouest et Belfast.

Mes yeux sont rouges. Je suis crevé. L'hôtesse vient de m'amener une part de tarte à l'orange. L'infusion de sucre m'aidera pendant une demi-heure avant de me rendre encore plus fatigué. Je pense à Londres qu'on atteindra dans un peu plus de 4 heures. Là, toute la nourriture à bord sera jetée. Ce gâchis me dégoute. Mes années de pilote d'air ambulance dans les réserve indiennes paraissent bien loin.

Une heure et quarante minutes avant mon break. Il y a deux pilotes d'Air France qui commencent à discuter sur la fréquence.

Je baisse le volume...

RVSM avec KLM

19 janvier 2007 à 16h26

Je suis assis au FL340, place droite d'un 767. L'Irlande est juste en-dessous de nous. L'Océan Atlantique, s'étend vaste à 12 heures. Le Londres-New York est prévu pour 7:55 de vol. On empruntera Track Bravo à FL370, qui nous amènera à 350 nautiques au Sud de l'Iceland, puis juste au Sud de la pointe du Groenland, et arrivée sur la Côte Est du Canada à New Foundland. Tempête de ciel bleu, la visibilité est tellement bonne qu'on voit plusieurs trainées de wide-bodies dans les 100 nautiques. Tous pointant vers l'Ouest, et tous se précipitant sur les tracks de l'Atlantique Nord—un peu comme les paquebots quittant les ports d'Angleterre.

Ces trainées donnent l'impression d'une véritable course. Chaque airliner appelle Shanwick Oceanic dès que possible pour recevoir leur clearance. Comme l'espace est limité, il arrive que le track ou l'altitude planifiée ne soit plus disponible. Aujourd'hui, notre point d'entrée est SUNOT pour NAT B à FL370. Je suis le pilote en fonction.

Espace RVSM (Reduced Vertical Space Minima), un Boeing 777 de KLM est juste à ma droite, à 1000 pieds au-dessus et à moins d'un nautique. On est en train d'afficher Mach 0.83, mais on commence doucement à le dépasser, et il passe dans mes 4 heures. Je demande au Captain si je peux réduire à 0.82, pour le garder en vue. Jeff acquiesce, et j'affiche .82 sur le Flight Control Unit. On vérifie notre estimée pour SUNOT. On est deux heavies presqu'en formation de vol.

KLM, lui, se précipite vers un autre point d'entrée pour un autre track. Je prends mon appareil photo de la sacoche de vol. Lorsqu'on passe sur Shannon control, je demande à KLM de passer sur 123.45. Le pilote à la radio me dit qu'il me voit et me donne son adresse émail pour les photos. Il me demande également à quel niveau je ferai la croisée. Je réponds 370, il dit 340. Donc, quelque part avant son point d'entrée et le mien, je monterai, lui descendra, et nos trajectoires se croiseront...

Superbowl

3 février 2007 à 2h59

Je suis chez moi à Chicago, en train de faire mes affaires. Je pars pour Miami demain matin. Ca fait un an que j'ai fait ma qualif de type B767, donc ma compagnie m'envoie en recurrent training ou renouvellement de qualifs—4 heures de simu commençant à 6h du mat' Dimanche matin. Ouch.

Ici à Chicago, avec des vents en rafale à 22 kt et une tempé de -13 degrés Celsius, c'est un Hiver interminable. Ce week-end est un week-end important pour notre ville. Dimanche, le Superbowl aura lieu, et la dernière fois que les Chicago Bears ont été qualifiés pour la finale c'était en 1985. La ville de Chicago est déjà en fête. On croirait qu'on a déjà gagné. On affrontera les Colts d'Indianapolis dans le stade de Miami. Les tempés seront dans les vingtaines de degrés. Et pour la première fois de ma vie, je me réjouis de partir en renouvellement.

Ma compagnie continue à grandir, lentement. La concurrence est acharnée, et le secteur ne va pas fort. D'après le blog de Randy à Boeing: "Seulement un pourcent des nouvelles compagnies aériennes réussissent à long terme." (15 Nov. 2006). Les statistiques ne sont pas terribles.

Les grandes compagnies aériennes, elles, n'embauchent toujours pas. United, American, Delta, Northwest, et US Airways n'ont pas embauché depuis le 11 Septembre 2001. Mais elles commencent doucement à rappeler les pilotes qui ont été licenciés ces dernières années. Leurs centres de formation qui ont coûté des millions de dollars ne sont pratiquement pas utilisés—à part pour des renouvellements de qualifs annuels. Donc, pour les rentabiliser, elles les louent aux jeunes compagnies comme la mienne, qui ne peuvent pas se payer des simulateurs.

Ainsi des pilotes dans ma compagnie ont été formés à Denver, dans le training center de United avec des instructeurs United. J'ai été formé chez Boeing à Seattle, mais j'ai fait la sécurité et sauvetage à Atlanta, dans les centres Delta Airlines, avec des instructeurs Delta.

Mon instructeur ce dimanche est un pilote d'American Airlines qui est instructeur sur 767 et 777. D'ailleurs, c'est un véritable cowboy. Dans son temps libre, il fait de l'élevage de serpents, dont il a une centaine dans son ranch au Texas.

Les 'majors' donc nous louent leurs simus et leurs instructeurs pour former nos pilotes. Puis, on se retourne, et on mène une concurrence acharnée contre elles.

Oui les taux de réussite ne sont pas supers pour les nouvelles compagnies aux US. On ne gagne pas souvent, mais on continue à se battre—un peu comme les Chicago Bears au Superbowl.

Le plus beau jeu vidéo

6 février 2007 à 17h46

Avant chaque séance de simulateur, il y a une heure de briefing. John est un rouquin d'une quarantaine d'années. Il est assis à ma gauche dans la salle de briefing pour cette séance simulateur 767 de 4 heures. Il est copi comme moi, et il sort ses lunettes pour mieux lire le plan de vol que l'instructeur, Karl, vient de nous tendre.

Il est 5:25, et Karl souffle sur son café. Karl a des cheveux blancs et une réputation qui le précède. Bien que ses parents soient d'origines allemandes, c'est un Texan pur et dur. Ancien officier dans l'US Air Force, il a mené une carrière impeccable à American Airlines pendant 36 ans. Il est très vite passé instructeur pilote de ligne sur le 727, puis le 757 et le 767, et enfin le 777 dès la sortie de l'avion. Karl est une légende. On dit ici qu'il est "more senior than God." Il essaie de nous mettre à l'aise, mais en vain.

Je mâche du chewing gum, et j'essaie de battre les 4 heures de sommeil. Avant de me coucher hier soir à l'hôtel, j'ai revu toutes les procédures, et je me sens prêt. Karl parle des pannes qu'on va voir, des erreurs à ne pas faire, et de certaines différences entre le simulateur et l'avion. Il nous demande s'il y a une manoeuvre qu'on aimerait voir. J'arrête de mâcher et lui dis que je voudrais voir une "track abort." C'est la procédure de sortie d'un track pour un déroutement.

Les tracks sont les voies aériennes de l'Atlantique Nord. Comme il n'y a pas de couverture radar, il y a une certaine procédure pour quitter les tracks. Lorsqu'on doit se dérouter, par exemple, on doit faire un virage à 90 degrés, et suivre le track en parallèle à 15 Nautiques de distance, puis commencer notre descente. Une fois qu'on est en-dessous des tracks, on peut mettre le cap sur l'aéroport de dégagement. Ce n'est pas une procédure très difficile, et je la connaissais en théorie. Je voulais la voir lorsque le "work load" dans le cockpit est élevé, lors d'une situation d'urgence comme une panne moteur ou un problème de dépressurisation.

La séance se passe bien. Les remises de gaz et pannes moteur s'enchaînent. Karl arrive même à me complimenter. John, lui, se détend un peu. Je crois que les pilotes plus âgés sont stressés par les simulateurs, à cause de leur environnement artificiel et surréel à la fois. Le truc c'est de ne pas traiter le simu comme un avion mais comme un jeu vidéo, une espèce de XBox 360 sur hydraulique. Une XBox de 10 million de dollars.

Mes collègues peuvent voir que je suis en train de prendre mon pied. Je déconnecte les automatismes dès que je peux, je demande à l'instructeur s'il peut me rajouter un vent de travers, ou si je peux piloter une arrivée avec panne moteur en manuel. John, avec un sourire aux lèvres et une dose de cynisme, lance dans le cockpit, "Danny, on dirait que tu aimes vraiment voler." Je lui réponds: "J'aime les jeux vidéos."

La limite vent de travers pour le 767 est 29 noeuds. Comme j'ai réussi à poser l'avion sans problème avec 25 noeuds, puis 35 noeuds, Karl décide de me donner 50 noeuds de vent de travers ! Je dois donc décoller piste 22L à JFK, de nuit, faire un tour de piste à 1500 pieds, et poser l'avion en manuel.

En finale, je crabe l'avion pour lui donner une trajectoire rectiligne au-dessus du sol. Le nez de l'avion pointe vers le centre ville de New York, mais les lumières du seuil de piste 22L sont dans le coin gauche de ma verrière. Je crabe l'avion et j'établis un taux de descente en sorte que la piste ne "bouge" plus dans la verrière. J'ajuste la manette de poussée pour maintenir ma vitesse. Je me configure tôt. J'appelle la checklist atterrissage. Et je vérifie ma trajectoire sur mon MFD—mon multi-function display.

Pour les derniers cents pieds, je demande à John de garder un oeil sur mon badin, pendant que je reste fixé sur la piste. Les lumières d'approches passent sous moi. Les lumières du seuil sont toujours à ma gauche, le nez du 767 toujours pointé vers le centre ville. John me dit que je suis un peu rapide, et je trouve que je suis un peu bas sur le PAPI. Alors, au lieu de réduire de la puissance, je réduis mon taux de descente. Et pour une seconde, j'oublie que je suis dans un simulateur à Miami.

La vitesse est bonne maintenant. Le PAPI indique rouge et blanc. Je ne donne que de petites corrections sur le manche et les palonniers.

Lorsque la voix dans le cockpit annonce "FIFTY," je commence doucement à décraber en mettant du palonnier à gauche et en inclinant une aile vers le vent, pour rester sur la trajectoire de la piste. FORTY, THIRTY, TWENTY, TEN... Le train droit touche la piste, puis le train gauche, je mets du volant à droite. Les speedbrakes se lèvent. Full reverse. Je passe doucement sur les freins, et je souris.

Game Over.

Réchauffement de la planète

10 février 2007 à 17h34

Je suis de retour chez moi, à Chicago où il fait -31°C. Ca fait un mois que la neige n'a pas fondue, et elle continue à s'accumuler.

On a eu du retard ce matin à Londres. L'aéroport a été fermé jusqu'à 10:30 locale. D'après les news à la télé, c'était la plus grosse chute de neige de la décennie. British Airways, Ryanair, et EasyJet ont annulé beaucoup de vols hier soir et ce matin. L'hôtel était plein à craquer. Et notre avion qui devait arriver vers 8:30 de New York a dû faire des hippodromes d'attente pendant deux heures...

On a quitté Londres avec seulement une heure et demie de retard. Il ne neigeait plus lorsqu'on s'est pointé à l'aéroport, mais il a recommencé à neiger tout de suite après le push.

La traversée s'est bien passée malgré des secousses assez importantes au 45 Ouest (au-dessus du Groenland). Il y avait des reports de "severe turbulences" par 2 avions ce qui a déclenché une série de SIGMETs. Un 747 de Virgin avait perdu 300 pieds lors des turbulences.

On a briefé les hôtesses et les passagers, et tout le monde s'est assis. On était à FL380. On affichait Mach .80, mais j'ai décidé de réduire à .79. Je gardais un oeil sur les estimées données à chaque coordonnées. Les joies du vol d'hiver.

En approchant 55 Ouest, on a perdu contact avec Gander Radio. Nos radios HF se sont mises en drapeau, et on était trop loin du Canada pour passer sur VHF. On a essayé plusieurs fréquences, mais en vain.

J'avais mon casque sur la tête et le micro dans la main, et j'appelais plusieurs fois: "Gander, Gander, do you read?" Parfois j'entendais une voix très faible et beaucoup de fritures. J'essayais plusieurs fréquences, et j'espérais pouvoir donner ma position avant de rentrer dans l'espace aérien canadien. Je m'attendais à voir des F18 sur nos ailes.

On a enfin entendu quelqu'un sur une fréquence VHF. On l'a trouvée fortuitement en tournant le "knob" de la radio. C'était Montréal Center. Ils ont dit que Gander avait essayé de nous appeler sur 121.5. On ne les a jamais entendus.

On est passé verticale Montréal au niveau 400. Je reconnaissais le fleuve et les pistes. La balise VOR était dessinée sur mon écran devant moi. Ca faisait quelques heures qu'on survolait un pays complètement blanc de neige.

Et c'est de retour à la maison que j'ai entendu parler du réchauffement de la planète. Mais pour moi, pilote de ligne, c'est presque difficile à croire...

Pilote d'air ambulance

27 février 2007 à 3h29

Avant d'être pilote de ligne, j'étais pilote d'air ambulance dans les réserves Apaches et Navajos d'Arizona. Je n'avais que 22 ans.

Quand j'ai décroché ce boulot, je ne connaissais rien sur la culture indienne, à part ce que j'avais vu dans les films westerns. La réalité était bien différente. Voici trois écrits que j'ai retrouvés récemment, et que je n'avais jamais mis dans mon journal :

On dit que le diable court à Whiteriver car pratiquement toutes nos missions vont là-bas. Il y a eu beaucoup de coups de feu et des morts. Un Indien a tué sa femme sous les yeux de sa fille, puis s'est tiré une balle dans la tête. L'Indien est toujours vivant—pas la femme.

J'ai transporté une femme qui souffrait d'overdose d'aspirine. Son mari la battait puis il est parti. Le sixième jour, elle a essayé de se suicider, et elle a avalé prés d'une centaine de cachets!! Elle vomissait le sang dans l'avion lorsqu'on l'a transportée.

Aujourd'hui, c'est les portes ouvertes à Native American Air Ambulance, il y a la presse qui est là et des tribus indiennes. Moi, j'ai décidé de ne pas y aller, c'est mon jour off. Je suis très fatigué, j'ai dormi ce matin jusqu'à 11:15. Je n'ai pas encore eu le temps de remplir mon carnet de vol depuis quelques semaines. Mais il faut que je le fasse ce soir avant que je ne reprenne le boulot demain.

Hier j'ai eu une jeune femme indienne (19 ans) qui souffrait de traumatisme crânien. Elle s'est fait battre par son petit ami, il y avait même des traces de morsures dans sa joue. Ca, c'était dur à voir, car elle était dans un sale état.

Je suis allé à l'hôpital pour aller la chercher (avec notre équipe médicale bien sûr) et j'étais dans l'ambulance à côté d'elle. Tu pouvais voir que la souffrance psychologique était bien supérieure à la souffrance physique. Elle était en train de dormir lorsque son copain a commencé à la battre. On pense que c'est dû à l'alcool (l'eau de feu). Ils disent que son copain a plus de chance de survivre s'il se fait attraper par la police que s'il se fait attraper par les 2 frères de la fille.

C'était assez turbulent en vol, il y avait un 737 qui attendait pour s'aligner et j'avais un autre 737 derrière moi. L'ATC nous a demandé de maintenir 180 knots et de nous poser court et de dégager la piste dès que possible. Mon atterro n'était pas vraiment bon car j'ai posé l'avion au lieu de le laisser se poser (atterro porte-avion).

En fait, quand j'y repense, j'aurai du prendre mon temps et me poser long, au lieu d'essayer de faire plaisir aux vacanciers qui venaient à Phoenix.

Oh well...

C'est nuageux en ce moment, ce qui est trés
agréable. On espère qu'il va pleuvoir. Les vols vont bien. Il y avait une couche de brouillard juste au-dessus de Whiteriver. Whiteriver est un petit altiport situé à 5000 pieds d'altitude dont on ne voit pas la piste jusqu'à ce qu'on tourne en base. A cause du brouillard on ne voyait pas la piste, même en finale.

C'est "my leg". Je demande les volets sur 10. Il répond "Flaps 10 indicating 10". Je confirme "10 indicating 10." Le sol s'approche à toute blinde, la visibilité se détériore. "Gear down flaps 20, landing checklist please."

Le Captain me répond par "Down three green" Un coup d'oeil sur l'indicateur et je confirme "down three green". Je maintiens mon plan, on s'approche à 140 noeuds maintenant, on est à 400 pieds au-dessus du sol. "20 indicating 20". Coup d'oeil, réponse: "20 indicating 20". Puis il continue "Brakes tested, speeds are high, final flaps and flows to go."

Je continue à descendre, coup d'oeil sur le GPS pour avoir la vitesse sol, çà a l'air bon. Le brouillard ne nous permettait pas de voir la manche à air et de connaitre la direction du vent. Et sur des petits terrains comme çà, un peu plus de 10 noeuds de vent arrière en finale et çà devient dangereux. Je continue ma descente, en dessous de la couche. Pas d'approche ILS, pas de vasi. Ca c'est l'aviation. Je m'aligne un peu au hasard je suis à 200 pieds au-dessus du sol, et à 500 mètres du seuil. Arrivant à toute blinde. On ne voie toujours pas la piste.

Le terrain est entouré de montagnes donc s'il y a remise des gaz, il faudra monter jusqu'à 8500 pieds pour ne pas les percuter. D'un coup j'ai visuel sur le béton droit devant moi. Le Captain confirme. On n'est plus qu'à une centaine de metre du seuil.

Le badin indique 130 noeuds. Pile-poil. Un dernier coup d'oeil sur l'indicateur de sortie des trains. Les trois sont belles et bien vertes. Une vieille habitude que j'aie.

Je demande les volets 35. Puis, le Captain annonce les vitesses. Ainsi je peux me concentrer sur la finale et garder mes yeux dehors. "You're showing Vref +20 sinking 7." Ca veut dire que je suis à 124 noeuds, descente 700 pieds minute. Je réponds par "Thank you."

Puis je regarde sur la droite, malgré le brouillard, je peux voir que le bout de béton sur la droite est plus large... Je suis aligné avec le taxiway! La piste est en fait à droite. Virage serré à une cinquantaine de mètres du seuil. Anticipation, sortie de virage, je suis au-dessus du seuil, je coupe la puissance. "Vref +5... Vref" A 104 noeuds la piste déboule à toute blinde. Je touche, puis la roulette de nez touche, je pousse le manche vers l'avant. Il me faut au moins une pression de 300 psi pour activer les reverses.

Reverses activées, nos corps sont projetés vers l'avant, les ceintures nous retiennent. Le Jetstream s'arrête vers les 3/4 de la piste. On taxi vers le parking où l'ambulance nous attend. Le Captain me confie: "I love flying with you!! If you ever need a letter of recommendation, just let me know, ok?"

Le parcours du combattant

1 mars 2007 à 0h01

Je suis en uniforme, et je marche lentement autour de l'avion. Il fait déjà nuit. J'ai une lampe de poche dans ma main gauche, ma casquette est vissée sur la tête. Je la tiens avec l'autre main à cause des rafales de vent. On est garé ce soir à la porte 5 du terminal 1, New York John F. Kennedy International. Ca souffle.

Bien qu'il fasse sombre, la lumière de la cabine perce à travers les hublots. A l'intérieur, les stews et les hôtesses se préparent à l'embarquement. Les uniformes sont réajustés pour la dixième fois, les PA sont testés, les centaines de journaux sont déballés.

Je passe sur le côté droit de l'avion. Je lève la tête, et j'inspecte les bords d'attaques de l'aile immense du Boeing 767, l'avion le plus utilisé au monde pour les vols transatlantiques.

Le bruit sur le tarmac est infernal. La piste 13R est juste à côté du terminal 1, et les départs vers l'Europe viennent de commencer. Lorsque je me retourne, un A340 de Virgin Atlantic est en pleine rotation. Le bruit déchire la nuit. Les trains se rentrent. Un 767 aux couleurs Delta s'aligne juste derrière lui, prêt, phares allumés.

Je continue à marcher, et j'inspecte l'immense réacteur Pratt et Whitney qui va tourner sans répit pendant plus de 7 heures—en montée, en descente, dans la pluie, dans la neige, à 37000 pieds, et dans des températures de -50°C au dessus de l'Atlantique Nord. Je ne constate aucune fuite d'huile. Les pâles du fan N1 ont l'air d'être en bonne état, et je continue, satisfait.

C'est lors des prévols que je pense à mon parcours. Un parcours pas facile, qui a été marqué par autant d'échecs que de succès. J'avais passé le bac avec un modeste 11/20. Refusé dans les prépas, je me suis retrouvé en fac, où j'ai loupé mes partielles. J'ai quitté l'université en plein milieu de l'année sous l'oeil inquiet de mes parents, et je suis parti au service militaire. Avec un -7.0 de dioptries, je n'avais aucune chance de devenir pilote professionnel, je le savais. C'est au retour du service que j'ai alors essayé une école de mécanicien avion. Mais celle-ci m'a refusé l'entrée.

La première fois que j'ai vu l'intérieur d'un Cessna, je n'avais aucune connaissance aéro. L'instructeur pointait à l'horizon artificiel, au vario, et au badin. Je secouais la tête. Je haussais les épaules; j'avais honte d'être aussi ignorant. Il a dit, reviens cet après-midi si tu veux vraiment faire un vol. Je n'avais pas assez d'argent, mais je suis quand même revenu. L'instructeur a payé le reste de sa poche, et ça a changé ma vie.

James Dean a dit, "Dream as if you'll live forever, live as if you'll die tomorrow." Rêve comme si tu vivais éternellement, vis comme si tu allais mourir demain. Alors à 20 ans, je suis parti en Amérique, et j'ai décidé de devenir pilote.

12 ans plus tard, je suis pilote sur 767. La ligne New-York-Londres, que je fais maintenant régulièrement est une ligne historique, et je suis fier d'en faire partie.

J'adore l'histoire de l'aviation. Elle a commencé dans les dunes de la Caroline du Nord, avec deux frères—deux vendeurs de bicyclettes—qui n'avaient jamais mis les pieds dans une université. L'histoire de l'aviation me rappelle beaucoup la mienne, car elle a été marquée par autant d'échecs que de succès.

"Le De Havilland Comet"

Les premières compagnies aériennes américaines avaient un taux de fatalité qui était 1500 fois plus élevés que les trains, et 900 fois plus élevés que les bus. Le premier avion de ligne à réaction ne fut pas américain mais anglais—le Comet. Deux Comets s'écrasèrent en moins d'un an, tuant tous les passagers à bord. Les appareils furent cloués au sol, et Boeing dévoila le 707. Celui-ci révolutionnera l'industrie.

Il y avait Pan Am, TWA, American, United, Braniff, Delta, et Eastern. L'histoire de l'aviation a été créée par des chefs d'entreprise, des ingénieurs, des pilotes. Bref, des gens qui rêvaient comme s'ils allaient vivre éternellement.

Eastern et Braniff ont fait faillite. Du jour au lendemain, des milliers de pilotes se sont trouvés à la rue. Western a été avalée par Delta. National a été absorbée par Pan Am. Pan Am, elle, a vendu ses routes à Delta et United, puis a déclaré faillite. Le Boeing 767 garé à la porte 5, dont je fais la prévol, appartenait à TWA, avant que celle-ci ne disparaisse, ruinée, et avalée par American Airlines.

J'ai moi-même vécu la brutalité de ce système. Je n'ai que 32 ans, mais les 4 compagnies pour lesquelles j'ai travaillé ont déjà toutes disparu, enterrées par la concurrence. Chaque fois que je repense à mon parcours, ou aux pionniers de la ligne, je me rends compte de la fragilité de mon métier.

Et lorsque je remonte les escaliers de la passerelle 5, lampe de poche à la main, j'esquisse un sourire. Je jette un coup d'oeil au 767, et pendant une seconde, j'oublie que le futur existe.

Pour citer James Dean, je continue à rêver grand, mais je vis chaque jour—chaque vol—comme si c'était le dernier.

Commentaire :

Pilote français aux Etats-Unis—30 ans plutôt

A la suite de cet écrit, j'ai reçu un email d'un ancien pilote de ligne français aux Etats-Unis. Michel était Commandant de Bord à Eastern Airlines. Maintenant à la retraite, il vit à Atlanta. Il m'écrit la chose suivante :

Mon cher Danny— Une fois de plus tu me fais revivre "mon parcours" aéronautique... principalement les espoirs, et les déceptions mais sans jamais abandonner le rêve... Il en faut beaucoup plus pour "éteindre" le "feu sacré" même quand les obstacles semblent insurmontables … Comparé à toi mon jeune ami, j'ai honte de te dire que je suis sorti de l'école primaire à 13 ans sans même le certificat d'étude, mais comme toi j'étais tenace. Et même si je savais que mes chances d'être pilote professionnel un jour étaient pratiquement nulles, je refusais d'y croire… Je te félicite bien vivement une fois de plus pour ce dernier post, je sais que comme pour moi il touchera beaucoup de jeunes aspirants à cette magnifique carrière et qu'ils élimineront le mot « impossible » de leur dictionnaire... —Michel

Las Vegas

3 juillet 2007 à 20h09

Il est 18:30 locale et il fait 42°C. Je suis assis en place droite du 767-200 ER. On est au parking du terminal international à faire la prévol d'un vol de 10:12 à destination de Londres. Il fait chaud. Très chaud. Las Vegas au mois de Juillet, c'est l'enfer.

On ne prend plus l'ATIS par la radio, mais on la reçoit sur notre ordinateur de bord à travers un système qui s'appelle ACARS. On a même une imprimante. Papier dans la main, je lis au Captain l'ATIS "Hôtel" qui informe entre autre : "Expect indefinite delays for runway 7 Departure."

On est lourd aujourd'hui et la piste en service, la 25R, ne nous permet seulement de décoller qu'avec 323884 livres, selon nos données. Décoller contre QFU, sur la piste 7L, nous permettrait de décoller avec plus de poids à cause d'un relief moins important, en cas de panne moteur à V1. On envoie un message à notre Dispatcher, qui était déjà au courant de la situation. Une réponse arrive sur nos écrans. Il dit qu'il a déjà appelé la tour pour l'informer d'un décollage eventuel piste 7L. Il y aura des retards.

On attend les poids définitifs, et je vois les agents d'opérations en bas autour de l'avion. Ils sont en shorts et en tee-shirts à "s'exhauster" dans cette chaleur infernale. J'ajuste l'air conditionné dans le cockpit et je me branche sur 118.0, qui est la Clearance Delivery. Il y a un pilote sur la fréquence qui ne sait pas s'il peut se conformer aux altitudes de départ du SID--à cause des tempés. C'est un pilote DC10 pour FedEx. Il fait chaud et le STAAV3 Departure t'oblige à croiser des points à 5000, 6000, 13000, et 17000 pieds tout en faisant un 180 degrés au décollage. Je prends la Clearance pour Londres et remercie le contrôleur. Stéphanie, la chef de cabine entre dans le cockpit. Je commande un coca avec des glaçons.

Si on décolle piste 25R ça sera un départ vers l'Ouest avec un soleil juste sur l'horizon et une visi quasi nulle. C'est un désert complet autour de Las Vegas, un désert aveuglant. Il y a des pierres, du sable, et des cactus. Il y a sûrement aussi des serpents et des scorpions. Lorsque j'ai fait ma formation de pilote en Arizona on m'avait prévenu des dangers du désert. On survivrait peut être si on devait se vacher en Cessna. Mais on ne survivrait sûrement pas le désert.

On est limité par la chaleur et le relief, mais on est aussi limité par le fuel. On a 117 mille livres d'essence, le minimum au décollage pour cette nav c'est 115. Des orages sont prévus à Londres. Les 2 mille livres d'essence supplémentaire sur une nav de plus de 10h, avec des retards éventuels au départ et à l'arrivée, ce n'est pas de trop.

On a finalement nos "numbers" et on sera 400 livres trop lourd pour la piste 25R. On décide de la prendre quand même au lieu d'être retardé pour le contre QFU. On doit "brûler" au moins 400 livres au roulage. Ces Pratt et Whitney JT9D consomment près de 10 mille livres par heure en croisière. Ca sera un décollage "Pack Off".

Je mets mes lunettes de soleil. J'ajuste mes sangles. C'est sombre dans le cockpit. C'est aveuglant dehors. Je lis la checklist après démarrage, roulage, et avant décollage. Notre Relief Officer assis dans le jumpseat, prend le téléphone de la console centrale et demande aux hôtesses de s'assoir. On fait un QA (quick alignment) de nos IRS avant le décollage. "We're ready," J'annonce à la tour. Le départ dans le coucher de Soleil va faire mal.

On est aligné 25R et le Captain avance les manettes. A 1.10 EPR il commande "N1", et j'appuie sur le bouton sur le Flight Control Unit que j'arrive à peine à deviner. J'annonce "EIGHTY KNOTS". Notre vitesse de rotation sera 158 noeuds, soit 292 km/h--on bouffera beaucoup de piste. Les lumières des casinos défilent sur ma droite. Il est 19:30, et la ville s'éveille. Je peux imaginer la foule de gens débarquer sur le boulevard. Las Vegas, pour certains, c'est un véritable paradis.

Pour nous pilotes, c'est l'enfer.

Oh Danny Boy

6 juillet 2007 à 5h55

La musique de la page d'accueil s'appelle "Danny Boy". C'est la musique d'une chanson traditionnelle irlandaise qui est aussi connue que l'hymne national.

C'est une chanson triste dont les paroles parlent de Danny--un jeune homme qui s'apprête à quitter son pays. On ne sait pas si cette chanson est chantée par sa mère, son père, ou son amour. On ne sait pas non plus si Danny part à cause de la famine ou part à la guerre. On sait juste qu'il part très longtemps et très loin--une histoire typiquement irlandaise.

Oh Danny boy, the pipes, the pipes are calling/From glen to glen, and down the mountain side/The summer's gone, and all the flowers are dying/'Tis you, 'tis you must go and I must bide.

But come ye back when summer's in the meadow/Or when the valley's hushed and white with snow/'Tis I'll be here in sunshine or in shadow/Oh Danny boy, oh Danny boy, I love you so.

La fin est encore plus triste :

And if you come, when all the flowers are dying/And I am dead, as dead I well may be/You'll come and find the place where I am lying/And kneel and say an "Ave" there for me.

Mon nom de famille est italien. Mon arrière grand-père est né exactement 100 ans avant moi, en Sicile. Il était pêcheur, et il était tellement pauvre qu'un jour il a décidé de tout quitter pour l'espoir d'une vie meilleure. Il a pris son bateau. Il a traversé la Méditerranée et il a accosté en Algérie--à l'époque un territoire français. Lorsque je pense à cette histoire, je peux presque entendre les notes de Danny Boy.

Ma grand-mère maternelle est allemande. Je viens d'une longue lignée de paysans allemands, et je fais partie de la première génération qui ne soit pas née dans la ferme de Kaiserswalde, en Prusse Occidentale.

Mon grand-père--son mari--a été envoyé sur le front russe. Il a survécu au massacre, mais n'a pas survécu les goulags sibériens. Les soldats russes sont ensuite arrivés en Allemagne et ont persécuté ses habitants, dont ma grand-mère, maintenant veuve et vulnérable avec trois enfants en bas-âge.

Sa vie de paysanne est passée d'une dictature à une autre. Les persécutions par les Russes l'ont poussée un jour à quitter sa famille, ses amis, et la terre de ses ancêtres. Elle a pris le risque énorme de fuir vers l'Ouest avec trois enfants. Et sa fille un jour rencontra mon père, un soldat français au nom italien.

Je n'avais que 20 ans lorsque je débarquai dans le nouveau monde, une valise à la main et des yeux brillants. La France était trop petite pour mes rêves, et je savais exactement ce que je voulais.

Je suis maintenant au niveau 360 au-dessus de l'Atlantique Nord, au 20 Ouest, mon portable sur les genoux. Mon vol Londres-Las Vegas s'achèvera dans pas moins de 8 heures. Je suis le pilote en fonction, et je me réjouis de l'arrivée en manuel sur Las Vegas--le Grand Canyon sur la gauche.

On est Jeudi, et ça fait depuis Dimanche dernier que je n'ai pas vu ma femme et mes enfants. Je les reverrai demain après-midi s'il n'y a pas de retard. Dimanche, Gina m'avait accompagné à l'aéroport, mes trois enfants assis sagement à l'arrière du mini-van. Ils ont 7 ans, 6 ans, et 1 an et demi. Elle a arrêté la voiture devant le terminal, et elle a dit: "Say bye-bye to Daddy."

Ils ont tous dit "Bye-bye" presque d'une seule voix, connaissant trop bien la routine. Les yeux de Gina étaient mouillés, ce qui est incroyable après 11 ans de mariage. Je l'ai embrassé fort, et elle a même réussi à sourire.

J'ai embrassé mes enfants un à un, j'ai pris mes sacs, et j'ai fait ce qu'on fait de mieux dans ma famille.

Je suis parti.

Oh Danny Boy.

Immigrant

27 août 2007 à 23h41

Je suis assis dans le terminal 4 de JFK. Je suis un peu en avance pour mon vol sur Londres ce soir. La rotation ne durera que 3 jours, juste 24h d'escale en Angleterre. J'ai embrassé ma femme à 6h du matin et puis j'ai pris mes affaires pour une mise en place Chicago-New York. La météo s'est enfin adoucie, l'électricité est rétablie dans la plupart des villes du Midwest après une semaine d'orages et de pluies torrentielles.

Mon uniforme est repassé et mes bottes de vol sont cirées. Je les ai faites cirer ici à l'aéroport par un immigrant ukrainien alors que j'étais assis confortablement dans un fauteuil en cuir. J'ai un peu discuté avec lui, son accent encore prononcé, et j'ai tout de suite reconnu le même regard, le même sourire que j'avais lorsque je débarquais moi-même aux Etats-Unis. Je l'ai remercié, je l'ai payé, et j'y ai rajouté un pourboire. Ses yeux ont brillé.

Cette rencontre me rappelle mon premier boulot aux Etats-Unis. Je ne cirais pas les chaussures mais je chargeais les avions cargo sous des températures approchant les 40 degrés. C'était à l'aéroport de Phoenix, Arizona. J'étais un des seuls blancs parmi une dizaine de mexicains. On travaillait dur, on poussait les containers dans les DC8 et DC9 sans ventilation. Je n'ai jamais autant sué de ma vie et chaque soir je rentrais crevé, le dos en compote. Je gagnais 8 dollars de l'heure--à peine pour manger et payer le loyer d'un studio dans un mauvais quartier de Phoenix.

Tu ne connais pas vraiment les US si tu n'as jamais travaillé ici. Ce pays me rappelle la boîte de Pandore. Ouverte, elle laisse échapper les maux que moi jeune Français n'avais jamais connus : violence, arnaque, exploitation, manque de protection sociale, licenciement sans préavis et sans raison, aucune couverture médicale et peu de vacances... La liste continue à se rallonger au fur et à mesure que je vis dans ce pays.

Mais comme l'histoire de la boîte de Pandore, la dernière chose à s'échapper est l'espoir--l'espoir d'une meilleure vie, d'un meilleur boulot, d'un peu plus d'argent. Ca aussi je l'ai ressenti plus aux Etats-Unis que dans mon pays natal. Et la prochaine fois que tu te fais cirer les pompes par un immigrant à New York, tu comprendras pourquoi ses yeux brillent.

Je rentrerai dans la salle d'équipage dans quelques minutes et je poserai mes sacs près des casiers réservés aux équipages. Après avoir dit bonjour aux deux autres pilotes et aux PNC, je reverrai les 60 pages de notre plan de vol qui nous mènera au-dessus de Boston, du Canada, au Sud du Groenland et de l'Islande. On sera verticale Belfast au niveau 370, arrivée au dessus de l'Ecosse et enfin Londres. Je reverrai les météos de chaque point de déroutement et les 30 pages de NOTAMs sur notre route.

On repoussera de la porte B25 lorsque la nuit tombe, et on s'alignera derrière une quarantaine d'Heavies. On verra un orchestre de lumières rouges, clignotantes, et on roulera au pas, un moteur éteint entre les lumières bleues des taxiways. Nos telex sur les oreilles, on écrira chaque instruction donnée par la tour. Les checklists seront exécutées minutieusement, les instruments vérifiés une dizaine de fois. On sera sanglé, près au décollage lorsque le contrôleur à l'accent new yorkais annoncera "Clear for Takeoff."

Je ne sais pas si c'est juste l'immigrant en moi ou simplement le reflet des instruments électroniques sur ma rétine, mais dans le cockpit sombre du 767, tu pourras voir mes yeux briller.

Et aussi mes bottes.

Commentaire :

Pilote français aux Etats-Unis—30 ans plutôt

A la suite de cet écrit, j'ai reçu un email d'un ancien pilote de ligne français aux Etats-Unis. Michel était Commandant de Bord à Eastern Airlines. Maintenant à la retraite, il vit à Atlanta. Il m'écrit la chose suivante :

Mon cher Danny— Incroyable combien nos carrières aéronautiques ont suivit des chemins semblables... Ton passage au sujet de travailler avec des Mexicains me rappelle de beaucoup de souvenirs lors de mon arrivé ici pour venir travailler en 1958... Mon premier job fut d'établir une petite école de pilotage pour un particulier qui avait un petit terrain privé à Sugarland près de Houston au Texas... Avec l'aide de plusieurs Mexicains, nous avions commencé par construire quelques T-hangars entre mes vols comme moniteur et comme pilote poudreur (Crop duster)... Eventuellement, comme récompense pour la maigre paye que recevais ses pauvres gars, le "Patron" leurs avaient offert d'apprendre à piloter... L'un d'eux qui est avec moi équipé avec les parachutes pour l'entrainement aux vrilles, s'appelait Ross Guerrero, et au fil des années de privation pour vivre son rêve il était devenu "crop duster", pilote de charter. Moniteur, et finalement je l'avais retrouvé en 1980 si mes souvenirs sont bons comme pilote personnelle de Bizjet pour le chanteur Kenny Roger... Après ça, quand Kenny Roger avait subit des déboires, l'avion fut vendu et j'avais perdu contacte avec mon pote Ross... Petit à petit l'école de pilotage était devenue importante, et ce petit terrain en herbe est maintenant un des gros aéroports à l'ouest de Houston... Alors voilà cher Danny pourquoi ton dernier "post" me touche tant... Milles amitiés à toi et chez toi... —Michel

Champagne

17 septembre 2007 à 21h49

Ce vol-là pour moi est important. La première fois que j'ai mis les pieds aux Etats-Unis, c'était à Los Angeles. J'avais pris le vol Air France CDG-LAX, et une fois au-dessus du territoire américain, j'avais commandé un verre de champagne. L'Amérique était à mes pieds, j'étais jeune et impatient.

Les immigrants de jadis arrivaient en bateau et voyaient la Statue de la Liberté. Les immigrants d'aujourd'hui eux viennent d'Asie, d'Europe, et du Mexique et se posent en avion à l'aéroport immense de Los Angeles. Je n'ai jamais rencontré autant de Français qu'en Californie.

On est près du 30 Ouest lorsque je rentre dans le cockpit. Je suis le Relief Officer sur cette rotation. La fonction du Relief Officer sur long courrier est de remplacer le Commandant de Bord lorsque celui-ci part en repos. Captain Rafael se lève donc de son siège, et je m'assois en place gauche de notre beloved Boeing 767 à 36000 pieds au-dessus de l'Océan Atlantique.

Mon épaule gauche est au soleil, et je rapproche mon siège pendant que le copi me briefe des changements qui ont eu lieu pendant mon absence. J'entends un contrôleur à l'accent islandais sur la VHF. Je consulte la clearance océanique qui nous a été fournie quelque part au-dessus de l'Ecosse—pendant que j'étais moi-même en repos. Je déplie la carte. Je sors mon crayon.

Selon la réglementation américaine, un troisième pilote est requis lorsque le vol fait plus de 8 heures, et un quatrième lorsque il fait plus de 12. Notre temps de vol pour ce Londres-Los Angeles ce matin est planifié pour 11:59—juste à la limite du 4e pilote.

Il y a de quoi fêter car c'est la nav la plus longue de ma carrière. Je verrai l'Atlantique et le Pacifique en un seul jour.

Bien sûr, en partant à l'Ouest on remonte le temps. Malgré un départ à 9h30 locale, on se posera à 14h à Los Angeles. 14h à LAX c'est 22h à Londres. Ca fait une longue journée lorsque tu as commencé le briefing à 7:30, et que tu as très mal dormi parce que ton corps est encore sur un fuseau horaire amerlock.

Ce ne sont pas vraiment des nuits de sommeil mais des siestes. Chaque pilote a sa méthode. Aucune ne marche vraiment. Quoiqu'il est en soit, on essaye de sourire et d'avaler le petit-dej servi par l'hôtel à 7h locale, ou 2h du mat' sur la Cote Est.

Ma compagnie n'avait qu'un seul 767 lorsque je me suis fait embaucher il y a un peu plus d'un an et demi. On en a 5 maintenant, et en plus de New York, on a rajouté 3 lignes supplémentaires au départ de Londres : Washington, Las Vegas, et Los Angeles. Je ne ferai qu'un seul New York au mois de Septembre, et je ne ferai que du Los Angeles au mois d'Octobre—deux fois en tant que Copi et une fois en tant que Relief Officer.

C'est mon premier Londres-LAX, mais j'ai fait Londres-Las Vegas plusieurs fois. De mon « bureau », je ne me lasse jamais de voir les grands espaces américains.

Après notre traversée du Canada, on survolera le Dakota du Nord, le Wyoming, et l'Utah. Tu as l'impression de voir un Western à 36000 pieds. Tu colleras ton nez contre la verrière du cockpit, et tu te souviendras qu'il n'y a pas si longtemps tu étais collé contre la verrière d'un hublot en classe économie.

Mon parcours depuis le premier posé à Los Angeles n'a pas été facile. Mais une décennie plus tard, l'Amérique est encore à mes pieds.

Tout ce qu'il me faudrait maintenant c'est un bon verre de champagne.

MEL

25 septembre 2007 à 1h13

Mon père m'a scanné mes bulletins de la terminale et me les a envoyés par mail. Au premier trimestre, j'avais 9.5 en math, 6.5 en bio, et 8.5 en physique. Ces notes sont toutes sur 20. Parmi les commentaires on peut lire "très insuffisants", "résultats irréguliers" et "travail fragile". Pour les 2e et 3e trimestres, ce n'était guère mieux. J'étais en légère baisse avec un 9/20 en math, des légers progrès en bio avec un minable 7.5. ("De petits progrès. A poursuivre"). En physique, je n'ai jamais pu dépasser les 9.5.

J'ai miraculeusement décroché le bac avec un 11, j'ai loupé mes partielles en fac d'éco, et je suis parti au service militaire à l'âge de 19 ans.

Je rêvais d'être pilote de ligne, mais pour avoir la moindre chance à la visite du PL, la myopie était limitée à -3.0 dioptries. J'avais -7.0, sans espoir d'amélioration, car ça faisait depuis l'âge de 15 ans que je portais des lentilles de contact.

Il est 16h40 et je suis maintenant assis en place droite d'un 767 américain, garé à la porte 210 de l'aéroport de Los Angeles. Il fait 23 degrés, le soleil commence à s'abaisser sur le Pacifique, et je pianote sur l'un des deux FMS devant moi. Je rentre les vents donnés par le plan de vol. On aura des vents arrière de plus de 80kt sur l'Atlantique, donc notre temps de vol ne sera que 9:30 ce soir.

Lors de la préparation, on revoit non seulement le plan de vol en détail, les vents, et notre conso d'essence, mais aussi la MEL. MEL ou "minimum equipment list" et la liste des équipements dont il est permis qu'ils soient hors de fonctionnement pour notre type d'avion et de vol. Si le fonctionnement d'un équipement n'est pas indispensable à la sécurité du vol, la MEL permet à la compagnie de repousser sa réparation. On appelle ça un "deferred maintenance item" ou DMI. La MEL liste ces DMI et fait plus de 500 pages pour le 767.

Aujourd'hui on n'a pas moins de 7 "items" qui sont "Inop". Certains sont associés à la cabine, comme le siège au 4C qui ne se rabaisse pas, ou le plateau au 16J qui est cassé. Il y a aussi des objets associés à l'opération de l'avion. Une fuite hydraulique du frein numéro 4 a été découverte pendant la prévol. Le mécano a arrête la fuite, par contre le frein numéro 4 sera mis en drapeau jusqu'à son changement à Londres.

On doit donc vérifier nos données de performance pour connaître notre masse maxi en cas d'interruption de décollage avec un frein en moins. Selon la MEL, on garde quand même les propriétés anti-skid et auto-brakes. Par contre, on doit, après décollage, garder le train sorti pendant une durée de deux minutes pour être sûr que les roues sont arrêtées avant leur rétraction. On décollera à 135 noeuds vers l'Ouest, au dessus du Pacifique, et on fera un 180 pour repartir vers l'Est, verticale LAX puis Las Vegas avant de remonter le pays.

On découvre un autre DMI ou "deferred maintenance item" sur le carnet de bord de l'avion : A cause d'un mauvais fonctionnement d'une indication de Reverses, les mécanos viennent de désactiver le reverse moteur gauche. On consulte encore la MEL pour vérifier notre impact opérationnel. Comme je suis le pilote en fonction, j'écris aussi sur mon bloc-notes devant moi "RIGHT REV ONLY!!". Je veux être sûr de ne pas oublier de contrer l'effet aérodynamique lors de mon posé à Londres--après une longue traversée de l'Atlantique. Si tu n'appuies pas sur le bon palonnier lors du déploiement de la reverse droite, tu finiras dans le gazon.

Aujourd'hui ces histoires de MEL m'ont fait un peu penser à ma vie et à mon parcours aéronautique depuis mes années lycée. J'ai l'impression que j'avais moi-même plein de "Deferred Maintenance Items" comme une mauvaise vue qui me disqualifiait à la visite du PL en France, ou des mauvaises notes qui m'empêchaient de rentrer dans de bonnes écoles.

J'ai dû donc écrire ma propre MEL, et faire quelques changements opérationnels : apprendre l'anglais, quitter mon pays, et bosser des qualifs de type dans une langue qui n'était pas la mienne. Mon histoire n'est pas unique, et pendant ma carrière j'ai eu l'honneur de rencontrer beaucoup de pilotes qui avaient une ténacité incroyable malgré leur propre "DMI".

Le 3e pilote aujourd'hui s'appelle Chad. Il n'a que 36 ans, mais il est chauve, son visage brûlé à cause d'un crash dans un avion expérimental. Tu peux voir les cicatrices tout autour de son crâne. Son nez et ses lèvres sont déformés. Son pote dans l'avion n'a pas eu autant de chance, car cet accident lui a coûté la vie. Et Chad, au lieu de se trouver une profession moins dangereuse, a reconstruit l'avion pièce par pièce et l'a repiloté, cette fois-ci avec succès.

On doit tous écrire notre MEL. L'essentiel c'est de ne jamais laisser tomber; l'essentiel c'est de continuer même si des docteurs ou des professeurs te disent que tu ne peux pas--ou que le dernier avion que tu as piloté t'a brûlé au 3e degré.

Lorsque mon père m'a envoyé mes bulletins scolaires, il a également envoyé mes résultats du Bac.

J'avais reçu un 6/20 en français.

Et je n'ai jamais arrêté d'écrire.

Money, money

20 octobre 2007 à 14h40

Dans un pays où l'argent est aussi important que l'oxygène, beaucoup de pilotes de ligne vénèrent le dieu Dollar comme si c'était la portance. En effet, beaucoup de pilotes ici ont une deuxième "occupation" qui permet de gagner encore plus d'argent et de rester productif pendant les escales.

Si on n'est pas le pays qui a inventé l'expression "travaillez plus pour gagner plus," on est par contre celui qui l'a perfectionnée. Les Abend, un commandant de bord à American Airlines qui écrit pour le magazine Flying, a un bon article à ce sujet. Sa rubrique mensuelle "Jumpseat" lui est, bien sûr... rémunérée.

J'attache ma ceinture lorsqu'on passe le FL200 en descente sur Londres. L'ATIS annonce du brouillard avec une visibilité de 400 mètres--en dessous des 550 requises pour l'approche. On espère que la RVR, qui sera donnée par le contrôleur d'approche, nous donnera de bonnes nouvelles. Sinon, on fera des holdings, et déroutement sur Manchester à notre Bingo fuel. Je demande au Captain, "Have you been to Manchester?" Il me répond, "No. And let's keep it that way."

Le Captain s'appelle Mark, il a 49 ans et des cheveux blancs. La semaine dernière, j'ai volé également avec un Captain qui n'avait que la quarantaine et des cheveux qui lui donnaient 20 ans de plus. Je ne sais pas si c'est le stress du boulot, les longues nuits au-dessus de l'Atlantique, ou le manque de sommeil aux escales qui les font vieillir si vite. Tout ça me fait un peu peur. Ca fait moins de deux ans que je fais du long-courrier, et je n'ai jamais été aussi fatigué de ma vie.

Je venais juste de rentrer d'une rotation sur Los Angeles lorsque le téléphone avait sonné. J'étais allongé sur le divan, encore crevé, lorsque Gina m'a amené le combiné. "It's Crew Scheduling," elle a dit en essayant de sourire mais connaissant trop bien la suite. Le manager à l'autre bout du fil m'a demandé si je pouvais faire une rotation supplémentaire pendant mes jours de repos--ils avaient besoin d'un pilote sur New York. Presto.

Je n'avais pas beaucoup vu ma famille ce mois-ci et mon corps était en compote. Mais la compagnie m'offrait 1500 dollars par jour supplémentaire pour cette rotation.

En Amérique on dit que chacun a son prix, et ça c'était le mien. Après tout, il n'y a pas si longtemps je payais plus de 500 francs par heure de vol sur Robin. Aujourd'hui, quelqu'un est prêt à me payer $1500 par jour pour piloter un jet. Sign me up.

J'ai accepté l'offre, un peu comme Anakin Skywalker accepte la face sombre de la force, et je suis allé préparer mes affaires. J'aime le pilotage et j'aime l'argent.

Money, money.

On n'est que deux pilotes sur ce New York-Londres. Avec une traversée ETOPS 120 minutes, on est planifié pour seulement 6h36 de vol--bien en dessous des 8 heures qui obligent un "Relief Officer".

Cependant avec un roulage de plus de 90 minutes à JFK, on dépassera les 8 heures à l'arrivée. Au moment où je ferai la percée IFR dans le brouillard, j'aurai été dans l'avion, sans repos, pendant plus de 9 heures--prévol oblige--et éveillé 19 heures puisque les traversées de l'Atlantique se font de nuit. Je peux presque sentir mes cheveux changer de couleur.

On passe sur la fréquence d'approche et le contrôleur nous donne une RVR de 1000 mètres. Ce n'est pas super, mais suffisant. Par contre il nous maintient en holding à cause du trafic aérien sur l'arrivée. Il est 8h du matin passées et le soleil est au-dessus de la couche. Je ne sais pas si c'est à cause de la fatigue ou à cause du soleil, mais j'ai du mal à garder les yeux ouverts.

L'arrivée s'est bien passée, et on a vu les lumières de la piste 15 secondes avant l'atterrissage. Malgré cette nuit blanche, j'ai réussi à poser l'avion en douceur. J'avais mis les autobrakes sur 2 pour une décélération constante dès le touché. Puis j'ai annoncé dégagement de la piste sur la fréquence, à cause de la basse visi.

J'écris ces lignes de l'hôtel Renaissance de Los Angeles. Oui, je suis à nouveau reparti en rotation après avoir passé qu'une douzaine d'heures chez moi. Je me suis levé ce matin vers 10h, heure de Los Angeles, déboussolé. Mon corps me fait mal et j'ai l'impression qu'un camion m'a roulé dessus.

Je viens d'allumer mon portable. J'ai reçu un email de ma compagnie. Celle-ci voudrait que je parte en stage Commandant de Bord le 12 Novembre. Je relis l'email lentement, car je crois que je suis en train de rêver.

Commandant de Bord B-767 à 33 ans, ce n'est peut-être pas un record, mais c'est extrêmement rare. Je peux déjà sentir le poids de la responsabilité sur mes épaules. Pendant quelques secondes j'ai même des doutes--les mêmes doutes que j'avais lorsque j'ai quitté la France pour l'Amérique avec juste un Bac en poche.

Je réponds à l'email, acceptant le stage, et remerciant le directeur de formation. Puis je ferme l'écran du portable, et je marche lentement vers la salle de bain. Et lorsque je regarde dans le miroir, je peux déjà voir des cheveux blancs.

Mustang

28 octobre 2007 à 19h06

On appelait mon grand-père "Pépé". Il est mort il y a juste quelques années après une longue carrière dans la marine nationale. Il était bon, très bon, et était d'ailleurs sorti premier de sa promo de l'école de timonier. Le timonier est un peu le pilote du sous-marin, celui qui est à la "barre" et applique les ordres du commandant.

Une guerre mondiale et deux enfants plus tard, il a réussi le concours d'entrée de l'Ecole des Officiers. S'être engagé en tant que matelot à 17 ans et s'élever au rang d'officier supérieur, ce n'est pas la chose la plus facile au monde. Mon père a encore des souvenirs de Pépé passant des heures à mémoriser des chapitres par coeur dans l'espoir de réussir le concours. Avec son maigre salaire, la famille vivait dans un deux-pièce. Il bûchait assis à la table de la cuisine, alors que les enfants jouaient autour de lui.

Je sais que dans la U.S. Navy, les militaires du rang qui arrivent à devenir officiers sont appelés "mustangs," à cause de leur force et volonté. Le mustang est considéré comme un cheval difficilement domptable avec un fort caractère. J'ai lu que le mot vient de l'hispano-mexicain "mestengo" qui veut dire "vagabond".

Je pense souvent à mon grand-père. Et mon père me dit souvent que je lui rappelle Pépé. Je n'en ai jamais parlé dans mon journal, mais je viens d'être diplômé de la meilleure école aéronautique civile des Etats-Unis. C'est une université privée, qui s'appelle Embry-Riddle Aeronautical University et surnommée la "Harvard of the Skies".

Elle est chère, mais a une réputation bétonne. Des astronautes de la NASA sont diplômés de cette école. J'ai eu ma maîtrise en Sciences Aéronautiques au mois de Mai dernier. J'ai pris la majorité des cours par correspondance. Je bossais lors des escales, je bossais lors de mes mises en place en avion. Je bossais à la table de la cuisine alors que mes enfants jouaient autour de moi.

C'était en France à l'âge de 19 ans que j'avais entendu parler de cette université. J'avais la brochure entre mes mains : ses photos étaient extraordinaires, et comme toutes les bonnes écoles américaines, ses prix exorbitants.

Je n'en ai jamais parlé à mes parents. Mais je m'étais secrètement juré que je serai un diplômé de cette école prestigieuse, même si je devais travailler le jour et étudier la nuit, et même si je devais m'occuper d'une famille en même temps. Certains disent que je suis têtu comme un âne. Moi, je préfère le terme "mustang".

Il est 22h40, heure de New York. On vient de quitter la côte du Canada, on est à 37000 pieds. Les instruments sont faiblement éclairés, et on commence notre traversée de l'Atlantique. On est trois pilotes et c'est maintenant mon tour de partir en repos. J'ajuste ma cravate avant d'ouvrir le poste.

Après avoir dégourdi mes jambes, je m'allonge dans un des "Crew Bunks"--les lits réservés aux équipages. Il y a deux rangées de 3 lits, entassés les uns au-dessus des autres. Je prends le lit du milieu. Le lit au-dessus de moi est à 30 centimètres de mon nez. Pas question d'être claustrophobe.

A chaque fois que je m'allonge ici, je pense à Pépé. Lui et moi passerons notre vie à porter l'uniforme. Il était un membre d'équipage sous la surface de l'océan, moi je le suis au-dessus. On est tous les deux des navigants, et son âme ne me quitte jamais. Je sens sa présence encore plus lorsque je m'allonge dans ces lits étroits qui me rappellent ceux d'un sous-marin.

Je n'ai pas de tatouage, mais je pense que si je devais en choisir un, je choisirais l'ancre. Elle représenterait l'océan qui nous sépare et l'océan qui nous a unis. Je suis le pilote long-courrier. Il était le timonier. Et lorsque je regarde cette étendue d'eau, je me demande ce que ça doit faire de la naviguer.

J'ai une pensée pour lui à chacune de mes traversées.

A 80 ans, mon grand-père pouvait encore citer des passages entiers de Molière ou de Corneille. Il avait une passion pour la lecture et l'écriture, et une mémoire d'enfer. Je lui dois ma plume.

Je me souviens de certaines citations qui resteront gravées à jamais dans ma cervelle d'adolescent : "La valeur n'attend pas le nombre des années." "A vaincre sans péril on triomphe sans gloire." Celles-ci continuent à me porter lorsque cette carrière et ce pays sèment des doutes.

J'aimerais dire que je suis aussi bon pilote qu'il était timonier, mais ça m'étonnerait. Par contre, je sens sa présence souvent lorsque je vole, et je vois son visage des fois quand je regarde dans un miroir.

Mon grand-père n'a jamais lu mon journal mais celui-ci lui est largement dédié. Il est dédié à cet officier, ce navigant, ce mustang.

Seniority

19 novembre 2007 à 0h50

Le 27 Novembre c'est l'anniversaire de mon fils, Tommy. Il va avoir 8 ans. Il y a deux semaines Tommy m'a demandé si j'allais être à la maison le 27. Oui, je lui ai dit, je serai là. Tommy a souri et j'ai vu à quel point c'était important pour lui. A bientôt 8 ans, Tommy comprend déjà les plannings impossibles de son père pilote.

Chaque année, je ne sais pas si je serai à la maison le jour de Noël, le Nouvel An, lors des anniversaires de mes enfants, ou mon anniversaire de mariage. Je fais mes désidératas. Et les plannings, les congés, les vacances, les affections sont tous attribués par ancienneté.

Tu perds ton ancienneté quand tu changes de compagnie ou quand tu deviens Commandant de Bord. Seniority is king, on dit ici. Elle mène ta vie. Elle est la différence entre une mutation sur New York ou sur Las Vegas. Elle est la différence entre Noël en famille et Noël dans un hôtel à des milliers de kilomètres.

Dans notre compagnie, il y a 3 pilotes qui vont partir à la retraite l'année prochaine. Ils sont nés en 1948. La loi empêche les pilotes de ligne de voler après avoir passé les 60 ans. Je garde précieusement dans un fichier secret les dates de naissance de chaque pilote. Un pilote qui part à la retraite, c'est de l'avancement pour moi. C'est un meilleur planning, une meilleure ancienneté. J'attends patiemment et je compte les mois, les jours.

On est finalement passé à l'heure d'Hiver. Les US ont décidé de changer une semaine après le reste du monde. Les plannings se compliquent. On arrive une heure en retard lorsqu'on part d'Europe. J'avais loupé ma correspondance et j'ai dû passer la nuit à New York à cause de ça. Chaque fois que je regarde ma montre je dois faire un petit calcul mental.

J'ai lu un article intéressant dans le Washington Post. D'après les statistiques, les piétons ont 3 fois plus de chance de se faire tuer dans les jours qui suivent un changement d'horaire. L'Hiver, on se couche plus tard et les gens conduisent fatigués.

Les pilotes long-courriers ne se lèvent jamais et ne se couchent jamais à la même heure. J'habite à Chicago, et j'ai commencé ma rotation à Las Vegas (-2 heures). J'ai traversé l'Atlantique la nuit et je me suis couché à Londres (+8). Puis lever le matin (ce qui est la nuit à Las Vegas) pour partir en vol. De plus, il y a l'heure d'Eté et l'heure d'Hiver qui changent à des moments différents.

On n'a pas le droit à l'erreur. Ce n'est pas qu'un seul piéton qu'on tuerait mais une centaine de personnes. Le jet qu'on pilote est lourd, va vite, et a une inertie incroyable. L'horloge de notre corps n'a aucune constante--le changement est sa seule constante.

Les pilotes de ligne sont fatigués. La fatigue est un véritable problème dans le secteur. J'en parle souvent dans ce journal. Le mois dernier la NASA a finalement dévoilé au Congrès américain l'ensemble des données compilées sur 4 ans--des données compilées grâce à des témoignages de 25000 pilotes qui ont préféré garder l'anonymat.

La NASA avait refusé pendant un an de les publier. Selon un "senior official," le motif du refus était de ne pas endommager le "public's confidence in airlines and affect airline profits." C'est l'Amérique at its best. Même le gouvernement ne fait pas de vagues si les profits peuvent être affectés. Et en plus ils l'admettent.

Les milliers de données ont créé une onde de choc : les pilotes de ligne s'endorment aux commandes des avions. Pas un seul pilote mais les deux. "Last 45 mins of flight I fell asleep and so did the FO (first officer)," selon un extrait du rapport. J'étais moi-même dans des cockpits ou mon Commandant de Bord s'endormait aux commandes. Les décalages horaires sont durs, les nuits de sommeil impossibles, et les vols long-courriers fatigants.

Lorsqu'une enquête est faite à la suite d'un accident aérien, il est difficile de prouver que les pilotes sont fatigués. La fatigue ne laisse aucune trace dans les cadavres, contrairement à l'alcool. Lorsque les pilotes descendent sous leur altitude de sécurité et s'écrasent dans une montagne, on dit simplement que c'est une "pilot error." On estime aujourd'hui, que depuis 1993, au moins dix catastrophes aériennes ont été dues à la fatigue.

Je suis avec beaucoup d'intérêt la grève de la SNCF et RATP en France. L'augmentation du nombre d'années de service avant la retraite n'a pas été bien reçue par les conducteurs de trains et autres fonctionnaires. Leur boulot est difficile et les voyages fatigants.

En parallèle, il y a un projet de loi aux Etats-Unis qui augmenterait l'année de retraite des pilotes de ligne. Elle passerait de 60 à 65 ans. Grève ? Non, en fait les Américains accueillent ce changement à bras ouverts. Ils veulent travailler. Les Américains ont toujours préféré l'argent aux congés.

Mais les études faites ont déjà montré que l'âge rend le corps moins résistant à la fatigue. Plus tu es vieux, plus tu as du mal à t'habituer aux changements d'horaire. Les études indiquent également que la vaste expérience des pilotes qui ont plus de 60 ans ne compensera pas à cette augmentation de fatigue.

Si la loi sur le changement de l'âge de la retraite est signée, les seuls déçus ne seront pas la FAA, la NASA, ou les autres avocats de la sécurité aérienne. Les seuls déçus seront les jeunes pilotes comme moi.

On n'a pas vraiment peur de voler avec des pilotes vieux et fatigués, qui s'endorment aux commandes. On a plutôt peur pour notre avancement--notre seniority--qui sera désormais repoussée de 5 ans.

Et j'ai peur de ne plus être à la maison le jour de Noël.

Major

22 décembre 2007 à 15h55

Un coup d'oeil sur ma montre. J'étais arrivé un quart d'heure en avance. Costard-cravate, une sacoche à la main, et les pompes cirées. J'étais invité à un entretien avec une grande compagnie aérienne--une Major. Ca, c'est le rêve de chaque pilote de ligne ici. C'est pour un moment comme ça que tu es prêt à bouffer des pâtes pendant 10 ans. C'est pour un moment comme ça que tu fais des milliers d'heures de vol sur des bi-turbines bruyantes dans les pires météos du pays. C'est pour un moment comme ça que tu acceptes des salaires maigres, des plannings impossibles, et que tu gardes le sourire devant ton chef pilote. Et c'est pour un moment comme ça que tu pars les week-ends laissant une jeune femme et tes enfants.

Ma compagnie était sur le point de faire faillite. Je savais que si je ne réussissais pas cet entretien, je me retrouverai sûrement sur la paille. La pression était là. Elle était insupportable.

La concurrence pour un poste dans une Major est extrême. Aujourd'hui, il y aura un pilote bombardier furtif B2 qui a l'air d'avoir mon âge. Il y aura aussi un pilote B1. Un troisième, diplômé de l'Air Force Academy, vole sur C17 Globemaster. Moi, je suis juste le gars qui avait quitté son Alsace natale à l'âge de 20 ans. Un gars, qui après deux mois au McDonald's de Strasbourg, avait décidé de tout miser sur un billet d'avion. Aujourd'hui, c'est le jour que j'ai attendu toute ma vie. Aujourd'hui, c'est le jour où je réalise mon rêve, ou le jour où je perds tout.

Major (2e partie)

Chapitre 11

24 décembre 2007 à 16h01

On est le 24 Décembre. Ma compagnie s'est mise sous Chapitre 11 ce matin et a annulé tous les vols. Le CEO vient de nous envoyer un email annonçant notre dernier jour de travail--aujourd'hui. On est maintenant tous officiellement sans-emploi.

Joyeux Noël et bienvenue en Amérique.

Coup de poing

28 décembre 2007 à 2h02

Ce matin je suis allé à l'Unemployment Office, l'ANPE américaine. Vu le nombre de gens qui faisaient la queue, il faut croire que je ne suis pas le seul à avoir perdu mon boulot à Noël.

Il faisait froid et gris, ça me rappelait la chanson "In The Ghetto," d'Elvis Presley. La zone industrielle de la banlieue de Chicago où se trouve l'Unemployment Office est à 20 minutes de chez moi. Je portais une goatty et une casquette qui arborait un trèfle à quatre feuilles. Et avec mes jeans et mon sweat-shirt vert à capuche, je ressemblais très peu au pilote de ligne qui traversait l'Atlantique dans un 767.

J'ai décidé d'amener Tommy avec moi. Tommy qui vient d'avoir 8 ans est un vrai fan de karaté. Il a d'ailleurs déjà sa ceinture orange. Tommy a vu son père en uniforme, et je voulais qu'il le voie aussi faire la queue à l'Office. Je voulais qu'il voie que la vie peut donner des coups durs--plus durs que ce que tu peux recevoir au karaté.

La femme au visage joufflu de l'autre côté du guichet m'a demandé si j'avais travaillé hors de l'Etat de l'Illinois dans les 18 derniers mois. "Yes, ma'am, I have," J'ai répondu poliment. En fait, je n'ai que travaillé hors de l'Etat. Elle m'a demandé où, et j'ai tout de suite pensé à New York, Las Vegas, Los Angeles, et même l'Ocean Atlantique et Londres. J'ai répondu simplement "Virginia," car c'est là où ma compagnie est basée. Je lui ai dit que je vis ici et que je paie des impôts ici, dans l'Illinois. Elle m'a regardé confused : "Why do you live here if you work in Virginia?"

J'ai répondu, "I'm an airline pilot." Puis, je me suis corrigé, "I was." Tommy à mes cotés m'écoutait patiemment. Peut être qu'un jour il comprendra que la vie c'est un peu comme le karaté. Tu ne gagnes pas par la force des coups que tu donnes. Tu gagnes par le nombre de coups que t'as pu encaisser tout en continuant d'avancer.

La dame m'annonce froidement que l'Illinois ne me donnera rien, que je dois faire ma demande auprès de l'Etat de Virginie. De ce dernier je ne recevrai qu'un peu plus de $300 par semaine--pas assez pour une famille de 5.

Je l'ai remerciée poliment, malgré le coup de poing dans l'estomac. J'ai donné un sourire à Tommy : Everything's going to be okay. Puis, on a tous les deux quitté l'Unemployment Office et on a rejoint le froid et la grisaille de dehors, la tête baissée, et les mains enfoncées dans nos poches.

J'ai décidé d'attendre la fin de Noël pour annoncer à mes enfants que j'avais perdu mon boulot. Le Père Noël a été généreux cette année--j'avais malheureusement anticipé une augmentation de salaire, pas une perte complète du jour au lendemain. Quant à Gina, elle m'a offert un cadeau que j'utiliserai souvent dans les prochains mois : un sac de frappe.

Major (2e partie)

10 janvier 2008 à 4h36

Il est 8h du matin passées lorsqu'on est réuni dans la salle de conférence. On est sept, sept sélectionnés aujourd'hui parmi les milliers de candidats. Le manager de "pilot recruitment," un CdB à la retraite, nous donne le menu du jour : Cet entretien va s'étaler sur deux jours et va comprendre une batterie de tests techniques, psycho-techniques, un entretien avec deux commandants de bord, des tests psychologiques, une visite médicale, et un entretien one-on-one avec un psychiatre, oui un psychiatre. La visite psychiatrique est crainte par tous. C'est là où le rêve de beaucoup de pilotes s'est arrêté.

Selon le planning je dois passer l'examen technique d'abord. J'ai 43 minutes pour répondre à 43 questions. Quelques exemples :

Your bearing pointer moves from 5 deg in front of the wing to 5 deg behind the wing in 8 minutes, you are doing 360kts. How far from the station are you?

You are at 25,000ft, there is Level 5 thunderstorm 80 miles in front of you. You tilt your radar up 1.5 deg and the cell disappears. How high is the thunderstorm cell?

You are at FL350 going Mach .84, 112 miles from XYZ VOR. You are cleared to cross 12 miles outside of XYZ and 10,000ft and 250kts IAS. Indicated in the Descent is 300Kts. When do you start down?

Et évidemment des questions sur l'aérodynamique :

What effect does altitude have on Critical Mach Number?
What is a disadvantage of a swept-wing design?

J'arrive tout juste à finir le test (je finis une vingtaine de secondes avant la fin). Je me lève de l'ordinateur, et je prends ma sacoche.

A 10h, je me pointe dans la salle d'entretien. Trois hommes se lèvent et me tendent leur main--deux commandants de bord et un manager de "Human Resource." Les questions s'enchaînent pendant qu'un des Captains revoit mes trois carnets de vol au peigne fin. Si j'ai un conseil à donner, c'est d'écrire toujours soigneusement dans ton carnet.

On revoit pratiquement chaque année de ma vie en commençant par le lycée. Je n'ai jamais été diplômé de l'US Naval Academy et je n'ai jamais volé sur F18 ou B2 comme beaucoup de candidats. Je ne suis même pas né dans ce pays. Mais mon parcours est clair : Planeur à 15 ans, solo à 16, brevet PPL à 17, je deviens un des plus jeunes officiers de l'Armée de l'Air à 19 ans, je pars aux States avec une valise à 20 ans, pilote air ambulance à 22, pilote de ligne à 23, commandant de bord à 25, instructeur PL à 28. Pilote sur 767 à 31--le plus jeune de ma compagnie.

Cet interview a duré plus d'une heure. On me donne quelques scénarios, et on me demande les décisions à prendre : un captain qui ne se conforme pas aux clearances de l'ATC, une hôtesse à l'embarquement qui me dit que je dois jeter les passagers de première classe, car ils sont bourrés. On me pose des questions du genre "Tell me a time when you..." où il faut raconter des vols et ton expérience vécue (j'avais d'ailleurs relu mon journal avant l'entretien pour me préparer à ce genre de questions). Puis des questions au hasard : What traits do you think are important in a good captain? Certaines questions sont moins évidentes... et plutôt dangereuses: Tell me a time when you didn't agree with a company rule... Tell me a time when you broke a regulation.

On me demande de raconter un vol mémorable. Je raconte mon premier vol en ligne à l'âge de 23 ans. C'était le vol Washington-Newark, et je m'en rappelle comme si c'était hier. En arrivée sur Newark piste 4R, j'ai vu la statue de la liberté pour la première fois de ma vie. J'étais là, assis dans un cockpit, à voir la statue d'en haut. A ce moment là, à l'entretien, j'arrête de parler car ma gorge se ressert et j'ai des larmes aux yeux. Je m'excuse, et après un bref moment, je continue à raconter. Les deux hommes n'arrêtent pas d'écrire, et le troisième lève les yeux de mon carnet de vol. Ces émotions involontaires m'ont soit coûté l'entretien, soit gagné le boulot.

Je les remercie, je prends ma sacoche, mes carnets de vol, et je pars. Après déjeuner à la cafétéria, je dois passer maintenant un test psychologique et un test psycho-technique sur un ordi. Ce dernier dure à peu près 50 minutes.

Il y a plusieurs exercices dont des calculs mentaux et des tests de logiques : D'une main j'utilise les flêches du clavier pour garder un localizer centré pendant que des chiffres apparaissent sur l'écran. De l'autre, je dois choisir le chiffre qui est apparu précédemment.

Il y a un exercice où un homme, qui tient un drapeau dans une main, apparaît dans plusieurs positions : de face, de dos, à l'envers de face, et à l'envers de dos. Tu dois à chaque fois déterminer s'il tient le drapeau dans la main droite ou gauche, car le drapeau change de main. Bien sûr tout est chronométré. Il y aussi un exercice de mémoire où 6 chiffres apparaissent d'affilés, et il faut ensuite s'en rappeler dans l'ordre inverse.

J'ai trouvé ça assez facile. Si tu aimes les jeux vidéos et les exercices de logiques, tu n'auras pas de problèmes. Malheureusement, j'ai appris que beaucoup de pilotes se plantent régulièrement à cette partie de l'entretien.

Le lendemain, visite médicale. J'avais une docteur, cheveux bruns, qui devait avoir la trentaine. Eye check, hearing check, blood pressure check, blood check, pee check, EKG check, etc... Puis, j'ai dû me déshabiller. Pour ce genre de test, il y a en général une troisième personne présente pour être sûr qu'il n'y ait pas "d'improper practice" ou par la suite de "sexual harassment lawsuits". C'est autant pour protéger le patient que le docteur. La 3e personne dans mon cas était... une jeune infirmière blonde qui devait avoir 25 ans à tout casser. Donc devant ces deux femmes, j'ai dû baisser mon caleçon, tourner la tête, et tousser.

Ensuite j'ai dû passer un deuxième test psychologique, cette fois-ci plus approfondi... avec 550 questions. C'est juste des questions "True or False." Rien de terrible. Il faut juste être honnête, être soi-même, et avouer ses fautes... ou peut être pas ?..

Exemples :

I like mechanics magazines
I have a good appetite
I work under a great deal of tension
I like to read newspaper articles on crime
I am easily awakened by noise
At times I have very much wanted to leave home
My sex life is satisfactory
I am about as able to work as I ever was
I wish I could be as happy as others seem to be
I am an important person
I get angry sometimes
I have never deliberately told a lie
I would like to be a singer
...

Ensuite, tu vas voir un psychiatre. Ces 550 questions te mettront dans une catégorie de personnalité : Est-ce que tu es plutôt un leader ou un follower, un scientifique ou un artiste, agressif ou passif, etc...

Avec un entretien d'une heure avec le psychiatre, celui-ci va déterminer trois choses : D'abord, si tu es un menteur--il va voir si t'essaies d'être l'homme parfait qui dit qui ne se met jamais en colère ou qui ne ment jamais.

Il va également déterminer si ta personnalité se trouve dans la même catégorie que les résultats de ton test écrit. Enfin, il va voir tout simplement si tu as le profil du pilote et de l'employé que la compagnie recherche. Comme je disais avant, beaucoup de très bons pilotes (j'ai volé avec quelques uns) ont echoué à cette partie de l'entretien. D'ailleurs pour la petite histoire, le père de ce psychiatre était lui-même psychiatre pour cette compagnie aérienne. Il a torpillé beaucoup de carrières... et a fini par se suicider.

Le Doc me pose plein de questions : Pourquoi je veux voler pour cette compagnie, comment je décrirai ma personnalité, des urgences que j'ai eues, qu'est-ce que je fais comme loisirs, etc... Je réponds sans hésiter.

Il sourit quand je lui dis que j'ai une bagnole "classique," une Ford Mustang datée de 1965. Il me dit que c'était la première bagnole sur laquelle il a appris à conduire, un vrai droit de passage pour tout Américain. Il sourit également quand je lui parle de la France--c'est son coin préféré pour skier. A la fin de la session, on discute comme de bons potes. Je crois que c'est dans la poche, mais je ne baisse pas mes gardes. Je réponds toujours d'un ton très professionnel. Quand il se lève, je me lève du fauteuil, et je lui tends la main pour le remercier.

Alea jacta est.

Coup de fil ou lettre

11 janvier 2008 à 2h05

Lorsque tu réussis un entretien, la compagnie t'appelle pour t'annoncer la bonne nouvelle. Lorsque tu échoues, elle t'envoie une lettre. J'attends toujours les résultats de mon entretien avec la Major. Je prie pour le coup de fil, et j'ouvre chaque jour la boîte aux lettres avec crainte.

Merci pour les voeux de réussite. Généralement, je ne réponds pas aux commentaires bien que je les lise tous. Mais aujourd'hui, je voulais prendre le temps de dire, "Merci, les gars. C'est super sympa."

Ma compagnie--en liquidation--m'a réclamé l'ordinateur portable qu'elle m'avait donné il y a deux ans, en formation B767. It's company property, ils disent, et ils me poursuivront en justice si je ne le rends pas. Ce laptop est le seul ordinateur que j'ai. Mon vieil ibook est kaput. C'est donc avec cette machine que j'ai écrit dans mon journal ces deux dernières années. J'ai jusqu'au 11 Janvier pour le renvoyer. J'écrirai un dernier article avant de le rendre--sûrement les détails de mon entretien avec la Major. Peut être que je parlerai de son coup de fil.

Ou de sa lettre.

Je n'ai toujours pas touché un rond du gouvernement américain. Je paie mes impôts dans l'Etat de l'Illinois où je vis. A l'Unemployment Office, on m'avait dit, "No, sorry." Les Américains disent toujours "sorry" lorsqu'ils te refusent quelque chose.

Je me suis adressé à l'Etat de Virginie où se trouvait le siège social de ma compagnie. Un fonctionnaire de l'Etat m'a appelé, il y a quelques jours, et m'a dit qu'ils n'ont aucun "record" ou fichier sur moi. Donc, pas d'argent.

Sorry.

Je viens tout juste de m'adresser à l'Etat de New York. Sans doute que ma compagnie avait payé des impôts là-bas--la plupart de mes vols ayant été au départ de JFK. Et maintenant j'attends une réponse--un coup de fil ou une lettre.

Lucky Danny

14 janvier 2008 à 19h24

Ma France et mon Alsace natale me paraissent bien loin--surtout leur système social. Ca fait maintenant 21 jours que j'ai perdu mon boulot de pilote et toujours aucun "unemployment benefit" du gouvernement américain. L'ANPE de New York a confirmé que ma compagnie a cotisé dans cet Etat, mais toujours pas de chèque, pas de virement de leur part.

Nos voisins nous ont amené des repas. Ils ont même fait des achats pour nous--des pâtes, du riz, de la farine, du sucre, macaroni and cheese. Gina fait le pain à la main au lieu de l'acheter. Les enfants ont le droit de déjeuner gratuitement à la cantine de l'école. Et j'essaie de ne pas penser à la bonne bouffe francaise que j'ai laissée derrière il y a 12 ans.

La semaine prochaine, j'irai à la Bishop's Storehouse, qui se trouve à une demi heure d'ici. C'est une espèce de supermarché pour les membres de l'Eglise mormonne--un supermarché sans caisse. La nourriture est donc gratuite pour ceux comme moi qui sont "down on their luck."

Je vendrais mon âme au diable pour une tarte flambée alsacienne.

Le coup de fil

18 janvier 2008 à 0h56

Le coup de fil est arrivé juste après le déjeuner. Je ne reconnaissais pas le numéro, mais le préfixe 404 est celui d'Atlanta. C'est là où il y a le siège social de CNN, Coca-Cola, et aussi de Delta Airlines--la 3e compagnie la plus grande du monde.

J'ai décroché et j'ai dit, "Hello?" La voix à l'autre bout du fil a dit : "May I speak to Daniel?" J'ai répondu par un "Speaking." L'homme s'est presenté, il s'appellait Brian, et j'ai tout de suite compris. Ca faisait longtemps que j'attendais son coup de fil. Il m'a demandé : "Are you ready to come work for Delta?" J'ai répondu par un "Yes, sir." Il m'a félicité et m'a lancé un "Welcome on board. You will like it here." Je dégustais ses mots comme du caviar.

Après une brêve discussion, j'ai raccroché, et je suis allé voir Gina qui était dans la chambre à coucher. "It was Delta," j'avais un sourire aux lèvres. "I got it." J'ai pris Gina dans mes bras, et elle s'est mise à pleurer--le soulagement de l'épouse du pilote et de la mère de famille.

J'ai tout de suite appelé mon père, en Alsace, qui est un lecteur assidu de mon journal. Quand je lui ai dit, "J'ai eu le coup de fil... pas la lettre," il a compris. Il s'est même mis à rire. Puis, on a parlé ensemble pendant plus d'une heure et demie.

Beaucoup de gens m'ont aidé dans ma carrière : mon père, ma mère, mes amis, et des pilotes. Mon père est vraiment celui qui m'a transmis la passion du vol. Il est maintenant à la retraite, mais il avait passé sa carrière dans l'informatique. Il me dit souvent que j'ai le boulot qu'il rêvait de faire. Un vrai fana d'avions, il a une licence de pilote privé que lui et moi avons passée pratiquement en même temps.

Mon père a étudié l'informatique quand celle-ci venait à peine de naître. Les ordinateurs étaient immenses et moins performants que les calculatrices d'aujourd'hui. Les professeurs--dans toute leur sagesse--l'avaient découragé de se lancer dans cette voie sans avenir. Lui et moi, on a ça en commun, on a fait ce qu'on voulait faire, et on n'a pas écouté nos profs.

Je me souviens encore du jour où il a ramené un VIC 20 à la maison, puis le Commodore 64, et enfin l'Amiga. Après 7000 heures de vol et 5 qualifs de type et beaucoup d'heures passées dans le simu, je me rends compte à quel point ces ordinateurs m'ont aidé dans ma carrière. Ils m'ont aidé à développer des réflexes à travers les logiciels et à développer cette "hand-eye coordination" dont les experts parlent souvent. Ils m'ont permis de comprendre ces bêtes que sont les machines, et l'informatique en général.

Récemment, la US Navy a remarqué que les élèves pilotes qui avaient joué avec des simulateurs de vol, recevaient de meilleures notes au pilotage. Maintenant, quand tu commences une formation dans l'aéronavale, Le Departement de la Navy te donne une copie de Microsoft Flight Simulator et te dit : "Go play!"

Il y a quelques années, en formation A320, j'avais gagné le sobriquet de "Airbus Whisperer" à cause de ma maîtrise de l'appareil. Les instructeurs faisaient allusion au film, "The Horse Whisperer," où Robert Redford arrivait à calmer les chevaux en leur chuchotant dans l'oreille. Les avions s'informatisant de plus en plus, je dois mon succès et ma maîtrise des systèmes complexes des jets à mon père.

Il m'a aussi présenté à l'aviation quand j'étais très jeune, à travers les maquettes et les meetings aériens. A Delta Airlines, lorsqu'on m'avait demandé d'où venait ma passion pour l'aviation, j'ai juste parlé de mon père. "He would take me to airshows when I was a kid. That's where it began." Et les deux commandants de bord aux cheveux gris assis en face de moi ont souri.

Je me rappelle encore d'une marche qu'on avait faite ensemble au bord du Rhin. Je devais avoir 15 ou 16 ans, et il me parlait pour la première fois du métier de pilote de ligne. Je me souviens encore de ses mots ("les pilotes de ligne vont dans les meilleurs hôtels!"). Je rêvais d'avion et du vol. Il me parlait de la carrière de pilote et de son prestige. Il a suivi mon parcours depuis le début. Il a partagé mes inquiétudes, mes succès.

Quant au coup de fil de Delta, Brian m'a demandé si je pouvais commencer ma formation à Atlanta, le 18 Février.

J'ai dit oui, le 18 Février, ça serait parfait. C'est l'anniversaire de mon père.

Photo

2e coup de fil

23 janvier 2008 à 17h15

Je n'ai toujours pas de connexion internet à la maison--j'enverrai ce message dès que je capte un signal WiFi. Here's the latest :

Je reviens juste de la "Bishop's Storehouse," le centre de depôt mormon, où je peux avoir accès à la nourriture gratuitement. Une fois par mois--généralement le premier Dimanche du mois--les membres de cette Eglise jeûnent volontairement pendant deux repas. Puis ils donnent l'argent qu'ils auraient dépensé pour ces repas et mettent en place un magasin de nourriture gratuite pour ceux qui en ont besoin.

Des gars comme moi, qui viennent de perdre leur boulot sans préavis, sont le récipient de cette générosité et de ce sacrifice. Je ne verrai jamais le visage de ceux qui se sont affamés volontairement pour que ma famille puisse manger. Mais je ne les oublierai jamais.

L'économie ici est en chute libre, et la banque nationale américaine, la Federal Reserve, vient de réduire son taux directeur de 3/4 de points--la réduction la plus importante des deux dernières décennies. La crise de l'immobilier s'est étendue aux banques, et on parle maintenant de crise majeure du systeme financier. Celle-ci a des répercussions dans tous les secteurs, comme il y a moins de cash disponible pour les emprûnts et les investissements. Citigroup vient de reporter une perte de presque 10 milliards de dollars. Les candidats à la presidentielle, eux, parlent déjà de récession.

Je n'ai reçu qu'un seul chèque du gouvernement américain depuis le 25 Décembre--mon premier jour de chômage. Après que ma demande d'allocation ait été refusée par l'Etat de l'Illinois puis celui de Virginie, New York m'a envoyé une indemnité de $405... trois semaines plus tard. Il y a une "waiting week" automatique, on m'avait écrit dans une lettre. C'est-à-dire que la première semaine après ta demande n'est pas comptée, même si ça fait déjà 15 jours que tu as perdu ton boulot, et que tu joues au yoyo entre l'Illinois et la Virginie.

J'ai reçu un coup de fil de Mary Ellen à United Airlines--la compagnie avec laquelle j'avais également passé un entretien il y a un mois. Je n'en ai jamais parlé, car United te fait signer un "Confidentiality Agreement" t'interdisant de partager les détails de l'interview avec qui que ce soit. United m'a donc offert un job, et ma date de formation à Denver est prevue pour la même date que Delta--le 18 Février. Maintenant, j'ai un choix important à faire.

Delta est en train de négocier une fusion avec Northwest ou United. Une fusion n'est jamais bonne pour les nouvelles embauches, car ce sont généralement les premières à perdre leur boulot. Aux US, le pilote avec le plus d'ancienneté a le plus de sécurité d'emploi, selon le contrat signé entre le syndicat et la direction. Les gars comme moi seraient les premiers à recevoir le pink slip--la notification de licenciement.

Si Delta merge avec Northwest, United serait un meilleur choix car j'éviterai les débâcles d'une fusion entre deux majors. Mais si elle merge avec United, j'ai plus de chance de garder mon emploi si je suis embauché avec la compagnie qui achète que celle qui est achetée, en l'occurence Delta.

En tout cas, si je fais le bon choix et que ma carrière avec les majors se passent sans problème, il y a un truc que je me suis juré de faire--jeûner pendant deux repas par mois pour aider une autre famille. C'est comme ça qu'on survit dans un pays où le système social est absent.

Cactus et Cessnas

3 février 2008 à 2h47

Voici une lettre que j'avais envoyée à mon aéro-club deux mois après mon arrivée aux Etats-Unis. Dans cette lettre, j'écris mes premières impressions sur ma formation de pilote professionnel, un sujet dont j'avais très peu parlé dans mon journal. Séquence, donc, flashback :

Cela fait 2 mois que je suis une formation de pilote professionnel dans une école aux Etats-Unis. J'ai débarqué le 6 juin à Phoenix (Arizona) après un vol épique, une valise et une licence de pilote privé français.

Ce qui m'a frappé en premier, c'est son climat, moins humide qu'au Texas, où il est rare d'avoir une température inférieure à 35°C. L'air conditionné est absolument partout et l'eau est acheminée directement du nord de l'état, ce qui la rend plus chère que le Coca.

C'est à mon avis, l'endroit idéal pour voler moins cher que la Floride ou la Californie. Beaucoup de compagnies aériennes (même européennes) forment leurs pilotes ici. L'US Air Force possède également son “Advanced Flight Training School”.

Pour quelqu'un venant du vieux continent, il est assez déroutant de débarquer dans un pays aussi immense : toutes les distances et les normes sont décuplées.

Pour pouvoir se déplacer il faut un véhicule : je devais donc faire l'acquisition d'une voiture. (La vente de voitures : la plus grande arnaque du pays). Et lorsque vous ne comprenez pas la moitié de ce que raconte le vendeur, vous l'achetez quand même parce qu'elle vous plaît. J'ai donc acheté sur un véritable coup de cœur une Mercury « COUGAR » de 1970, air conditionné, stéréo, moteur de 280 CV, V8, 5,7 litres de cylindrée, une véritable voiture de course pour 1800 $.

Après m'être bien amusé, et avoir constaté que j'étais l'objet d'une certaine curiosité, je l'ai revendue au bout d'un mois pour 2500 $ ! C'est çà l'Amérique ! Ce qui pourrait démontrer que mon Anglais avait beaucoup progressé puisque j'avais pu faire aboutir une négociation en ma faveur.

Les assurances étant beaucoup plus chères pour les détenteurs de permis de conduire international, j'ai préféré passer un permis de conduire US. Coût 25 $, durée 5 minutes: un tour de pâté de maison, avec le choix du lieu pour me garer, effectué avec la voiture de mon instructeur--une Camaro 5L, V8.

L'Anglais ou plutôt celui qui est parlé aux USA a présenté pour moi de réelles difficultés. Non seulement en ce qui concerne les cours (la réglementation aérienne en Anglais n'a pas été ma tasse de thé), mais surtout pour la vie de tous les jours (demander l'installation du téléphone, acheter des meubles, comprendre les contrats qu'on vous fait signer) et je ne parle pas des procédures aériennes.

J'ai appris à me méfier de tout et de tout le monde, et avec du recul je constate que je suis devenu très suspicieux vis-à-vis de ceux qui essaient de me vendre quelque chose.

Ma formation a commencé par l'IFR. Cette formation consiste en des cours théoriques, du simulateur, et des vols sous le « hood ». A cause de la chaleur l'air est très instable et il est difficile de tenir l'altitude et le cap assignés. Il faut avoir 50 heures de nav («  cross-country ») pour passer l'examen.

J'ai d'abord dû m'adapter aux méthodes de vols américaines : pour les logs de nav (qui sont beaucoup plus précis), ils demandent le calcul de la consommation suivant l'altitude, les phases de montée et de descente: le « power setting » est utilisé. Ils exigent aussi le calcul de la « ground speed » suivant la vitesse et la direction du vent pour chaque cap et altitude pris (ce qui a de l'influence sur le temps de vol et la consommation).

Ils n'utilisent jamais le facteur de base, qu'ils ne connaissent pas. La vitesse pour calculer le temps de vol est recalculée plusieurs fois, suivant la température et l'altitude. Ils ont plusieurs calages altimétriques qui dépendent aussi de l'altitude et de la température; de plus, le niveau de vol n'est pratiquement jamais utilisé, puisqu'on passe en FL qu'à partir de 18.000 pieds. Pour nos calculs de cap nous devons systématiquement tenir compte de la déclinaison magnétique. Bref, chaque fois que je fais un log de nav, j'ai mal à la tête !!

Par ailleurs, comme la densité de l'air est beaucoup plus faible ici, on utilise énormément la mixture. On mixture pendant le roulage, le décollage, etc ...

Les Cessnas sur lesquels je vole sont très bien entretenus. Ils sont tous équipés de transpondeur mode C, DME, LORAN pour certains. De plus les pleins sont toujours automatiquement faits par le personnel d'entretien.

Les instructeurs et tout le personnel sont des gens charmants, très compétents et qui ne vous considèrent pas comme une « pompe à fric». C'est du moins l'impression que j'ai eue. Résultat, je viens d'être reçu au théorique IFR avec 92 % des points, la 2° meilleure note de la classe !

"Moi et ma Cougar"

All Kids

14 février 2008 à 0h13

La porte en bois avait des fissures, et le bâtiment délapidé du cabinet du médecin se trouvait dans un pauvre quartier de Chicago. Il avait neigé toute la journée, et j'avais dérapé plusieurs fois sur la route pour faire ces 13 km.

Tommy, qui a 8 ans et une fièvre de plus de 40 degrés, m'a demandé pourquoi il n'y avait que des Mexicains dans la salle d'attente. J'ai haussé les épaules, et je ne lui ai pas expliqué qu'aux Etats-Unis, quand tu perds ton boulot, tu perds également ton assurance médicale. Je ne lui ai pas dit non plus qu'après des démarches importantes, j'ai réussi à décrocher une assurance payée par l'Etat et réservée aux enfants de parents sans emploi, ce qui est nouveau et rare dans ce pays. Cette couverture sociale s'appelle "All Kids."

Par contre, ici, les médecins ont le droit de refuser les assurances--même celle offerte par l'Etat--si les remboursements ne sont pas suffisants. J'ai découvert ça quand la température de mon fils avait atteint les 40 degrés et qu'il se plaignait de douleurs à la gorge et à la poitrine. J'ai alors appelé notre docteur de famille, et sa secrétaire m'avait dit froidement que, désolé, on n'accepte pas "All Kids." Donc une simple visite chez un pédiatre me couterait dans les 150 dollars. Les coûts exorbitants de la médecine américaine sont en partie dues aux frais d'avocats et aux assurances contre les poursuites judiciaires.

Je n'ai donc pas pris rendez-vous, et j'ai décidé d'appeler le Département de Santé de l'Illinois pour recevoir une liste de médecins agréés "All Kids." J'ai appelé trois fois, j'ai laissé trois messages, et le Département ne m'a jamais rappelé. J'ai alors ouvert les pages jaunes sous "Pediatrics" puis j'ai appelé chaque cabinet individuellement. Et lorsque Tommy m'a demandé pourquoi il n'y avait que des Mexicains ici, je ne lui ai pas dit non plus qu'on était chez le seul médecin dans un rayon de 15 km, qui prenait la sécurité sociale de l'Etat.

Le médecin en question était une jeune femme d'origine indienne avec un accent assez prononcé. Elle était sûrement là pour l'expérience et pour gonfler son CV jusqu'à ce qu'un vrai cabinet, avec un vrai salaire, puisse l'embaucher et rembourser ses études. J'avais été moi-même jeune pilote d'Air Ambulance avant d'intégrer une compagnie aérienne, donc je sais comment ça marche. Aux US, tu fais de l'humanitaire quand t'es riche, pas quand t'es pauvre. Et surtout pas quand t'es un immigrant qui a tout quitté pour l'American Dream.

En parlant d'American Dream, je débuterai dans une grosse compagnie aérienne ce Lundi, et je recevrai donc à nouveau une couverture sociale pour toute ma famille. J'avais reçu deux offres d'emploi, et j'ai choisi Delta Air Lines.

Pour la petite histoire, celle-ci a été créée il y a 80 ans. Elle est en ce moment la 3e plus grande compagnie du monde. Son siège social se trouve à Atlanta et ses "crew bases" sont les suivantes : Atlanta, New York, Salt Lake City, Cincinnati, et Los Angeles. Delta a plus de 300 destinations (un record) et va dans le plus grand nombre de pays que n'importe quelle compagnie--57 pays au total. Elle est également la compagnie qui transporte le plus de passagers à travers l'Atlantique et la seule compagnie américaine qui va en Afrique.

Delta a une flotte de 448 avions, dont la flotte la plus large de 757/767 au monde. Elle a également des Boeing 777, Boeing 737-800, et MD88/90.

Lorsque Delta fusionnera avec Northwest, elle deviendra la plus grande compagnie du monde. Le rêve americain est à ma portée--je peux déjà le goûter--et je compte les jours jusqu'au 18. Par contre, une fusion entre deux compagnies n'est jamais bonne pour les nouvelles embauches. Ce sont généralement les premières à perdre leur boulot lorsque la fusion est finalisée et la synergie créée.

Quant au médecin de la banlieue de Chicago, j'ai décidé de garder son numéro de téléphone. Quelque chose me dit que j'en aurai encore besoin.

Commentaire :

Pilote français aux Etats-Unis—30 ans plutôt

A la suite de cet écrit, j'ai reçu un email d'un ancien pilote de ligne français aux Etats-Unis. Michel était Commandant de Bord à Eastern Airlines. Maintenant à la retraite, il vit à Atlanta. Il m'écrit la chose suivante :

Et oui chers lecteurs du Blog de Danny : Ne doutez jamais de ce qu'il nous raconte au sujet de l'Amérique et les services sociaux, c'est exacte, et peut être même pire… Ce pays si avancé, si grand, si puissant, et soit disant si riche et généreux, n'est plus ce qu'il était (peut être ?) à une certaine époque… Nous pouvons dépenser 20.000 dollars par minute pour aller faire tuer nos pauvres trouffions ou les faire mutiler pour la vie, et massacrer ou causer d'être massacré des centaines de milliers d'innocents civils, alors qu'ici, quoi qu'en dise la propagande, il y a beaucoup de misère avec des gens qui crèvent de faim et qui ont un choix à faire : manger ou bien se faire soigner… Pour Danny, son courage et sa ténacité lui permettront toujours de survivre quoi que soit son destin avec Delta Airlines, mais les dernières lignes de son histoire en dit long au sujet de ce docteur à Chicago… Bien amicalement à tous... —Michel

The Best of the Best

23 février 2008 à 5h24

The large man with rimmed glasses is standing before me and is awaiting my answer. It's my first day of pilot training at Delta Air Lines and there are thirty of us sitting here, thirty hand-picked from thousands of applicants.

The class is a sea of navy blue suits, red ties, short hair and square jaws--we all look alike. A huge US flag hangs from the wall alongside posters of Delta commercial jets. We all share the same passion for flying. We are young and hungry.

By a show of hands we notice that 80% of us come from the military, flying fighter jets, stealth bombers, or heavy cargo aircraft. I'm not one of them. I'm just an immigrant who left his family, friends, and the only life he knew for a shot at the American Dream. And with some hard work and a lot of luck, I am sitting here among the best of the best -- and feeling inadequate.

What Delta sees in me, I'm still trying to find out. The hardest part of the interview was to believe in myself--to believe that I was as good as those American born, military bred applicants. The day before the interview I told Gina that start-up airlines like MAXjet were maybe as far as I'd ever go in my career--and for an immigrant, that's not so bad. Maybe our kids would have better opportunities. Tommy could be a quarterback in high school, join the Naval Academy, and fly F-18 before pursuing an airline career with the majors.

Gina sensed my doubts. After listening carefully she said something I'll never forget: "You're Danny Fucking [Last Name]. You can do anything." At that moment I realized what I liked most about her: When I looked into her eyes and she looked back at me, she had this way of making me feel strong and weak at the same time. Two months later I'm sitting in Delta pilot school and I feel like a Prometheus who has stolen Fire from the Gods.

Delta is every pilot's first choice. Pilots here are paid better and treated better than at any other major airline. Delta flies to more countries than any airline in the world and its large fleet and route structure are envied by many managers. Delta counts Salt Lake City as one of its crew bases and this is a big draw for me.

Salt Lake City is considered a senior base and a tough one to get into when you are a new-hire pilot. There are three slots available for a class of thirty and all three are associated with the MD-90, one of the smallest and oldest jet types in the fleet.

If you are willing to be based in New York, however, you can have your pick of aircraft. While it takes 12 to 15 years for a new pilot to fly international at other airlines, Delta has no less than 11 slots open for us.

Choosing to fly the Boeing 767 Luxury Liner out of John F. Kennedy Airport is extremely tempting. The pilots' schedules on that aircraft is filled with layovers in France, Germany, Spain, Italy, and even Africa since Delta is the only US carrier to fly there. There are rumors that the hotel in Paris is near the Eiffel Tower. I could even zip over to my folks with the new, high-speed 'bullet train.' More importantly, I could fly in the French airspace, the very same airspace my country prohibited me to fly in.

And I could thumb my nose at a government that tried to shatter my dreams.

For a pilot flying the B-767 for a major airline means the pinnacle of a career. For me it means going further than anyone I know back home, anyone who once told me to stay in France because I wasn't good enough for America's fast paced and competitive way of life. Maybe like many an immigrant, I catch myself seeking approval from those I've left behind, wanting to show that I've been right all along--and good enough.

The aircraft and base request is done in seniority order. I am number 17 on the list. My plan has been to grab Salt Lake City but that chip on my shoulder is pushing me to claim the Luxury Liner and fly to France. I think about Gina who told me I should fly the 767 if I felt that's what I needed to do. Salt Lake and the MD-90 could always wait.

Or could it? There is no telling when I'll have another opportunity to be based in Utah. My company is merging with Northwest Airlines and thousands of pilots are about to join our ranks. So I am torn between France and Salt Lake--my past and my future. I am torn between reaching a potential untouched by all those non-sayers and just letting go.

The man with rimmed glasses waits patiently for my answer. Salt Lake City, I say loud enough for everyone to hear. And just like that, the last 'SLC' slot is mine. There will be no prestigious wide-body aircraft to fly across the ocean on, no dinner by the Eiffel Tower, and no thumbing my nose at La Republique Francaise. But I've finally let go. I've moved on from trying to prove something and set myself free from an unhealthy complex.

France has wasted enough of my time, I decide. I don't want the chip on my shoulder to impact my future. I don't want to delay moving my family to Salt Lake City to chase a ghost or seek for an approval that might never come.

And honestly, I didn't need approval anymore: I'm sitting in a class full of fighter pilots for less than a day and I'm already feeling their egos rubbing off on me. Could it be? Me? Among the best of the best?

Fly the Mad Dog

10 mars 2008 à 1h34

J'ai downloadé le simulateur de vol "Mad Dog 2006" pour m'aider à la qualif de type. Les textures de l'avion marchent bien. En fait, tout marche bien à part l'intérieur--le cockpit. Il n'y a aucun "panel" et j'ai l'impression d'être assis sur un tapis volant invisible.

J'ai FSX avec Acceleration Pack. J'ai appris que l'Acceleration Pack n'utilisent que des cockpits qui sont "Virtual Cockpits" ou "3D Cockpits." J'ai appris également que Mad Dog 2006 n'offrait qu'un cockpit 2D, et que c'est peut être pour ça que ça ne marche pas. J'ai donc ressorti les manuels d'exploitations et j'ai bossé.

Puis je suis allé sur eBay, et j'ai acheté une simulation de sous-marin. L'âme de mon grand-père continue à me hanter.

Distance Learning

19 mars 2008 à 5h14

J'avais deux semaines de congé, et je repars Jeudi pour Atlanta. Ce congé n'est pas vraiment un congé puisque je devais passer ces deux semaines à apprendre les systèmes du MD88--à l'aide du CD et des manuels fournis par la compagnie. On appelle ça 'Computer Based Training' ou 'Distance Learning.'

Vendredi, en cours, on parlera du FMS, puis je serai off pour Pâques. On s'immergera tout de suite dans les procédures dès Lundi. J'ai décidé de rester à Atlanta ce week-end pour réviser pour le test théorique.

Comme je serai basé à Salt Lake City, j'ai profité de ces deux dernières semaines pour préparer ma maison à la vente--ici, à Chicago.

Gina, elle, est très heureuse. Elle se réjouit du déménagement, et je ne l'ai jamais vu aussi motivée à nettoyer la maison ! Elle adore la beauté des Rockies, et elle se rapprochera de sa famille, qui vit en Arizona. Quant à moi, ces deux semaines ont été chargées : Bosser la QT, peindre les murs, faire des réparations, et passer du temps avec mes enfants avant une absence prolongée.

Ce matin Delta a annoncé qu'elle veut supprimer 2.000 emplois, soit plus de 3% de ses effectifs--en réponse à la flambée des coûts du carburant. Le réseau domestique va être réduit de 5%, selon une lettre de notre patron aux employés. Des avions vont être garés et les embauches stoppées. La compagnie proposerait même des départs volontaires à 30.000 de ses 55.000 employés. United Airlines, elle, a annoncé une suppression de 20 avions d'ici la fin de l'année.

Au meilleur des cas, si je ne reçois pas ma 'furlough notice,' je serai un pilote 'junior' en réserve pendant très longtemps--à retenir mon souffle à chaque augmentation du prix du pétrole. Au pire... Je n'y pense pas. Je n'ai pas le temps d'y penser. Lorsque je suis arrivé aux Etats-Unis, je n'ai jamais cru qu'un jour je bosserai une qualif de type pendant que mon patron annoncerait des licenciements. Je dois rester optimiste, motivé, et concentré--focused, comme on dit ici.

Je n'ai pas annoncé la nouvelle à ma famille, et je ne compte pas le faire. Je continue à sourire pendant que j'enterre cette angoisse. Mon corps commence à s'immuniser, à se bétonner au fil des années. Et en voyant Gina aussi heureuse, ça vaut bien le coup.

Procédures

2 avril 2008 à 16h23

Il est 8h du matin lorsque je me réveille ici à Atlanta. J'ai eu ma session de FTD hier soir de 18h à 23h30. Le FTD est le flight training device, un cockpit fixe, qui permet aux pilotes de s'entraîner aux procédures avant d'attaquer le simulateur sur verrin où l'heure d'opération est de plusieurs centaines de dollars.

On commence par un briefing d'une heure et demie, et je prends la connaissance de mon nouvel instructeur--Gordon. Gordon est un ancien Commandant de Bord d'Eastern et était instructeur à McDonnell-Douglas à Long Beach avant de rejoindre les rangs de Delta. Mon binôme, Randy, est un copi 767 à Delta qui a décidé de passer CdB MD-88 au lieu de rester "First Officer" sur Boeing. Il était pilote de chasse sur F16 avant d'être embauché dans la ligne.

Pour cette session, on parlera des approches Categories 3, où le 'DH,' hauteur de décision, est à 50 pieds. A Delta, le Commandant de Bord est considéré le pilote en fonction lors de ces approches, même si l'avion se posera en Autoland. Le rôle du Copilote est en fait aussi important puisqu'il doit scanner les systèmes, les instruments, et le pilote automatique. Il appelle la remise des gaz s'il y a problème ou si les indications sur le FMA ne sont pas correctes.

On "monitor" le pilote automatique à travers le FMA--le Flight Mode Annunciator--qui est un panel électronique où on reçoit les informations concernant les modes Thrust, Arm, Roll, et Pitch du PA. S'il y a une indication "AUTO F/D" au lieu de "AUTO G/A" entre 1500 et 1000 pieds, par exemple, on peut continuer l'approche, mais lors de la remise des gaz, le PA sera déconnecté et la "missed approach" se fera en manuel. Je dois également voir "ALN" pour l'alignement à pas moins de 100 pieds, puis un "RTRD" et "FLAR," et enfin un "ROLL OUT" au posé. Après le posé, on continue à suivre le localizer aux palonniers puisque les approches Cat. 3 sont faites lors des visibilités réduites. Le CdB regarde dehors, le copi à l'intérieur. Dans d'autres compagnies, c'est l'inverse.

On n'est pas jugé au pilotage dans les FTD--lors des approches Catégories 2 et 3, il n'y en a aucun--mais plutôt aux "Call outs" et aux "Flows." Les Flows sont toutes les tâches à accomplir avant leur vérification aux checklists. On doit connaitre par coeur, non seulement le sens, mais aussi la séquence dans laquelle on doit bouger les interrupteurs, à n'importe quelle phase de vol. Si je dois armer les spoilers puis les auto-brakes avant le décollage, par exemple, c'est dans cet ordre là que je dois le faire et pas l'inverse, même si l'inverse ne casserait pas l'avion. On vérifie les tâches à la fin de l'execution des flows avec nos checklists.

Avant de faire du FTD, j'ai dû passer mon test théorique de l'avion. Apprendre les automatismes d'un avion à travers un bouquin est aussi passionant qu'apprendre le système opératoire Windows sans aucune pratique. Il y a beaucoup de mémorisation à faire puisque la philosophie de vol et les indications sont différentes de mes avions précédants : le Jetstream qui est anglais, le CRJ (canadien), et enfin l'Airbus et Boeing. Le FMS, lui, et le même que celui du 767. J'ai donc un avantage considérable à ce niveau.

Vendredi, j'aurai un examen dans le FTD qui s'appelle 'Procedure Validation.' Puis, changement d'instructeur pour les séances simu dès Lundi.

OE

27 avril 2008 à 18h51

First day of my OE--operating experience. I don't want to show up late for my first day and both Chicago and Atlanta have forecast of rain; even thunderstorms in Atlanta. So I catch the 11:40 AM flight from Chicago which is full. I earn a few gray hair between the boarding area and the airplane. I miraculously manage to grab the last seat, which I didn't know I had until literally 3 minutes before pushback. That was after leaving home at 9 AM and an hour drive from Oswego to OHare and parking at a hotel pretending to be a guest so I can jump on their shuttle to the airport (new hotel, since the other one now refuses to give me rides).

So I sit in the uncomfortable jumpseat of a regional jet all the way to Atlanta trying to relax. Once in the crew lounge in Atlanta I have to catch up on a zillion memos. Standard practice when you're a new hire. You spend two months learning the rules but now you need to learn all the changes / amendments / addendums to those rules. The computer keeps track of the memos you read. I was "delinquent" for this rotation.

The bad weather is moving to Boston--my destination tonight. I'm nervous though I've done those "OE flights" at previous airlines before. They're never easy. The learning curve is steep despite weeks spent in the simulator. The real world... is so real.

I grab a coke and a bacon cheese burger because the stress of getting to work is not bad enough for my body. I can't find the OE Checkairman yet and we're past report time. I call him. He's running late, he says. Waiting for the crew bus to pick him up at the parking lot.

Now our departure is delayed an hour and a half because of bad weather and volume of traffic. 8:30 PM pushback. Won't be at the hotel until 11 PM if we're lucky. It's a dark night. I check the flight plan one more time and go over some of the items that are "deferred" or not working on that airplane--like the overwing heater device. I was told in training that those overwing heaters never break. My ground instructor had only seen it happen twice in 15 years. Well, it's broken on my first flight.

I also notice the aircraft tail number: 911.

La foi

6 juin 2008 à 20h56

J'ai enfin un peu de temps pour écrire. Je suis assis en classe affaire dans un 757, direction Atlanta. Mon CdB et moi faisons une mise en place. Une fois à Atlanta, on fera la ligne Atlanta-Chicago sur un MD88. Des orages sont prévus à Chicago. L'Eté arrive. Les retards aussi.

J'ai commencé ma rotation Mercredi, le jour de mon anniversaire, avec un aller-retour sur Denver, depuis ma nouvelle base de Salt Lake City. Salt Lake City, ville mormonne, a toutes ses rues numérotées par rapport au Temple. Tu vois souvent des jeunes missionnaires dans les couloirs de l'aéroport. Ils ont 19 ans, et ils sont envoyés aux 4 coins du monde, où ils ne verront plus leur famille pendant deux ans.

Mon Commandant de Bord arme son HK semi-automatique quand la porte du cockpit est fermée. On égrène les checklists. Ici, on croit au Livre de Mormon et au pistolet. Bienvenue dans l'Ouest américain.

Je suis le pilote en fonction pour cet aller-retour sur Denver. Je commence à bien manier le MD90, version rallongée du 88, un avion qui aime voler vite. Le train peut être sorti à 300 kts, les slats à 280 kts. Le MD90 est un long tube avec des petites ailes. Speed is Life. La gestion du vol est intéressante lorsque tu sillonnes l'Ouest américain à grande vitesse.

Denver, à 5000 pieds d'altitude, est un grand hub pour United. Les nouvelles annoncées ce matin ont tapé dur. United a décidé de garer définitivement pas moins de 100 avions. Une foule de pilotes sera licenciée.

Je pense encore à l'offre d'emploi que j'ai eue de United, il y a quelques mois, et à quel point je fus tenté de l'accepter. Ca faisait depuis l'âge de 22 ans que je volais pour United Express, et c'est un peu le rêve de tous les "regional pilots" que de travailler pour la maison mère. Vivant à Chicago, j'aurai pu être basé là-bas sans avoir à déraciner ma famille.

Mais j'ai choisi Delta. La première fois que j'ai mis les pieds dans un de ses avions, c'était pour aller à l'entretien d'embauche.

Si j'avais choisi United, j'aurais fait partie des licenciés. Les pilotes qui ont le plus d'ancienneté ont plus de sécurité d'emploi. On débauche dans le sense inverse de la "seniority list," quelque soit l'avion que tu pilotes. Bref, tu peux être embauché et formé sur Airbus et débauché le mois prochain parce que les 737 sont garés. L'ancienneté, c'est la seule protection sociale que tu as--jusqu'à ce que la compagnie fasse faillite.

En finale à Denver, ça ne plaisante pas à la radio. Tu peux presque l'entendre dans la voix des pilotes que quelque chose a changé. Je fais un atterrissage avec volets 28 degrés, et il est bon. C'est plus difficile, mais tu conserves du pétrole, car il y a moins de trainées qu'avec volets 40.

Ca fait plus de quelques mois que les cadres supérieurs à United essaient de vendre la compagnie. Oui, United est à vendre. Après des négociations intenses, Delta a choisi Northwest pour son acquisition, et Continental et US Airways ont tous les deux dit, "No thanks." United continue à perdre des millions.

Et l'hécatombe continue. Champion Air arrête ses opérations. Continental a annoncé, hier, qu'elle allait également licencier à tour de bras. Spirit Airlines va licencier plus de 60% de ses pilotes. DHL va licencier tous ses pilotes et a choisi d'utiliser UPS pour son "Air Freight." Continental, dans son communiqué de presse, a dit que c'était les "worst times for the airline industry since September 11, 2001."

Ces sept dernières années ont été très dures dans la ligne, et dans ma carrière. Attaque du 11 Septembre, guerre dans le Golfe, crainte de l'anthrax, SARS, Ouragan Katrina qui a créé la pire catastrophe naturelle aux US, puis une récession économique, et des prix du pétrole qui ont doublé depuis l'automne dernier. De plus, l'âge de la retraite pour les pilotes a été augmentée de 5 ans, donc moins de pilotes quittent la ligne, moins d'embauches ou promotions pour ceux qui cherchent un emploi.

Je déménagerai le 17 Juin. Je quitterai Chicago et je conduirai moi-même le camion de déménagement que j'ai loué. Gina a le mini van et les 3 enfants. Direction l'Ouest américain, plus de 1300 miles jusqu'à l'enclave mormonne de Salt Lake City.

J'ai réussi à bouger des jours 'off' pour en avoir 5 d'affilés. Je ne pouvais pas utiliser mes vacances, car Delta ne me donne qu'un seul jour de vacances pour cette année. Oui, tu as bien lu--un seul jour de vacances pour 2008. Ma cousine se marie ce week-end, et je ne peux même pas rentrer en France.

Dans ce pays, tu ne peux pas avoir peur de travailler dur. Tu viens d'avoir 34 ans, tu as trois enfants à ta charge et une femme au foyer. Ton rêve t'a fait quitter ton pays et t'a amené dans un secteur qui est en chute libre depuis sept ans. Tu avales ta salive, et tu essayes d'ignorer cette douleur à l'estomac à chaque fois que tu regardes les infos. Tu sais que ces prix du pétrole sont hors de ton contrôle. Alors, tu commences à prier.

Déraciné

24 juin 2008 à 1h01

Mon père a décidé de ne pas rentrer dans l'Ecole des Officiers de l'Armée de Terre à cause de moi. Son père, un Officier de carrière dans la Marine, l'a déraciné pratiquement tous les deux ans pendant son enfance. En changeant de villes et d'écoles trop fréquemment, mon père n'a jamais pu grandir avec les mêmes amis, n'a jamais eu de vrais amis, et il ne voulait pas me donner la même vie.

On est le 17 Juin et il est 14h ici à Chicago lorsque je décide d'appeler le Chef Pilote. Ca faisait deux semaines que je n'étais pas rentré chez moi. Et ça fait depuis le mois de Mai que je fais des mises en places entre ma résidence à Chicago et ma base à Salt Lake. Je pars pour une semaine--quand j'ai un bon planning--puis je rentre pour quelques jours, juste assez de temps pour amener mon uniforme au pressing, aller au resto avec mon épouse, et amener mes enfants à l'école le matin. Puis je refais mes affaires, et je repars en rotation.

A cause de l'instabilité du secteur, beaucoup de pilotes de ligne aux Etats-Unis choisissent de planter des racines dans un Etat, et vont travailler dans un autre. Les compagnies les mutent, ou font faillite, et les pilotes, qui sont aussi des maris et pères de familles, en ont assez de déménager tous les deux ans. Quand j'ai commencé dans l'aviation, un captain m'a dit: "You have to learn to commute or you'll live like a nomad."

Moi, ça fait depuis le jour où ma femme est enceinte que je recherche un semblant de stabilité dans ce pays. Ma compagnie m'a transféré de Washington DC à Chicago, puis a fermé la base de Chicago, et a fait faillite. Avec un coup de bol incroyable je me suis fait embaucher à MAXjet, basé à New York. J'ai décidé de ne pas déménager. Pendant deux ans, je suis resté à Chicago et je prenais l'avion pour commencer mes rotations depuis New York. Je voulais juste des racines pour ma famille, comme mon père l'a fait pour moi. I learned to commute, comme dirait le Captain. Et mes enfants se sont fait des amis.

Les deux dernières compagnies pour lesquelles j'ai travaillées ont fait faillite--deux en deux ans. Bien qu'en formation CdB 767 quelques semaines avant que MAXjet ne ferme ses portes, je savais que si je voulais de la stabilité, je devrais intégrer une major. Et lorsque j'ai eu Delta, et Salt Lake City comme base, j'ai su tout de suite que c'était là où je voulais planter des racines. Mon fils aîné a maintenant 8 ans, ce n'est pas trop tard.

Mon Chef Pilote décroche, et je me présente. Je lui explique que j'étais sur le point de déménager sur Salt Lake. Je lui dis que j'ai pu bouger mes jours off pour en avoir cinq consécutifs. Je crois que j'arriverai à charger le camion entier, le conduire plus de 1300 miles, et le décharger--le tout en cinq jours. Je n'ai demandé aucun jour de congés jusqu'à présent, mais je viens d'apprendre que l'autoroute 80 a fermé dans l'Iowa à cause des innondations. Je demande au Chef Pilote si Delta peut me donner un jour off supplémentaire pour mon déménagement--un seul jour de congé, que je placerai après mes cinq jours d'affilée. Un jour de congé sans être payé.

Le Chef Pilote ne sait pas s'il peut me l'accorder. Il dit qu'il doit passer un coup de fil au Crew Scheduling pour vérifier que le staffing est bon pour ce jour-là. Il essaiera de me rappeler.

Je m'installe au volant du camion de déménagement le Mercredi 18 Juin à 14h30. J'ai accroché ma voiture au camion. Ma femme installe nos trois enfants dans le mini-van. Elle me suivra pendant ces 1300 miles... comme elle m'a suivi ces 12 ans de mariage : sans se plaindre, sans un doute. Le Chef Pilote ne m'a toujours pas rappelé.

On traversera les plaines 'desolated' de l'Iowa, Nebraska, Wyoming, et on arrivera à Salt Lake City le Samedi 21. On dormira dans des motels et on mangera aux McDonalds. Dans le Wyoming, j'ai un message de mon Chef Pilote me demandant comment ca se passait. Je le rappelle dès que j'ai une bonne réception, et je lui dis que je n'aurai pas besoin de jour de congés supplémentaire. Je lui dis que je serai prêt à travailler dès Lundi matin. Il a l'air satisfait. Je le remercie pour l'appel.

Samedi, je passe six heures seul à décharger le camion. Il fait plus de 30 degrés. On est à plus de 4000 pieds d'altitude. Mon visage cuit au soleil. Mes muscles sont en compote.

Avec des licenciements à l'horizon et des prix du pétrole qui sont dans les 130 dollars, je vais sûrement perdre mon emploi dès la fin de l'Eté, lorsque la haute saison est finie. Je me retrouverai à Salt Lake où les opportunités sont moindres qu'à Chicago, et dans une location moins centralisée que le Midwest. Mais il est temps de donner des racines à mes enfants et à ma femme, même si je ne retrouve plus de boulot de pilote, même si je dois raccrocher l'uniforme. Je le ferai pour ma famille comme mon père l'a fait pour la sienne, trente ans plus tôt.

Orages

11 juillet 2008 à 18h27

Il est 19:45 lorsque le MD90 se met en virage à gauche au niveau 310. On est verticale VOR Borger (BGD) au Nord Ouest du Texas. Ca fait plus d'une heure que des orages ont fermé l'aéroport immense de Dallas-Forth Worth, notre destination aujourd'hui. Comme je suis le pilot monitoring pour cette branche, j'annonce notre entrée dans l'hippodrome d'attente à Forth Worth Center : "Delta 1264 is entering the hold at three-one-oh." Le commandant de bord, Brian, un ancien pilote de Tomcat est le pilote en fonction.

Le contrôleur répond par un simple "Delta 1264, roger. " Son silence radio nous oblige à croire qu'il est au téléphone, ou la "land line" comme ils disent ici, à coordonner les nombreux déroutements entre les centres de contrôle. Une vingtaine d'avions sont en attente dans ce secteur, Dallas étant le hub principal de la plus grande compagnie du monde--American Airlines.

Avec des prix records du pétrole, les dispatchers et pilotes de ligne sont sous pression de transporter un minimum d'essence, comme le transport d'essence consomme lui-même de l'essence. Le problème, c'est qu'un déroutement coûte très cher et détruit n'importe quelle économie faite lors de la planification du vol. Il faut donc transporter des réserves lorsque les prévisions météo ne sont pas bonnes, juste assez pour éviter un déroutement, mais pas de trop pour que le vol ne coûte pas trop cher. Entre les vents de face en croisière, les mauvaises météos à la destination, et les retards provoqués par les centres de contrôle débordés, cette gestion de carburant à plutôt l'air d'un jeu de Rubik's Cube.

On est en contact avec notre dispatcher à travers l'ACARS, ce qui est un système de messagerie comme l'email. D'après nos calculs, on peut tourner en rond verticale BDG pendant une heure. Après ca, c'est déroutement obligatoire. Notre terrain de dégagement est Oklahoma City. Notre Bingo Fuel est 8400 livres. "9000, for the kids," dit le Captain sans sourire. Brian a un sens de l'humour assez sec. La plupart de ses phrases contiennent les mots "Damn" ou "Hell," et il parle comme un gars qui a passé trop de temps en mer, sur un porte-avion. Il porte une casquette rouge dans le cockpit et des lunettes de soleil. Je peux l'imaginer avec un cigare au coin de la bouche.

Notre Expect Further Clearance, donnée par Forth Worth Center, est dans deux heures. C'est à dire qu'on ne pourra pas quitter le holding avant l'expiration de notre EFC, à moins qu'on décide de se dérouter. On a réduit notre vitesse à la vitesse minimum pour cette configuration de vol. Cette maneuvre ne sera pas suffisante pour rester ici une deuxième heure. Décision à prendre : Soit se dérouter tout de suite et attendre au sol au lieu de brûler une heure d'essence en vol, si le déroutement s'avère inéluctable. Soit continuer en holding, et avoir l'espoir que notre EFC sera changée par miracle. Mais les terrains de dégagement se remplissent vite...

Le prix du pétrole est un veritable fleau dans le secteur de l'aéronautique. United vient d'annoncer le licenciement de 950 pilotes. Il y en aura 500 à Continental, 300 pilotes à US Airways, American Airlines est maintenant à plus de 1900 pilotes licenciés. Les régionales et les low costs ne sont pas épargnées non plus : Frontier avec 155, ExpressJet avec plus de 400, Comair à 140, Midwest 155, et AirTran 180. De plus, treize compagnies aériennes aux Etats-Unis ont fermé leurs portes depuis l'Automne dernier. Ca fait un sacré nombre de pilotes sur le marché de l'emploi.

Delta et Northwest sont les deux seules majors qui n'ont pas annoncé de licenciements de pilotes, mais je pense que ca ne va pas durer. Ces deux compagnies attendent impatiemment le cachet du Departement de la Justice qui leur permettra de fusionner et de créer la plus grande compagnie au monde. Après le "stamp of approval," sûrement à la fin de cette année, Delta et Northwest pourront faire ce qu'elles veulent pour assurer leur survie économique.

Je me considère chanceux d'avoir encore un job dans la ligne et d'avoir choisi Delta au lieu de United au mois de Fevrier dernier. Mais le problème si tu es un des derniers à être licencié, c'est que tous les autres jobs sont pris par les milliers de pilotes qui ont été licenciés quelques mois avant toi.

Brian, dont l'indicatif pilote dans l'aéronavale fut "Hazard," décide de rester dans l'hippodrome d'attente. On continue à tourner, et je fais un Public Address aux passagers. Sur la fréquence, on entend plusieurs avions d'American Airlines se dérouter, puis un autre de US Airways. Ces déroutements nous permettent de "monter" dans la liste, et avec un peu de chance, on sera un des premiers à partir sur Dallas dès que l'aeroport ré-ouvre. S'il l'ouvre dans l'heure qui suit.

Il nous reste 20 minutes de carbu, et le contrôleur envoie enfin un avion sur Dallas. Ca, c'est la bonne nouvelle. La mauvaise nouvelle c'est qu'à cause des orages, Forth Worth Approach attendra que l'avion se pose avant d'accepter d'autres arrivées. Ca, ca durera au moins 20 minutes, selon notre contrôleur. Alors d'autres avions demandent une clearance pour un déroutement. Ils ne peuvent pas attendre ces 20 minutes supplémentaires. On garde l'espoir.

C'est au niveau 310 que je pense à mon avenir et au prix du pétrole. Peut être que les licenciements dans le secteur aérien sont comme les déroutements dans le secteur de Forth Worth. Les aéroports se remplissent rapidement par ceux qui se déroutent, comme les jobs dans l'aéronautique par ceux qui sont licenciés. Mais si je n'abandonne pas, sans doute ces réductions de vol par les autres compagnies permettront à la mienne de respirer et de continuer a exploiter ses vols sans réductions d'effectifs.

On vient de passer les 9000 livres et on s'approche dangereusement des 8400. On n'arrivera pas à attendre les 20 minutes. Je sors les cartes d'Oklahoma City. Je m'apprête à demander un déroutement au centre de contrôle. Brian me dit, "One more turn in the hold and we're outta here." Je m'apprête à pousser le bouton "Transmit" sur mon Audio Control Panel et à demander une clearance pour Oklahoma City.

Le contrôleur nous annonce, "Delta 1264, you're next to go." J'hurle dans le cockpit, "Whoohoo!!" On va y aller ! Brian arrive à sourire. Le contrôleur nous "relache" du circuit d'attente, "Cleared to Dallas Forth Worth via the Bowie Nine Arrival." On regarde les indications d'essence : 8500. On est a cent livre de notre fuel de déroutement. Et lorsque tu consommes 5000 livres par heure, c'est pas beaucoup. Notre finale, piste 35L, s'est faite avec des éclairs au loin sur notre droite. L'orage vient juste de passer.

Donc on a réussi à se poser à Dallas sans se dérouter. Mais on a réussi seulement parce que les autres avions se sont déroutés avant nous. Et moi, je continue à me battre dans ce pays, avec comme seul espoir que les autres pilotes abandonneront leur rêve et leur profession avant moi. Je continue alors à tourner. Et à tourner.

Slalom

1 août 2008 à 21h04

Je passerai la nuit dans le Wilshire Grand au centre ville de Los Angeles ce soir, puis retour chez moi à Salt Lake demain. J'adore l'Ouest américain. Ici, on dit : "East is least. West is best."

Voici une image de FlightAware.com. C'est notre vol d'Atlanta à Sarasota en Floride, il y a juste deux jours. Vol Delta 703 sur MD88.

Sarasota se trouve sur la Côte Ouest de la Floride (la Floride ressemble à une chaussette). Comme tu le vois, notre vol n'a pas l'air d'une ligne droite. Il y avait un mur d'orages entre nous et notre destination, avec, selon le contrôleur, 'extreme precipitation'.

Cette ligne d'orages avait quelques ouvertures, ce qui a permis aux avions précédents de slalomer entre les cunimbs. Lorsqu'on s'est pointé, les trous étaient bouchés, et on a eu droit à un mur solide. On a un radar météo à bord, ce qui confirmait ce qu'on voyait dehors. Les contrôleurs nous interdisaient d'aller plus haut, à cause des départs de Miami.

On a donc dû se devier pour contourner les orages et trouver un passage "safe." Mes yeux balayaient les cunimbs devant moi et les indications des réservoirs d'essence.

Notre déviation nous a amenés jusqu'à l'autre côte de la Floride--la côte Est--puis on a fait un virage à droite, verticale Orlando d'abord, et enfin Sarasota. Descente sur 12000 pieds. Slalom jusqu'à notre finale piste 32. J'étais content de me poser. Le Sud-Est américain et ses orages l'Eté nous rendent des fois des vols très difficiles.

J'écris ces mots depuis la salle d'équipage, ici à l'aéroport de Salt Lake. Je m'apprête à partir en vol sur Los Angeles. Prévisions météos pour ce soir : Ciel clair.

West is best.

Réveil

8 août 2008 à 4h40

Mon téléphone portable sonne à 5:45 ce matin. Un pilote s'est porté malade, et le planning me demande de partir sur Pittsburgh. "Report time 9:01," dit la voix au bout du fil. Je répète l'heure pour confirmer. Les conversations téléphoniques entre le planning et les pilotes sont toutes enregistrées. Pittsburgh, en Pennsylvanie, est à 3H30 de vol depuis Salt Lake. Lorsque tu ajoutes le roulage au départ et à l'arrivée, ca fait 4 heures totales de jetway à jetway.

Le scheduleur m'informe que c'est un "day trip," ça veut dire que je reviendrai le même jour--je ferai un "deadhead" pour le vol retour. Un deadhead, c'est lorsque tu voyages en passager. Donc 8 heures de "flight pay" pour 4 heures de travail. Je mettrai un bon bouquin dans ma sacoche.

Je me lève, je prends une douche, et je prépare mes affaires. Bien que ce soit un day trip, ma rotation peut être modifiée à tout moment, et ce "day trip" peut devenir un "two-day trip" avec escale à Pittsburgh, ou n'importe où aux Etats-Unis. Tee-shirt de rechange, jeans, baskets dans le sac, crême à raser. J'enfile l'uniforme--ma chemise était encore dans le plastic du pressing.

Quelques heures plus tard, je rencontre le commandant de bord dans le jetway de la porte D7. Je lui serre la main. Brad vient de se positionner de Dallas, et il a 19 ans d'ancienneté dans la compagnie. Pendant la prévol dans le cockpit, on parle de nos familles, puis la conversation passe directement à notre syndicat et l'intégration des pilotes de Northwest.

C'est une belle journée aujourd'hui, et j'enfile mes lunettes de soleil. J'ajuste la luminosité des EFIS devant moi. J'egrène la checklist. Je sais qu'on décolle vers le Sud--je l'avais remarqué depuis l'autoroute 80 ce matin. L'ATIS Bravo le confirme. J'écris "B" et je l'encercle sur le bout de papier devant moi juste en-dessous de "1168." Dès que je contacte le sol pour le roulage, je leur dirai que Delta 1168 a Bravo.

Un coup d'oeil sur le plan de vol m'indique qu'on passera verticale Sioux City, Chicago, et Cleveland. Des vents de rafale sont prévus à Pittsburgh. Notre conversation est interrompue par la chef de cabine qui se plaint qu'il n'y a toujours pas de pression d'eau pour faire du café. On lui demande de patienter, car les agents en bas sont sûrement en train de faire la vidange.

On devra se poser avec 10.800 livres d'essence à Pittsburgh selon le plan de vol. Certains commandants de bord sont meilleurs que d'autres à la gestion de pétrole. Démarrer l'APU au dernier moment, rouler sur un seul moteur, demander des raccourcis au centre de contrôle, et même retarder l'extension des volets en finale peuvent faire la différence entre une bonne gestion et une mauvaise. Certains Captains veulent aller vite, d'autres se tiennent au "Cost Index" pré-programmé dans le FMS.

Quoiqu'il en soit, une grosse consommation coûte chère à la compagnie, et des coûts élevés se traduisent en perte d'emploi. Je ne veux pas perdre le mien, car en cette belle journée, je trouve effectivement que j'ai le plus beau boulot du monde.

Même quand il me réveille à 5:45 du matin.

Commentaire :

Pilote français aux Etats-Unis—30 ans plutôt

A la suite de cet écrit, j'ai reçu un email d'un ancien pilote de ligne français aux Etats-Unis. Michel était Commandant de Bord à Eastern Airlines. Maintenant à la retraite, il vit à Atlanta. Il m'écrit la chose suivante :

Cher Danny— Comme tu le sais la conservation du carburant était mon « job » secondaire à Eastern Airlines en plus de faire la ligne, donc pas besoin de te dire que tes derniers ajouts sur ton blog me touchent particulièrement… Pour moi et tous mes confrères pilotes des ligne, l'économie du carburant était devenu notre « mission » dès 1973 lors de la grande crise du pétrole, mais tout en respectant avant tout et dans cet ordre : 1) La sécurité 2) Les horaires autant que possible 3) Le comfort des passagers Et bien sur, sans négliger toutes les autres économies en considérant non seulement l'économie du carburant, mais aussi les réductions de toutes les autres dépenses autres que le carburant. C'était à cette époque que l'on parlait déjà de « Cost Index » en comparant le cout des heures de vol autre que le cout du carburant, et le cout du carburant. Notre « Cost Index » à l'Eastern était toujours aux environ de 2.000… autrement dit, le cout d'une heure de vol autre que le carburant avait la même valeur que 2.000 livres de carburant. Finalement, la disponibilité du carburant était devenue telle que nous avions adopté un Cost Index = zéro, donc en faisant nos vols avec l'économie maximum du carburant, car il était nécessaire de se rappeler de cette phrase… "FUEL IS THE LIFE BLOOD OF THE AIRLINE INDUSTRY." Non seulement l‘économie du carburant était nécessaire pour la survie des compagnies aériennes, mais pour assurer de même nos carrières de pilotes. Je dois avouer que certaines compagnies exigeaient que les commandants de bord réduisent les réserves de carburant au minimum absolu causant beaucoup de deroutements, des situations de cas d'urgences à cause de bas niveau de carburant, des atterrissages sans volets pour réduire la trainée et conserver le carburant, des atterrissages en panique sur les taxiways, et même le crash d'un DC-8 d'une fameuse compagnie quand l'équipage s'était retrouvé « en caleçons » avec tous les réservoirs à sec (tu as fait le bon choix de compagnie, Danny). Quoi qu'il en soit, les commandants de bord doivent se rappeler que ce sont eux qui doivent assurer la sécurité de leurs vols, quoi qu'en pense ceux qui sont tranquillement assis en toute sécurité à leur bureaux, et qui se permettent de dicter aux équipages les réserves de carburant… Mieux vaut se retrouver devant le chef pilote pour expliquer la décision d'augmenter les réserves de carburant pour éviter un deroutement, et le pire pour éviter de se retrouver dans « les pâquerettes » avec les réservoirs à sec… Finalement, il y a deux autres règles du jeu à observer : 1) Le Commandant de bord à toujours raison. 2) Si vous avez des doutes, voir la première règle. —Michel

Pilote Examinateur

20 septembre 2008 à 16h51

J'imprime ma rotation depuis un des nombreux ordinateurs de la crew lounge de l'aéroport de Salt Lake City. Il est 10h du matin, il fait beau, le ciel est clair. On fera un aller-retour rapide sur Las Vegas--un vol de 55 minutes en MD90. Je volerai avec LCP Powell. Il y a trois titres différents attribués aux noms par notre système informatique "ecrew." FO pour First Officer, CAPT pour Captain, et LCP pour Line Check Pilot--ou pilote examinateur.

Ca fait 6 mois que j'ai passé ma qualif de type, et aujourd'hui il est temps de montrer que je sais encore piloter un MD90. En fait le pilotage, c'est la partie facile. J'ai plus de 7000h de vol et 6 qualifs de type. La partie difficile, c'est de piloter à la maniere de ta compagnie, avec ses longues checklists, ses procédures pointues, et ses tolérances minimales.

Comme c'est ma première année à Delta, je suis encore en "probation." C'est-à-dire que la compagnie a le droit de me virer pour n'importe quoi, et les Americains te virent vraiment pour n'importe quoi. Ayant été moi-même un Line Check Pilot pour une autre compagnie, je sais que M. Powell me jugera sur tous les aspects de mon professionalisme--même la tenue de l'uniforme. Mes cheveux sont courts, mes bottes cirées, et ma chemise pressée. Je ne me fais pas de souci. Dans ce pays ultra-concurrentiel, j'ai appris rapidement que tu es jugé sur ton allure physique--même des fois de trop.

J'approche un des murs de la salle d'équipage et j'observe l'assemblage des photos. Le cadre avec les portraits des pilotes examinateurs se trouvent entre la porte du bureau du Chef Pilote et la cafetière. La flotte MD88/90 a trois examinateurs ici à Salt Lake. J'identifie Powell au sourire figé. Mes 10 ans dans la ligne m'ont appris de ne me méfier des examinateurs et des inspecteurs FAA aux sourires sympas.

Je reconnais LCP Powell assis devant un ordinateur. Je m'excuse et je me présente. Ma poignée de main est ferme. Je le regarde droit dans les yeux, et j'essaie de sourire. Le reste de mon corps est tendu. Dans le milieu impitoyable du business américain, on dit qu'il n'y a pas de seconde chance pour faire une première impression.

"Let's talk," il me dit et on s'assoit tous les deux dans une des briefing rooms--on est face à face, à 3 mètres d'écart. Il revoit mes licences de pilotes, mon certificat médical de 1ère classe. Il me pose des questions sur l'Airbus 320, l'une de mes qualifs de type affichée sur mon "Airline Transport Pilot Certificate."

La base de Salt Lake va avoir des Airbus, selon la dernière rumeur dans les postes. Les Airbus vont venir après la fusion officielle Delta - Northwest, car cette dernière à déjà ce type d'avion. Le MD90, avec ses deux moteurs à réaction Aero V2500, est une très bonne machine pour Salt Lake City, un aéroport d'une altitude de pas moins de 4200 pieds--le lieu des Jeux Olympiques d'Hiver 2002. Par contre, ses jambes sont trop courtes pour atteindre la Côte Est.

Le plan, donc, c'est de positionner les MD90 au centre du pays, sans doute à Minneapolis ou Detroit--deux hubs de la compagnie Northwest. Les Airbus de Northwest, eux, seront ramenés à Salt Lake et pourront faire des vols directs sur New York, Boston et Washington.

Le souci principal dans les postes de pilotages est le déplacement potentiel des pilotes. Est-ce que les pilotes à Salt Lake seront formés sur Airbus ou est-ce que les pilotes Northwest, déjà qualifiés sur cette bécanne, seront mutés ici? Est-ce que je vais devoir déménager et vivre à Détroit?

J'écoute l'examinateur attentivement. J'essaie de lire son visage. Il a l'air d'une cinquantaine d'années et me confie qu'il se voit prendre sa retraite sur Airbus--un avion bien plus comfortable que notre "Mad Dog." J'acquiesce en opinant doucement du chef.

La fusion Delta-Northwest va créer une liste de 12.000 pilotes, la plus grande compagnie au monde. Les desiratas d'appareils et de bases seront sûrement attribués à l'ancienneté, il me dit, un sourire aux lèvres. Avec seulement 7 mois de service dans la compagnie, j'ai du mal à garder le mien.

Mais il y a un autre truc qui me fait sourire: Lundi, 22 Septembre, je partirai sur Paris. Il y a un vol direct depuis Salt Lake, et j'ai réussi à déplacer mes jours de congés pour en avoir 10 d'affilés. En tant qu'employé Delta, ma famille peut voyager gratuitement sur son réseau. On reçoit même des GP sur celui d'Air France, grâce aux accords. C'est la basse saison, et il y a plus de 40 sièges de libre sur ce vol.

Je suis arrivé aux Etats-Unis avec le rêve de devenir pilote de ligne. Je repars en France aux frais de la compagnie pour laquelle je travaille--le réseau Delta et Air France à ma disponibilité. C'est bien plus que ce que j'espérais d'atteindre.

Mais pour ça, il faut bien sûr que je garde mon emploi à Delta. Et ce vol sur Las Vegas peut faire toute la différence.

Phoenix

24 octobre 2008 à 17h45

"Your power, your brakes," me lance le Commandant de Bord tout en alignant le jet sur la piste 8 de Phoenix Sky Harbor International. Je souris à chaque fois que je pense au nom "Sky Harbor," le port du ciel. Mon grand-père, qui était dans la marine française, allait lui aussi de port en port. Il était dans un sous-marin. Je suis dans un MD-90--un biréacteur à 150 places. Pépé et moi, on a des choses en commun.

Il est 6:20 du matin, et je mets la main sur les commandes de l'avion. Le soleil se lève à peine et se cache timidement derrière les montagnes dans l'Est du désert de l'Arizona. Celles-ci ont des silhouettes impressionnantes dans ce fond de ciel enflammé--une véritable carte postale.

"Delta 892, cleared for takeoff, runway eight," la radio crépite. Aux Etats-Unis, on ne dit pas "zero-eight" mais juste "eight." Au Canada et en Europe, on ajoute un zéro lorsque les pistes n'ont qu'un seul chiffre.

J'ajuste une dernière fois mon télex sur mes oreilles. Mes bottes santiags appuient sur le haut des palonniers, ce qui relâche le frein de parke. J'avance les manettes de poussée, et j'affiche 1.2 EPR. Les manettes sont à la verticale. Le Commandant de Bord, qui est le PNF ou "Pilot Not Flying" sur cette branche, remet la checklist de coté en la coinçant sur la verrière gauche. Il annonce, "Exterior lights set. Before Takeoff checklist complete."

J'attends que les réacteurs se stabilisent et je commande "Autothrottles." Le Commandant de Bord appuie sur le AUTO THROT switch sur le panneau devant nous. Puis, je suis les manettes doucement à la main et je verifie que l'EPR calculé pour ce decollage est affiché sur les instruments.

J'enlève ma main, "Your throttles," j'annonce. Le Commandant de Bord prendra la decision d'interrompre le décollage. Il gardera sa main sur les manettes jusqu'à ce qu'on atteigne V1 (134 noeuds pour notre vol ce matin) et pas plus loin. Un "takeoff abort" entre V1 et VR, et c'est la sortie de piste garantie. Il enlevera sa main après V1, afin de ne pas être tenté d'interrompre le décollage. Car lorsqu'une porte s'ouvre ou il y a panne moteur, ta première réaction est de ne pas partir en vol.

On vient de passer les 80 noeuds et je relâche doucement la colonne devant moi. Le Captain vérifie les instruments et je garde la tête "dehors". Les marques blanches peintes sur la piste s'accélèrent sous le nez de l'avion. Les lumières de la piste défilent, et l'avion défonce l'aube au décollage. On passe les 134 noeuds, le Captain retire sa main des manettes, Alea Jacta Est.

A 144 noeuds, j'entends "Vee R." Je tire le manche doucement vers moi, à peu près 3 degrés par seconde. J'affiche 8 degrés sur l'horizon artificiel, pas plus ou la queue de l'avion peut impacter la piste et faire un 'tail strike'. Le jet s'envole gracieusement, je continue donc la rotation en tirant plus mais en limitant mon assiette à 20 degrés. Je dois garder une vitesse minimum de V2 plus 10 noeuds. Mes yeux scannent les instruments, et mes poignées répondent machinalement et en douceur. Le train est rentré, et à 400 pieds, je me mets en virage sur le cap donné dans la clearance. Je tourne le manche, et les ailerons répondent instantanément, accompagnés des spoilerons sur l'aile opposée.

Comme j'anticipe un virage supplémentaire à un taux de plus de plus de 15 degrés, et en dessous de la vitesse minimale configuration "clean," je garde les slats sortis pour ne pas décrocher l'avion. La vitesse minimale avec volets et slats rentrés a été calculée à 242 noeuds pour notre poids ce matin. Une fois le virage accomplis ou la vitesse de 242 noeuds dépassée, je commanderai un "slats retract". Et le Commandant de Bord égrènera la checklist après décollage.

On s'était posé à Phoenix la veille. On arrivait de Salt Lake City en plein après-midi. Survol au Nord de l'aéroport municipal, on était à 7000 pieds et je voyais les deux pistes parallèles et les nombreux hangars qui délimitent DVT ou Deer Valley Airport. "That's where I went to flight school," j'ai lancé à mon Captain. Mon école de pilotage se trouvait là, sur ce terrain, et maintenant, je la survolais. Je survolais la ville de Phoenix pour la première fois aux commandes d'un airliner. C'est à DVT sous une chaleur de plomb, que j'ai fait mes licences CPL-IFR. J'étais un jeune français de 20 ans qui se trouvait pour la première fois dans une ville immense, entourée de palmiers et d'un désert infini.

Maintenant j'y revenais, en descente à 250 noeuds. Je reconnaissais chaque montagne, comme Camelback et Squaw Peak, et je me souvenais même des fréquences VOR, comme DRK 114.1, PXR 115.6. La dernière fois que j'ai fait Salt Lake City-Phoenix c'était en Cessna 172, et ça m'avait mis 5h30 de vol. C'était à l'époque où l'essence n'était pas chère et j'avais besoin d'heures de vol. L'Ouest américain n'avait aucune limite pour moi, jeune français.

Bien sûr, si tu m'avais dit que je reviendrais dans le poste d'un bi-réacteur, je ne t'aurai pas crû.

"Slats retract," je lance au Commandant de Bord. On part vers le Nord, on passe les 4000 pieds à 250 noeuds. Une fois qu'on passe les 10.000 pieds, je baisserai le nez de l'avion en poussant doucement sur le manche, et je commencerai mon accélération vers 320 noeuds.

Je pense à mon grand-père, et je me demande si piloter un sous-marin demande autant de finesse et d'anticipation qu'un avion à réaction. Mon grand-père était le timonier, et je sais que la vue depuis son bureau n'était pas aussi belle que la mienne.

Le contrôleur nous appelle, "Delta 892, you cleared direct Grand Canyon." Le Commandant de Bord tape les lettres GCN sur le FMS. Je mets le MD-90 en virage.

Ah, Pépé, si tu pouvais voir ça.

Business as usual

20 décembre 2008 à 21h38

Il est 19:30 lorsque je mets le MD90 en descente, pointant son nez vers la mégalopole illuminée de Philadelphie. Je viens de briefer l'arrivée 27R. On a deux heures de retard car l'aéroport avait fermé ce matin pour cause de tempêtes de neige.

C'est bientôt Noël, et comme chaque année, nous, pilotes de ligne américains, nous battons contre des plannings impossibles, des espaces aériens saturés, et des météos extrêmes. Le professionnalisme des pilotes ici n'arrête pas de m'épater. Des millions de passagers embarqueront nos avions, plaçant une confiance entière dans nos compétences et les prendront même pour acquises. C'est la routine. Business as usual.

Le commandant de bord finit la Descent Checklist. On a placé le bug orange de notre altimètre sur notre hauteur de décision. Pareil pour le badin: chaque bug blanc placé sur notre indicateur de vitesse me permettra de connaître la vitesse minimum de manœuvre avec des configurations différentes de volets. "Manœuvre" veut dire un virage avec une inclinaison d'aile de plus de 10 degrés.

Le front est passé et ça s'éclaircit sur la Côte Est. Notre STAR, ou Standard Terminal Arrival Route, donnée dans notre clearance s'appelle le Dupont Four Arrival. On a dû croiser le point "Jaybo" à 15000 pieds et intercepter le radial 046 du VOR de Patuxtent. Patuxtent est la célèbre base aérienne qui héberge la US Naval Test Pilot School. A "Canny" on a fait un virage à gauche, trackant le radial 015 du VOR de Dupont. On a croisé "Terri" à 250 noeuds et à 10.000 pieds d'altitude, avec la précision d'une montre suisse.

Nos yeux sont adaptés à la faible luminosité dans le cockpit. Le commandant de bord éteint et rallume la consigne "Ceinture," ce qui prévient les hôtesses qu'on vient de passer les 10.000 pieds. New York Center nous demande de contacter Philadelphia Approach sur 124.35. Il répond pendant que je continue à être le pilote en fonction sur cet Atlanta-Philadelphie.

Le commandant de bord est divorcé. En croisière, il m'a raconté que sa femme voulait un cheval, et il en achetait un. Puis, elle est tombée amoureuse de son instructeur d'équitation et s'est barrée avec lui. Ceci m'a fait penser au paradoxe du pilote de ligne: Il a des compétences énormes, mais celles-ci resteront toujours cachées du public, par la porte du cockpit verrouillée.

Philadelphia Approach nous annonce la Liberty Visual pour la piste 27L. On s'était préparé pour une approche aux instruments pour la piste parallèle, ce que j'aurai préféré lorsqu'il fait nuit. Je sors mon classeur Jeppesen, et j'en tire la carte d'approche à vue. On doit passer le "JFK Hospital" à 3000 pieds, rester au Nord du terrain de Golf, et passer travers le centre commercial de Deptford à 2100 pieds. Une fois qu'on passe l'autoroute 295, je pourrais faire un virage à droite pour m'aligner vers la finale 27 Gauche. Tout ça de nuit. Le Captain, un sarcasme sur les lèvres, me dit: "Good luck."

De plus, un 757 convergera pour la piste parallèle, qu'on gardera à vue. On ne verra pas l'avion, mais juste des lumières clignotantes dans un ciel noir. Les avions sont équipés d'une lumière rouge sur l'aile gauche, une lumière verte sur celle de droite, et une lumière blanche à l'arrière. Cette configuration nous permet de connaître l'orientation de n'importe quel avion dans le ciel. Lorsqu'il fait nuit, on doit pouvoir savoir en un instant si on suit un avion. Ou si on est face-à-face.

Je déconnecte le pilote automatique et les auto-throttles, et en mettant le Maddog en virage, je suis minutieusement les contours géographiques de la ville. Je sais que je croiserai la rivière Delaware juste avant de me poser. Les lumières clignotantes du 757 sont à 3 heures et convergent vers nous. J'appelle les volets 15, puis 23, puis 28 au fur et à mesure que je ralentis la machine. Je dois anticiper ma vitesse à cause de l'inertie importante du jet. Je vérifie la distance de la piste grâce à mon ND, ou Navigation Display.

Le Captain égrène la Landing Checklist, et pendant mes maneuvres de nuit, je vérifie avec lui que les trains sont sortis et que les spoilers sont armés. "Three Green," j'annonce. Je vois les lumières d'approche qui touchent presque les bords du Delaware. Mon battement de coeur s'accélère, mais ma main reste calme, précise. Je commence mon virage à droite pour intercepter l'axe de la finale, puis correction à gauche pour rester sur l'axe, et surtout pour ne pas dépasser sur la finale du 757.

J'arrive à balayer mes instruments, et je vérifie les vents à notre altitude. Ils sont de travers mais dans le bon sens: Au moins ils ne me pousseront pas sur la finale de la piste parallèle. Je croise le Delaware. Le PAPI montre une lumière rouge et blanche. Ma pente est correcte. L'ordinateur annonce: FIFTY, FORTY, THIRTY... je commence doucement à tirer sur le manche... thrust idle... TWENTY... TEN... Je laisse poser dans ce trou noir.

Touchdown. Les spoilers se dressent automatiquement, et j'active les reverses. Le Maddog décélère; je le garde centré sur l'axe de la piste malgré les reverses qui, elles, perturbent l'air autour de la gouverne de direction. On ralentit. On est safe. Et les 150 personnes derrière moi aussi.

On fera un roulage au pas jusqu'au terminal, puis une fois garés au jetway, on ouvrira enfin la porte du cockpit. Bref, du "business as usual."

Communication

29 décembre 2008 à 2h30

On est à 31.000 pieds, et la voie féminine du contrôleur d'Albuquerque nous demande de passer sur 126.3, pour contacter Mazatlán Center. On est au Sud de l'Arizona. On vient de passer Tucson, et on est près de la frontière mexicaine, juste à l'Ouest de Nogales. Je passe sur 126.3 et j'appuie sur le bouton de mon Audio Control Panel. "Mazatlán, good afternoon, Delta 471 at three-one-oh." Le contrôleur mexicain me répond. Il a l'accent fort, et j'ai du mal à le comprendre. Je suis au-dessus du Mexique pour la première fois de ma vie, direction San Jose Del Cabo, à la pointe Sud Ouest de la péninsule.

On vient de décoller de Salt Lake City--avec neige et tempés négatives. Le Captain, Bob, est un diplomé de Brigham Young University et un Mormon dévoué. Donc, pas de café pendant le vol. A 19 ans, il était missionnaire pour son église avant de rejoindre l'US Air Force et de servir son pays. Il vient juste de passer CdB sur MD90, donc il est en réserve comme moi. Il m'avoue qu'il n'est jamais allé à Cabo avant, et que ça fait plus de 10 ans qu'il est allé au Mexique. Je réajuste mon télex pour être sûr de bien comprendre le contrôleur, lorsqu'il nous appellera.

Cabo, qui est à 2h43 minutes de vol de Salt Lake, reporte une température de 28 degrés Celsius. J'ai la carte intitulée "Latin America High/Low Altitude Enroute Chart" devant moi, et je la regarde comme si je conduisais sur l'autoroute: Depuis Tucson, on prendra la J92 sur Hermosillo, puis virage à gauche sur le NDB Guaymas, puis Lapaz VOR. Arrivée San Jose Del Cabo VOR, piste 16, élevation: 374 pieds. Après juste 45 minutes d'escale, on repartira en vol sans avoir profité de la ville--ni de ses charmes ou températures.

Selon le commandant de bord, le véritable "challenge" lorsque tu voles en Amérique latine est non seulement le relief, mais aussi la communication entre les pilotes et les contrôleurs, dont il est difficile de comprendre l'anglais. De plus, le développement de l'aéronautique et de ses procédures laissent un peu à désirer dans ce coin du monde. Il faut donc rester vigilant, et interroger les contrôleurs s'il y a moindre doute. "Without pissing them off," il ajoute. Sans les mettre en colère. Je souris. Je connais le caractère latin.

Plusieurs fois pendant ce vol, on se demande si un contrôleur nous a oubliés, et si on est sorti de son secteur. Au lieu de l'interroger sur l'oubli, le captain a simplement et diplomatiquement fait un PIREP sur les conditions de vol, et a demandé si d'autres avions avaient reporté des turbulences sur notre route. Un des contrôleurs a tout de suite répondu par un "contact Mazatlán 128.0," et on a compris qu'on était dans un autre secteur, et qu'il avait oublié de nous donner la nouvelle fréquence.

Le contrôleur d'Approche sur Cabo a également oublié de me transférer sur la fréquence Tour pour l'autorisation d'atterrissage, une autorisation qu'on doit absolument avoir avant de poser les roues sur le béton. En courte finale, je décide d'interroger le contrôleur, cette fois-ci sans diplomatie, et il me demande de passer sur 118.9--sans excuse. Dès que je passe sur 118.9, je constate que la Tour, en panique, essaie de m'appeler, alors que généralement, c'est le pilote qui initie le contact pour l'autorisation d'atterrissage.

Bien sûr, lorsque tu fais une arrivée VOR sur un terrain inconnu, au bord de la mer, avec des montagnes de 7000 pieds à ta droite, il est très facile de rester concentré uniquement sur la navigation et d'oublier les procédures radio. Et c'est là qu'un commandant de bord mormon et un co-pilote français doivent également très bien communiquer entre eux--dans le poste de leur avion.

La frime

7 janvier 2009 à 5h35

Le Commandant de Bord assis à ma gauche est un ancien pilote F14 Tomcat de la US Navy. Comme je l'ai écrit dans un récit précédant, la majorité des pilotes à Delta sont des anciens militaires. Moi, je suis juste un immigré français, boulé à la visite médicale CEMPN, et qui a tenté sa chance en Amérique à l'âge de 20 ans. J'avais juste une licence de pilote privé en poche, des partielles de la Fac de Strasbourg loupées, et avec deux mois de salaires au McDo, je me suis acheté un billet d'avion direction U.S.A.

Le Commandant de Bord, indicatif "Pappy", m'explique que dans la promo aéronavale, ils n'étaient pas moins de 75. Seulement 30 ont réussi la formation. Parmi les 30, deux seulement sont rentrés dans la chasse. Et il faisait partie des deux. Il a eu une carrière brillante, et la Marine lui a même offert un boulot d'instructeur à Top Gun. "Pappy" est un officier de réserve qui a atteint le grade de Captain, ce qui est l'équivalent de Colonel dans l'Armée de l'Air. Il continue à servir un week-end par mois, et il m'a confié qu'il est sur le point d'être promu Admiral. Les pilotes de chasse sont des frimeurs, ça va avec la réputation. Je crois que la culture Delta a hérité cela de ses pilotes militaires. Je m'y habitue.

Avec moins d'un an de service à Delta, je suis un "new hire" ou nouvelle embauche. Je suis donc en "probation," bref, à l'essai. Chaque Commandant de Bord doit donc me noter sur mon professionnalisme, mes connaissances techniques, le pilotage, et l'adhérence aux règles. Tous les trimestres, je dois aller voir le Chef Pilote, et il revoit mes notes. Tous les trimestres, je peux perdre mon métier de pilote de ligne à Delta. Sans aucun recours.

Je viens de finir ma rotation avec "Pappy," et il vient de m'envoyer l'email suivant :

Ole Danny Boy – Hey….looked for ya in the lounge before I left from our new year's rotation. I wanted to tell you did a fantastic job as a new hire and you have received my highest new hire grades yet. Keep up the good work and good attitude... Hope I did not bust your chops too much while flying with you. I did enjoy our rotation. – Pappy

Un compliment comme ça d'un tel aviateur, un Buck Danny grandeur nature, et un Pete Mitchell (Top Gun) réel, ça me coupe le souffle. Et cela me confirme que quitter le McDo de Strasbourg est la meilleure chose que j'ai jamais faite. Maintenant que je suis pilote de ligne à Delta, je fais aussi partie des frimeurs.

Ce journal

12 janvier 2009 à 4h10

J'ai commencé ce journal, il y a très longtemps. J'étais pilote d'Air Ambulance en Arizona dans les réserves indiennes navajos et apaches. Je sillonnais le Far West américain dans un avion bi-turbine surpuissant, parfois dans des conditions météos très marginales, risquant ma vie pour en sauver une autre. J'ai commencé à écrire dans un vrai journal en papier, puis, je me suis dit que s'il m'arrivait quoique ce soit, ce journal brûlerait avec le reste de l'avion.

Alors j'ai acheté un ibook sur eBay, et j'ai commencé à écrire pendant les longues attentes dans une base aérienne désaffectée en plein milieu du désert, à l'Est de Phoenix. Je mettais mes écrits sur internet, protégés par la destruction physique d'un accident. Très rapidement, ce journal intime devint moins intime et attira des centaines de visiteurs chaque jour. Ca m'a fait même un peu peur.

Dans ce journal, je raconte souvent ma vie depuis les postes d'avion, les salles d'équipages, et les escales à travers l'Amérique. Je ne raconte que rarement le côté moins palpitant de mon métier, son côté administratif.

Je viens de finir mes désidérata pour le mois prochain, un processus long et ennuyeux, où tu fais tes demandes de planning parmi les nombreux qui te sont proposés. Tu rentres "tes souhaits" dans un ordinateur, et l'ordinateur attribue les plannings selon ton ancienneté dans la compagnie. Comme je suis un jeune pilote à Delta, j'étais en vol à Noël, et j'étais en vol le Jour de l'An. La "deadline" pour les demandes de Février est aujourd'hui, le 12 Janvier.

Je viens également de faire mes demandes de vacances. A chaque semaine est attribuée un code, et tu rentres ce code dans le DeltaNet de la compagnie. Mes parents vont fêter leurs 40 ans de mariage le 9 Août, donc je voulais cette semaine "off" pour pouvoir leur rendre visite. Le problème, c'est que le 9 Août tombe un Dimanche, le premier jour de la semaine. Si je demande la semaine commençant le 9 Août, je louperais leur anniversaire de mariage puisque tu perds presqu'un jour lorsque tu vas en Europe. J'ai donc demandé la semaine précédente, que j'ai reçue par miracle puisque les vacances scolaires sont généralement prises par les pilotes plus anciens. Le 22 Janvier sera la "deadline" pour les demandes de vacances secondaires, donc j'essaierai d'avoir une deuxième semaine, juxtaposée. Je prie.

Ce Jeudi, il y a une autre deadline, et celle-là est beaucoup plus sérieuse. On appelle ça Advance/Entitlement à Delta. Ce sont des demandes d'avancement ou de promotion dans la compagnie. Selon la lettre qu'on a reçue, il y a 5 ouvertures de poste de commandant de bord MD88 à Atlanta (94 pour les copi !), et 10 à New York. 7 ouvertures de poste copi pour le B767ER (Extended Range - Long Courrier) à Cincinnati, 33 ouvertures de poste commandant de bord B767ER à Los Angeles, 23 postes 737NG à New York, et pas moins de 17 postes disponibles pour être copi 767ER à New York. Dans ma catégorie et ma base, il y a 7 postes disponibles pour être copi MD88/90 à Salt Lake City. Ca, c'est la bonne nouvelle.

La mauvaise nouvelle, c'est qu'il y a également des surplus : A Atlanta, il y a maintenant un surplus de 49 commandants de bord 757/767 (vol intérieur), et 26 pour le 737NG. Il y a un surplus de 57 postes copi 757/767. A Los Angeles, c'est aussi l'hécatombe : il y a un surplus de 39 "Captains" 757/767 (domestique) et 28 "First Officers." A Salt Lake, où je vis, on a maintenant trop de commandants de bord et de copi dans le 757 et le 737. Ce réalignement des opérations va engendrer presque mille formations, selon notre Chef Pilote. Comme toujours, tout se fait à l'ancienneté : le pilote le plus ancien retient son poste et sa base ou reçoit la promotion qu'il désire, le plus jeune est éjecté dans une catégorie plus petite et dans une base moins désirable. C'est une véritable cascade de dominos.

Ma catégorie, le MD88/90 est la catégorie la plus petite (150 passagers) à Delta, donc je ne bougerai pas. Par contre, je suis dans une base assez "senior," ce qui veut dire que j'ai la possibilité d'être éjecté sur Atlanta, là où il y a maintenant un besoin de 94 copilotes. Les résultats seront postés le 31 Janvier. Je prie avec ferveur.

Le MD88 est un avion très pointu à piloter et très difficile à exploiter. Je connais beaucoup de pilotes à Delta qui refusent de passer sur cette bécane et de quitter le confort de leur 737 Nouvelle Génération ou des Boeing 757/767, qui sont considérés des "wide bodies" et dont les pilotes touchent des salaires plus élevés. Ces pilotes préfèrent changer de base plutôt que de changer d'avion. Pour moi, c'est le contraire : Donne-moi n'importe quel avion à piloter, je veux simplement rester dans les belles montagnes de l'Utah. Après tout, j'ai encore beaucoup d'histoires à écrire depuis ce Far West américain.

Orange County

1 février 2009 à 1h26

Puissance affichée, je relâche les freins, et le bi-réacteur accélère, les lignes blanches de la piste 19R disparaissent sous le train avant. On est à John Wayne Airport, au Sud de Los Angeles. Avec douze tonnes de poussée sur des moteurs Aero V2500, on atteint notre vitesse de rotation de 273 km/h sur une piste qui ne fait que 1700 mètres.

Je tire sur le manche, et je cabre le MD-90, pointant tout de suite son nez vers 20 degrés d'assiette. En quelques secondes, on défonce les 200 pieds, 300 pieds, et 400 pieds. Nos corps sont plaqués contre les sièges. A 400 pieds, la navigation latérale est engagée, mon commandant de bord appuie sur le bouton "Nav" du tableau de bord. Notre ascension continue, verticale la baie de Newport Beach où on peut voir les bateaux privés amarrés. On est tellement cabré qu'on a l'impression que l'empennage du jet est encore pointé vers le seuil de piste. Mad Dog !

Je suis maintenant suspendu à 800 pieds sol, le Pacifique droit devant. Les deux moteurs à réaction se mettent soudainement au ralenti, je rabaisse le nez pour réduire mon angle d'attaque et empêcher l'avion de partir en décrochage. Notre trajectoire est parabolique, mon corps est pressé contre les sangles et je sens mon poids s'allèger. Le soleil est à gauche et ces quelques secondes de transition ont l'air d'une éternité.

Mes yeux, cachés derrière des lunettes de soleil, sont fixés sur le badin, l'horizon artificiel et le directeur de vol. Mon poignet réagit avec douceur mais précision, ne ralentissant pas sous la vitesse criticale "V2" qui a été calculée à 158 noeuds pour notre poids.

Bienvenue à Orange County, un des comtés les plus riches du pays, lieu d'origine de plusieurs feuilletons télé, dont "Newport Beach" et "Laguna Beach". Il y a plus de 3 millions d'habitants ici, et la ville d'Anaheim, hébergeant Disneyland, a une population qui gagne en moyenne 13.000 dollars par mois, oui par mois. Et ce n'est pas la ville la plus riche du comté.

L'aéroport John Wayne me rappelle celui d'un autre comté hyper-riche : Westchester, juste au Nord de New York, où vivent les Clinton. Petite piste, espace aérien comblé et des procédures moindre bruit assez impressionnantes pour ne pas déranger les riverains. Les parkings de l'aviation générale, eux, sont remplis de Gulfstream V, Citation X et d'autres "business jets" aux prix faramineux.

Les comtés riches aux Etats-Unis veulent avoir leur propre aéroport. Ils veulent un grand parking pour l'aviation d'affaire, des compagnies aériennes offrant des vols directs et des plannings "flexibles". Par contre, ces aéroports sont développés au minimum, pour garder le bruit des jets à un minimum. Des couvre-feux sont mis en place et des procédures moindre bruit te font réduire les réacteurs en pleine montée.

Suspendu à 800 pieds au-dessus de la baie de Newport, les manettes de poussées tirées vers l'arrière, grâce à l'ACB, ou l'Automatic Cut Back pré-programmée dans le FMS, on essaie de respecter les limites décibels imposées. On appelle ça "noise abatement procedure." On affiche seulement 1.21 sur les EPR et on continue notre montée vers 2500 pieds en suivant, à vue, le milieu de la baie entre les deux rives... et surtout sans décrocher l'appareil.

Il n'y a pas que les manettes de notre MD-90 qui font du "cut back". La plupart des compagnies ont annoncé leur propre "cut back" ou réductions des vols. Par rapport à l'année dernière, il y aura une réduction de 72.000 sièges par jour dans le réseau intérieur américain.

Les problèmes économiques mondiaux continuent à toucher tous les secteurs ici aux Etats-Unis. Ces 7 derniers jours, 70.000 licenciements ont été annoncés par les 500 plus grandes compagnies américaines, ce qui fait un nombre de plus de 160,000 licenciements pour le mois de Janvier. Delta et United ont chacune annoncé un déficit de plus d'un milliard de dollars pour Q4, les 3 derniers mois de 2008. Ca fait plus de 10 millions de dollars de perte par jour. Le kérosène n'est plus cher, mais les compagnies avaient acheté des couvertures carburant à des prix plus élevés, croyant que le prix du baril allait continuer d'augmenter.

Les "cut backs" sont aussi ici à Delta. Je viens de recevoir la dernière liste des transferts dans notre compagnie. J'ai retenu mon souffle lorsque j'ai ouvert le document PDF - téléchargé du site des employés. Je cherchais mon nom et matricule. J'ai constaté que beaucoup de commandants allaient devoir repasser copi, à cause des réductions de planning. Mes camarades de promotion, qui faisaient du long courrier à New York, sont maintenant mutés dans le secteur "domestique" en 737. En ce qui me concerne, j'ai réussi à garder ma base et mon avion, le MD-88/90.

J'ai débarqué en Amérique à l'âge de 20 ans, avec une valise à la main et un rêve de devenir pilote. J'ai connu les espoirs et les déceptions, les miracles et les conséquences d'un système impitoyable. Mes deux dernières compagnies ont fermé leurs portes; la dernière, il y a juste un an, à la veille de Noël.

Comme toujours, il n'y a pas de préavis, pas de dédommagement. Parfois, j'ai l'impression d'être un MD-90, qui a été catapulté dans les airs au-dessus d'Orange County, et dont les moteurs sont ramenés soudainement au ralenti, à 800 pieds au dessus de la mer. Je suis en montée à V2, et je sais que la moindre fausse manip et c'est le départ en vrille.

J'ai fermé le document PDF, et j'ai annoncé la bonne nouvelle à Gina. Oui, cette fois-ci, je resterai à Salt Lake. Je ne serai pas muté. Elle avait des larmes aux yeux.

One year

18 février 2009 à 23h08

J'entre dans le bureau du Chef Pilote, il est 7:10. J'ai sa lettre de convocation dans la main gauche.

Mon uniforme est impecc'. Je commence une rotation de 4 jours qui m'amènera à Dallas, Atlanta, Chicago et Los Angeles. Le coup du fil du Planning était venu tôt ce matin. Un pilote s'était porté malade la nuit dernière et je dois le remplacer. Je me suis levé, j'ai pris une douche et j'ai revêtu l'uniforme.

Mon épouse s'est levée aussi et m'a préparé un petit déjeuner. Il était 5:40 lorsque je l'ai embrassée. I'll call you, lui ai-je promis.

Le Chef Pilote me sert la main, et il arrive même à sourire. Il voulait me féliciter pour mon anniversaire d'embauche chez Delta. On est le 18 Février. Cela fait un an déjà.

Il ouvre un tiroir et me donne des ailes d'argent que je peux agrafer sur ma cravate. Après deux ans elles seront en or, me confie-t-il. Puis comme c'est la tradition, il s'est allongé au sol et a commencé à faire une pompe. Le Chef Pilote doit faire une pompe devant nous pour chaque année de service. C'est un peu symbolique : il est peut être mon supérieur, mais il est surtout là pour m'aider à faire mon boulot. Je ne peux pas m'empêcher de sourire. Ils sont fous, ces ricains.

Il se lève et me souhaite une longue carrière. J'ai encore plus de 30 ans à faire avant la retraite obligatoire à 65 ans. Il me sert la main. Je prends ma sacoche et je quitte son bureau et la salle d'équipage. Je me dirige vers l'avion qui est garé à la porte C10 ici, à Salt Lake.

Comme je commence, aujourd'hui, ma 2e année, mon salaire vient juste d'augmenter de 50 %. Çà vaut le coup de se lever tôt pour cela. Et voir ton Chef Pilote s'allonger et faire une pompe, en ton honneur, çà, çà n'a pas de prix.

Irregular operations

2 mars 2009 à 19h59

Je suis dans la salle d'équipages de la plus grande compagnie du monde, à l'aéroport le plus fréquenté du monde. La "Crew Lounge" de Delta Airlines ici dans le terminal A d'Atlanta a une superficie énorme. Je suis assis à une des nombreuses tables, un commandant de bord moustachu est à ma gauche, en train de mettre à jour ses cartes d'arrivées Jeppesen. Un écran de télé géant est accroché au mur. Plus d'une dizaine de fauteuils en cuir, larges, type salle de briefing d'un porte-avion, sont placés devant. Les pilotes décompressent. Certains font des mots-croisés, d'autres lisent un bouquin. Des vieux captains arrivent même à faire la sieste. Il y a une quarantaine de PC où les pilotes impriment leur rotation et consultent les bulletins de vol.

Une tempête de neige a balayé la région, la veille, et plus de 1100 vols ont été annulés. On appelle ça IRROPS, une abréviation pour "irregular operations". Les équipages sont assignés sur d'autres vols. Certains peuvent rentrer chez eux à cause des retards excessifs et des durées maximum de service, d'autres sont bloqués ici. On a, bien sûr, appelé les réserves. C'est là, où j'ai eu le coup de fil, et je me suis reporté à 7:05 à l'embarquement d'un vol sur Atlanta depuis ma base de Salt Lake City.

La tempête, elle, continue à sévir sur la Côte Est. Le département "Re-route" de la compagnie s'occupe exclusivement des modifications de planning. Je peux entendre des pilotes sur leur mobile, frustrés des changements. Ceux qui finissent leur rotation à Atlanta, mais qui ne sont pas basés ici, doivent recevoir une chambre d'hôtel à la fin de la journée. Les hôtels sont pleins à craquer à cause des centaines de vols annulés sur l'aéroport, qui chaque année, décroche le record de passagers au monde.

Après avoir passé plus de deux heures dans la classe économie d'un 757, en provenance de Salt Lake, je m'apprête enfin à partir en vol. Destination : Washington, DC. Je viens de recevoir la dernière météo de Washington : SPECI KIAD 021823Z 34016G23KT 9SM BLSN SCT026 BKN044 OVC120 M03/M12 A3005. Vents en rafales à 23 noeuds, "blowing snow", -3 degrés. Le plafond est à 4400 pieds.

Malgré la difficulté de mon métier, ma carrapace s'épaissie. Je ne peux empêcher ma mémoire de me ramèner vers mes origines : mes débuts modestes avec une inaptitude médicale, mon expatriation dans un pays ultra-concurrentiel, et mes premiers métiers dans l'aérien.

Ma vie entière est une IRROPS.

Vertigo

20 mars 2009 à 16h55

Bienvenue à Détroit, l'aéroport le plus grand du Michigan, avec 6 pistes et des terminaux qui font plus d'un kilomètre de long. C'est le hub principal de Northwest, qui vient d'être rachetée par ma compagnie, Delta. Je suis en vent arrière, piste 3R, en descente et en réduction de vitesse. Je commande les volets sur 15, pour augmenter mon taux de descente. Je suis haut, rapide, et je regarde sur ma droite -- un coup d'oeil sur les 3 autres pistes parallèles à la 3R, et les deux autres qui la coupent en diagonal.

En descente, tu attends impatiemment l'autorisation pour un cap à 90 degrés, l'étape de base avant le dernier virage pour la finale. Et tu ne sais jamais quand le contrôleur d'approche va te la donner. Par contre, lorsqu'il t'autorise à des altitudes inférieures, avant que celles-ci ne soient atteintes, tu peux te préparer pour une approche courte, en virage, et à haute vitesse. Un "slam dunk" comme on dit ici, en faisant allusion au basketball. Un slam dunk vertigineux.

"Delta 1242, descend and maintain 7000, passing 9000, reduce speed to 170." Les volets sortis, je me mets en mode IAS, c'est à dire que le PA fera une descente taux maximum pour la vitesse programmée. Le MD90 pique du nez. Les moteurs à réaction Aero V2500 sont au ralenti. Et les lumières rouges des trains s'allument, typique sur McDonnell-Douglas.

Les conditions météos sont CAVOK, donc ce sera une arrivée à vue. Un vent de rafale, et de travers, de plus de 25 noeuds a été annoncé sur l'ATIS. Je demande au commandant de bord d'armer les auto-brakes, pour avoir une décélération continue dès le toucher et dès la sortie des spoilers. Cela m'évite d'avoir à appuyer sur le haut des palonniers, pendant que je contrôle l'avion à haute vitesse, au sol, avec un vent en rafale. Il égrène la checklist Approach. On vérifie une dernière fois nos altimètres et le QNH.

La fusion entre Northwest et Delta continue. D'ici la fin du mois, tous les panneaux "NWA" à l'aéroport de Détroit auront été remplacés par le triangle rouge, ses pilotes et hôtesses auront revêtus l'uniforme noir de ma compagnie, et les 300 avions de Northwest -- dont quelques Airbus 330 et Boeing 747 -- continueront à être repeints. Des millions de dollars seront dépensés pour ce "re-branding", mais le résultat de cette fusion entre deux majors sera un véritable mammouth : Plus de 6000 vols par jour et plus de 1000 avions à sa disposition. Les nombres sont aussi vertigineux que ma descente sur Détroit.

Un succès ? Wall Street n'est pas convaincu : Le prix des actions Delta est maintenant à 5 dollars, alors qu'il était à 15 dollars après sa sortie du Chapitre 11, il y a moins d'un an.

"Flaps 23," j'annonce dans le cockpit. Le jet s'incline encore plus. Le taux de descente augmente, et on continue à piquer du nez. On a passé les 9000 pieds, et je mets "170" dans la fenêtre vitesse du FGS, ou Flight Guidance System, sur le tableau. Les automanettes sont branchées. Les automatismes nous permettent de gérer le vol avec précision. Mais on reste vigilant, car les ordinateurs sont faillibles, et nos "bureaux" traversent les airs à plus de 270 km/h en approche, et à plus de 1000 km/h en croisière.

J'approche les 7000 pieds, et le contrôleur nous rappelle avant la mise en palier : "Descend and maintain Five thousand." Puis : "Four thousand". Puis virage à droite, 90 degrés. L'avion se met en virage, sa portance diminue. On est toujours trop haut, trop rapide. Et on survole la Motor City.

Détroit est surnommée "Motor City", car elle est le siège de 3 constructeurs de voitures : GM, Ford, et Chrysler. Tous sont en déficit et au bord de la faillite. Alors que les aides financières françaises peuvent exiger de Renault ou Peugeot qu'ils ne licencient pas, ce n'est pas le cas aux Etats-Unis : La Maison Blanche demande une restructuration de GM et Chrysler à travers des réductions de salaire, des pensions de retraite, et à travers des milliers de licenciements. Détroit, qui a maintenant atteint un taux de chômage de plus de 21 pourcent, a surpassé la Nouvelle Orleans en tant que "worst city in America". La Nouvelle Orléans, elle, avait été ravagée par l'ouragan Katrina.

Actuellement, la moyenne des prix des maisons, ici à Détroit, est de 18.000 dollars. (Non, je n'ai pas oublié de zéro). Dans les pires quartiers délabrés de la ville, certaines maisons ont été vendues pour une centaine de dollars. Détroit est une ville qui compte une population noire à plus de 80 pourcent, et dont certains criminels ne veulent même pas être libérés de prison, y étant nourris trois fois par jour et recevant une assistance médicale gratuite. Ceux qui sont libérés commettent des crimes pour être renvoyés en tôle.

Virage à droite, j'intercepte l'axe de piste, et je déconnecte le pilote automatique, l'avion légèrement crabé dans le vent. J'appelle "Landing gear, flaps 28 on green, landing checklist," comme si je l'avais fait une centaine de fois auparavant. J'intercepte le glide slope, et le FMA affiche LOC TRK, GS TRK, ce qui guide mon directeur de vol sur un axe et une pente. Grâce à la bonne visibilité, je me fie au PAPI, dont les couleurs rouges et blanches à droite de la piste confirment ma pente correcte pour l'atterrissage. "Delta 1242, cleared to land, runway 3R." La vitesse est bonne. La checklist est rangée.

Cette descente est une descente aux enfers. Dans ce pays de tous les extrêmes, le hub de la compagnie aérienne la plus grande au monde est dans une ville dont les habitants préfèrent vivre en prison. C'est un système fascinant et incompréhensible à la fois. Je suis un immigrant français, et je suis aux commandes d'un avion de ligne, survolant des ghettos remplis de citoyens américains -- des descendants d'esclaves amenés dans the land of the free.

Je suis en courte finale, et je continue à garder le crabe jusqu'à l'arrondi. Ma trajectoire est rectiligne, alors que le nez de l'avion est pointé vers le "gazon" pour compenser le vent de travers. A 30 pieds de hauteur, je réduis la puissance, je décrabe l'avion à l'aide des palonniers, et j'incline légèrement l'aile gauche dans le vent, pour rester sur l'axe de la piste. Je pose le train gauche, dans la zone d'atterrissage, puis le train droit, et je retiens le manche juste assez pour ne pas laisser la roulette de nez s'écraser au sol.

Instantanément, les 6 spoilers sur les ailes se déploient, les freins accrochent, et une fois la roulette posée, je sors les reverses en tirant sur les manettes. La décélération est brutale. Mon corps est poussé contre les sangles, et je continue à mettre du manche dans le vent. A 60 noeuds, je rentre les reverses, j'intercepte la ligne jaune, et je rejoins la bretelle de sortie. Cette approche peut te donner le vertige.

Ce pays aussi.

401k

6 avril 2009 à 6h49

Prévol. Je teste le masque à oxygène à ma droite, puis je vérifie minutieusement chaque interrupteur sur le tableau du haut, le panneau électrique, hydraulique, pressurisation, les systèmes anti-givrages, et l'essence. Je place la consigne des ceintures sur "on". Ding. On est à l'embarquement.

Welcome aboard, dit l'hôtesse derrière nous. Le commandant de bord finit lentement la programmation du plan de vol dans le FMS. La clearance de départ nous est envoyée électroniquement, et elle se matérialise sur l'écran de l'ACARS qui est un ordinateur monochrome situé entre nous deux. J'appuie sur "Print". L'hôtesse nous demande si on veut quelque chose à boire. Water. Coke. Thanks, Cindy.

Le commandant de bord revoit la clearance et me donne un briefing complet. C'est la première fois qu'on vole ensemble. J'écoute attentivement. On briefe la longueur de la piste, le décollage et le SID -- la procédure de départ spécifique pour cet aéroport. On revoit les altitudes et les restrictions de vitesse, le "min fuel" ou quantité d'essence minimum avant l'alignement sur la piste 16L.

On briefe toutes les éventualités, même depuis le roulage. On interrompra le décollage pour n'importe quel problème, à part s'il y a indication de porte ouverte, comme, en général, la pressurisation s'occupera de ça. Après 80 kts, on s'arrêtera seulement s'il y a panne moteur, un feu, cisaillement de vent, ou un problème de contrôle de l'appareil. En cas "d'abort", je préviendrais la tour, puis j'irais directement sur le PA : je demanderais aux passagers de rester assis. Une fois à l'arrêt, je désarmerais les ground spoilers pour que personne ne se blesse en cas d'évacuation commandée ou non commandée. Dans la panique, les gens ouvrent les portes et sautent.

Rien n'est laissé au hasard. On parle du relief. L'aéroport de Salt Lake City est presque encerclé de montagnes, certaines font plus de 12000 pieds. Si on a une panne moteur après V1, on continuera la montée, et on revoit la "Single Engine Departure Procedure" qui nous oblige à faire un virage à plus de 90 degrés sur un moteur pour ne pas impacter le relief. Le métier de pilote de ligne, c'est 80 pourcent de préparation. Alors on briefe, et on re-briefe, et on revoit ad nauseam. Before Start checklist, lance le CdB. On est enfin prêts pour le repoussage de la porte D9.

Une fois en croisière, on aura le temps de mieux faire connaissance, de parler des enfants, de la famille, et aussi du Dow Jones, qui recommence à monter après une chute libre depuis plus de 6 mois. Pour la petite histoire, le système américain n'oblige aucune compagnie à cotiser aux pensions de retraite pour ses salariés. Alors, on est responsable nous-mêmes de la cotisation. Cette cotisation privée s'appelle "401(k)" car elle est tirée de la section 401(k) du Internal Revenue Code américain.

La principale particularité du 401(k), c'est qu'elle n'est pas taxée, par contre l'argent complet de ta retraite doit être investit dans des actions ou des obligations. Donc, lorsque le Dow Jones pique du nez, c'est ma pension qui s'évapore; et cette année, la mienne a perdu plus de 30 pourcent. Le mois dernier, j'ai décidé d'arrêter de cotiser. Dans un métier qui m'apprend à être prêt, je ne prépare plus mon avenir.

Jusqu'à récemment, Delta et les autres grandes compagnies aériennes avaient créé des caisses où elles épargnaient elles-mêmes pour la retraite de ses pilotes. Mais après la mise en place de certaines compagnies sous le Chapitre 11 de la loi des protections des faillites, elles ont décidé de reprendre les fonds qui ont été versés dans les caisses de retraite. Les pilotes se sont plaints, et il y a même eu des poursuites judiciaires. Mais les verdicts n'ont pas été rendus en faveur des employés, et ces derniers ont pratiquement tout perdu.

Contrairement à ces types de caisses, les fonds d'une 401(k) sont inaccessibles aux compagnies, même si celles-ci font faillite. Mais dans une 401(k), tu dois cotiser toi-même, et tu dois presque devenir un pro de la bourse, si tu ne veux pas perdre tes investissements dans une mauvaise action ou une arnaque telle que celle de Madoff. En 2001, lors de la faillite d'Enron, de nombreux employés de la société se sont retrouvés ruinés du fait de la chute de la valeur en bourse des actions Enron. Dans un pays qui a une maigre sécurité sociale, ton avenir dépend de la cupidité de Wall Street.

"Start number two", me lance le Captain lors du push-back. Je réponds par un "Aye, aye, Cap'n" et je commence le démarrage du moteur droit du MD90, une procédure compliquée, mais que j'ai déjà fait des centaines de fois.

Je mets l'air conditionné sur OFF, et j'observe la pression pneumatique dans le système. Elle est positive. C'est bon. En tirant sur un bouton droit sur le panneau d'en haut, j'ouvre la valve du démarreur, et la pression d'air fait tourner la turbine. Je vérifie les instruments, et je suis prêt à interrompre le démarrage, s'il n'y a pas de rotation N2 ou s'il n'y a pas de pression d'huile lorsque N2 atteindra les 20%. N1 doit être enclenché avant que N2 n'atteigne les 33%. N1 représente le compresseur/turbine de basse pression du moteur, N2 de haute pression.

J'observe la vibration de moteur qui indique moins de 4.0 -- c'est dans les paramètres. A 24%, j'enclenche manuellement l'essence, l'instrument confirme le "fuel flow" et je vérifie que les "ignitors" du moteur s'allument. Les "ignitors" sont comme de grosses bougies pour moteurs à réaction. Air, essence, étincelle : spark, fire. Mise en marche réussie.

Je garde une main sur le levier d'essence. Coup d'oeil sur l'EGT du moteur. On doit avoir une montée de la température des gaz "Exhaustés" dans les 20 secondes après l'ouverture des valves d'essence ou je mettrai le levier sur OFF. Mon chrono est en marche. Mes yeux balaient les instruments pendant que l'avion continue à reculer. Si l'EGT s'élève au-delà des 635°C, je couperai immédiatement. A 43% N2, il y a déclenchement du starter. Le moteur accélère. A 55%, j'annonce d'une voix officielle, "Right engine stable". Les paramètres sont bons, et je vérifie que le voltage du générateur est à 115V + ou - 3 et la fréquence 400Hz + ou - 4. Air Conditioning ON.

Ces moteurs valent des millions de dollars, et je dois suivre les procédures à la lettre. Du démarrage d'un moteur à réaction à l'atterrissage d'un avion rempli de passagers, mon métier m'oblige à être extrêmement rigoureux et prêt à chaque éventualité.

D'un autre côté, je vis dans un système qui m'oblige à miser tout mon avenir et ma retraite dans les aléas de la bourse américaine. Et là, je ne sais pas comment me préparer.

Le sourire

23 avril 2009 à 6h59

On est au parking à Orlando. Les moteurs refroidissent, et la température extérieure fait le contraire. Il est 10:25 ici, en Floride, et les passagers en provenance de Cincinnati sont debout dans le couloir de l'avion. Ils débarquent lentement en tirant leurs sacs derrière eux. Je me tiens à la porte du cockpit, avec ma casquette de pilote de ligne vissée sur la tête -- comme si je l'avais gardée pendant ces deux heures de vol. "Thank you, bye-bye." "Thank you, bye-bye." J'arrive à sourire plus d'une centaine de fois.

L'escale dans cet aéroport ne durera qu'une heure et vingt minutes. On décollera sur New York à 11:48 sharp. Pendant notre escale à Orlando, on changera d'avion, et on ira déjeuner à un des nombreux restaurants du terminal. Et bien sûr, on allumera nos mobiles pour reprendre contact avec le monde -- nos familles qu'on a laissées derrière, à 3000 km d'ici.

Le pilote de ligne d'aujourd'hui peut rester en contact avec les siens. Il allume son mobile après un atterrissage dans un des aéroports exotiques, et la petite enveloppe apparaît sur l'écran de son portable. Mon épouse m'a laissé un message pendant que j'étais en vol. Il y avait une tempête de neige à Salt Lake, la nuit dernière, et la lourdeur de la neige sur les feuilles a cassé des branches immenses des arbres dans notre jardin. Certaines branches se sont rabattues sur notre toit. La maison a l'air intacte, mais des branches, à moitié cassées, sont sur le point de tomber.

Le commandant de bord, lui, a un message de sa fille. La "deadline" pour l'inscription à l'université est aujourd'hui, et le chèque, qu'il avait promis d'envoyer, n'est toujours pas arrivé. "What are you going to do?" Je lui demande, en ayant l'air intéressé. Il hausse des épaules.

Je peux voir qu'on est tous les deux préoccupés par nos finances. Cette tempête me coutera quelques centaines de dollars pour l'embauche d'un arboriste. Le Captain, qui a quatre enfants, pense aux prix exorbitants des universités américaines, un sujet que j'essaie d'éviter.

Notre compagnie, Delta, vient d'annoncer un déficit de presque 800 millions de dollars pour Q1, le trimestre entre Janvier et Mars. (La chaîne de fast-food McDonald's, elle, vient d'annoncer, un bénéfice de plus de 900 millions de dollars pour la même période. Comme quoi, vendre des hamburgers...). Notre compagnie va garer de 40 à 50 avions : des DC-9, MD-88, B757-200, B767-300, B767-300ER, et B747-400. 14 B747-200 Cargo vont également être envoyés dans le désert.

Et malheureusement, on n'est pas les seuls.

Onze pourcent du secteur aérien mondial est aujourd'hui garé dans des cimetières d'avions, qui se trouvent dans les déserts de Californie, d'Arizona, et du Nouveau Mexique. Pas moins de 800 jets ont été envoyés par des compagnies américaines depuis la mi-2008, ce qui est une flotte plus importante que celle d'American Airlines. Aujourd'hui, environ 30 avions par mois sont "grounded", dont des A320 et des Boeings 737NG.

(Les avions de mes anciennes compagnies -- Independence Air et MAXjet -- se trouvent là-bas).

Alors, pendant cette courte escale dans les tropiques, à quelques kilomètres de Disney World, j'essaie de résoudre mes problèmes d'un coup de téléphone, entre deux bouchées de Big Mac. La neige fond, selon Gina, et les branches ont l'air de tenir le coup. Trois arboristes vont nous donner trois estimées dans les prochains jours. On choisira le moins cher, et les deux autres essayeront de trouver du boulot ailleurs. Sorry, that's the American Way.

Quant à mon poste, il ne va sûrement pas durer. Le pire c'est que je serai licencié dans une conjoncture catastrophique, sans embauche, sans débouchés, et sans dédommagement.

Je pourrais aller travailler au McDo, qui paie ses employés $6.55 de l'heure, lorsque le restaurant fait un profit de presqu'un milliard de dollars.

Et derrière le comptoir, avec une casquette rouge vissée sur la tête, je continuerai à garder le sourire.

"Thank you, bye-bye."

Whatever it takes

8 mai 2009 à 18h19

Pendant la préparation des vols, les pilotes parlent très peu de leur vie privée. On revoit les cartes de départ, les procédures, qui sont spécifiques à chaque aéroport et le carnet de bord. On revoit le temps de vol, la météo, les NOTAMs, les MELs. L'agent d'embarquement nous parle des "spéciaux" : ce sont les passagers qui sont armés, comme les Air Marshals ou les agents spéciaux qui ont eu l'autorisation de porter une arme à bord. Je suis toujours impressionné par le nombre de procédures à suivre, par ce règlement pointu qui ne cesse de se compliquer à cause d'un incident ou d'une poursuite judiciaire.

Mon Commandant de Bord, aujourd'hui, s'appelle Eric. Eric est un ancien pilote de F-18 pour la marine et un diplômé de l'US Naval Academy. Son père était Commandant de Bord à Pan Am, et son grand-père, lui, pilote dans l'Army Air Corps -- sur un avion biplan. On parle de notre histoire lorsqu'on arrive en croisière. Lorsqu'on a enfin repris notre souffle.

"How about you?" le Captain me demande. J'annonce lentement mon cursus, et je peux voir les sourcils de mon collègue se lever. Un Français, qui est mordu par l'aviation mais qui est recalé à la visite médicale, décide de s'expatrier à l'âge de 20 ans. Il apprend une nouvelle langue, de nouvelles coutumes, s'intègre, s'immerge, creuse son trou et slalome la législation sur l'immigration américaine. Il se bat pour un poste dans un pays qui en a toujours trop peu. Un pays dont les écoles de pilotage sont pleines à craquer, et dont les compagnies ont toujours l'air d'être en faillite.

Et dans cet environnement ultra-concurrentiel, j'ai monté l'échelle petit à petit, en commençant par des travaux aériens sur monomoteur qui n'ont pas été rémunérés. J'ai eu des déceptions et des moments de chance, des moments d'incertitude et d'autres de certitude entière. Echouer n'était pas une option. I did whatever it took, je conclus, une expression que les Américains adorent, car elle décrit leur mentalité pragmatique et résiliente. J'ai fait tout ce que j'ai dû faire pour réussir.

Eric me dit que je lui rappelle un copain de promo, qui, comme moi, portait des lentilles de contact. Son copain voulait être à tout prix pilote dans l'aéronavale. Avant l'examen médical d'entrée il s'était entraîné pendant des mois à mettre ses lentilles très rapidement -- en un éclair. Il plaçait chaque lentille sur le bout de ses doigts et, sans tenir le haut de ses paupières, les amenait directement sur la cornée des yeux. Son taux de succès était d'abord d'une fois sur quatre. Puis après beaucoup d'entrainement, il n'y arrivait qu'une fois sur deux. Malgré ses échecs, il décida quand même de se présenter à la visite médicale de l'aéronavale. C'était son rêve, mais son rêve allait peut être s'arrêter là. Lors de l'examen oculaire par l'ophtalmo militaire, il tenait discrètement ses lentilles sur chaque doigt. Puis, quand il était temps de se lever pour lire la carte accrochée au mur, il s'est baissé rapidement... et... réussi ! Ses lentilles étaient bien placées. Il voyait clair.

Eric m'apprend une nouvelle expression, une expression qui est très connue dans la chasse : "If you're not cheating, you're not trying hard enough." Ca pourrait se traduire par : "Si tu n'es pas prêt à tricher, tu n'es pas assez motivé." Eric m'explique que, pour les pilotes de chasse, la défaite n'est jamais une option. Il faut gagner à tout prix. Il me dit que ce sont des gars comme son copain de promo, ou comme moi, qui font les meilleurs ailiers car, dans leur caractère, ils ont une mentalité de "whatever it takes".

Lorsqu'il faisait des dogfights sur F-18, Eric affichait une vitesse initiale d'entrée de combat plus élevée que celle qui avait été discutée au briefing. Il voulait avoir un avantage sur son collègue, qui lui jouait le rôle de l'ennemi. Malgré cette tricherie, c'est son collègue qui était encore plus rapide que lui. "Les pilotes trichaient car ils ne voulaient pas perdre", il m'avoue. Speed is life and failure is not an option.

Malgré ce comportement extrême de winners, j'ai constaté que ceux avec lesquels j'ai volé étaient dotés d'une discipline irréprochable. Et c'est là où j'ai compris pourquoi Delta -- qui ne prend pratiquement que des pilotes militaires -- avait décidé d'embaucher un immigrant français : Ce n'était parce que je savais suivre des procédures compliquées dans des couloirs aériens étroits ou sur des aéroports trop comblés. Delta m'a embauché parce que mon histoire montrait que je savais me battre pour ce que je voulais, et qu'en cas d'urgence, je pourrais faire ce "whatever it takes" pour sauver la vie de mes passagers.

Même si je dois tricher.

Live free or die

30 juillet 2009 à 19h26

C'est sous le brouillard de San Francisco, et depuis l'hôtel près de la baie, que j'écris ces lignes. Ca fait plusieurs mois que je n'ai pas écrit dans mon journal, mon français s'appauvrissant de plus en plus. Ca doit faire partie de l'expatriation, je me dis. Tu te lèves un jour, et tu essaies de te souvenir de ta langue maternelle. Certains mots sont encore là, les plus faciles. J'écris à mon père, par email, et parfois je lui envoie des photos de ce que je veux dire, car je ne trouve pas mes mots in French.

En revenant de Las Vegas, on a fait un beau survol du Sud Ouest américain hier après midi, avec ses canyons, ses monuments, ses désert, ses grands espaces -- les couleurs variant du jaune pâle au rouge cramoisi. On a défoncé la couche de nuage au dessus de la baie de San Francisco, hier soir, au couché du soleil, derrière un Boeing 737. J'ai déconnecté le pilote automatique et les auto-manettes, et j'ai piloté le jet en douceur, comme un simple monomoteur vers la piste 29 d'Oakland, qui se trouve sur une presqu'ile de la baie.

C'est à 32.000 pieds au-dessus de l'Utah que je pense à la liberté américaine. La politique d'Obama est un peu crainte, ici, dans cette partie du pays. Ne pas comprendre pourquoi les Américains ont voté deux fois pour George W. Bush et maintenant donnent à Obama un taux de popularité inférieur à celle de Bush à la même période de son mandat, selon les derniers sondages, c'est ne pas comprendre l'esprit américain.

Les immigrants qui ont peuplé ce continent, au fil des années, sont des gens dont les opportunités ou libertés ont été usurpées à cause d'un gouvernement abusif. Ils ont quitté des pays dont l'Etat s'imposait financièrement et judiciairement et ont parié sur la grande promesse de l'Amérique, qui ne leur donnait que la vie, la liberté, et la recherche du bonheur. C'est un pays qui n'a jamais été créé pour garantir une égalité de résultats, mais seulement une égalité d'opportunités. Et nous "pauvres, exténués qui en rangs pressés aspiront à vivre libres", nous sommes arrivés ici, aux Etats-Unis, heureux d'une telle opportunité.

J'ai trouvé que dans l'esprit américain, un gouvernement ne doit que passer des lois pour garantir le bien public, et non pour protéger l'individu contre lui-même. C'est pour ça que dans certains Etats, le port du casque en moto n'est pas obligatoire, et que sur les plaques d'immatriculation du New Hampshire, Etat qui n'oblige pas non plus le port de la ceinture en voiture, il est écrit : "Live free or die."

Lorsqu'Obama veut créer une Amérique sociale à travers des augmentations d'impôts, il force certains Américains à avoir une couverture sociale et au reste à payer pour ceux qui n'en ont pas. Cela va contre cette mentalité américaine où le succès de certains ne doit pas être pénalisé par l'échec des autres. Mais la vraie peur est celle d'une prise en charge de santé complète par des bureaucrates dont l'esprit américain n'a jamais appris à faire confiance.

Alors que les comptes sociaux en France vont révéler un déficit de 20 milliards d'Euros pour 2009, qui sera imposé à ses citoyens, mon assurance médicale privée a annoncé un bénéfice de plus de 800 millions de dollars pour ce 2e trimestre. Cette assurance privée, United Health, a été commencée par des entrepreneurs qui ont pris des risques énormes, mais qui sont maintenant récompensés. Ces centaines de millions de dollars de bénéfice sont reinjectés dans l'économie américaine à travers ses actionnaires, ses employés -- ou même des Cadillacs et des Gulfstreams pour ses dirigeants. Ca, c'est la promesse américaine.

Des plus de 46 millions de personnes qui n'ont pas d'assurance aux Etats-Unis aujourd'hui, 9,7 millions ne sont même pas citoyens américains; 17,6 millions gagnent plus de $50,000 par an; et 14 millions peuvent déjà être assurées par le gouvernement à travers une option qui s'appelle Medicaid. Donc, il y a moins de 5 millions de personnes qui ne sont pas couvertes sur une population totale de 307 millions. Pour les Américains, bien que cela soit un problème sérieux, et corrigible, il ne vaut pas une prise en charge complète par Washington.

C'est depuis mon cockpit, à 32.000 pieds au-dessus des grands-espaces américains, que je suis reconnaissant d'un tel système, si brutal et si simple, mais qui a l'air si injuste à mes confrères européens. Nous sommes tous venus en Amérique pour des raisons différentes. Je suis venu ici pour l'amour du vol. Je me rends compte, maintenant, que c'est la liberté que j'aime.

Lebensraum

14 août 2009 à 15h42

On arrive sur la baie de San Francisco, par le Sud, et à 90 degrés. On est en descente, nez piqué, manette sur "idle", après avoir survolé des montagnes de 1.500 m. Le badin est sur 250 kt depuis qu'on a passé les 11.000 pieds. On fera un virage à droite à 24 nautiques de la piste et à 7.000 pieds, où on arrivera à un angle de 20 degrés sur la finale. Je suis le pilote en fonction sur ce vol depuis Salt Lake City, et Norcal Approach vient de m'autoriser à la Bridge Visual Approach 28R pour San Francisco International. Ca fait depuis 2005, lorsque j'étais copi sur Airbus, que je n'ai plus fait cette arrivée. Je sais que je serai haut et rapide et en trajectoire convergente avec un avion en finale sur la piste de gauche, jusqu'au pont San Mateo, à 6 nautiques du seuil de la piste.

L'école reprend la semaine prochaine, aux Etats-Unis, et c'est bientôt la fin de la haute saison pour les compagnies aériennes. Le mois de Septembre est le deuxième mois le plus creux de l'année après celui de Janvier. Les compagnies réduisent leur planning, et les soldes arrivent dans notre secteur. Ma compagnie, Delta, vend des tickets sur certains vols intérieurs pour moins de $60. Le New York - Londres est à $189. Jetblue vient d'annoncer l'offre d'un forfait vol illimité d'un mois, pour seulement $599. On attend de grosses pertes. Le secteur est un véritable bain de sang pendant cette période.

American et Delta ont annoncé des déficits lourds pour Q2. United a surpris Wall Street en annonçant un bénéfice. Celui-ci a été réalisé grâce à des avances de pétrole achetées l'année dernière. Donc du point de vue opérationnel, ça ne marche toujours pas. Il y a encore trop de capacité, bref trop de sièges disponibles sur la marché pour maintenir des prix rentables.

Dans ce pays des grands espaces, le secteur est saturé. La concurrence reste acharnée, et on attend tous la faillite d'une grande compagnie aérienne, qui va sûrement arriver bientôt. On a besoin d'une réduction d'inventaire pour permettre au reste du secteur de survivre. Hitler parlait de "Lebensraum" ou d'espace vital pour justifier ses conquêtes. Le secteur aérien n'est pas différent. Delta a acquis Northwest. America West a racheté US Airways, Republic s'est lancé sur Midwest et a annoncé hier son acquisition de Frontier. On prédit tous la faillite du géant United.

Le Captain égrène l'Approach checklist pendant que je continue ma descente vers le pont San Mateo. Les fuel tank pumps et crossfeed sont positionnées, les flight et navigation instruments vérifiés, on alerte une dernière fois les PNC en éteignant et en rallumant les signaux lumineux. Encore une vérification des altimètres : la pression atmosphérique est affichée pour San Francisco.

Le vol est plein, et ma vitesse d'approche finale est de 145 noeuds. La vitesse est calculée en fonction du poids, car un avion plus lourd atteint l'angle d'attaque critique à vitesse plus élevée. L'angle d'attaque critique est l'angle auquel l'avion décroche. On utilise donc des volets pour ajouter de la portance et réduire notre angle d'attaque à faible vitesse. Par contre, si je réduis ma vitesse trop tôt, je n'arriverai pas à maintenir un taux de descente assez élevé pour croiser le pont à 1800 pieds. Je demande au Captain de sortir les slats, et je décide d'afficher 210 noeuds sur le flight guidance panel.

Il y a chaque jour 84.000 vols dans l'espace aérien américain, selon le syndicat des contrôleurs. Le suivi aérien par radar a été créé à la suite d'une collision entre deux avions au-dessus du Grand Canyon en 1956. La semaine dernière un hélicoptère et un avion se sont rentrés dedans, à 1100 pieds au dessus de l'Hudson, à New York, tuant tous ses passagers. Si tu discutes avec un contrôleur aérien de New York, Atlanta, ou Chicago, je suis sûr qu'il peut t'apprendre un truc ou deux sur le sujet de l'espace vital aéronautique et du manque croissant d'espace vital dans notre secteur.

Le contrôleur d'approche, ici à San Francisco, nous demande si on a visuel sur le trafic, un Airbus A319 couleur Virgin America, en finale pour la parallèle. On ne peut pas le manquer. J'appelle volets sur 15 degrés, et je pousse la roulette "vertical speed" pour augmenter mon taux de descente. Je briefe le commandant de bord que je déconnecterai le pilote automatique une fois verticale le pont San Mateo.

Cette concurrence acharnée n'est pas unique à notre secteur. Par exemple, on peut trouver 24 styles de mètre-rubans dans les grandes surfaces Walmart. Quant à la chaîne de pharmacie Walgreens, elle a enfin décidé de réduire le nombre de marques de super glues de 25 à 11, pour sûrement créer du Lebensraum sur ses étagères. (Oui, les pharmacies aux US vendent de la colle. Elles vendent même des cigarettes -- concurrence oblige.)

Les trains sortent lentement, les lumières vertes s'affichent devant moi. J'approche les 1.800 pieds, et je réduis ma vitesse en affichant 145 kt. Je déconnecte le PA, et j'intercepte l'axe de piste en faisant un virage à droite. Je rattrape lentement l'Airbus qui est en finale pour la piste parallèle, la 28L. L'A319 a une vitesse faible d'approche qui se trouve entre 120 et 130 noeuds, selon son poids. Un avion décolle, en croisant nos axes, sur l'une des deux pistes perpendiculaires, la 01R. Je dépasse l'Airbus doucement sur la droite, style deux airliners en patrouille. Il est à moins de 250 m de nous. Le Captain dit, "This is spectacular" en regardant à gauche. Avec une vitesse d'approche de 145 noeuds, je maintiens fermement l'avion sur l'axe. Une déviation d'un peu plus de 3 secondes et c'est l'impact. Mon espace vital n'a jamais été aussi étroit.

Je me suis pointé aux Etats-Unis à l'âge de 20 ans pour devenir pilote, moins de trois ans après la faillite de deux majors : Pan Am et Eastern Airlines. Le marché était saturé de PL qualifiés. Après un 11 Septembre, une augmentation des prix du pétrole, et la pire crise économique depuis la seconde guerre mondiale, il l'est toujours. Aujourd'hui, le nombre d'effectifs à Delta, United, American, Continental, et US Airways atteint à peine les 38.000 pilotes. Pourtant, pas moins de 600.000 personnes possèdent une licence de pilote aux Etats-Unis. Et plus de 145.000 ont l'ATP.

Dans ce pays des grands espaces, il n'y a pas assez d'espace pour le rêve de tout le monde. Et avec un nombre limité de places en poste, j'ai dû compter sur l'échec des autres pour réussir. C'était ça ou essayer de trouver une idée géniale qui me rendrait riche. Comme vendre des cigarettes en pharmacie.

September

6 septembre 2009 à 17h24

I started my day in Nashville, Tennessee, a really neat town famous for its country music. I smiled when I saw that even the coded five-letter fixes that define airways over Nashville's airspace have country music connotations, like "GUITR", "HEHAW", OR "GRRTH". I found the people very friendly too. I love laying over there.

We stayed at the Radisson Friday night. There were many young black men at the hotel, all wearing uniform sweat pants and jackets. I spoke to a couple of them in the elevator, and they said they were part of a college football team from Alabama. They would be playing Tennessee the next day. They were extremely polite and always said, "Yes, sir." I wished them luck and said I'd be rooting for them. It's September, and football season is upon us. I've lived on the East Coast, the Midwest, and the West. I'm now enjoying the South and its hospitality.

Tuesday President Obama will address schools across the country through a televised event. Many are afraid he will try to "indoctrinate" our nation's children during the current political storm. The school where my kids go to here in Utah has decided to not broadcast his speech. While I'm thankful that schools are still free to choose, I believe that a pep talk from the first African American president can only do some good.

September is about football and politics. It's also my favorite month to fly. The weather is gorgeous, the thunderstorms have passed, and the people are back at work and school. Our flights are still full, though, which is great to see. When I worked for Independence Air, a start-up airline, I remember sometimes having 10 people on my Regional Jet, an airplane that could seat 50. I remember walking down the aisle before the flight and shaking everyone's hand, thanking them for their business while secretly worrying about those dismal load factors.

After going through two failed start-ups, you never take full airplanes for granted. And when you make your way through Delta's busy terminal, slaloming between hurried passengers, their children, and fellow crew members, you can't help but smile. The airline pilot with a military background -- and who's never missed a paycheck in his life -- probably can't relate. Good for him.

Good for me, too.

Le changement

10 septembre 2009 à 0h56

En croisière entre la Floride et Atlanta, vol 1490. Il est 19:45 et le soleil est juste au-dessus de l'horizon. Je suis le pilote en fonction sur le MD88 immatriculé 987. Le MD88, avec des moteurs Pratt et Whitney de 21.400 livres de poussées, est moins performant que le MD90 dont j'ai l'habitude de piloter, qui en a 28.000 sur des moteurs Aero V2500. Delta m'a qualifié sur les deux. La masse maxi du MD90 est plus élevée, par contre l'aile est identique à celle d'un MD88. Donc le MD90 n'atteint que rarement son altitude maximum de 37.000 pieds.

J'ai programmé le plan de vol sur le FMS monochrome installé devant moi. On en a deux à bord. Après le décollage à Jacksonville, et une fois notre procédure de départ finie, j'ai mis le pilote automatique sur ON. Lorsque j'ai appuyé sur le bouton "NAV" du flight guidance system du tableau de bord, le PA s'est branché sur le plan de vol du FMS.

Je peux passer du MD88 au MD90 d'un jour à l'autre, et on met un peu de temps à s'habituer aux différences. Alors que certains pilotes de ligne n'ont fait que de l'Airbus ou du Boeing, j'ai la chance (ou la malchance) d'avoir six qualifs de type par cinq constructeurs différents : British Aerospace, Bombardier, Airbus, Boeing, et enfin McDonnell Douglas.

Les philosophies de vol sont toutes différentes. A chaque test mania au simulateur, tu dois oublier ces gestes instinctifs que tu avais répétés des centaines de fois avant, sur d'autres jets. Lorsque je suis passé de l'A320 au Boeing 767, j'ai dû faire un pas en arrière au point de vue de la technologie. Avec McDonnell Douglas, j'en ai fait deux. Un pilote doit pouvoir changer et s'adapter, quel que soit le cockpit.

Le changement est devenu mon meilleur ami et la seule constante depuis le jour où j'ai tout quitté pour venir réaliser mon rêve. Un nouveau pays, une nouvelle langue, de nouvelles coutumes, et une différente way of life. On doit changer, s'adapter, ou c'est l'échec garanti. Mon chemin a croisé ceux d'autres immigrants, et j'en ai rencontré plus d'un qui n'en pouvaient plus, et qui ont pris la décision finale de rentrer en France. Un retour au pays n'a jamais vraiment été une option pour moi à cause de mes mauvaises notes au bac et surtout de mon inaptitude médicale pour être pilote. J'ai compris alors que la partie la plus difficile de mon défi ne sera pas d'apprendre à piloter ou même de trouver un boulot mais plutôt de m'intégrer dans une culture si différente et parfois si incompréhensible pour nous Français. Il faudra que je change, je décide. Il faudra que je m'adapte ou c'est l'échec.

Ce pays est rapide et dynamique. S'adapter n'est pas une option, mais nécessaire pour survivre son rythme impossible, et sa cadence infernale. Dans ma courte carrière de PL, Delta est déjà ma 3e compagnie aérienne — les deux autres ayant fermé leurs portes. Chaque compagnie a des procédures différentes, une gestion différente du pilotage qu'on doit oublier lors d'un licenciement et réapprendre lors d'une embauche. Le règlement aérien change lui aussi constamment, comme la technologie et les outils disponibles au pilote moderne. Delta, avec sa fusion actuelle avec Northwest, est en train de fusionner les procédures des deux compagnies. Chaque mois, on reçoit dans nos casiers des paquets de révisions pour nos manuels d'exploitation. On les apprend, et on se standardise.

C'est un vol très court entre Jacksonville et Atlanta — moins d'une heure. Une fois le niveau de vol de croisière atteint, on déplace nos visières pour nous protéger du soleil couchant. On commence à briefer l'approche : En venant du Sud Est, notre procédure STAR sur Atlanta s'appelle le "CANUK7," et comme son chiffre l'indique, c'est une procédure qui a été déjà changée sept fois. On confirme qu'on a la bonne révision. On croisera le point "CANUK" à 14.000 pieds à moins, bien sûr, qu'il y ait un changement à cause du trafic.

En programmant "14000" à droite du fix "CANUK" sur le FMS, celui-ci va calculer une pente de descente optimum et minimiser notre consommation d'essence. J'appuierai alors sur VNAV pour coupler le PA à la navigation verticale du FMS. Je suis bien loin des procédures apprises en école de pilotage où je multipliais simplement l'altitude à perdre par trois, ce qui me donnait une distance en nautique. A cette distance, je poussais le manche vers l'avant, et les arbres devenaient plus grands.

Mais je m'adapte.

Darwin a dit un jour que ce ne sont pas les espèces les plus fortes qui survivent, ni celles qui sont les plus intelligentes, mais celles qui s'adaptent le plus au changement. Mon histoire d'immigrant aux Etats-Unis, avec mes succès et mes échecs et mon expérience en tant que pilote de ligne, m'a montré que cette philosophie de "change ou meurs" s'applique très bien dans ce pays, et dans ce secteur. Je connais un diplômé de l'ENAC (qui a fait également un Master avec mention à Embry-Riddle, l'école aéro civile la plus réputée du pays) qui n'a pas pu s'adapter au mode de vie américain. Il est rentré l'année dernière en France, et non par choix. J'ai également connu un ancien pilote de chasse américain qui n'avait fait que du F-16 pendant ses 12 ans de carrière dans l'Air Force. Lors de sa formation à Delta, il n'a pas réussi à faire sa transition vers la ligne, ni vers un avion beaucoup moins sophistiqué que son Falcon. On a dû le licencier.

En descente sur "CANUK," je me prépare pour l'arrivée IFR sur Atlanta. Je sors la carte d'approche pour l'ILS piste 10, et on compare les dates. On affiche les fréquences, l'altitude de décision, et on vérifie que l'approche, avec sa procédure de remise des gaz, soit également dans la base de données du FMS, et mise à jour. Lors d'une "missed approach" j'appuierai sur "NAV" à 400 pieds sol. Si on se pose, on dégagera à la deuxième bretelle. On parle de tout, et on essaie de prévoir toute éventualité.

Et à la fin du briefing, je sors la carte pour l'autre piste, la 9R, et je la mets à ma droite, sur la tablette au-dessus de ma sacoche de vol. Car des fois, à la dernière minute, il y a un changement.

Atterrissage de nuit

1 octobre 2009 à 0h02

Ce soir, mon atterrissage de nuit ne se fera pas dans une grosse ville comme New York, Chicago, ou Los Angeles, mais dans l'Idaho, un Etat paumé et montagneux entre le Wyoming et l'Orégon. L'Idaho a une population totale de 1,5 million d'habitants, et une réputation qui se limite à des stations de ski et une culture de pommes de terre — ses "famous Idaho potatoes". Je suis le pilote Frenchie qui découvre les coins perdus et fermiers de l'American West — cette fois-ci en jet.

Je suis en descente sur l'aéroport de Boise, qui est la capitale de l'Etat. Il fait une nuit d'encre et mon MD90 équipé de moteurs Aero V2500 est trop haut, trop rapide. J'attache mes sangles, puis j'augmente mon taux de descente, moteurs à réaction au ralenti, badin en butée, spoilers deployed. On fait ce qu'on appelle une IAS descent — une descente à taux maximum basée sur une vitesse, et les manettes de poussées à l'arrière, sur "idle". Atterrissage de nuit avec un jet.

On passe les 15.000 pieds lorsque le contrôleur du coin nous autorise à "descent and maintain 7000". La vitesse maximum autorisée sous le seuil des 10.000 pieds est de 250 noeuds, donc je dois gérer ma trajectoire d'une manière optimum pour que mon avion reste à un taux de descente maxi le plus longtemps possible, en considérant l'inertie de la machine. La vitesse ne sera pas basée sur une poussée — puisque la poussée est déjà au minimum — mais seulement sur l'assiette de l'avion. Et pour l'instant pas question d'augmenter mon assiette pour réduire la vitesse ou bien on sera trop haut pour l'approche.

D'une main, j'affiche 10.000 pieds sur la fenêtre de l'altitude du panel, et non les 7.000 pieds autorisés. Je resterai à 310 noeuds jusqu'à la mise en palier à 10.000. Les manettes toujours à l'arrière, on attendra les 250 noeuds à 10.000 pieds pour continuer notre descente. Pas besoin de donner des explications à Peter, mon commandant de bord vénéré. Il comprend les lois de l'aérodynamisme, et il comprend donc que c'est la meilleure manière de gérer notre descente dans cette situation.

La transition de turbo prop à jet est une transition importante à cause de la rapidité des événements, de l'inertie de la machine, qui peut transporter 150 passagers comme le MD90, et du besoin constant d'anticipation. De plus, selon la carte d'approche, il y a des montagnes assez élevées à l'Est de l'aéroport. On ne voit pas le relief, bien sûr, car il fait nuit. L'ILS est OTS ou "Out Of Service", selon le NOTAM. On sera donc trop haut, trop rapide pour une approche à vue dans un aéroport dans les montagnes, et par une nuit d'encre. Si on se posait à Los Angeles, on ferait une finale de 30 nautiques. Pas dans ce coin paumé. On doit toujours être sur nos gardes - avoir une "situational awareness", comme on dit ici, en pilotant un avion à grande vitesse.

On est toujours trop haut pour la finale et on demande un vecteur à 90 degrés vers la gauche pour continuer notre descente et "casser" notre inertie. Dans l'aviation militaire américaine, on appelle ça un "break." Mes flight spoilers sont sortis, l'aile gauche s'incline au-dessus des lumières de la capitale, et le MD90 se met en virage.

Je commande également la sortie des slats, qui sont des béquets de bord d'attaque. Je ne peux toujours pas sortir les volets puisque le MD90 a une limitation sur son utilisation : les volets et les aéro-freins ne peuvent pas être sortis en même temps. Il faut donc choisir le moment optimum pour échanger l'effet aérodynamique des "flight spoilers" contre celui des "flaps".

On repart vers la droite — break right — et je continue ma descente dans le trou noir. Je commande la sortie des trains et les lumières vertes s'allument une à une sur le tableau de bord. Lorsque les spoilers sont rentrés, je commande la sortie des volets sur 11 degrés, puis 15, puis 40. A cause du manque de repères visuels au-dessus de l'Idaho, tu ne peux pas voir que l'avion commence sérieusement à piquer du nez. Mais tu sens ton corps s'alléger.

On continue à vue, mais je n'ai pas visuel sur la piste, puisqu'elle est du côté gauche de l'avion — du côté du captain. Je continue à pousser du manche en descente vers une surface noire parsemée de lumières. La voix féminine de l'ordinateur s'écrie : "Altitude! Altitude!". D'une main, on reset l'altitude window pour qu'elle se taise. Tu ne vois ni le relief ni les champs de patates. Mais tu peux presque les deviner car ils sont vides de lumières.

Je me penche vers l'avant, et je tourne la tête vers la gauche, au-dessus de l'épaule du commandant de bord. Je vois à peine la fin des lumières d'approche. Je braque à gauche, l'aile gauche se baisse. Ton sens d'orientation te joue un tour, car tu as l'impression que ton corps est fixe, et que les lumières de la ville dansent autour de toi. Aucun repère visuel autour de la piste à part un PAPI dont ses quatre lumières — deux rouges, deux blanches — m'indiquent que je suis actuellement sur le plan. "Not bad", je murmure.

La piste n'a même pas de runway centerline lights, donc je me poserai dans un trou noir délimité de lumières. Et à l'arrondi, je n'aurai que ma vision périphérique pour juger ma hauteur. Maintenant, en finale, je garde le "rabbit" centré sur ma verrière. Si les lumières d'approche bougent vers le bas de la verrière ça veut dire que ton taux de descente est trop faible, et tu dois pousser sur le manche de l'avion. Si les lumières bougent vers le haut, l'avion touchera inéluctablement le sol avant d'atteindre le seuil de piste, et tu feras la une de tous les quotidiens américains. Comme tu as l'impression que ton corps est fixe et que le monde bouge autour de toi, le but du jeu est de stabiliser ces lumières grâce aux commandes de ton avion, qui, lui, a une vitesse de plus de 260 km/h en finale et une inertie incroyable.

Ca se complique : La gestion de ta vitesse varie selon tes corrections sur le plan d'approche. Si les lumières montent vers le haut de ta verrière, et que, donc, tu es trop bas, cabrer l'avion pour revenir sur le plan d'approche affaiblira ta vitesse, et une correction de puissance sera impérative. Mais si tu rajoutes trop de puissance, ton excès de vitesse créera une portance, qui mettra ton jet sur un plan trop haut. Tes seuls repères sont donc ces petites lumières, qui bougent, qui s'arrêtent de bouger, et qui changent de couleur. On dit que si le PAPI indique "red over white, you're alright". Par contre, "red over red, you're dead".

Mon approche se stabilise enfin, et le captain commence à lire la landing checklist. Il me demande de confirmer que le train est sorti, que les volets sont sur 40, et que les ground spoilers sont armés. Le reste de la checklist est un monologue, donc pas de "challenge - response". En balayant tes yeux de l'extérieur du cockpit à l'intérieur, en bougeant ta tête du haut vers le bas, et de gauche à droite pour confirmer les "switch positions", il y a un effet de vertige, à cause d'un conflit entre une faible perception visuelle de nuit, et un mouvement vestibulaire assez important à l'intérieur de ton oreille.

Lorsque mes yeux se re-concentrent sur les lumières d'approche, je constate que ces dernières ont un peu bougé. Je dois percuter : est-ce mon crabe — la correction vent de travers — qui est maintenant trop important, comme l'intensité du vent s'affaiblit au fur et à mesure qu'on perd de l'altitude ? Quoiqu'il en soit, et en restant à 145 noeuds en finale, je bouge le nez de l'avion avec douceur pour que les lumières s'arrêtent de bouger. Je me dis que si je ne suis pas sur le plan, dans l'axe, et à la vitesse d'approche à 1000 pieds sol, c'est la remise des gaz... dans les montagnes et par une nuit d'encre.

Sinon, ça sera l'atterrissage, et je ferai l'arrondi en me basant sur les balises de piste pour juger ma hauteur. Une fois que les roues touchent le ciment, les manettes seront à l'arrière, les reverses sorties, et les ground spoilers "deployed". Mon corps, lui, sera jeté vers l'avant, dans les sangles. Et à l'aide des palonniers, je ferai de mon mieux pour garder le bolide sur l'axe de piste, et à ne pas partir dans les champs. Même si c'est un champ de famous Idaho potatoes.

Made in the USA

12 octobre 2009 à 4h19

J'étais un grand supporteur d'idées sociales lorsque je suis arrivé aux Etats-Unis, en 1994. La majorité de ma vie s'était déroulée sous le régime Mitterrand, et la dernière fois que j'avais voté en France, j'avais voté vert. Oui, écolo. J'ai débarqué dans le désert d'Arizona, un Etat bien cowboy et républicain dans un pays qui venait d'élire Bill Clinton--après huit ans de Reagan et quatre ans de Bush. Le choc fut certain.

A l'âge de 20 ans, j'ai donc décidé de me lancer dans le système américain à cause d'un rêve que j'avais, et d'une aptitude médicale pilote que je n'avais pas. J'avais également reçu de mauvaises notes au lycée. Et dans un pays où les gens aiment se battre à coup de diplômes et les fonctionnaires torpillent des carrières à coup de tampon, je savais que mes options en France étaient limitées.

J'étais séduit par l'Amérique et sa culture "self-made man" que je ne connaissais uniquement au travers des livres que j'avais lus et des films que j'avais vus. Mais rien ne pouvait me préparer à la réalité : un mode de vie basé, ad nauseam, sur l'argent, une culture ultra-concurrentielle, un manque de couverture sociale, et des embauches "at will" qui autorisent les patrons à virer sans raison et sans préavis--bref, à volonté. Les compagnies, ici, ne sont pas obligées à cotiser à la retraite, ni à une assurance médicale, ni à te donner des congés payés--même des congés tout court. Et malgré l'augmentation du "federal minimum wage" par Barack Obama, le SMIC américain n'est qu'à $7.25, l'équivalent de 4.91 Euros. Trop peu pour vivre dans ce pays.

Maintenant que je suis arrivé à mon rêve, je ne peux pas m'empêcher à penser à ce système brutal dans lequel je vis depuis plus d'une décennie. Mais comme tout immigrant qui arrive à ses fins, par chance ou par labeur, je me demande aussi si ma réussite fut en dépit de ce système ultra-capitaliste, ou plutôt grâce à lui. Et comment être contre un pays qui m'a fourni tant d'opportunités grâce, en partie, à une cotisation sociale gardée au minimum ?

Oui, ce capitalisme acharné a fait faillir toutes les compagnies pour lesquelles je travaillais : le "traffic watch" en C-172 au-dessus des autoroutes de Phoenix, la compagnie cargo en C-310 qui reliait les petites villes du désert d'Arizona, l'air ambulance dans les réserves indiennes en Jetstream 31, puis ma compagnie régionale qui s'était transformée en Independence Air avec des Airbus, et enfin MAXjet, le 100% classe affaire entre New York et Londres en B-767. Toutes ont péri. Sans exception. Mais, n'est-ce pas ce même système qui m'a permis de rebondir si rapidement ? (J'étais au chômage pendant deux mois, l'année dernière, avant de recevoir deux offres d'emploi, une pour United et l'autre pour Delta).

Je ne l'ai jamais écrit dans ce journal, mais ça fait plusieurs années que je donne entre $300 et $450 par mois aux charités américaines. Ce n'est pas pour me vanter que je dis ça, mais pour souligner le conflit qui est en moi, un conflit entre le sytème qui m'a tout offert et mes origines françaises et sociales qui ne le comprennent pas.

Comme certains l'ont constaté dans mes derniers écrits, le journal d'un pilote français aux Etats-Unis ne parle pas seulement d'avions, mais d'un Français face aux cauchemars d'un système sans pitié et ses conséquences qui lui ont permis de décrocher la lune. Le dilemme de celui qui est né en Europe, mais "made in the USA."

Le système américain est plein de contradictions, et malgré les prédictions courantes de son échec, il continue à fournir des opportunités incroyables à ceux qui n'ont pas peur de travailler dur. Alors, j'essaie de comprendre ce système, mais en vain, et je continue discrètement à faire mes donations mensuelles. Et lors des élections, mon dilemme devient si intense que je ne sais jamais pour qui voter. The Green Party ?

La routine

21 avril 2010 à 22h05

Ca fait plus de deux ans que je travaille pour Delta, basé à Salt Lake City. Je commence à bien connaitre le MD90, sur lequel je vole, le réseau de ma compagnie que je sillonne, et enfin ses procédures : la réglementation, le manuel d'exploitation, et le contrat entre la compagnie et ALPA, le syndicat des PL américains. J'ai mes Captains préférés, et ceux avec qui les vols paraissent beaucoup plus longs.

J'enfile l'uniforme que j'ai soigneusement repassé. D'une main je prends mon badge "CREW," de l'autre mon téléphone portable, et mon portefeuilles où se trouve mes licences de pilote de ligne et mon certificat médical First Class. Mes bottes de vol sont des santiags en cuir noir, j'ai ma Breitling Navitimer au poignet, ma bague, et mon stylo. A 35 ans, j'ai encore 30 ans de carrière avec la plus grande compagnie du monde. C'est la routine. Une routine que j'aime, aprés m'être battu pendant une décennie, la pire décennie du secteur du transport aérien.

Une routine qui ne va pas durer. Je viens d'être muté sur Minneapolis, un hub de la compagnie Northwest qui, elle, a été rachetée par Delta. En plaçant les MD90 dans le Midwest des Etats Unis, cet appareil peut atteindre la Cote Est et Ouest. American Airlines fait pareil, car elle base ses MD82 au centre du pays, à Chicago et Dallas. Des Airbus A320 vont venir de Minneapolis et être bases à Salt Lake. Avec un peu plus d'ancienneté, j'aurai également l'opportunité d'être basé à nouveau à SLC, sur un appareil différent.

Ma mutation aura lieu le 1er Mai. Comme mon but est de revenir sur Salt Lake, j'ai décidé de garder ma maison dans l'Utah et de ne pas déraciner ma famille une fois de plus. Je ferai des mises en place en début de rotation, comme je l'avais fait avant, depuis Chicago sur New York. A peu prés la moitié des pilotes de ligne aux USA prennent l'avion pour se rendre au travail. A Delta, on a le droit de réserver le jumpseat, donc on sait d'avance s'il y aura un siège supplémentaire à notre disposition. Le vol de SLC à MSP prendra deux heures et demies, que je ferai avant une rotation de quatre jours. Certains passent plus de temps sur la route en une semaine.

On dirait que l'économie recommence à repartir. Et je conseillerais à n'importe quel jeune de se lancer maintenant. Si tu attends que le secteur aérien atteigne son zénith pour commencer ta formation, il sera trop tard lorsque tu te pointeras sur le marché du travail avec tes licences et tes heures de vol. Catch the wave. Now.

Je conseillerais également de ne pas prendre de raccourci, d'investir dans une bonne formation, avec une réputation béton, à moins que ton ambition soit de ne faire que du travail aérien. La sélection est tellement pointue au niveau des majors, que le calibre de ton CV et de ton expérience est examiné ad nauseam. Certaines écoles te promettront le rêve à des prix discounts. Choose carefully.

Je suis en train de taper ce texte sur l'écran virtuel d'un iPad, une machine qui est devenue ma meilleure amie depuis plus d'une semaine, une machine idéale pour un pilote de ligne. Mon fils de 4 ans est allongé sur la moquette, en train de chanter. Il veut que je le pousse sur la balançoire, dehors, dans notre jardin. Il attend patiemment. Mon berger allemand est déjà dehors, mes deux autres enfants sont à l'école. J'essaie de savourer ces moments avant ma mutation. Je m'étais habitué à la routine.

J'avais presque oublié que dans ce pays, dans ce secteur, il n'y en a pas.

Croire en soi

24 avril 2010 à 4h07

J'entame ma dernière rotation depuis Salt Lake City avant ma semaine de congés. A partir du mois de mai, je serai officiellement basé à Minneapolis. Après un aller-retour sur John Wayne Airport, à Orange County en Californie, je décolle depuis la piste 34L de Salt Lake, et je prends un virage serré à gauche et vers le Sud, à destination de Phoenix.

Le vol sur Phoenix ne dure qu'une heure et demie, mais c'est un de mes vols préférés. Quand tu atteins le Sud de l'Utah, tu passes entre le Zion National Park et Lake Powell, puis en entrant dans l'Arizona, tu fais une verticale le Grand Canyon. Tu passes à l'Ouest du terrain montagneux de Flagstaff, puis verticale Prescott, où je fus une fois basé en tant que pilote d'Air Ambulance et où se trouve le campus d'Embry-Riddle Aeronautical University. Enfin, tu entres dans la vallée de la mégalopole de Phoenix, qui compte plus d'un million et demi d'habitants.

J'ai des émotions assez fortes lorsqu'on passe au-dessus de l'aéroport de Deer Valley, juste au Nord de la ville, car c'est là où j'ai fait ma formation de pilote professionnel. Je reconnais les deux pistes parallèles sur lesquelles j'ai fait de nombreux tours de piste, mes premiers vols de nuit, et mes premiers vols sur bimoteurs. J'avais 20 ans, et j'avais l'impression d'avoir une éternité devant moi.

Si tu m'avais dit, lors de ma formation, que je survolerais cet aéroport avec un jet aux couleurs Delta, je ne t'aurais sûrement pas cru. Ou alors le contraire : je t'aurai cru, car à cet âge-là, on se considère invincible. Le plus dur quand on vieillit, et qu'on commence à goûter aux échecs, c'est de continuer de croire en soi.

On passe juste à l'Ouest de Squaw Peak, qui vient d'être renommé Piestawa Peak, car "squaw" est un nom péjoratif pour décrire une indienne. Piestawa est le nom de famille de la première femme indienne tuée en guerre dans l'Armée américaine, c'était en Irak.

J'ai vécu pendant quatre ans à Phoenix après ma formation de pilote. Je connais très bien ses rues et ses avenues, que je sillonnais, sans me lasser, en moto. Je passais également des heures en Cessna 172 à survoler ses autoroutes pour le report de trafic d'une radio locale. J'avais fait ma qualif bimoteur et instructeur, et j'amenais des élèves français au-dessus des grands espaces américains par des températures passant des fois les 40 degrés (et avec des grosses bouteilles d'eau dans la soute de l'avion).

Les 148 sièges du MD-90, dont je suis le pilote en fonction sur ce vol, sont occupés. On a même un employé de la compagnie sur le siège strapontin, qui se rend à Phoenix pour rendre visite à ses parents. En discutant, j'apprends qu'il est commandant de bord B-767 dans notre compagnie, embauché après avoir pris sa retraite en tant que Lieutenant Colonel dans l'U.S. Air Force. Il est un ancien pilote de F-16 et un diplômé de l'U.S. Air Force Academy--le Salon de Provence américain. Mon commandant de bord, lui, est un ancien pilote de P3, le chasseur de sous-marins de la U.S. Navy. Peu de pilotes à Delta ont un civilian background comme le mien. Peu, qui arrivent à se faire embaucher ici, ont fait la voie civile commençant à l'aéro-club.

C'est en tournant en finale que je déconnecte le pilote automatique et les auto-throttles. J'ai fait cette arrivée des centaines de fois auparavant : en Jetstream aux couleurs de Native American Air Ambulance, en bimoteur Cessna 310 pour la livraison d'urgence de fret, et en tant qu'instructeur monomoteur. Lors d'une visite de mes parents à Phoenix--après ma formation CFI--je les ai amenés en vol. J'ai mis mon père (qui a une licence de pilote privé acquise sur le terrain en herbe de l'aéro-club d'Alsace) en place gauche du C-172 américain. Je me souviens de son sourire lors de notre arrivée sur Phoenix Sky Harbor International, en sandwich entre deux B-737. Il était impressionné par notre vitesse de 60 noeuds en finale, pour maintenir un semblant de "spacing" entre deux airliners.

Ce soir, au crépuscule, ma finale se fait à 145 noeuds, mais le pilotage se fait avec la simplicité d'un Cessna. C'est ma dernière rotation dans le Sud-Ouest américain, et je déguste mon arrivée sur la ville qui m'a apprise le pilotage professionnel. J'ai une pensée pour mon père, qui, depuis le début, n'a jamais arrêté de croire en moi.

La fête du travail

1 mai 2010 à 1h34

Je suis officiellement basé à Minneapolis à partir d'aujourd'hui, le 1er mai. Ce n'est pas vraiment la fête du travail pour moi puisque je serai en réserve les six premiers jours de mai. Comme je vis toujours dans l'Utah, je devrais faire des mises en place en GP depuis Salt Lake et me reporter à ma nouvelle base à l'heure. Mais connaitre l'heure exacte est un véritable défi.

Delta nous permet de réserver le jumpseat presqu'une semaine à l'avance, et c'est ce que j'ai décidé de faire. Je me suis branché sur iCrew -- le nom de notre système de planning sur Internet, créé par des informaticiens de la compagnie. J'ai réservé dès que je pouvais le jumpseat pour le vol de Salt Lake à Minneapolis pour la veille de mon premier jour en stand-by. J'ai réservé également une chambre d'hôtel près de l'aéroport.

En réserve, lorsqu'on ne vole pas, on est soit en long call, soit en short call. En short call, on a seulement deux heures de notification, mais en long call, la compagnie nous prévient 12 heures à l'avance. Si je suis en short call, il faut, bien sûr, que je sois sur place à Minneapolis, car le vol depuis Salt Lake prend au moins 2h30, sans compter l'embarquement et le fait que j'habite à 45 minutes de l'aéroport. Par contre en long call, je peux rester chez moi jusqu'à ce que je reçoive le coup de fil de Crew Scheduling.

Jusqu'à la veille de mon premier jour réserve, je ne sais pas si je suis en long ou short call. C'est pour ça que j'ai décidé de la jouer sûr et de réserver le jumpseat et la chambre d'hôtel -- quitte à tout annuler si j'ai les 12h de notifications, au lieu des deux.

Vendredi 30 avril : Il est 9:00 du matin et toujours rien dans mon planning. Grâce à iCrew, je peux voir les autres pilotes en stand-by pour demain. Je suis en haut de la liste, car j'ai une disponibilité de six jours, le maximum en tant que pilote de ligne. Pour l'instant, toutes les rotations prévues pour le 1er mai sont couvertes, je serai soit en long call ou en short call.

10:00. Je me rebranche sur iCrew, et toujours rien. Le planning a jusqu'à 15h la veille pour nous informer sur le type de réserve. Donc il est encore tôt. Mais je sais aussi que les "crew planners" s'occupent de la distribution des vols assez en avance, et je devrais connaître mon sort dans les délais -- sûrement avant midi. En cliquant sur un bouton, je peux voir qu'il n'y a aucune rotation en "open time" pour le 1er mai, c'est-à dire que chaque rotation a un équipage assigné, et à moins qu'un pilote se porte malade, on aura pas besoin de réserve. En général, les compagnies bien gérées ont un peu plus de rotations que de membres d'équipage, sachant que certains pilotes sont toujours prêts à faire des heures supplémentaires. Au pire des cas, on donne les rotations non couvertes aux réservistes.

J'appuie sur un autre bouton, et je peux voir qu'il y a une rotation de quatre jours qui commence le 2 mai et qui n'a pas encore de copi. Donc si je ne vole pas samedi, je partirais sûrement le jour d'après. C'est une rotation assez costaud, qui passe souvent par Atlanta, avec des départs en vol sur la Côte Est à 5:30 du matin (donc un report à 4:30, ce qui fait 2:30 pour un corps comme le mien qui a l'habitude de se lever dans l'Ouest américain.)

Mais même si je ne vole pas le 1er mai, je dois savoir impérativement si je serais en long call (à la maison) ou en short call (dans une chambre d'hôtel à Minneapolis). Ma mise-en-place sur MSP (Minneapolis-St Paul) décolle à 17h. Je décide de commencer à faire la lessive. Ma femme me coupe les cheveux. C'est ma rentrée.

11:00. Bing. Mon planning a été modifié, et le système me demande d'accuser réception. J'entre mon code secret pour confirmer tout ça, et j'accède mon planning. Short call ? Long Call ? Non, un copi vient de se porter malade, et je reprends sa rotation. Après quelques clics, la rotation apparait sur l'écran, j'appuie "PRINT." Pendant que l'imprimante s'échauffe, j'étudie chaque ligne.

C'est une rotation de quatre jours. Elle commence samedi et s'achève mardi. Je passerai la nuit samedi soir à Chicago, dimanche à San Diego, et lundi à... Salt Lake City ! Donc lundi je pourrais rentrer chez moi au lieu de passer la nuit à l'hôtel avec l'équipage.

De plus, le lendemain, tout ce que j'ai à faire, selon mon planning, c'est un deadhead sur Minneapolis. Un deadhead veut dire que l'équipage se déplace en passager pour un retour à la base. Excellent ! Comme c'est la fin de la rotation, je resterai simplement à Salt Lake au lieu de faire un deadhead sur MSP. Cette rotation de quatre jours s'achèvera en fait après trois jours.

Mon report time pour cette rotation est samedi à 8:00. Je devrais me mettre en place, donc, vendredi soir, et je me félicite d'avoir pris mes dispositions à l'avance pour une réservation de jumpseat et d'hôtel.

Attends !! Juste avant le numéro du vol, il y a la lettre "D" : D1009 MSP 0900 ATL 1233. "D" veut dire deadhead. Quoi ? Encore une mise en place ? Les deadheads sont rares, et en avoir deux dans une rotation relève du miracle -- surtout lorsqu'ils sont placés judicieusement au début et à la fin.

Je décide donc de passer la nuit chez moi vendredi soir et d'annuler ma réservation d'hôtel. Samedi matin, je ferai une mise en place sur Atlanta, directe depuis Salt Lake City. J'ai également annulé la réservation jumpseat pour le vol de vendredi soir SLC-MSP. J'en fais une autre SLC-ATL pour samedi matin. Tout grâce à iCrew.

Et une fois que je serai assis dans le poste du MD90, à Atlanta, c'est là que mon boulot commencera vraiment ! Quelle fête du travail !

La fin du tunnel

20 mai 2010 à 2h06

Je suis à la maison, assis devant mon ibook. Je pense à l'état actuel du secteur du transport aérien américain, et je me demande si on peut voir enfin "the light at the end of the tunnel," de la pire décennie dans l'histoire de notre secteur.

Selon la liste de pilotes à Delta, il y aura des centaines de départs à la retraite chaque année à partir de 2013 jusqu'à ce que je sois moi-même "retired" en 2039, suscitant des embauches à tour de bras et des progressions assez importantes pendant ma carrière. Il y aura une décennie complète, à partir de 2020, où plus de 500 pilotes par an prendront leur retraite, dont quatre ans d'affilée où l'on verra plus de 800 pilotes par an atteindre l'âge fatidique de 65 ans. Quand on ajoute les "retirements" dans les autres compagnies, comme American Airlines et United, les totaux sont faramineux. Delta a annoncé qu'elle embauchera déjà 300 pilotes supplémentaires pour le planning de vol 2011.

Mon chef pilote, ici à Salt Lake City, m'a avoué qu'il a informé son ancienne école de pilotage du nombre de départs : la plus grande compagnie du monde va devoir remplacer plus de la moitié de ses pilotes en moins de dix ans.

Avec la récession économique et l'augmentation récente de l'âge de la retraite de cinq ans, les embauches de pilotes avaient été pratiquement inexistantes ces deux dernières années. A cause de ça, un certain nombre d'écoles de pilotage ont fait faillite, exacerbant le manque d'infrastructures disponibles lorsqu'on aura besoin de former les futurs pilotes de ligne américains.

Delta m'a écrit un courrier aujourd'hui, me disant que je serai à nouveau basé à Salt Lake City, selon mes desiderata, et je serai sur A320. Viva Salt Lake ! Viva Airbus ! Je passerai donc du "Maddog" à "Fifi," comme on surnomme l'A320 ici. Je n'ai pas encore de date de formation; les plannings de simulateur doivent être révisés. D'ici là, je continuerai à faire des mises en place sur Minnéapolis... but I see the light at the end of the tunnel. Mon rythme soutenu d'une formation tous les deux ans continue, cependant celle-là devrait être moins stressante puisque l'A320 est une bécanne que j'avais déjà pilotée.

Je suis venu tenter ma chance aux Etats-Unis avec une certaine dose d'optimisme. Cet optimisme m'a permis de continuer à espérer lorsque les moments étaient durs, et surtout de ne jamais laisser tomber. Ce nombre de retraites est encourageant, mais je me rends compte que j'ai perdu un peu cette "audacity of hope" que décrit Obama dans son autobiographie. Suis-je maintenant un peu plus réaliste, un peu moins naïf ? Est-ce vraiment la lumière à la fin du tunnel que je vois, ou est-ce les phares d'un train dans la direction opposée ?

Target fixation

7 juin 2010 à 19h07

Je suis assis dans une salle d'hôtel ici à Minnéapolis. Je me suis mis en place hier matin depuis Salt Lake, car je suis en réserve ces trois prochains jours. La réserve "short call" ne me donne qu'un temps de réponse de deux heures, donc je dois être pratiquement sur place lorsque le téléphone sonne, prêt à partir. Par contre, lorsque je suis en "long call," je peux rester chez moi à Salt Lake, puisque Delta doit me prévenir 12 heures avant tout départ en rotation.

Mon service "short call," hier, s'est fait entre 13:30 et 1:30, la moitié passée dans un gros siège en cuir dans la salle d'équipage de Minnéapolis, l'autre dans un hôtel près de l'aéroport. Ce fut une longue journée à attendre, mon téléphone portable en main, puisque je me suis mis en place le matin de Salt Lake. Je m'étais présenté dans le cockpit de l'A320 qui fait la ligne entre SLC et MSP, badge en main, l'autre tendue vers l'équipage.

"Good morning. My name is Danny ..., and I was wondering if I could bum a ride to work." Le commandant de bord et copi se sont tournés des checklists et des FMS et m'ont gracieusement accueilli. L'Eté arrive, les vols sont remplis, et je me retrouve en poste plus souvent qu'à l'arrière pour mes voyages en GP. En vol, le captain me raconte qu'il vit à Kansas City, et ça fait plus de 22 ans qu'il fait des mises en place, comme Delta n'a pas de base là-bas. Je lui réponds qu'au mois d'Octobre je partirai en formation Airbus, et je serai à nouveau basé près de chez moi. I can't wait, je dis.

En croisière, on parle de nos carrières respectives, et je me rends compte que c'est un peu grâce aux échecs de mes compagnies précédentes que je me retrouve dans une major. Je me demande souvent si je serais resté à Independence Air si celle-ci n'avait pas fait faillite. Après tout, j'avais déjà sept ans d'ancienneté, un bon planning, et je pilotais l'A319 en attendant patiemment mon passage à gauche.

Et je me demande également si je n'aurais pas fait ma demande avec les majors si MAXjet n'avait pas montré des signes de problèmes financiers. A MAXjet, j'étais en stage "Captain" sur B767, et si la formation avait été achevée, j'aurais été un des plus jeunes commandants de bord long-courrier du monde. N'importe qui aurait été fou de cracher sur une telle opportunité.

J'ai lu récemment qu'une des manoeuvres les plus dangereuses dans l'aviation militaire est le "high angle, low altitude bombing run." Le danger d'un bombardement aux grands angles est que tu es tellement concentré sur la cible, à ajuster constamment ta visée, que tu traverses le seuil de sécurité, et il est trop tard pour remettre les gaz. Cette "target fixation" a tué un grand nombre de pilotes pendant la Seconde Guerre Mondiale et continue à faire des victimes chaque année, parmi les élèves pilotes de chasse américains.

Alors que j'étais en stage Commandant de Bord B767 à MAXjet, j'étais tellement "fixé" sur cet objectif que pendant longtemps je ne voulais pas faire mes demandes auprès des majors. J'ignorais même les problèmes financiers de MAXjet, comme un pilote de chasse pourrait ignorer le bruit agaçant de son altitude alerter. Mais j'ai quand même fait une demande d'embauche à United et Delta. Bref j'ai remis les gaz et je me suis éloigné de ma cible, sachant qu'un jour je serai à nouveau en stage CdB. Et six jours après mon entretien avec Delta, MAXjet a brutalement fermé ses portes.

Lorsque tu gagnes de l'ancienneté dans une compagnie aérienne, avec le planning et le salaire qui vont bien, il est difficile de se pousser à recommencer à zéro, sachant que tu seras en réserve, à faire des mises en place, et à gagner un salaire de "junior officer," même si ton rêve avait toujours été de travailler pour une major.

Je connais un pilote de mon âge qui travaille pour SkyWest, une compagnie régionale américaine et une feeder pour Delta et United. Il est commandant de bord et instructeur sur CRJ, donc il gagne bien sa vie et a un très bon planning. Mais il refuse de faire une demande d'embauche avec les majors, malgré mes encouragements. Quand il me dit qu'il ne veut pas recommencer à zéro, en bas d'une liste d'ancienneté, je lui réponds qu'il est encore assez jeune pour faire la transition vers Delta et avoir une bonne carrière. Mais il est "fixé" sur le court terme : sur son salaire actuel et son planning, même si l'avenir de sa compagnie est à la merci de la mienne.

J'aurais pu avoir cette "target fixation" lorsque j'étais un jeune officier dans l'Armée de l'Air pendant mon service militaire en France, à l'âge de 19 ans. A la fin de mon service, j'étais tenté de m'engager, mais je savais qu'à cause de ma myopie, je ne pourrais jamais piloter professionnellement en France. Il était temps de remettre les gaz avant de franchir le seuil de sécurité, avant que je ne sois trop vieux pour me lancer dans une carrière de pilote de ligne à l'étranger, et que l'inertie de la vie m'emporte dans une direction que je regretterais.

Quant à mon short call à Minnéapolis, il s'est achevé à 1:30 du matin. Je me suis levé à 5:15 pour prendre le premier vol sur Salt Lake qui partait deux heures plus tard. Mais à 5:25, mon téléphone a sonné, et j'ai tout de suite reconnu le numéro: le planning.

La voix au bout de fil m'a annoncé un départ en rotation à 17:40 ce soir, avec escale à Atlanta. Je serai donc bloqué à Minnéapolis pour le reste de la journée. Je suis un peu déçu, comme un pilote de chasse qui rentre bredouille après avoir remis les gaz lors d'un bombardement à basse altitude. Mais demain, je serai à nouveau chez moi. Et au mois d'Octobre, quand je partirai en formation A320, basé à nouveau à Salt Lake, j'aurai un grand sourire aux lèvres, et l'impression d'avoir complètement pulvérisé ma cible.

Stand-by

24 juin 2010 à 23h06

J'écris ces lignes depuis un hôtel à Minnéapolis. Aujourd'hui et demain, je serai en stand-by, prêt à partir en vol s'il y a changement de planning à la dernière minute. Mon métier, ces derniers mois, a été un mélange d'attente dans les hôtels et les aéroports américains, parsemé de vols intenses dans des orages, la nuit, pour remplacer un équipage bloqué sur d'autres aéroports.

Je faisais une arrivée STAR le soir sur Minnéapolis, en provenance de Washington, DC. Et comme les orages étaient en train de traverser l'aéroport, nous faisions des circuits d'attente à une vingtaine de nautiques, à regarder patiemment notre pétrole se casser la figure. Après quelques circuits et la clearance reçue, on s'est pointé en finale à traverser la pluie battante, dans une nuit éclairée que par des éclairs sporadiques.

L'avion était plein, et lorsque j'ai déconnecté le pilote automatique pour pousser le nez du jet vers le seuil de piste, je me suis souvenu que l'ancien Secrétaire d'Etat Colin Powell était à bord, assis en Business Class avec son bodyguard des Services Secrets. Un dernier coup d'oeil sur les autobrakes, que j'ai vérifié armés, car avec une piste mouillée et une vitesse d'approche très élevée due à la maigre taille de leurs ailes, les McDonnell-Douglas ont du mal à s'arrêter.

Une fois arrivé à la porte du terminal, il n'y avait personne pour nous garer. "Ramp is closed," on nous avait annoncé à la radio, ce qui est procédure standard lorsqu'il y a des éclairs à proximité. Par mesure de sécurité, on évacue les agents au sol, et les avions restent bloqués sur les taxiways. Alors on attend.

Maintenant, c'est dans un hôtel que j'attends. Je ne peux qu'être en stand-by pendant 12 heures. J'ai commencé mon service à 3:30 ce matin, donc à partir de 15:30 je peux éteindre mon portable jusqu'à demain matin. Les heures de réserve sont assignées à tour de rôle, et après demain, je pourrai rentrer chez moi pour le week-end. Un collègue copi qui s'appelle Tom, a commencé sa réserve à 5:30 ce matin, et le planning l'a déjà appelé pour une rotation, car un pilote s'était porté malade à Las Vegas. Il s'est donc mis en position là-bas pour reprendre le vol. Grace au système informatique de Delta, je peux accéder les plannings de mes collègues, et voir qui est parti en vol, et qui attend.

Même si je ne vole pas aujourd'hui, je dois me mettre en repos à partir de 15h30. Avant, les pilotes en stand-by pouvaient être appelés 24h sur 24, mais ceux-ci ne pouvaient que difficilement gérer leur repos. L'absence de standby reserve time dans la réglementation à été changée après le crash à Little Rock, la capitale de l'Arkansas, où le copi avait passé la journée en réserve à attendre. L'avion est sorti de piste par nuit orageuse, cassant le fuselage en plusieurs morceaux, et tuant une dizaine de personnes dont le commandant de bord. C'était un MD-83.

Il est 14h et mon portable vient de sonner. C'est Crew Scheduling, et on a besoin de moi pour reprendre un vol à Atlanta. Mise en place dans deux heures, et demain matin à l'aube, je ferai la rotation Atlanta - Chicago - Minnéapolis. Quant aux prévisions météo, il y a une ligne d'orages qui s'approche d'Atlanta. L'attente est finie.

Un conseil important

1 juillet 2010 à 1h51

Je reçois souvent des demandes de conseils pour devenir pilote de ligne aux Etats-Unis. Mon conseil le plus important, je dirais, c'est de ne pas suivre le conseil des autres. A chaque fois que j'en ai suivi, je me suis retrouvé déçu, et ensuite fâché que quelqu'un qui avait aussi tort, avait réussi à me convaincre qu'il était un expert dans la matière. D'ailleurs, il n'était même pas pilote mais vendeur de cravates.

Si j'avais suivi le conseil des autres, je serai toujours en France à me demander pourquoi je n'ai pas eu le courage d'avoir tout misé pour l'opportunité de réaliser mon rêve. Je passerai mes jours à regretter d'avoir écouté la prudence des autres, et de ne jamais avoir essayé faire ce que je voulais faire dans la vie. Qui sait, si j'étais encore en France, je donnerais des conseils aux jeunes passionnés, leurs disant que le métier de pilote de ligne doit être ennuyeux et médiocre en relations humaines, et que vendre des cravates, c'est mieux.

Beaucoup de gens dans la vie sont prêts à te donner des conseils, même quand tu n'en veux pas. Aux Etats-Unis, on appelle ça "unwanted advice," et c'est considéré comme impoli, comme un véritable faux-pas. Je les appelle "Moi-je-sais-tout." Ils te parlent d'un secteur qu'ils ne connaissent pas, mais dont ils se considèrent experts, car ils lisent des articles écrits dans la presse. Mark Twain a dit, "It ain't what you don't know that gets you into trouble. It's what you know for sure that just ain't so." Ce n'est pas l'ignorance qui te créera des problèmes, mais c'est la certitude de choses qui sont fausses. Ces pour ça que gens-là sont dangereux, car ils font erreur, et il faut les éviter comme la peste. Ils découragent, ils déçoivent, et d'un côté ils essaient de justifier leurs propres échecs.

Quand j'ai su que je ne pouvais pas être pilote de ligne en France, on m'a souvent poussé à m'orienter dans d'autres carrières. On m'a dit à quel point l'Amérique avait un système fichu, et à quel point le système français était le meilleur au monde. J'ai reçu ces conseils par des gens qui n'avaient jamais vécu ici, mais qui étaient des téléspectateurs assidus du 20h. Après 15 ans aux U.S., je trouve que les Français ont beaucoup de choses à apprendre de ce pays. Nous Français avons peut être beaucoup de savoir, mais les Américains ont énormément de savoir-faire.

Lors d'une escale à Oakland, j'ai contacté Mathieu, un jeune français de 25 ans qui est un lecteur fidèle de mon journal, et moi du sien. C'est la première fois qu'on s'est rencontré, et on est allé manger une crêpe prêt de son travail, downtown San Francisco. Mathieu, après un DUT d'informatique, a intégré l'école de commerce ISC de Paris. Il est parti aux Etats-Unis, où il est maintenant chef de produit chez Seesmic, une start-up qui a beaucoup de succès et qui crée des applications pour les réseaux sociaux comme Twitter et Facebook. Le PDG de Seeismic s'appelle Loïc Le Meur, un autre Français. Ils ont quitté leur pays et se sont lancés dans la concurrence sauvage de Silicon Valley. Mais ces deux Frenchies ont du savoir-faire.

Oui, Mathieu n'a que 25 ans, et comme a dit le New York Times à son sujet, "il est né l'année de l'introduction du Macintosh." Ce que Mathieu et moi avons en commun, c'est bien sûr d'avoir quitté le confortable système social dans lequel nous sommes nés pour avoir tout misé sur une opportunité qui n'aurait pas pu se présenter en France. Ce dilemme entre la sécurité et la liberté est aussi vieux que l'histoire de l'humanité. Pour moi, si je dois faire le choix, je sais lequel choisir--sans hésitation.

En me lançant à la poursuite de mon rêve, j'ai progressé bien plus que si j'étais resté en France à faire carrière dans un domaine qui m'intéressait peu. Et si je me lance et j'échoue, au moins ce sera mon échec et non celui des autres que j'aurai fait. Mon journal est un témoignage que la route n'est pas facile, mais aussi que, ultimement, ce n'est jamais ton savoir qui va te sauver en Amérique, mais ton savoir-faire. C'est pour ça que les compagnies américaines ne mettront jamais un pilote avec 300 heures de vol dans un A320, comme c'est le cas à Air France. Et c'est aussi pour ça que le savoir-faire d'un pilote vaudra toujours plus qu'un diplôme, même si celui-ci est de l'ENAC.

Quant aux "Moi-je-sais-tout," qui sont pleins de théories, ils traînent sur les blogs et les forums aéronautiques, et ils ne rendent pas compte, malheureusement, de l'influence qu'ils ont sur les jeunes passionnés de l'aviation. Là, et avec un ton assuré, ils dissertent sur les circonstances de mon métier, qu'ils ne connaissent pas. Ils écrivent que "travailler pour une grande compagnie, ce n'est pas le top du top pour un pilote," car "cela doit être assez ennuyeux et assez médiocre en relations humaines derrière une porte blindée," comme quelqu'un l'a fait dans mon journal. Puis, satisfaits, ces "Moi-je-sais-tout" éteindront leurs ordinateurs et partiront au travail--à vendre des cravates.

Better be lucky

20 juillet 2010 à 0h58

Ca y est. Le nombre est 467, un nombre que je ne suis pas prêt d'oublier. Delta a annoncé aujourd'hui un bénéfice pour le deuxième trimestre, son meilleur résultat depuis dix ans. Et pour moi, c'est la première fois depuis 2003 que je travaille pour une compagnie qui n'est pas dans le rouge. Le bénéfice net est de 467 millions de dollars pour trois mois.

Je crois que j'ai gagné quelques centimètres lorsque j'ai entendu la nouvelle--une dépêche envoyée via Twitter--car la pression s'est enfin allégée, et ca faisait depuis plus de sept ans que je travaillais dans un milieu qui ne marchait pas.

J'étais en formation de tir sur une base fédérale au fin fond du désert du Nouveau Mexique en septembre 2005 (voir Chevaliers du ciel). Un groupe de pilotes de ligne de plusieurs compagnies avait été choisi pour être armé dans les cockpits, et je faisais partie des pilotes selectionnés. Un après-midi lorsque je me suis pointé sur le champ de tir, les lèvres sêches et mon semi-automatique à la main, je me suis rendu compte que mes collègues faisaient tous la gueule. Ils venaient d'apprendre que Delta et Northwest s'étaient mis sous la loi des protections des faillites, le fameux chapitre 11. Deux majors en un jour, l'hécatombe. A l'époque je volais sur A319 pour une compagnie basée à Washington-Dulles. Je ne savais pas que celle-ci allait se mettre sous chapitre 11 deux mois plus tard, et finalement déposer le bilan en janvier 2006. Puis j'allais revivre le même sort deux ans plus tard avec une autre compagnie aérienne, MAXjet.

Je viens de recevoir un coup de téléphone d'un ancien collègue, qui s'appelle Jeff. Jeff et moi avons volé tous les deux pour Independence Air et MAXjet Airways; il avait toujours une ancienneté supérieure à la mienne et beaucoup plus d'expérience. Mais après que MAXjet a fait faillite, il est parti dans l'aviation d'affaire, et moi j'ai tout misé sur Delta, une compagnie qui perdait des millions et qui était sur le point de fusionner avec Northwest, dont les résultats financiers étaient pires. Mais alors que ma compagnie vient d'annoncer un bénéfice, la sienne a fermé ses portes, et ça fait maintenant depuis le mois de décembre que Jeff, père de famille, est au chômage. Il est désespéré. Il me dit que ses qualifications sont sur le point d'expirer. Il me demande humblement si je peux lui écrire une lettre de recommandation pour essayer de décrocher un entretien avec Delta.

Un joueur de baseball de l'équipe des Yankees des années 30, Lefty Gomez, a dit un jour, "I'd rather be lucky than good." Napoléon lui a dit qu'il ne voulait pas un bon général mais de la chance. Au téléphone avec Jeff, qui est originaire de Chicago, je me suis rendu compte à quel point j'ai eu de la chance d'être pilote pour la plus grande compagnie du monde, malgré avoir débuté ma carrière dans la pire décennie de l'histoire du secteur, à me battre contre des Américains, tous hyper-motivés et possédant l'avantage de la langue et des contacts. Pour ceux qui viennent aux Etats-Unis, une carte verte ne garantit pas un poste, juste l'opportunité de rivaliser dans un pays qui connait la concurrence la plus extrême au monde.

Je suis assis au resto avec ma femme et mes trois enfants. J'essaie d'expliquer à mon garçon de 10 ans et à ma fille de 9 ans pourquoi aujourd'hui notre famille fait la fête. La compagnie de daddy a fait un "profit," le premier dans la carrière de daddy depuis 2003. Marie ouvre les yeux très grands lorsqu'elle apprend qu'elle avait à peine deux ans. On est dans un restaurant style "all-you-can-eat buffet." Le type de restaurant qui fait grossir les Américains. La nourriture--et les desserts--sont à volonté. Je répète la nouvelle à voix haute : 467 millions de dollars. Aujourd'hui, je suis au 7e ciel. Aujourd'hui, j'ai l'impression d'être l'homme le plus chanceux du monde.

Comeback kid

29 juillet 2010 à 4h52

Il est 18:30 et je suis dans mon crashpad, à Minnéapolis. Le crashpad est une maison partagée par des pilotes qui sont basés loin de chez eux. Un pilote achète la maison, les autres se partagent le loyer, ce qui revient moins cher que de se payer chacun une chambre d'hôtel. De plus, on a une cuisine... et la camaraderie de l'aérien.

J'habite près de Salt Lake, mais j'ai été muté temporairement à Minnéapolis. Au lieu de déraciner ma famille, j'ai décidé de faire des mises en place, car je peux prendre l'avion gratuitement, et un pilote ne doit se rendre au travail qu'une fois par semaine. Je pars la veille de ma rotation, et je passe la nuit dans ce crashpad, ce qui me permet de me reposer avant mon départ en vol. "Crash" est un terme slang pour dire "se coucher."

Même s'il y a une douzaine de pilotes qui partagent la maison, on ne se croise que rarement puisqu'on a chacun des plannings différents. On passe la majorité de notre temps en rotation, ou chez nous, à la maison, lorsqu'on est "off."

Certains pilotes font des mises en place par choix, car ils préfèrent vivre dans un Etat ou l'immobilier est moins cher, au lieu de vivre près des grandes villes où se trouvent généralement les hubs des compagnies aériennes. D'autres, comme moi, ont été simplement transférés à cause du réalignement des vols après une fusion, et on attend d'avoir assez d'ancienneté pour être basé à nouveau près de chez nous. Mon comeback devrait venir fin Octobre.

Avec l'état tumultueux du secteur aérien ces dix dernières années, le nombre de pilotes qui "commutent" a augmenté, et on estime qu'un pilote de ligne sur deux fait des mises en place pour se rendre au travail. Sullenberger, le Captain du vol USAir 1549 qui s'était posé dans le Hudson, vit en Californie, mais il était basé en Caroline du Nord.

Je suis assis sur le divan. La télé est allumée et mon iBook est ouvert. Je suis seul ce soir dans le crashpad, à part un jeune copi d'une autre compagnie. Korby, le copi, vit dans l'Idaho. Puisque sa compagnie n'a pas de base là-bas, il n'y aura jamais de comeback pour lui. Et à moins qu'il ne déménage, il passera sa carrière à faire des mises en place.

Entre deux gorgées de bière, Korby me raconte qu'il était avant commandant de bord et instructeur PL pour une autre compagnie aérienne: Colgan Air. En tant qu'instructeur, il s'était senti responsable du crash à Buffalo, en février 2009, qui a tué 50 personnes, dont les membres d'équipage. Il a alors décidé de tout quitter et il a trouvé un travail hors du secteur aéro. Mais la routine nine-to-five d'un boulot normal fut insupportable pour ce passionné d'aviation. Six mois plus tard, il se relance et il est maintenant à Compass Airlines en tant que copi en réserve, à recommencer au bas de l'échelle. Korby's comeback.

De John Travolta, à Steve Jobs, à Bill Clinton (surnommé pendant sa campagne présidentielle le "Comeback Kid"), la culture de la deuxième chance est engrenée dans l'esprit américain. C'est le pays où tu peux repartir à zéro et redoubler tes efforts. C'est le pays qui ne peut rien pour ton passé. Mais si tu es prêt à recommencer, tu peux changer ton futur.

Kelly McGillis: To be the best of the best means you make mistakes and then you go on.
Tom Cruise: You don't think I know that?
Kelly McGillis: You didn't learn a damn thing, did you? Except to quit. You've got that manoeuvre down real well... So long, Pete Mitchell.

Lorsque je me suis pointé pour l'entretien d'embauche à Delta, je savais que je n'avais pas le cursus typique recherché par la compagnie. Je n'étais pas pilote de chasse, et je n'étais pas non plus diplômé de l'U.S. Air Force ou de la Naval Academy. J'ai décidé donc de mettre en valeur mon début atypique French et même de parler de mon expérience en tant que cuisto au McDonald's de Strasbourg. J'ai parlé du fait que j'ai quitté ma famille, mes amis, bref, la seule vie que je connaissais pour recommencer à zéro dans un pays étranger. J'ai parlé du fait que j'ai dû apprendre une nouvelle langue, de nouvelles coutumes, une nouvelle way of life pour poursuivre mon rêve après avoir été refusé au certificat médical de pilote dans mon pays. Et j'ai parlé du fait que Delta serait ma sixième embauche aux Etats-Unis, car les sociétés précédentes ont toutes fait faillite. Je sais ce que c'est de recommencer à la case départ. Et je sais me battre. The best of the best? Non. Je suis juste un comeback kid.

Mon nouveau record

11 août 2010 à 6h45

Aujourd'hui, j'ai battu mon propre record de passagers transportés. Mon vol de Salt Lake à Cincinnati sur le MD-90 immatriculé 9217 avait 160 passagers. J'avais également quatre PNC et un membre d'équipage sur le siège strapontin du cockpit. Un total de 167 avec nous deux. La plupart des MD-90 de la flotte Delta ne transporte que 150 passagers, mais on vient d'acquérir trois avions de la compagnie charter suisse "Hello" qu'on a configurés avec 160 sièges. L'Airbus A320 que je piloterai après ma formation au mois d'octobre n'a que 148 sièges plus trois PNC. Donc, je ne battrai pas le record d'aujourd'hui pendant très longtemps.

Notre Vr a été calculée à 163 noeuds--je n'ai jamais fait une rotation à une vitesse aussi élevée dans ma vie. Départ piste 16R avec virage sec à droite, les volets gardés sortis pour ne pas décrocher. Le vol a duré presque trois heures. Le captain m'avait gracieusement demandé si je voulais être le pilote en fonction sur cette branche, et j'ai tout de suite dit oui, car ça faisait deux semaines que je n'avais plus volé. Je voulais aussi voir comment 9217 réagissait aux commandes.

Avant de commencer notre descente sur Cincinnati, j'ai décidé de briefer l'approche. A Delta, on utilise l'acronyme NATS. Je briefe donc d'abord les NOTAMs du terrain puis je parle de l'arrivée IFR STAR qui s'appelle SARGO. On briefe les altitudes de restrictions pour chaque fixe et on les vérifie dans le FMS. Cincinnati a quatre pistes en dur, mais je sais qu'en venant de l'Ouest, on se posera sur la 18C, après une vent arrière vers le Nord. Après avoir revu l'altitude de décision, la fréquence de l'ILS et la missed approach, je briefe la longueur de la piste, les taxiways, et le terrain.

L'aéroport de Cincinnati se trouve dans le Kentucky bien que la ville elle-même se trouve dans l'Ohio. Quoiqu'il en soit, il n'y a pas de soucis en ce qui concerne le relief, on est dans le Midwest--c'est plat.

Enfin pour le "S" de NATS, on briefe les "Special pages" qui se trouvent dans notre classeur Jeppesen de cartes d'aéroport. On prépare la fréquence d'entrée de la "ramp" sur la VHF2. Notre porte d'arrivée sera B4. On informe les PNC.

Ce vol est un vol bonus pour moi. Le Planning m'a appelé à 6:30 ce matin, car Delta avait besoin d'un équipage pour cette rotation. Avec 12.000 pilotes à gérer dans la compagnie la plus grande du monde, un système informatique permet aux pilotes d'enregistrer leurs jours de disponibilité volontaire. L'ordinateur du Planning "crache" automatiquement le numéro de téléphone des pilotes qui se portent volontaires à faire des heures supp' pour une date, une base, et un type d'appareil lorsqu'un vol n'est pas "covered." On a toujours le choix de refuser la rotation proposée, mais si on l'accepte, cha-ching, le salaire est supplémentaire.

Il est toujours intéressant d'avoir quelqu'un dans le siège jumpseat, le siège strapontin qui permet aux pilotes de la compagnie de voyager gratuitement lorsque le vol est complet. John, l'occupant du jumpseat, est habillé en civil. Il est copi B-737 basé à Cincinnati et il rentre chez lui après deux semaines de vacances. Mon captain vénéré lui est un ancien de l'Air Force qui vit à Draper, une ville au Sud de Salt Lake. Avec trois heures de vol, on arrive presqu'à refaire le monde.

Lorsque mon captain découvre que je viens de France, il dit que la loi francaise interdisant le port de la burqa est une bonne chose. Et puisqu'on est sur le sujet de l'Islam, John et le captain sont ahuris que la construction d'une mosquée a été autorisée à côté de l'emplacement du ground zero, à New York. Je décide (sagement) de ne pas exprimer ma propre opinion comme je ne suis pas d'accord avec eux--sur les deux points.

On parle ensuite de la famille, et j'apprends que notre jumpseater, John, est divorcé. Son ex est une hôtesse de l'air à United qui lui a fait des infidélités avec un pilote de la même compagnie. John et son ex ont deux enfants ensemble qui ont 11 et 13 ans--des âges très tendres. La femme a maintenant un autre boyfriend--un autre pilote. "She goes around," dit-il avec amertume.

En finale, je déconnecte le P.A. et j'appelle les volets sur 40 degrés, au lieu des 28 qui sont recommandés en temps normal par le Delta Training Department. On est lourds, donc je veux de la portée supplémentaire, et je veux sortir de piste avant la piste 27 qui coupe la nôtre à 90 degrés et minimiser notre roulage vers la porte B4. Le captain acquiesce.

Après mon atterrissage, je sors les reverses à fond et nos corps sont plaqués contre les sangles qui nous retiennent. Mes pieds glissent doucement vers le haut des palonniers et je fais la transition sur les freins. Le boucan des 28 tonnes de poussée se calme lorsque je rentre lentement les reverses. Comme prévu, on tourne à gauche et on sort sur le taxiway qui est parallèle à la piste 27, orientée Est-Ouest. Puis on passe sur la fréquence sol, qui, comme toute fréquence américaine, ressemble à ce qu'on entend lorsqu'on ouvre une ruche. Et je porte un sourire aux lèvres en pensant que je viens de poser un jet aux couleurs Delta Air Lines--avec plus de 160 personnes à bord.

Pas d'hésitation

19 septembre 2010 à 22h51

Une "staycation," c'est ce qu'on appelle ici une "vacation" qu'on passe chez soi. Pour moi, ce sont des vacances idéales: Pas d'aéroport, pas d'avions, pas de bagages. Les parents de Gina nous ont rendu visite, on a donc profité de leur gentillesse pour leur faire faire du baby-sitting. Elle et moi sommes partis à l'hôtel du coin, où on a pu oublier pendant 24h notre rôle de parents. (Mes enfants ont 10 ans, 9 ans, et 5 ans.)

Le matin, au petit déj de l'hôtel, pendant qu'on mangeait des pancakes, on a vu une famille avec un jeune de 18 ans qui portait un tee-shirt au logo Embry-Riddle Aeronautical University. Je décide donc d'engager la conversation, en pointant du doigt, "You goin' there?" Il m'explique qu'il va commencer sa première année là-bas, et qu'il est en train de voyager depuis Seattle avec sa famille en direction du campus de l'université en Arizona.

Je lui dis que j'ai une Maîtrise Aéronautique de Embry-Riddle, et que je suis maintenant copi à Delta. Son père sourit, il a l'air sympa, et je crois qu'il est content de voir que cette école, qui est considérée comme la meilleure université aéronautique du pays, apporte bien des débouchés. Son prix est cher, mais sa qualité et réputation sont bétonnes, et l'école a été une fois surnommée la "Harvard of the Skies" par un magazine américain.

Le père est un technicien à Boeing, et il bosse en ce moment sur le Dreamliner. Je sais qu'il est en train de faire un sacrifice financier important pour pouvoir envoyer son fils en formation à Embry-Riddle. Je décidé de lui parler du nombre de retraites de pilotes qu'on aura à Delta--des centaines par an à partir de 2013, plus de 500 par an pendant une décennie entière, et plus de 800 par an pendant 4 ans. Ca va faire du monde, si on compte également les retraites dans les autres majors--American, United, US Airways.

Les choses vont bouger, je continue. La moitié des pilotes militaires qui partent en formation sont affectés sur le drone, donc aucune possibilité de se reconvertir vers la ligne. De plus, le Congrès vient d'augmenter les minima requises pour l'embauche de pilotes en compagnie, et avec des barrières plus élevées, moins se lanceront dans la profession, ce qui créera une pénurie de pilotes qualifiés et des salaires plus élevés au niveau des régionales. Enfin, la semaine dernière, la FAA a sorti des nouvelles "duty time limitations," ce qui va engendrer des embauches nécessaires, car les pilotes devront désormais avoir plus d'heures de repos. Référence: http://j.mp/bF0oWD.

Le père est très content d'entendre ça, son fils a les yeux qui brillent. Je lui dis que la croissance n'est pas infinie mais que la prochaine vague d'embauche va être importante. Beaucoup de passionnés d'aviation font des pronostics basés sur les dix dernières années et ont peu d'espoir de se lancer dans une carrière aéronautique. Pour certains, ce n'est pas de l'aviation qu'ils sont passionnés, mais du prestige et des salaires. Ceux-là, je crois, seront les premiers à laisser tomber lors de la moindre difficulté. Jacques Darolles, un CdB A320 à Air France, a dit que si tu hésites entre devenir pilote et faire autre chose, alors fais autre chose. Ce conseil résume bien le type de ténacité qu'il faut pour se lancer dans une telle profession, une profession aux embauches cycliques.

*** La FAA a annoncé que le taux d'inscription au "student pilot certificate" a déjà chuté de 30%, ce qui va exacerber la "crise de pilotes." Et en 2011, selon la FAA, le nombre d'inscription aura atteint le plus bas de la décennie. Ecoutez le reportage par NPR, la radio publique américaine: http://j.mp/9MzFkX.

*** Boeing a prédit la semaine dernière que les compagnies auront besoin de recruter 466.650 pilotes entre 2010 et 2029, basé sur les commandes d'avions actuelles. Référence: http://j.mp/948AsS.

*** Le Figaro, Jeudi, titre son article (avec erreur): "Un million de pilotes 'wanted' dans le monde." Pour le Figaro 500.000 pilotes + 500.000 techniciens = 1 million de pilotes. Ici: http://j.mp/arKTRG. En bref, Boeing dit qu'on aura besoin de 23.300 pilotes par an en moyenne.

*** Récemment, la BBC a titré un article: "Delta posts 'best results in a decade.'" Référence: http://j.mp/azc10d. Delta a prévu un bénéfice pour l'année 2010.

*** Selon Reuters, "United Airlines reported a better-than-expected second-quarter profit, boosted by a jump in international traffic." Ici: http://j.mp/cduFDT.

*** Le mois dernier l'ATA (Airline Transport Association) a indiqué que le revenu passager a augmenté de 20% au mois de juillet 2010 par rapport au même mois l'année dernière. On est maintenant à 7 mois de croissance d'affilés. Référence: http://j.mp/dxRijR.

*** Et enfin, au niveau mondial, cette semaine l'International Air Transport Association a révisé ses prévisions pour 2010 et 2011. L'association prévoit que le secteur aérien fera un bénéfice de 8.9 milliards de dollars en 2010 (en juin, l'IATA avait prévu 2.5 milliards pour 2010), et 5.3 milliards de bénéfice pour 2011. "The industry recovery has been stronger and faster than anyone predicted." Référence: http://j.mp/cvyVwh.

L'économie reprend, un nombre énorme de pilotes s'apprête à partir à la retraite, l'armée forme moins de pilotes car ils les forment sur drone. En même temps, les minimas s'élèvent, les heures de service se réduisent, les compagnies--à travers les fusions--font à nouveau des bénéfices, et les commandes d'avions pointent vers le haut. Boeing parle de "doublement de la flotte mondiale," avec l'Asie qui prend la palme. Cathay Pacific vient de confirmer une commande de 30 Airbus A350. Il y aura une demande de plus de 180.000 pilotes dans cette région du globe.

Quant à toi, comme beaucoup d'autres, tu as décidé de te lancer dans une autre voie. Après tout, on t'avait convaincu qu'une formation de pilote n'aura aucun débouché et que les compagnies continueront à licencier à tours de bras, comme c'était le cas ces dix dernières années. Fais plutôt ingénieur ou comptable, les choses dans le secteur aérien ne changeront jamais. La période de gloire du métier de pilote est finie, on t'avait dit.

Quant au jeune de 18 ans que j'ai rencontré dans un hôtel, lui, il sourira à chaque fois qu'il enfilera son uniforme. Il s'était lancé au début de la vague d'embauche quand les rumeurs de croissance venaient encore au compte-goutte. Et son timing était parfait. Mais de toutes façons, il se serait quand même lancé même si son timing ne l'était pas. Car entre devenir pilote et faire autre chose, il n'aurait jamais hésité.

Back in the saddle

23 février 2011 à 17h14

Montre Breitling Navitimer au poignet, bague d'or d'Embry-Riddle, veste noire avec les trois gallons en or. Casquette du navigant avec le sigle Delta en rouge fer. Les ailes en or sont également agrafées sur ma veste et sur ma chemise blanche repassée au carré. Badge "CREW" autour du cou.

Bon, il est temps de mettre l'uniforme, la première fois depuis mi-novembre. J'avais eu un mois et demi de vacances puis formation Airbus A320 pendant cinq semaines. Maintenant ma sacoche de vol est prête; j'ai quelques révisions de cartes d'arrivées Jeppesen à ratraper, mais je compte faire ça dans la salle d'équipage de Salt Lake, mon nouveau domicile officiel.

Seulement deux branches prévues aujourd'hui, mais plus de 7:30 de vol. Salt Lake City - Memphis - Seattle. Orages prévus dans le Tennessee, neige à Seattle. Le briefing commencera à 12:15.

Je m'applique

25 février 2011 à 16h00

Lâcher en ligne pas facile pour l'instant. On a quitté Memphis dans des orages approchant, la nuit, vers 20h. J'ai dû réduire ma vitesse en montée à cause des turbulences : 250 kts jusqu'au FL200 puis 275 kts jusqu'à la transition sur Mach, où là, on affiche .76 selon la procédure Delta. Une fois sorti des turbulences, on a fait du .80, bref 80% de la vitesse du son.

J'ai fait l'arrivée et le posé à Seattle, où des visibilités de 1 SM nous attendaient--et de la neige. Seattle alternait entre la 34L et 34C pour les arrivées (34R pour les départs). L'aéroport fermait les pistes à tour de rôle pour "snow plowing," le déblayage de la neige. J'ai gardé le PA branché jusqu'à 400 pieds sol. Il était 22h.

Entre la nuit et la neige, j'avais l'impression d'être dans un film de la Guerre des Etoiles. Dès que j'ai entendu la voix "RETARD. RETARD," j'ai tiré machinalement les manettes de poussée, et j'ai arrondi dans un trou noir qui s'est blanchi au fur et à mesure que les phares de l'avion illuminaient le sol, et donc la neige. Mon posé était bon, le premier depuis ma formation sur A320. Le premier en fait sur A320, puisque il y a 6 ans, je pilotais un A319, une bécane pratiquement identique. Mais je suis sûr que la neige a beaucoup aidé à ce kiss landing.

Après presque 24h à l'hôtel au centre ville de Seattle, on est reparti pour un red-eye sur Cincinnati. Navette de l'hôtel à 22h, prévol à 23h. Pushback, en retard, à 23h55, à cause d'un changement de MMR, une pièce de navigation très chère, selon le commandant de bord. Le CdB, qui s'appelle Dave, est bien sûr qualifié instructeur pilote de ligne. Il est également un général à la retraite de l'US Air Force. Il me confie que lorsqu'il faisait faire des changements de MMR sur KC-135, ça coûtait presque 500.000 dollars. Décollage face au Sud, on monte en croisière sur le FL350.

Plus de 1700 nautiques plus tard, et grâce à des vents arrière de 76 kts, je me pointe en finale pour la 36C à Cincinnati vers 7h du matin (Cincinnati est H+3 par rapport à Seattle). Je suis toujours le pilote en fonction puisqu'en lâcher en ligne, je dois faire le maximum d'atterrissages.

Je bois du Coca comme si c'était un biberon. La visi est à 1.5 SM. Neige. Vent en rafale, 15 degrés de travers. La piste est mouillée. Il fait -1 C et la neige fond au touché. Je m'applique devant le général. L'A320 est un avion plus facile à poser que ma dernière bécane--le MD-90. Ce dernier a des ailes plus courtes.

J'écris ces lignes de l'hôtel à Cincinnati. Il est presque 10h ici. Je vais aller me coucher pour une petite sieste. On reste presque 24h en escale. Départ sur Salt Lake demain à 8:05. Donc la navette viendra nous chercher à 6:35.

Superman

31 décembre 2011 à 22h34

C'est presque la nouvelle année en France, mais ici, dans l'Utah, on a encore 10 heures. Je viens d'aller sur le site des employés de la compagnie. Le planning m'a donné une rotation a faire. Départ demain après-midi.

Je passerai les trois prochains jours en A-320 entre le hub de Salt Lake City et la Côte Ouest. D'abord sur l'Oregon, puis dans l'Etat de Washington.

La semaine dernière, j'ai fait presqu'un tour complet des U.S.: De Salt Lake, je suis allé à Memphis, puis re-départ sur la Floride. Le lendemain on a longé la côte, et on a fait Fort Lauderdale - New York, où j'ai vu le soleil se coucher. Après un atterro à Laguardia, on est reparti sur Détroit, et ensuite Milwaukee, le Midwest. Je suis enfin revenu sur Salt Lake le troisième jour, via Minneapolis. Telles rotations sont mes préférées, je les appelle "See the U.S.A."

Mais celle de demain sera plutôt un hub-and-spoke.

Delta a une santé incroyable, la meilleure dans ma carrière de pilote de ligne, que j'ai commencée ici à l'âge de 22 ans. Avec déjà une flotte de 700 appareils, on a placé une commande de 100 Boeing 737-900ER supplémentaires, et 30 en options. La compagnie a prédit un bénéfice de 800 million de dollars pour 2011. Delta en ce moment, c'est Superman.

J'apprécie ces moments de prospérité, car j'ai connu les moments sombres du secteur. Mon planning n'a jamais été aussi bien, et je vole en moyenne une semaine sur deux.

A l'âge de 17 ans, lorsque je savais que ma myopie m'empêcherait de devenir pilote de ligne, je me suis presque tourné vers mon autre passion, le journalisme. Mais je ne voulais pas passer ma vie à écrire les histoires des autres, donc après le service militaire, j'ai décidé de tout plaquer et partir aux Etats-Unis pour tenter ma chance et écrire la mienne.

Maintenant, avec mon temps libre dans la ligne, je me suis lancé dans le journalisme americain. Et un peu comme l'aérien post-2001, c'est non seulement un secteur en chute libre, mais un métier très difficile pour un français qui se pointe après que la plupart des newsrooms ont licenciés à tour de bras.

Au départ, mon quotidien local dans l'Utah ne cherchait que des stagiaires, et moi, au culot j’avais fait ma demande par email. Je n’avais aucune expérience et aucune prestation de diplôme de journaliste. Mais ça faisait 10 mois que je bloggais, chaque semaine, les événement de ma petite ville locale — du “citizen journalism,” comme on dit ici. Un véritable amateur. Et l’anglais n’est même pas ma langue maternelle ! Je faisais ça car je perdais de plus en plus mon français, et je ne voulais pas blogger ma routine quotidienne.

Quelques minutes après avoir envoyé cet email, mon portable sonne, je ne reconnais pas le numéro, mais je sais qui c’est : le rédacteur-en-chef. Il dit qu’il a lu ma demande et vient de consulter mon blog perso de news — et il aime mon style. A la manière américaine, il m’offre le stage sans demander mon niveau d’étude. Mon coeur palpite, et ca me rappelle mes premiers entretiens de pilote aux U.S.

Mon blog était une espèce de portfolio, et pour lui, c’était suffisant. Il veut que je couvre la rubrique économie du comté. La majorité de mes articles paraitront dans le journal du dimanche, qui a un tirage supérieur. Il me donne le numéro de téléphone de mon “editor,” mon rédacteur assigné.

Bien sûr, un stage par définition n’est pas rémunéré, mais il dit qu’un jour, peut être, j’aurai la chance d’avoir une position payée. J'accepte l'offre en ne me faisant pas d'illusion. Mon salaire Delta est suffisant, je me dis, je veux juste écrire pour une "newsprint" avant que celle-ci disparaisse, remplacée par des tablettes.

En octobre 2010, juste deux semaines après mon embauche, et après avoir écrit plusieurs articles pour le Daily Herald, je suis assis au McDonald’s ce lundi soir, le lendemain de la parution d'un article assez long que j'avais rédigé. Mon portable sonne, et je décroche — c’est encore le rédacteur-en-chef. Il me félicite pour l’article, il dit qu’il très épaté. Alors que les trois autres stagiaires resteront en stage, il veut m’offrir un poste rémunéré.

Alors je continue a voler, et depuis mes escales, ou mes jours "off", ca fait plus d'un an que j'écris. Quelques articles ont même fait la une du "Daily Herald". J'ai constaté que le journalisme américain est sans pitié. La concurrence est intense. Les journaux se battent non seulement entre eux, mais aussi contre Twitter ou Google pour le scoop.

Je réalise donc mes deux rêves de gamin : j'écris pour un quotidien américain, et régulièrement, je pars en vole. Un peu comme Superman.

Le secret du pilotage

8 janvier 2015 à 6h17

Le secret du pilotage, c'est l'anticipation, m'avait confié un instructeur d'aéro-club dans mon Alsace natale, lorsque j'avais à peine 16 ans. Il avait sûrement constaté que le Cessna 152 me pilotait -- au lieu du contraire.

Maintenant sur jet, à déchirer les espaces aériens les plus encombrés du monde, à quatre-vingt pour-cent de la vitesse du son, je ne fais qu'anticiper. En équipage, on briefera la descente et l'arrivée déjà à 200 nautiques de notre destination.

C'est à 37.000 pieds au-dessus de Cheyenne, dans l'Etat du Wyoming, que je compose un message sur l'écran blanc-sur-noir du FMS : CYS, FL370, 0102Z, -56°C. FREM: 21.2. EON: 0348Z. Il n'est que 18h locale mais c'est déjà une nuit d'encre, avec le nez du Boeing 737-800 pointé vers le sud-est, direction les climats balnéaires de la Floride. J'annonce au Delta Dispatch, qui se trouve à Atlanta, qu'on se posera à Orlando à 0348Z -- une demi-heure en avance.

« Fuel remaining 21.2 », je lance au commandant de bord, un vieux loup, qui s'était fait embaucher à Delta lorsque je n'avais que sept ans. Il s'était fait embaucher après une carrière impec' dans l'Air Force à piloter des KC-135, qui sont des Boeing 707 modifiés, transporteurs de kérosène. Mick faisait du ravitaillement aérien pour les Lockheed SR-71 Blackbirds assoiffés qui appartenaient à une Amérique plongée en pleine guerre froide.

Delta l'avait basé à la Nouvelle Orléans comme troisième pilote, le Flight Engineer sur Boeing 727. FE sur 727 fut la case départ pour toute embauche américaine à l'époque.

« Thousand fat. About on time », il me répond, le plan de vol éclairé par la map light incrustée dans le plafond du cockpit au-dessus de lui. On devait croiser Cheyenne avec 20.200 livres de pétrole, et on a consommé 1000 livres de moins que prévu. Mon Navigation Display indique un vent arrière de 105 nœuds. On est maintenant à 1443 miles de notre atterrissage à Orlando. Et j'ai déjà oublié Cheyenne.

Le commandant de bord lui anticipe la retraite, et il se réjouit. Moi, en tant que pilote de ligne coincé en place droite, je me réjouis de la sienne, aussi. Plus de 500 pilotes par an devront prendre leur retraite à Delta pendant les dix prochaines années ! Ce qui veut dire que je vais enfin gagner de l'ancienneté. Delta anticipe une pénurie : elle a embauché 980 pilotes en 2014.

Je me suis fait embaucher en 2008, mais ce fut à l'aube de la pire récession des dernières décennies -- et après une décennie qui volait elle-même aussi bas, sur le plan économique, qu'un crop duster du Kansas. Donc, les embauches se sont arrêtées sec. Et moi, pendant six ans, j'étais perché en bas de la liste d'ancienneté à être en réserve, et à travailler le week-end et les jours fériés, et à faire des escales que personne ne voulait.

On a coupé le coin nord-est du Colorado, et on est maintenant verticale Kansas. La lune orange se lève, et Mick sort de sa sacoche une pile de papiers. Ce sont les plannings pour le mois prochain, et il s'apprête à faire ses désidératas. Il est numéro un sur le Boeing 737, ça veut dire qu'il recevra les jours off et les escales qu'il veut. Ses préférés sont San Diego et Seattle, il me confie.

Les pilotes de ligne passent la moitié de leur journée à Mach 0.80, et l'autre moitié à planifier leur vie. On vit constamment dans le futur, et on apprécie peu le présent. Comme beaucoup de pilotes, je rêve de meilleurs plannings, de plus belles destinations, d'un avion plus grand, et surtout de passer Noël chez moi. Je rêve de 500 retraites par an, dont celle de Mick.

Et je vis tellement dans le futur, que je ne vois plus la lune se lever, ni la beauté du cockpit qui baigne dans des lumières atténuées pendant ce vol de nuit, ni les lumières jaunes et blanches parsemées au sol qui représentent le midwest américain, encore éveillé.

L'anticipation, c'est peut être le secret du pilotage, comme m'avait affirmé un jour un instructeur alsacien. Mais c'est surtout la malédiction du pilote de ligne.

Brochure d'école

9 janvier 2015 à 9h51

Les brochures des écoles de pilotage américaines montrent le jeune pilote de ligne, bronzage parfait, l’insigne de l’aviateur épinglée sur sa chemise, qui est aussi blanche que ses dents. Des galons en or embellissent ses larges épaules musclées. Son avenir est tellement luisant qu’il doit porter des lunettes de soleil. Le cockpit d’un airliner en arrière plan, peut-être, ou un palmier qui révèlerait une destination exotique, une escale à l’autre bout du monde. Pourquoi pas des hôtesses aux bras ?

On vient de traverser le Golfe du Mexique en diagonale à Mach 0.80, et on est maintenant à nouveau “feet dry”, verticale la Nouvelle Orléans à 36,000 pieds, direction le nord ouest. Le soleil s’était couché rapidement après notre décollage de la Floride à 17:40, dans une beauté digne d’une brochure d’école.

On est à 1200 nautiques de Salt Lake City pour un autre vol de nuit. Dans une heure et six minutes, on passera verticale Panhandle, Texas, où on sera alors assez léger pour monter au niveau 380.

On peut encore voir l’horizon. Bien qu’il fasse nuit en-dessous, à la Nouvelle Orléans — et on peut s’imaginer Bourbon Street et ses bars s’éveiller — il n’est que 16h sur la Côte Ouest; les Californiens vont sortir du bureau dans une heure et créer des embouteillages impossibles sur la 405.

Mais rapidement, le ciel perd ses nuances de bleu. Je vais passer cinq heures assis derrière une verrière chauffée — en fait, plus de sept heures aujourd’hui, si tu comptes la branche Salt Lake City - San Diego, que je ferai tard ce soir.

Il avait fait 15 degrés à Orlando aujourd’hui. Il en fera 18 à San Diego où je passerai plus de 24 heures dans un hôtel près du port. On est au mois de janvier, donc il y a de quoi profiter de ces températures.

Ou pas. Je passe mes journées derrière des verrières à regarder dehors, depuis un cockpit bruyant, mon Télex sur les oreilles, chaque instruction à la radio doit être entendue, reçue et suivie à la lettre. Si je vole la journée, mon bureau sera sur-éclairé, à 30.000 pieds au-dessus de la terre des hommes, les ondes gamma du soleil remplissant le cockpit. Une fois à l’hôtel, je tire les rideaux, j’assombris ma chambre et je déguste le calme, sonore et visuel.

Pendant mes 17 heures d’escales à Orlando, dans la ville super-touristique de Disney World, par exemple, je suis resté plus de 16 heures dans la chambre d’hôtel. Je suis sorti seulement parce que j’avais faim. Et je suis rentré illico.

J’aurai 30 heures d’escale à San Diego à partir de ce soir, et la première chose que je vais faire dès mon arrivée à l’hôtel, c’est tirer les rideaux et décrocher le téléphone. J’accrocherai le “Do Not Disturb” sur ma porte. Je desserrerai ma cravate. J’enlèverai mes bottes de vol. Je soupirerai.

Après sept heures derrière une verrière d’un jet à écouter le trafic aérien, je n’aurai nul désir de sortir dans les rues — ni d’aller faire la fête. Ces quatre murs de la chambre d’hôtel me conviendront largement. Imagine ça dans une brochure d’école de pilotage.

Le travail et la santé

16 janvier 2015 à 4h51

Dans une compagnie à l'échelle américaine, avec 12.000 pilotes, 1.000 jets, 5.000 vols par jour, les rotations sont attribuées par de l'informatique puissante. Pour ce mercredi, on est plusieurs en réserve à ma base sur mon appareil, prêt à mettre l'uniforme, faire nos valises, et se rendre à l'aéroport. Mais on a tous des plannings différents, des jours de congés différents, des heures de repos basées sur nos rotations précédentes. Des centaines de paramètres sont préprogrammés dans l'algorithme de l'ordinateur du Crew Scheduling qui tiennent en compte la réglementation et le contrat de travail entre le syndicat des pilotes et la compagnie. Et on attend, le téléphone portable rechargé.

La rotation intitulée C361, une rotation de quatre jours, a un report à 14:12. Pushback avec le jet à 15:12, un aller vers Las Vegas, puis un vol direct sur JFK, pour un total de six heures de vol dans la journée, 8h20 en service. On arrivera à l'hôtel à New York, sur les genoux, à une heure du matin locale. Il y aura également un aller-retour sur la République Dominicaine moins de 14 heures plus tard. Ca c'est 7h45 de vol, 10h15 en uniforme. Au troisième jour, une traversée du pays, New York - Portland, 6h30 de vol; 8 heures en service. Ca s'enchaîne, et la fatigue s'accumule. C'est un rythme brutal. Notre santé est testée. Et puis on a encore une journée de vol...

Depuis un an, il n'y a plus de limite d'heures de vol hebdomadaire ni mensuelle pour le pilote de ligne américain. Avec cette nouvelle règlementation, un pilote peut voler sans limite, si celui-ci a 30 heures de repos d'affilées une fois par semaine, ce qui est moins long qu'un week-end. En somme, c'est un système parfait si tu aimes l'argent, car le pilote américain est payé à l'heure de vol. Et je n'en vois pas beaucoup qui se plaignent ici.

On a quand même une limite quotidienne absolue de neuf heures de vol. Mais neuf heures, c'est énorme, car on est en service plus longtemps : Il y a les briefings, les pré-vols, les changements d'avions, les embarquements. Et puis à la fin, on met l'appareil en veille. On a les "secure" checklists et les attentes en-dehors du terminal pour la navette de l'hôtel; un hôtel qui peut être situé à 30 minutes de l'aéroport.

De plus, les 30 heures de repos imposées par la règlementation sont définies comme des heures hors-services, et non des heures de congés at home. Ces 30 heures peuvent se pendre à l'hôtel, loin de chez nous, dans une chambre bruyante, dans un lit étranger, entre deux vols. J'ai fait ça il y a quelques semaines; j'ai volé pendant une semaine entière, et j'ai fait 30 heures de repos dans un hôtel à Colorado Springs.

Je suis numéro deux sur la liste de réserve aujourd'hui, mais l'ordinateur m'a donné la rotation C361, car le premier pilote, Jonathan H., n'a pas eu ses 30 heures de repos, et c'est une rotation de quatre jours. Mais il y a un bug dans le programme, et je l'ai détecté.

Jonathan H. avait -- selon mes calculs, comme j'ai accès à son planning -- 36 heures de repos. Mais comme il s'était porté volontaire pour des heures supplémentaires auparavant (ils sont fous, ces Américains), l'ordinateur ne l'avait pas détecté. Il s'était porté volontaire trois fois pour des rotations pendant ses jours de congés, et donc, il arrondira bien son fin de mois.

Dans un pays où les gens sont assoiffés d'argent, j'ai du mal à ne pas me sentir coupable de ne vouloir que toucher mon salaire minimum actuel. J'aime voler. Et j'ai tout donné pour arriver à ce poste. Mais je suis heureux avec mes heures de vol garanties, à peu près 70 heures par mois, et une fiche de paie garantie, qui est déjà trois fois ce que je gagnais chez ma compagnie précédente. Je me fais plaisir. J'apprécie. Je n'overdose pas.

J'appelle le Planning, et je leur rappelle que Jonathan H. est numéro un sur la liste. "The computer flagged a 30-in-168 violation," ils me répondent brusquement. Ce qui veut dire que selon l'ordi, il n'a pas eu ses 30 heures de repos dans les 168 heures précédentes, bref sept jours. Allez voir son planning, je leur réponds. Dans une compagnie de 12.000 pilotes, vous avez peut-être le software le plus cher au monde, mais il y a un bug, je vous dis.

Puis, j'hésite. Je devrai voler. Faire des heures. Gagner plus d'argent. M'enrichir. Je devrai raccrocher le téléphone et prendre ma sacoche de vol. Faites-le voler, je leur dis enfin. "There is no violation," je persiste. Vérifiez. Et donnez-lui cette rotation. Oui, il aura un très beau chèque à la fin du mois. Et moi, j'aurai toujours ma santé.

Je ne suis pas un lion

24 janvier 2015 à 0h45

C'est à quinze mille pieds, en montée à trois cent vingt nœuds, et dans l'espace aérien le plus encombré du monde que j'appuie sur 'Enroute Chart' sur ma tablette, une Surface procurée par ma compagnie. La carte de départ intitulée "JFK1" disparait, et mon plan de vol se dessine instantanément sur l'écran.

On a embarqué vingt-et-une tonnes de pétrole sur la ligne New York-à-Seattle ce matin, avec six heures de vol prévues. Ce n'est pas un pays que je vais survoler mais un continent. A cause d'une prévision de pluie pour notre arrivée, à 19:40Z, une visibilité de deux nautiques, et un plafond à deux mille huit cent pieds, je me demande si on verra, en finale, les avions tout neufs garés à Boeing Field. Boeing a annoncé récemment qu'ils vont construire neuf cent appareils par an à cause d'une augmentation de commandes de quatre-vingt pour-cent par rapport aux quatre dernières années.

Je ne suis pas le pilote en fonction sur cette branche, mais le pilote monitoring. C'est-à-dire que je ferai les checklists, les appels radio, et les positions de report avec, bien sûr, surveillance du temps et de la conso. Tout ça, pendant que le pilote en fonction affiche les caps et les altitudes sur le Mode Control Panel, programme le FMS et s'occupe de la trajectoire du jet qui fait plus de cinq cent kilomètres à l'heure. A chaque changement d'altitude ou de cap, que ça soit en manuel ou via l'autopilote, je dois vérifier que les inputs faites par le pilote en fonction soient correctes.

Si la majorité des pilotes préfèrent le pilotage au monitoring, c'est parce que le monitoring, c'est plus difficile. Alors que le cerveau de certains animaux, comme le lion, a évolué pour pouvoir observer sa proie pendant des heures, celui de l'humain a ses limites. Pour un pilote en croisière, une vigilance statique pendant six heures est éprouvante, car nos cerveaux demandent d'être stimulés. C'est pour ça qu'on préfère être engagé dans le pilotage propre de l'appareil au lieu de la surveillance soutenue des instruments pendant une longue durée. Je ne suis pas un lion.

Par contre au départ et en arrivée, et surtout lors d'une percée en IFR, le cerveau du pilote monitoring bute contre une autre limite : le multitâche.

Ce matin, en montée à travers l'espace aérien couvrant Kennedy, LaGuardia, Newark et Teterboro, je me sens saturé par les changements de fréquences, les appels radio, les checklists, et les vérifications de changement de caps, d'altitudes -- et même de vitesses faites par le pilote en fonction. Une erreur de cross-check peut évidemment donner droit à une infraction FAA -- ça, aux meilleurs des cas. Aux pires, c'est l'accident.

En juillet 2013, un Boeing 777 d'Asiana Airlines s'était crashé en approche à San Francisco, et une des causes citées fut le manque de monitoring. Le badin électronique du jet était à cent trois nœuds au lieu des cent trente-sept nécessaires pour la target speed en finale. Et aucune correction n'avait été appelée.

Et maintenant qu'on a des tablettes, qui n'affichent électroniquement qu'une carte à la fois, on doit savoir où appuyer et quand balayer l'écran vers le haut, le bas ou de côté -- et appuyer sur le bon icône. Lorsque j'appuie sur celui qui va me donner la carte de route, je dois pincer l'écran pour zoomer. Je sélectionne également le nom des routes aériennes, et celui des VORs.

"Climb and maintain flight level two-four-zero," me lance l'aiguilleur du ciel à l'accent fort new-yorkais entre deux clairances. Je réponds en appuyant vers le haut le bouton du panneau radio près du masque à oxygène sur ma droite. Le commandant de bord affiche "240" sur le MCP. J'ai à peine relâché le bouton radio que je pointe de l'autre main sur l'altitude affichée, et je confirme. En passant dix-huit mille pieds, le CdB appelle la checklist de montée. Je prends la checklist d'une main et j'appuie sur le bouton "STD" devant moi. Le baro alors s'affiche à la pression standard sur mon PFD. J'égrène la checklist. On cross-check.

Pendant cette phase de vol, j'ai l'impression d'être une pieuvre à huit bras. Mais être une pieuvre, ça, je sais faire. C'est beaucoup plus facile que d'être un lion.

La dernière frontière

30 janvier 2015 à 22h27

J’ai la main sur les manettes de poussée, deux doigts sur les boutons marqués “TO/GA” (remise de gaz). On est en finale piste 7R à Anchorage, on vient de passer les 800 pieds sol, et la piste n’est toujours pas en vue. Il est presque minuit, il neige. La tour d’Anchorage annonce une visibilité d’un nautique, et avec mes 120 nœuds affichés en approche, je n’aurai qu’une trentaine de secondes entre le contact visuel et l’impact.

Il n’y a que 30 personnes à bord, dans un avion, le Boeing 737-800, qui peut en transporter cinq fois plus. Qui veut aller en Alaska en janvier à minuit ? Pas beaucoup de gens, il faut croire.

Sur ses brochures touristiques et ses plaques d’immatriculation, l’Alaska se surnomme “The Last Frontier”, rendant hommage aux pionniers américains qui ont tout quitté, risquant leur vie pour la promesse de l’or. Dans ce contexte, la frontière n’est pas une ligne de démarcation comme le mot anglais border. Mais, un endroit hors de la civilisation, un avant-poste, comme le Kansas, jadis. Si tu cherches l’Amérique sauvage et indomptée d’avant, vient ici, en Alaska. Ses grands espaces désolés, ses terrains raboteux et durs — qui font deux fois la taille du Texas, dont un tiers dans le Cercle Arctique — son climat impardonnable. C’est l’Etat, qui a non seulement la densité de population la plus faible des Etats-Unis, mais aussi le ratio homme-femme le plus élevé. Les femmes constituent moins de dix pourcent de la population.

Mon cap devrait pointer 070 degrés, mais il pointe sur 020. On a un vent de travers de 22 nœuds, et les lumières d’approche de la piste commencent apparaître à ma droite, comme un phare dans un port brumeux irlandais.

Mon cerveau n’arrive pas à comprendre, car c’est une arrivée en crabe, et c’est noir au-dessus et en-dessous de moi. La neige fouette ma verrière à plus de 200 km/h, ce qui me donne l’impression d’être le Faucon Millenium en hyperespace. Je me concentre sur les lumières de seuil de piste, au loin, que j’aperçois floues à cause de la neige. Elles, aussi, bougent, au fur et à mesure que les vents varient par altitude, l’avion ajustant son crabe pour garder l’axe de piste.

Je suis désorienté, et je veux appuyer sur les deux boutons “TO/GA” sur les manettes. Mais si on remet les gaz, on aura d’autres problèmes.

Parmi les 20 sommets les plus élevés des Etats-Unis, 17 sont en Alaska. Le relief atteint plus de 3.000 mètres à l’Est d’Anchorage. Donc, une remise de gaz et la procédure est de braquer à droite à faire presqu’un 180 degrés, en montée, full thrust, loin du terrain — tout ça dans une nuit d’encre et des conditions givrantes.

Je sais que j’ai à peu près 20 secondes avant l’arrondi. Alors je me concentre sur les lumières, comme un orpailleur sur son tamis, sur son or. Et d’un coup, mon cerveau percute, comprend, s’oriente, et j’ai l’impression que les lumières s’arrêtent de bouger. J’enlève mes doigts des boutons TO/GA sur les manettes. Dix secondes avant l’arrondi.

Anchorage est la plus grande ville de l’Alaska, mais maintenant, son aéroport à plutôt l’air d’être un terrain déserté près d’une station d’exploration dans l’Arctique. La piste est couverte de neige. Et à cause du vent, la neige est balayée à travers la piste. Je ne vois aucun avion sur la piste parallèle ni les taxiways. “FIFTY, FORTY, THIRTY…”, la voix informatisée retentit dans le cockpit. A l’arrondi, je dé-crabe lentement et j’incline une aile légèrement vers la gauche pour garder l’axe de piste. On appelle ça “cross-control.” Du palonnier à droite, de l’aile à gauche. En même temps, je tire sur le manche et sur les manettes de poussées. En coordination, c’est un kiss-landing.

Je dédie cet écrit à tous les pionniers du monde. Que tu vives au 19e siècle à chercher de l’or en Alaska, ou que tu sois un cuistot au McDo, comme je l’étais en France, avant de tout plaquer pour l’inconnu et le sauvage, le difficile et l’impossible. Tu avais le choix de rester et tu es quand même parti. Et dans ton odyssée et ta sueur, dans les moments sombres où tu voulais tout laisser tomber, tu as atteint ta dernière frontière.

L'aristocratie du métier

6 février 2015 à 22h28

Le commandant de bord avec lequel je vole, George, est un Buck Danny grandeur nature. C’est un ancien pilote de chasse F-16 de l’U.S. Air Force, qui a pris sa retraite militaire lorsqu’il a atteint le rang de lieutenant-colonel. Son père était pilote dans l’armée de l’air américaine également, mais sur B-25. Lui aussi a pris sa retraite en tant que lieutenant-colonel.

Assis dans le siège strapontin, sur ce vol Seattle - Minneapolis, se trouve Eric, un commandant de bord MD-90 se rendant au travail. Je connais bien Eric, car lui et moi volions ensemble lorsque j’étais copi sur MD-90, il y a quelques années. Eric fut pilote de chasse sur F-18, et un instructeur dans l’U.S. Navy avant de se faire embaucher à Delta. Le père d’Eric fut commandant de bord B-707 à Pan Am.

Ce type d’aristocratie professionnelle existe bien aux Etats-Unis, et en tant qu’immigrant, j’ai dû me battre contre ces fils de pilotes qui avaient tous les avantages d’une instruction tôt et des contacts dans le milieu. (J’ai même volé avec un pilote qui faisait partie de la troisième génération de pilotes professionnels dans sa famille.) Et dans cette aristocratie, ce n’est point l’argent qui est transmis, mais plutôt le savoir : comment se préparer au métier, quelle est la meilleure voie pour y aboutir, quels sont les meilleurs contacts pour décrocher un poste dans une major.

"Clear to start," annonce l’homme au sol, à travers l’intercom, depuis le camion qui repousse notre Boeing 737, avec 167 âmes à bord, de la porte S2. J’éteins l’air conditionné dans la cabine, et j’allume le démarreur du moteur droit. Vingt secondes plus tard, j’engage les pompes essence hautes-pressions, en vérifiant qu’il y ait allumage, et je guette un sur-échauffement de la turbine. Je note que la température augmente dans les paramètres.

Dans un pays qui a rejeté l’aristocratie il y a plus de deux cent ans, mais un pays où les contacts et l’argent sont nécessaires, on aura encore une élection présidentielle Bush vs. Clinton l’année prochaine. Le fils et le frère d’anciens présidents contre la femme d’un ancien président.

L’argent, les contacts, le savoir, l’accès aux écoles prestigieuses et aux cours privés sont facilitées grâce à nos moyens. Même Thomas Jefferson — qui a écrit dans la Déclaration d’Indépendance que tous les hommes sont créés égaux — a hérité plus de 100 esclaves de son beau-père. Cela souligne la contradiction du système, où l’inégalité entre pauvres et riches est maintenant la plus grande des pays riches. L’argent et les contacts deviennent des titres qui sont passés aux enfants, et donnent des avantages inouïs.

Et pourquoi pas ? Moi aussi, j’en ai hérité. Mon père, qui a cru en moi, s’était serré la ceinture pour me payer une licence de pilote privé à l’âge de 17 ans, et je suis devenu un des plus jeunes pilotes de France. Grâce aux économies de mes parents, et des miennes, je suis parti en formation en Arizona pour une licence professionnelle et une qualification aux instruments.

Deuxième moteur… même procédure. J’allume les générateurs, puis les pompes essence du réservoir milieu. Depuis l’explosion du vol TWA 800, on n’allume que ces pompes-là si les générateurs sont déjà allumés pour éviter une étincelle — et si on a au moins 5.000 livres de kéro au départ dans ce réservoir. Si on a moins de 5.000 livres mais plus de 1.000, on les allumera à 10.000 pieds lors de notre accélération, puisque l’avion réduira son angle d’attaque, et les pompes, donc, resteront “couvertes” ou “mouillées.”

Cependant, une formation, c’est la partie la plus facile de ta carrière. Il te faut creuser ton trou, établir des contacts, espérer avoir fait la bonne démarche, et être sorti d’une formation qui t’ait préparé pour l’entretien d’embauche, un processus aussi compliqué qu’un démarrage d’une turbine.

Je connaissais le fils d’un pilote de ligne, qui volait avec moi dans l’air ambulance. Un jour, pendant qu’on attendait notre vol, il sortit son stylo avec cartouche d’encre, et mis son carnet de vol à jour d’une écriture si soigneuse qu’on aurait dit la Déclaration d’Indépendance de Jefferson ! Il me confia qu’à l’entretien d’embauche dans une grande compagnie aérienne, les recruteurs feront attention à l’écriture. Je n’y avais jamais pensé ! Il avait bien raison ! Moi qui remplissais mon carnet au stylo à bille d’une manière hâtée.

Deuxième moteur allumé. Checklist après-démarrage : Generators ON. Probe Heat ON. Anti-ice AS REQUIRED. Air conditioning panel SET. Recall CHECKED. Autobrakes RTO. J’égrène sous les yeux de George et d’Eric, ces enfants de la royauté aéronautique.

Devenir pilote de ligne dans un pays où la concurrence est la plus acharnée au monde, ça veut dire se battre contre les fils de pilotes qui ont eu tous les avantages professionnels — en commençant par la langue, qui n’est même pas la mienne. Mais comme eux, j’ai abouti dans le poste d’un avion de ligne Delta.

Aux Etats-Unis, on a peut être une aristocratie professionnelle, car la formation, l’argent et les contacts font toute la différence. Mais si tu travailles dur, et si tu as de la volonté, tu n’as pas besoin d’être fils de royauté pour devenir roi.

Mardi gras et le carême

21 février 2015 à 22h29

Il est 02:38Z, 20:38 locale, on est verticale le Texas au niveau 340. Il y a des légères turbulences, et on vient d’allumer la consigne des ceintures. Le nez de notre Boeing 737 est pointé au cap 270, il fait nuit, et on passe exactement entre Austin et Dallas, sur la ligne Nouvelle Orléans - Los Angeles ce soir. Avec des vents de face de 87 nœuds, on est planifié pour quatre heures trente de vol.

Hier, on a fait huit heures quarante-sept de vol ! J’ai fait le posé sur la piste 10 de l’aéroport Louis Armstrong de la Nouvelle Orléans, à la conclusion d’une journée chargée qui avait débuté à Détroit. Ce fut une reprise brutale pour moi, après plus d’une semaine de congés.

Je me souviens que mes parents allaient au bureau à la même heure chaque jour, du lundi au vendredi. Mon planning, lui, est aussi irrégulier que le stress ressenti pendant mon vol. Des périodes de congés longues ponctuées par des rotations intenses aux horaires impossibles, c’est comme un mardi gras qui s’alterne constamment au carême.

Au moment de l’arrivée à la Nouvelle Orléans, hier soir, j’ai ressenti la pression, la responsabilité, lourde sur mes épaules, de la vie de mes 180 passagers. Une erreur peut être commise si facilement — et si rapidement lorsqu’on est aux contrôles d’un biréacteur.

Par contre en croisière, à traverser le Texas comme ce soir, notre niveau de stress est redescendu au normal, car on arrive à oublier que ce qui nous sépare d’un air irrespirable, de températures intolérables, et de 34.000 pieds de vide, est un tube d’aluminium qui traverse les airs presqu’à la vitesse du son.

La descente et l’atterrissage à Los Angeles ne vont prendre que 30 minutes. Mais cette demi-heure va être le mardi gras de l’insuline, car elle va injecter plus de stress dans notre corps qu’une personne assise huit heures à son bureau à faire de la comptabilité. Dans un espace aérien surencombré, notre métier, c’est la sécurité de presque deux cent vies humaines. Et on ne peut pas arrêter le jet pour y réfléchir.

Notre hôtel à la Nouvelle Orléans était dans le French Quarter. Ça fait plusieurs fois déjà que j’ai fait escale là-bas. Ce matin — deux jours après mardi gras — au lieu de déambuler dans Bourbon Street, j’ai décidé de partir en marche dans un coin moins touristique. C’est là, où j’ai vu la véritable misère de cette ville, à un kilomètre des hôtels quatre étoiles.

Pendant que les touristes buvaient et dansaient, des résidents expropriés poussaient leur caddie. Il y a peut être un très beau bijoutier près du Ritz-Carlton à côté de Bourbon Street, mais il y a surtout des maisons délabrées, des voitures rouillées et un centre d’addiction juste à un kilomètre de là. C’est le mardi gras et le carême, dont la proximité et l’intensité créaient un contraste inouï. Tout comme mes départs, mes arrivées, et mes jours de congés.

Rythme circadien

9 mars 2015 à 22h30

Je suis au Radisson, l’hôtel qui se trouve au centre ville de Minneapolis. Il fait -15 dehors — il est midi, et je viens de me lever. C’est la deuxième fois que je me lève aujourd’hui. D’abord à 4h (5h locale dans le Nebraska glacial). Décollage à 6:40 de la piste 14R d’Omaha et posé à Minneapolis 1h17 plus tard, où un crew van nous a conduits à l’hôtel. Je dois maintenant dormir la journée.

Je repars au travail ce soir à 21h pour un vol de 3h29 sur Los Angeles, où je me poserai à 23:33 locale, ce qui est quand même 01:33, heure de Minneapolis. Le lendemain, je me lèverai à 10:00 à Los Angeles, où je volerai à nouveau la journée. Ces horaires créent une perturbation brutale du rythme biologique, et bien sûr des troubles du sommeil et de la concentration.

Le basculement du rythme circadien fait malheureusement partie de la vie quotidienne du pilote de ligne. Selon des études, le jour où on passe à l’heure d’Eté, c'est le jour le plus dangereux de l’année, avec des augmentations importantes du nombre d’accidents de la route, du travail, et même de crises cardiaques. Et là, le sommeil n’est amputé que d’une seule heure. Pour les pilotes de ligne, qui n’ont jamais le même planning, c’est un changement d’horaire au quotidien qui fait des fois 12 heures. Même si on ne traverse pas beaucoup de fuseaux horaires, et même si on a douze heures de repos auparavant, notre rythme biologique est perturbé, car on a des horaires différents.

Je devrais boire du café quand je vole. Mais au contraire, j’ai décidé d’arrêter la caféine complètement, et je dors mieux et plus facilement maintenant. C’est dur de se lever et de partir au bureau sans avoir eu une bonne tasse chaude de café. Mais, c’est la qualité du sommeil que je dois tout d’abord privilégier. Grâce à ce régime, j’arrive à me coucher à l’hôtel après un vol stressant et un atterrissage vents de travers, en rafale, piste 30L à Minneapolis. Je peux me coucher, je ferme les yeux, et je m’endors même s’il n’est que 9h du matin. Il faudra que je m’endorme encore cet après-midi avant mon vol sur Los Angeles, sinon l’arrivée, en plein milieu de nuit, sera pénible.

Lorsque je me branche sur le site des employés de la compagnie à midi, j’apprends la sortie de piste d’un de nos MD-88 dans la neige, avec évacuation d’urgence, et fermeture complet de l’aéroport new-yorkais. Je regarde la conférence de presse. Ç’aurait pu être moi ou n’importe quel pilote à Delta. Et je pense à mes collègues — quel cauchemar. L’après-midi, j’apprends qu’Harrison Ford a écrasé son avion sur un terrain de golf. Et sérieusement blessé, il a été transporté à l’hôpital. C’est dans cette ambiance que je me couche, et que j’essaie de relaxer. Je n’ai pas le choix. Je dois relaxer. Je dois contrôler mes nerfs et l’anxiété d’un métier où je n’ai jamais droit à l’erreur. J’ignore le bruit dehors, les femmes de ménage dans le couloir de l’hôtel. Je dois mettre mon corps en veille.

Et à ma surprise, je m’endors profondément avant de me lever pour la troisième fois aujourd’hui.

Personnel navigant

14 mars 2015 à 22h31

C’est au-dessus de l’Atlantique, à 23°26.9 Nord, 070°09.0 Ouest, au crépuscule, que le centre de contrôle de Miami nous autorise à la montée au niveau 380. J’affiche “38000” sur le panneau de contrôle de l’autopilote, et j’appuie sur “ALT INTV”. Les moteurs se mettent en mode CLIMB, augmentant leurs poussées jusqu’à une vitesse de rotation des compresseurs N1 à 99.2%. On navigue à Mach 0.79, à 570 nautiques à l’Est de la Floride, et le soleil se couche à notre gauche. L’air est calme.

Au-dessus de l’Atlantique, on se sent terriblement seul. Aucune terre en vue, aucun appareil en vue, un océan à l’infini, un ciel à l’infini. Dans quelques minutes on perdra même la réception radio VHF, et on disparaitra du radar de l’aiguilleur du ciel. On indiquera notre position grâce à des reports réguliers sur la fréquence HF, montre au poignet.

Il y a juste 45 minutes, on avait décollé de Santo Domingo, la capitale de la République Dominicaine, où on était en escale pendant deux jours. C’est sur cette île — qui est maintenant partagée, à l’Ouest, par Haïti — que Christophe Colomb avait accosté en 1492. C’est donc ici que les premières colonies européennes se sont installées. La capitale, Santo Domingo, fut la première capitale du Nouveau Monde.

La pauvreté était flagrante dans cette ville d’un million d’habitants, qui est chaque année la destination la plus visitée des Caraïbes. “Ne sortez pas seul la nuit,” les consignes d’escales fournies par la compagnie aérienne avisent ses équipages. “Communiquez au commandant de bord votre heure de retour, si vous quittez l’hôtel.”

Je m’étais promené seul le matin le long de la mer, une mer aussi mouvementée que l’histoire de cette ville. Et j’essayais d’imaginer les voiles blanches de trois bateaux se rapprochant à l’horizon, et la réaction des indigènes, les Tainos. Je suis moi-même un immigrant européen, j’ai dû me rappeler, qui était parti là-bas où “tout est neuf, tout est sauvage” (tel chantait Jean-Jacques Goldman) car en France “mes rêves étaient trop étroits.”

Lorsqu’on quitte les siens, c’est à une solitude imprévue et dure que l’on fait face, au moins jusqu’à ce qu’on crée de nouvelles relations dans le pays d’accueil, ce qui peut durer des mois. Je suis sûr que les navigants de la Santa Maria, la Pinta et la Nina se sentaient tout de même isolés, tout comme je l’étais lorsque j’ai débarqué au Nouveau Monde, sans ami, ni famille. Que ce soit en bateau ou en avion, à Santa Domingo ou dans l’Arizona, le personnel navigant connait bien la solitude parce que son métier, c’est de partir.

On a quitté la capitale du Nouveau Monde, et on se posera à New York dans 2h52, la plus grande ville des Etats-Unis, la capitale immigrante du monde post-Colomb, où plus d’un tiers de la population actuelle est née à l’étranger. Et je déambulerai dans ses avenues, dès demain matin, parmi une population de plus de 8 millions — mais seul. Car je ne connais malheureusement aucune âme.

L'esprit de corps

1 avril 2015 à 5h12

Mon fils Skye avait huit ans lorsqu'il m'a vu pleurer. A travers mes larmes, j'ai vu ses yeux intrigués, qui, à leur tour, regardaient les émotions de son père, l'homme de la famille. J'ai caché mon visage d'une main, mais je ne pouvais pas arrêter mes épaules qui secouaient.

Quelques minutes plus tôt, j'étais assis avec ma famille autour de la table. On écoutait un enregistrement YouTube des échanges radio entre les pilotes d'US Airways qui avaient amerri dans l'Hudson river, et l'aiguilleur du ciel. Il y avait également des échanges téléphoniques très rapides entre les contrôleurs des aéroports voisins, qui bloquaient leur espace aérien pour donner priorité à cet Airbus en détresse. L'airliner rempli de passagers allait se dérouter. Mais où?

Pendant les brefs moments de silence à la radio, j'imaginais les deux pilotes se battre pour leurs vies, celles des passagers, et celles des gens au sol. Panne complète à basse altitude, au-dessus de la mégalopole la plus peuplée des Etats-Unis. C'est à ce moment où j'ai versé des larmes.

J'ai pleuré, car j'ai soudainement senti l'angoisse de l'équipage, et aussi l'angoisse des contrôleurs qui essayaient de les sauver en suggérant des aérodromes de déroutement -- mais toutes ces options sont mauvaises, a décidé le commandant de bord. Les contrôleurs attendent et ne voient rien. Ils écoutent. Ils imaginent le pire. Les pilotes sur la fréquence imaginent le pire. Les hôtesses crient dans la cabine : "HEADS DOWN! STAY DOWN!" Le commandant de bord, juste avant l'impact : "BRACE! BRACE! BRACE !"

Comme tout membre d'équipage, je ressens des émotions particulières lorsque j'entends parler d'un accident aérien, car j'ai eu des urgences dans ma carrière. Je connais, par exemple, la sensation de l'adrénaline lors d'un clignotement d'un Master Warning à 24.000 pieds à cause d'une panne moteur. Je connais la solitude du commandant de bord face à une décision difficile. Puis, sa solitude à nouveau, face à un chef pilote au ton accusateur.

Mon grand-père était pareil, et je me demande si c'est l'esprit de corps de nos métiers qui nous unit. Mon grand-père, un ancien timonier de sous-marin qui a survécu la Seconde Guerre Mondiale, connait comme moi l'angoisse du travail dans une tôle étroite pressurisée, qu'on ne peut quitter, car son extérieur nous tuerait instantanément.

En l'an 2000, après qu'un sous-marin nucléaire russe avait sombré avec ses 118 hommes, quelques articles avaient paru dans la presse européenne. Les détails du naufrage n'étaient pas clairs, et on ne connaissait pas encore le sort fatidique de l'équipage. Mais, au téléphone avec mon grand-père, il n'y a de ça dont il parlait. Et je n'ai jamais vu autant de compassion exprimée par cet ancien officier de marine. Dans sa voix, on pouvait croire qu'il avait lui-même vécu le cauchemar et l'agonie de l'équipage. Il se montrait solidaire des sous-mariniers, et en même temps, il déplorait la passivité du gouvernement russe, qui était embarrassé par l'évènement.

Le mois dernier, j'ai repensé à mon grand-père. J'ai repensé à sa réaction que j'avais d'abord trouvée un peu exagérée pour le naufrage d'un sous-marin étranger dans une mer lointaine. Mais, je comprends mieux mon grand-père maintenant.

Il y a deux semaines, après une approche aux instruments dans une météo neigeuse, un de nos avions a fait une sortie de piste à LaGuardia, ce qui a escamoté le train avant, et engendré une évacuation d'urgence dans des conditions glissantes. Puis, dans les Alpes française, un scénario, cette fois horrible, s'est produit.

J'avais une pensée émue pour mes collègues. J'avais une pensée émue, bien sûr, pour toutes les victimes. Comme tout le monde, j'essaie de ne pas penser aux huit minutes d'enfer qu'elles ont vécues, mais c'est quasi-impossible. Je pense à nouveau à l'équipage, et je me suis mis à la place du commandant de bord désespéré qui essayait d'ouvrir la porte du cockpit de toutes ses forces mais en vain. Que ferais-tu pour sauver les vies qui t'ont été confiées?

Lorsque j'ai appris la nouvelle du crash dans les Alpes, j'étais en repos à la maison, dans l'Utah. Alors, j'ai décidé de partager la nouvelle avec mon épouse, Gina. Je lui ai raconté ce qui s'était passé. Et là, c'était à son tour de pleurer.

L'étau se resserre

11 avril 2015 à 1h43

Il y a 4h53 minutes de vol entre Los Angeles et San Salvador, la même distance qu'il y a entre Paris et Dakar. San Salvador est la capitale d'El Salvador, un très beau pays de l'Amérique Centrale. Avec le changement de fuseaux horaires, entre la provenance et la destination, on se posera à l'aube, à 06:43, juste à temps pour le petit déj' à l'hôtel.

L'Amérique Latine est la région la plus violente au monde, car un homicide sur trois dans le monde se passe là-bas. On croit souvent que l'Afrique détient la palme de la violence, mais l'Amérique Latine a un taux d'homicide qui est deux fois celui de l'Afrique.

El Salvador, ma destination aujourd'hui, est le pays non-en-guerre le plus violent au monde per capita, selon les dernières données. L'année dernière, il y a eu 3.942 meurtres, une augmentation de 57 pourcent par rapport à 2013. Et l'hécatombe continue à grimper puisque en mars, juste le mois dernier, 481 personnes ont été tuées dans ce pays, un chiffre qui n'a pas été atteint en dix ans.

La nuit est sans lune, et au niveau 350, les lumières des villages mexicains qu'on survole sont rares et parsemées. Les montagnes et les volcans sont invisibles. La radio est calme. Le Boeing 737 est une véritable bête de travail, mais si fidèle.

Le Boeing 737 est un avion conçu dans les années 60, et à l'époque, sa version B737-100 ne transportait que 85 passagers. Au fil des années l'avion a été rallongé... et rallongé. Et maintenant le B737-900ER (Extended Range), la neuvième version de ce biréacteur, transporte 180 passagers à Delta. On a passé une commande ferme de 100 exemplaires avec Boeing, et on en a déjà plus d'une trentaine en service. Le B737-900ER remplacera certains B757-200 en matière de distance et nombre de sièges, et fait concurrence à l'A321.

Le problème quand tu rallonges un appareil qui n'a pas été conçu au départ pour un tel design -- la longueur du B737 entre sa première version et sa dernière est passée de 28 mètres à plus de 40 mètres -- c'est qu'il devient plus difficile à piloter. Le B737-900 n'a que 33 centimètres d'espace entre la queue et la piste lors de la rotation. C'est à dire que la marge d'erreur entre un décollage normal et un toucher de queue est à peu près deux degrés d'assiette. On tire sur le manche, donc, avec extrême précision et douceur.

Mais pas trop doucement quand même : Que ce soit des départs depuis des mégalopoles américaines ou des terrains montagneux de l'Amérique Latine, il y a des obstacles et des critères de montée stricts à respecter. Avec 180 passagers et des bidons remplis pour des long-courriers comme celui-là, le B737 est lourd aux commandes, et son décollage doit être ferme, précis et fait avec finesse.

Le problème est pire à l'atterrissage. A cause de sa longueur, si on perd seulement cinq nœuds à l'arrondi -- nos approches se font à peu près à 145 nœuds, selon le poids de l'avion -- la marge d'erreur entre un atterrissage normal et un toucher de queue est juste 1 degré d'assiette. Si on perd 10 nœuds, alors c'est l'impact garanti de la queue.

Et l'étau se resserre : Avec une concurrence acharnée en Amérique, les compagnies essaient de conserver du carburant au maximum. Delta a décidé d'installer de nouvelles ailettes sur nos B737 pour économiser entre 0.5% et 2.5% de carbu selon la distance. En plus de pointer vers le haut, ces ailettes pointeront vers le bas, réduisant l'espace entre le bout de l'aile et le sol par un mètre. Ceci va rendre les atterrissages vent de travers supérieurs à 15 nœuds plus difficiles à maîtriser, car à l'arrondi, on incline une aile vers le vent pour compenser la dérive. Et là, il faudra faire gaffe de ne pas impacter l'ailette contre la piste.

Oui, mon métier devient plus difficile. La météo devient plus chaude et plus pluvieuse avec davantage d'épisodes météo extrême à cause du changement de climat. Les espaces aériens s'encombrent. Et selon les estimations, le nombre de passagers va plus que doubler entre maintenant et le jour de ma retraite. Boeing a déjà délivré plus de 180 avions entre janvier et mars 2015, ce qui est 23 de plus que la même période l'année dernière. Je ne connais pas les chiffres Airbus, mais je sais qu'il y a moins et moins d'espace dans nos couloirs aériens.

Alors les plannings font voler les avions 24 heures sur 24, donc les équipages doivent être prêts à travailler n'importe quand -- et à s'adapter à des changements circadiens impossibles. On a décollé à 00:50 de la Californie, et bien sûr, j'avais eu du mal à dormir la journée dans un hôtel au centre ville bruyant de Los Angeles. Mais à 35.000 pieds au-dessus du Mexique dans un ciel sans lune, mon visage à peine illuminé par les instruments, j'essaie de ne pas penser à cet étau qui se resserre lentement sur mon métier. Je pense plutôt à la partie la plus dangereuse de ma journée, qui commencera dès l'atterrissage, lorsque je passerai 24 heures d'escale dans le pays le plus violent au monde.

Confiance à personne

5 mai 2015 à 1h21

Au parking à New York-Kennedy, il est 17:50. On se prépare pour le vol 417 à destination de Seattle, une navigation de plus de 2126 nautiques qui nous fera traverser le pays d'Est en Ouest.

Pendant la pré-vol, on vérifie le carnet de bord de l'avion minutieusement bien qu'il y ait déjà un sign-off daté d'aujourd'hui, c'est-à-dire une signature par un mécanicien qui atteste que ce Boeing 737-900ER à 180 places est en état de navigation, ou airworthy.

Selon le carnet de bord, le numéro 79-00-02 de la Minimum Equipment List nous permet de partir malgré le problème d'indication OIL FILTER BYPASS au moteur droit, qui a été reporté par un équipage précédant. S'il y a problème de filtre en vol, la procédure peut nous amener à éteindre le moteur et de faire un déroutement. Donc, c'est sérieux.

Mais les mécaniciens nous disent que c'est un problème d'indicateur, et non de filtre d'huile. Le filtre doit être inspecté visuellement une fois par jour jusqu'à ce que l'indicateur est remplacé. Sur ce vol, on ignorera la fausse alerte -- du moins, on nous demande d'assumer qu'elle est fausse.

Ca fait depuis l'âge de 23 ans que je suis dans la ligne, et je ne sais pas si j'ai été toujours comme ça, ou si mon métier a tellement influencé ma manière de penser que je ne peux plus changer. Mais j'ai du mal à faire confiance aux autres. Comme un pilote a la responsabilité de son équipage et de ses passagers, il ne peut pas faire une confiance aveugle aux professionnels qui l'assistent : Ni au dispatcher qui l'assure que le pétrole planifié sera suffisant, ni au mécanicien qui signe la case Airworthiness du carnet de bord, ni même au contrôleur aérien qui l'a autorisé au décollage. (J'ai refusé une fois de décoller à LaGuardia car un avion était en courte finale pour la piste sécante.) Le pilote de ligne américain a même le droit d'ignorer la réglementation aérienne pendant une urgence. Donc, il apprend à ne pas avoir confiance absolue aux experts qui rédigent les lois.

Cette méfiance aux autres et sur-confiance à nos prises de décisions peuvent créer des conflits dans notre vie privée. Au bureau, c'est à nous de prendre la décision finale qui, elle, fera la différence entre un vol safe et une erreur fatale. Notre décision est basée sur nos qualifications, notre expérience, mais aussi un discernement inné, une espèce de boussole interne, ou un instinct, pour lequel notre compagnie nous a embauchés. Nous avons un instinct, qui, jusqu'à présent, ne nous a jamais trahi. C'est ce même instinct que j'ai suivi lorsque j'ai décidé de tout plaquer pour aller en Amérique. Et c'est ce même instinct qui a su me garder en vie pendant 10.000 heures aux commandes d'un avion.

Garé à la porte B35 du terminal 4 à Kennedy, j'appelle les opérations depuis la radio de l'avion pour qu'ils nous envoient un mécanicien. On veut être sûr à 100 pourcent que le filtre a été inspecté visuellement puisque l'indicateur n'est pas fiable. Le commandant de bord et moi relisons la procédure de blocage de filtre en vol si jamais ce n'est pas un problème d'indicateur -- notre boulot, c'est d'être prêt à l'imprévisible.

Chaque bouton, chaque interrupteur est vérifié religieusement pendant la pré-vol malgré le sign-off du mécanicien. On transportera 21 tonnes de pétrole pour ce vol de 6h22, et on vérifie que la répartition soit correcte entre les trois réservoirs du jet, malgré l'attestation déjà signée par le fueler que l'essence est bel-et-bien balanced. On vérifie aussi que le plan de vol remis par le dispatcher ne va pas nous amener à travers une ligne de cumulonimbus, qui se développe actuellement au-dessus du Wisconsin, se déplaçant à pas de loup vers notre corridor.

Cette prise de décision continue lorsque nous rentrons à la maison. Nous avons du mal à faire confiance absolue à nos médecins, aux réparateurs, aux mécaniciens auto, aux profs de nos enfants. Je dois me rappeler que ces décisions routines ne sont plus une question de vie ou de mort. Relâcher le contrôle, faire confiance aux gens, ça fait aussi partie d'une vie heureuse.

Lorsque toutes les checklists sont enfin lues, et que Jennifer, la chef de cabine pour ce vol, nous annonce que les portes de l'appareil sont fermées, verrouillées et les toboggans armés, je lèverai le pouce et je lui dirai merci, un sourire aux lèvres. Mais, avant le repoussage, je vérifierai que l'indicateur des portes de l'avion est quand même éteint dans le cockpit. Car je ne peux pas lui faire confiance.

Back in black

13 juin 2015 à 19h34

Je porte des jeans et un t-shirt blanc, et des santiags, qui elles sont sales. Je reviens juste de deux heures d'équitation avec Taco, un cheval Quarter Horse, lorsque le téléphone sonne. Sans sortir mon portable de la poche, le ringtone "Back in Black" d'AC/DC, la musique d'Iron Man, m'alerte que c'est le Planning. Et aujourd'hui j'avais congés.

L'Eté arrive à grand pas, c'est juin, les plannings sont remplis, les réservations sont faites au max, et on n'a pas assez de pilotes disponibles. Delta a dû acheter deux simulateurs B737 supplémentaires juste pour faire face aux besoins d'embauche.

Je décide de décrocher le téléphone, car je sais qu'il y aura une prime de paie si je me porte volontaire aujourd'hui. "Est-ce que vous pouvez vous rendre à l'avion dans une heure ?" me lance le scheduler au bout du fil depuis Atlanta. Je regarde ma montre. Il me faudra une heure et demi, je lui réponds, c'est l'heure de pointe sur les autoroutes. "Hold on", elle me répond. Pause. Elle va consulter avec ses collègues aux opérations. Peut-être qu'elle va décider d'appeler un autre pilote, qui habite plus prêt. Puis, elle revient sur la ligne. D'accord, on attendra votre arrivée. Vous serez payé double pour cette rotation. Pantalons noires, chaussures noires, cravate noire, veste noire aux gallons dorés, je suis back in black.

Alors que les gens dans d'autres métiers négocient en argent, moi je négocie en temps -- en heure, en minute. Toute ma vie fut une espèce de division de temps, jamais d'argent. Ma vie se résume en heures de vol, en heures de repos, en heures d'escale. Mais l'argent ? Jamais.

Je viens de passer les 10.000 heures de vol. Alors que beaucoup d'Américains se vantent du salaire qu'ils gagnent, une mesure de leur succès, moi, ma mesure, c'est le temps. Malcom Gladwell, un auteur canadien, a une fois écrit qu'il faut faire une tâche pendant 10.000 heures pour être considéré maître en la matière. Je ne me considère pas un maître d'aviation, mais ce passage des 10.000 heures de vol me donne plus de satisfaction que n'importe quelle fiche de salaire à Delta.

Oui, le temps. L'une des sept quantités physiques fondamentales dans le Système International d'unités. C'est une dimension dans laquelle nous existons tous et qui ne s'arrête jamais. Malgré la plaide des poètes, le temps ne suspend pas son vol, et il a fasciné les scientifiques depuis le début, car il continue à battre aussi sûr que le soleil se lève et se couche. Pour un pilote de ligne, le temps c'est tout. Pour moi, qui vient d'avoir un anniversaire ce mois-ci, c'est la mesure la plus importante de ma vie.

Lâché en solo à l'âge de 16 ans, j'obtiens ma licence de pilote privé à l'âge minimum de 17, avant mon permis de conduire. Pilote professionnel à 20 ans, embauché dans la ligne avant mes 24 ans. Commandant de bord à 25, instructeur pilote de ligne à 28, ma course contre le temps fut le thème de ma vie -- et pour moi, la seule mesure personnelle de mon succès.

La montre du pilote de ligne, c'est son obsession, c'est pour ça qu'il en possède de belles. Car chaque jour, au travail, la performance du pilote est mesurée non seulement par la sécurité, mais aussi par le temps : A l'heure pour le report ? Prêt pour le push-back ? Checklists faites avant le créneau de décollage ? Fuseaux horaires, heure UTC, heure de repos. "On Time" c'est notre deuxième prénom.

Lorsque je me réjouis de jours de congés après une longue semaine de vol, je constate que ce n'est pas nécessairement un break du pilotage qui me fait plaisir. Mais c'est un break de la discipline horaire qui fait partie de mon quotidien. Et avec des santiags aux pieds, une selle sur Taco, et les reines dans mes mains, le temps s'arrête... du moins jusqu'à ce que le ringtone "Back in Black" retentit à nouveau dans ma poche.

Gestion d'inertie

22 juillet 2015 à 18h19

Le décollage d'Anchorage est prévu pour 00:44. C'est le crépuscule dans ces latitudes si hautes, un crépuscule qui durera jusqu'à 4h, lorsque le soleil se lèvera à nouveau. Je briefe le départ avec mon commandant de bord, Spencer, un ancien de l'U.S. Air Force. Comme je suis le pilote en fonction sur cette branche -- direction Seattle -- je revois la météo et je parle de mon plan au cas d'une "abnormal" ou d'une anomalie au décollage. Le roulage sera de très courte durée, on allumera donc les deux moteurs dès le repoussage de la porte B8.

J'ai passé une bonne escale au centre ville de la plus grande ville de l'Alaska, où 40 pourcent de la population de l'état réside. Je suis allé au resto avec le captain pour le diner -- hamburger au saumon -- où, bien sûr on a parlé du nouveau contrat entre notre syndicat et la compagnie. Malgré une augmentation de salaire proposée, le contrat n'a pas été accepté, une nouvelle qui nous a surpris tous les deux. Delta est maintenant la compagnie qui a le plus grand chiffre d'affaire du monde, et je me demande si les pilotes ne commencent pas à être "prés de leurs sous". J'ai voté pour le nouveau contrat, mais 65 pourcent des pilotes ont voté contre. Le syndicat devra retourner à la table de négociations, mais la compagnie peut trainer ses pieds. Et donc on a perdu une augmentation de salaire instantanée... pour l'incertitude.

Les temps durs que j'ai vécus pendant mon ascension dans la carrière de pilote de ligne ont été difficiles à gérer. Je me demande des fois si la prospérité n'est pas facile non plus. Il faut savoir gérer son inertie correctement.

Ça fait deux semaines que j'ai écrit ces lignes. Je suis maintenant dans un café au centre ville de Mexico City. Mon arrivée tard la nuit dernière dans un aéroport qui est à plus de 2300 mètres d'altitude fut assez sportive. Le relief est brutal (deux chaînes de montagnes et deux volcans de plus de 5000 mètres), les orages parsemaient la périphérie et bougeaient doucement vers le corridor d'approche. On arrive à 90 degrés sur la finale piste 05R. Il pleut. Il fait nuit. Il y a des éclairs. Windshield wiper positionné sur ON. On est à 9200 pieds d'altitude. Mais comme on n'utilise que le QNH dans l'aviation américaine, on ne réalise pas forcément qu'on est seulement à 1900 pieds sol. C'est là où il faut gérer sa vitesse correctement. Je décide d'être complètement configuré, trains sortis, volets sur 30 degrés, avant le dernier virage -- une séquence qu'on ne réserve généralement que pour la finale.

A cause des hautes altitudes, beaucoup de pilotes ne réduisent par leur vitesse à temps et se retrouvent soit trop rapides ou trop hauts (ils doivent cabrer pour réduire) en finale. D'ailleurs Mexico City est un des aéroports où on a le plus d'incidences d'approches instables à Delta. En altitude, la vitesse vraie est plus importante que la vitesse indiquée, car l'air est moins dense, et donc le tube pitot qui est connecté à l'indicateur de vitesse reçoit moins de molécules d'air. A 39.000 pieds, par exemple, un avion peut faire 460 nœuds, mais le badin n'indiquera que 245.

Un bon pilote n'est pas celui qui sait aller vite, mais plutôt celui qui sait réduire sa vitesse au bon moment. N'importe quel pilote te le dira : une arrivée, c'est plus difficile à gérer qu'un départ, car il est plus facile de mettre les manettes de poussées en avant, et de tirer sur le manche, que de gérer une inertie depuis 30.000 pieds d'altitude, à 80 pour-cent de la vitesse du son (Mach 0.80). Il faut savoir être sur le bon plan d'approche, 3 degrés pile d'incidence en finale, le badin sur la vitesse d'approche exacts, les trains et volets sortis, qui eux ont une vitesse maximum d'extension.

Et donc, depuis ce café de Mexico City, je repense à Anchorage, où j'ai appris que la majorité de nos pilotes à Delta a décidé de refuser un contrat avec augmentation de salaire (8% tout de suite, 21.5% total après deux ans et demi), parce que cette augmentation, à leurs yeux, n'était pas suffisante. On se demande quand les négociations vont reprendre. On aurait pu avoir les 8% tout de suite.

Je me demande si "un-tien" n'aurait pas mieux valu que "deux-tu-l'auras" dans ce cas. Peut être qu'on était trop exigeants, et on se retrouvera avec rien de mieux, car le manque à gagner d'un délai d'une augmentation doit être maintenant compensé par une augmentation encore plus forte. Et je me demande si on n'a pas su gérer l'inertie de notre porte-monnaie.

Où suis-je ?

6 août 2015 à 8h26

Los Angeles est à 1487 nautiques devant moi, selon le FMS à bord de ce Boeing 737, en croisière au niveau 360, cap vers l'ouest. Ca fait une heure qu'on a décollé de la Floride, et on est maintenant verticale Golfe du Mexique, la Nouvelle Orléans directement à ma droite, Bâton Rouge un peu plus loin devant nous, puis le Texas. On affiche Mach 0.80. Houston Center est sur la fréquence.

Ce soir, je serai en Californie. J'étais en Floride la nuit dernière. Mexico le jour d'avant. La semaine dernière, pendant une escale à Minneapolis, je déambulais dans le plus grand centre commercial d'Amérique, le Mall of America avec ses 500 magasins et 50 restaurants. Le jour d'après, je me baladais dans le downtown de Los Angeles, entre ses gratte-ciels et ses homeless. Moins de 24 heures plus tard, je me baignais dans la Mer des Caraïbes, à Cancun. Le jour d'après, je suis rentré chez moi dans l'Utah, où j'ai fait une randonnée en montagne avec ma fille et mon Berger Allemand. Il y avait aussi une escale en Alaska, un passage à Atlanta, une nuit à Seattle.

J'ai parcouru plus de 64.000 kilomètres au mois de juillet, ce qui est l'équivalent d'une fois et demi le tour de la planète. Mes ancêtres étaient pêcheurs siciliens et fermiers allemands. J’ai fait plus de distance en un mois qu’ils ont dû faire dans leur vie entière.

L'évolution de l'homme n'a jamais connu ce nombre vertigineux de kilomètres mensuel. Pendant des milliers d'années, le déplacement de mes ancêtres a sûrement été limité à une cinquantaine de kilomètres pour survivre, selon la traque d'animaux ou la pêche. Maintenant, je dois m'adapter à 64.000 kilomètres par mois. Homo Piloteus.

Ma survie, c'est le métier de pilote de ligne, une profession toute nouvelle dans l'histoire de l'humanité, et je suis des fois désorienté, pendant quelques secondes, quand je me réveille à des milliers de kilomètres du réveil précédant dans un hôtel. Certains pilotes parlent même de placelag au lieu de jetlag. Ce n'est pas un manque d'adaptation horaire mais de place.

Chaque jour je rentre dans une passerelle et j'en ressors à des milliers de kilomètres sans être exposé aux éléments, ce qui est rend l'adaption encore plus difficile. Au moins, mes ancêtres, qui étaient à pieds, à cheval ou sur bateau, étaient en plein air.

Après un long coucher de soleil sur l'Arizona, on briefe notre descente sur la Californie. La piste 24R à LAX est fermée à cause des constructions, selon les NOTAMs, ce qui va créer quelques embouteillages aériens dans les corridors d'arrivées et sûrement une réduction de Mach. Lorsque j'arriverai à l'hôtel, au Sheraton, il fera nuit.

Et lorsque j'ouvrirai les yeux demain, je me poserai une question pendant quelques secondes — une question que mes ancêtres ne se posaient sûrement jamais à leur réveil. Où suis-je ?

Opérations spéciales

11 septembre 2015 à 23h45

Je braque, serré, vers la gauche, à 1400 pieds au-dessus du Potomac, la rivière qui mène à Washington, la capitale américaine. On n’est qu’à quatre nautiques de la piste zéro-un, ce 11 septembre, et on fait 180 noeuds, ou 333 km/h, bref trois nautiques par minute — une vitesse de Formule 1. Il fait une nuit d’encre, car il est presque 23h. Le commandant de bord, John, est un ancien Ranger, le régiment d'opérations spéciales ou "special ops" de l'infanterie d'élite de l’U.S. Army. ("Remind me not to piss you off," je lui avais dit en plaisantant, pendant le briefing). Il s’était reconverti dans l’aviation, puis il a piloté, en tant que copi, le Boeing 747 version cargo, basé à Anchorage, en Alaska. Il a décidé de passer à gauche sur le B-737, et il a déménagé sa famille à Salt Lake City où il est basé comme moi. Il essaie maintenant de s’habituer aux rythmes soutenus des vols intérieurs, ou “domestic” comme on dit ici. Lorsque tu fais du long courier, c'est la croisière pendant une dizaine heures, puis en récompense, une escale de 48 heures en Asie ou en Europe. Le domestique, c’est plus intense, et moins exotique.

Après 7h30 de vol mardi, on a fait une escale de 12 heures seulement à San Francisco. Puis 7h20 de vol le lendemain, et une escale de 13 heures à Dallas. Aujourd’hui, ça sera presque 7 heures de vol, et un poser à Washington. Et comme il est tard le soir, le trafic aérien a bien diminué, et le contrôleur d’approche a décidé de nous donner un raccourci. On se pointe à 90 degrés sur l’outer marker, qui s’appelle BADDN sur la rivière Potomac.

On est trop haut, trop rapide car les interceptions d'axes se font généralement à 30 degrés et bien plus loin que l'outer marker. L’avion fait presque 70 tonnes, et l’inertie est difficile à gérer. De plus, Washington a des espaces aériens “P” ou “Prohibited” à cause de la Maison Blanche, du Congrés et du Monument de Washington. Donc, un virage trop faible, et la FAA n’hésitera pas à nous pénaliser, comme elle l’a fait avec des équipages Delta précédents. Je déconnecte le pilote automatique, donc, je braque à gauche à 90 degrés, comme un F-14 au-dessus d'un porte-avion. Volets 5, puis 10, puis j’appelle “Gear down". Les trains d'atterrissage s'étendent pendant le virage sec sur le Potomac, les lumières de chaque côté. En même temps, je fais attention à l'axe et aussi au plan d'approche, bref je conduis une Formule 1 sur un circuit 3D. John se rend compte qu'il n'est plus sur B-747 à faire des finales de 40 km.

J’aperçois le VASI, le Visual Approach Slope Indicator, ce qui est l'indicateur de taux de descente situé à gauche de la piste. Il change de couleur selon mon taux de descente, que je dois maintenir absolument à trois degrés. Je survolerai le Woodrow Wilson Bridge en perpendiculaire, avant mon poser sur la piste de 2 km — ce n'est pas beaucoup lorsqu'on a l'inertie d'un B737-800, un jet à 160 passagers. D’ailleurs, je décide de me poser avec volets 40 degrés et l'autobrake sur "3", ce qu’on ne fait que rarement. J'ai l'impression, ce soir, de faire partie des Special Ops de Delta Air Lines. Après tout, on est le 11 septembre, et mon collègue est un ancien Ranger. "Delta Force," je dis tout haut, et j'esquisse un sourire à ma propre blague.

La procédure d’approche sur le Potomac n’est pas facile, car on ne suit pas un localizer qui nous verrouille sur l’axe de piste. Mais on doit suivre la rivière qui se tortille entre la Virginie et la capitale. Donc, à basse altitude et en descente, je pars en virage à gauche, puis à droite et à gauche encore, en suivant la rivière tout en pointant le nez vers le seuil de piste — tout ça, en descente à 800 pieds par minute. La nuit est noire, la rivière aussi, c’est là qu'une vue à 10 sur 10 est impérative pour le pilote de ligne. Je scanne mon altitude religieusement. John m’observe en silence, car il n’a jamais fait cette arrivée sportive — un B-747 ne pourrait jamais se poser à DCA (Ronald Reagan National Airport).

J’ai enfin atteint ma vitesse d’approche, 141 noeuds, une vitesse vertigineuse si j’étais sur Cessna, mais un minimum sur bi-réacteur. Je tire sur le manche en douceur, puis je pousse dessus, jusqu’à ce que le seuil de piste s’arrête de vaciller dans ma verrière, ce qui veut dire que je suis stable sur un plan et que mon avion touchera le seuil. La Landing Checklist est égrenée par John. Les Speedbrakes, qui se déploieront dès mon poser sont vérifiés armés. Je ne peux pas atterrir trop court ni trop long, car la rivière contourne l’aéroport et, donc, dans chaque cas, l'airliner finira dans l’eau.

Mais d'une main calme je fais l’arrondi, et je pose ce bi-réacteur pile sur les "touchdown markers", manettes de poussées en arrière. J’appuie à fond sur les freins qui se trouvent sur mes palonniers, ce qui projette mon corps et celui de mon commandant de bord dans les sangles qui nous retiennent.

Je ne suis qu’un pilote de ligne, mais ce soir, en posant cet airliner dans des conditions difficiles, de nuit et à quelques pas de la capitale américaine, j’ai l’impression de faire partie des opérations spéciales militaires. John-l'ex-commando lui n'est pas très bavard au roulage vers la porte 19. Mais il arrive quand même à prononcer un Good job.

Un grand chef

16 octobre 2015 à 16h22

Tout est grand en Amérique, mais tout est encore plus grand au Texas. Il est 20h25 quand on repousse de la porte E30, une des 165 portes de Dallas-Fort Worth, le plus grand aéroport du monde, qui fait plus de 40 km². Je me sens minuscule. Il fait déjà nuit, et notre lumière intérieure du cockpit du Boeing 737 est allumée pour que le personnel au sol puisse nous voir. J'égrène la checklist “pushback,” et le chef pilote assis à ma gauche me regarde, son télex sur les oreilles en communication directe avec l'agent au sol sur le camion qui nous repousse. J’essaie de ne pas être nerveux à côté de lui, mais c’est presqu’impossible.

Le chef pilote, Alex, doit faire au moins 170 heures de vol par an, et je fus l'heureux élu pour cet aller-retour sur DFW. Mes bottes de vol noires sont cirées, nickel, ma chemise blanche n'a jamais été aussi bien repassée, et mon pantalon d'uniforme vient direct du pressing. C'est la première fois que je vole avec lui; d'ailleurs, c'est la première fois qu'on se rencontre. Ce qui veut dire que ma carrière à Delta se déroule sans accroc. Pour l’instant.

Alex — aux Etats-Unis, on s'appelle tous par notre prénom — fut un ancien pilote de ligne instructeur. Il se débrouille donc très bien malgré le faible nombre d'heures qu'il a accumulé cette année dans les cockpits. Les chefs pilotes à Delta ne retiennent cette fonction que pendant trois ans. Après ça, ils doivent repartir en vol à temps complet. Les Américains, ces pragmatiques, ont toujours su se méfier des bureaucrates.

Et aujourd'hui, c'est une belle journée pour Delta. La compagnie a annoncé ce matin un bénéfice trimestriel historique de plus de 2 milliards de dollars, en augmentation de 33%, et notre patron, en toute humilité, a félicité les 80.000 employés de la compagnie. Delta s'est également vantée d'avoir la meilleure opération du secteur avec 100 jours cette année sans un seul vol annulé (“100% in 100 days!”). Pour comparer, United n’a qu’enregistré six jours sans annulation. Aujourd’hui on gagne. Un autre jour, c’est peut être la concurrence.

Le chef pilote, un ancien pilote de l'aéronavale américaine avec plus de 25 ans d'ancienneté à Delta, est grand. Il a les cheveux gris, ce qui lui donne un air distingué de gentleman. Je ne lui dis pas que je bossais au McDonald’s de Strasbourg, avant d’avoir misé mes deux mois de salaire sur un billet d’avion vers l’Amérique. Il me demande, en politesse, s'il peut piloter cette branche comme il ne vole pas souvent. Et j'accepte bien-sûr, comme si j'avais le choix.

J'aime le Texas car ses espaces immenses et sa taille aux échelles décuplées me font redécouvrir l'Amérique à travers les yeux d'un Européen. Dallas, son univers impitoyable, est le siège social de 18 sociétés “Fortune 500” comme Exxon Mobil, AT&T, et Texas Instruments. Dallas, la ville de tous les superlatifs, glorifie la loi du plus fort et l'amour du dollar.

Alex me demande sur quelle piste, parmi les sept en service aujourd'hui, on ira décoller, et moi en tant que copi, je dois connaitre la réponse. La majorité des pistes à DFW ne font pas moins de 4 km de long. Je lui dis “18L” car notre destination est à l'Ouest, et 18R est en service pour les arrivées. Il rentre les données dans le FMS monochrome devant lui, une ligne est dessinée sur nos Multi Function Displays. “Flaps 1,” il annonce solennellement. J’exécute.

Oui, nos bénéfices records ce trimestre sont à la taille du Texas. Mais Alex est moi savons très bien que c'est parce que la compagnie est actuellement bien gérée, et non parce que les employés sont meilleurs qu'à United — ou Air France. On a un bon chef, et ça fait toute la différence. J'ai travaillé jadis dans des compagnies qui avaient de très bons pilotes et stewarts — on avait décroché la première place en customer satisfaction — et ces compagnies ont quand même fait faillite. Alex, lui a connu Delta sous Chapitre 11 et sous des patrons moins bons que le nôtre. On apprécie tous les deux un bon chef d'entreprise, et on craint que celui-ci aille partir bientôt à la retraite. Ce qui est la rumeur.

On dit que si tu es un bon pilote, t'auras une bonne carrière. Mais la vérité, c'est que ta carrière est à la merci d'un bon ou d'un mauvais PDG. Ça, c'est vrai partout, mais encore plus dans un pays où la concurrence est exacerbée et dans un secteur où les marges de profits sont fines. Et un faux pas par ton business peut faire la différence entre un bénéfice record et le Chapitre 11. En ce moment, notre chef actuel est un Texan, et il fait donc tout avec grandeur.

Bonjour

16 novembre 2015 à 19h32

“Denver Center, bonjour, Delta 2317, flight level three-six-zero,” je m’annonce au centre de contrôle de Denver sur la ligne Detroit - Las Vegas ce samedi après-midi. Je suis le pilote monitoring sur ce vol de quatre heures, donc je fais la radio, les checklists, et les points de report avec suivi de la consommation dans cette traversée de trois fuseaux horaires contre le jet-stream automnal.

J’ai décidé aujourd’hui de saluer chaque contrôleur, en disant en Français, “bonjour” au lieu de “good afternoon.” Aujourd’hui, un jour après les attaques sur Paris, nous sommes tous Français.

Après mon appel, il y a une pause sur la fréquence de Denver. Puis le contrôleur, dont le secteur s’occupe des hautes altitudes au-dessus des Rockies, ouvre son micro : “Delta twenty-three seventeen, Denver Center. Bonjour !”

Ce matin, une autre tragédie est arrivée. Marc Mathis, un ami de l'Aéro-club d'Alsace, un ancien commandant de bord d’Air Liberté, un as de la voltige, et un test pilote qui a survécu une douzaine d’atterrissages en urgence, a disparu aux commandes d’un ULM expérimental dans ma région natale. Il avait 67 ans et plus de 20.000 heures de vol, dont sur des appareils aussi variés que le bi-réacteur MD-80, le Zlin, le P-51 Mustang et le Focke-Wulf Fw 190.

J’avais 19 ans lorsqu’une fois, assis à côté de lui au bar de l’aéro-club, j’ai décidé de prendre mon courage en main et de lui parler — lui, que je considérais un dieu aéronautique. Je lui ai offert mon dilemme à résoudre : je suis inapte pilote professionnel en France, mais pas aux Etats-Unis. Mais les Etats-Unis, c’est pas ici.

Ca n'avait pas l’air d’être un dilemme pour lui parce qu’il a simplement répondu, sans sourire mais avec un intérêt et une chaleur presque paternelle : “Alors il faut que tu y ailles, aux Etats-Unis.”

Venant de sa bouche, la solution paraissait si simple, si évidente. Je me rappelle toujours la manière dont il l’a dite, qui n’était autre qu'avec la confiance d’un commandant de bord — sans doute la même confiance et le même calme avec lesquels il s’exprime à la radio, lorsqu’il est en l’air et le moteur s’arrête soudainement de tourner, et il doit amerrir un avion de chasse allemand de la Seconde Guerre mondiale [histoire vraie].

Jusqu’à ce jour, la solution pour moi n’avait pas été aussi facile. Je suis peut être apte aux Etats-Unis, mais il faut tout quitter pour y arriver, apprendre un métier qui est très technique dans une langue étrangère, et puis il y a cette affaire de permis de travail. Bref, beaucoup de peur, et la peur tue les rêves.

Mais lorsque Mathis l’a dit, et la manière dont il l’a dite — non seulement sans hésitation, mais aussi avec la confiance et l’autorité d’un commandant de bord — m'a laissé une marque indélébile. Alors il faut que tu y ailles, aux Etats-Unis. Je crois que j’avais juste hoché la tête, bouche-bée par la simplicité de sa solution, et embarrassé en même temps de n’y avoir pas pensé moi-même. La décision de poursuivre mes rêves a été prise ce jour-là. A ce moment-là.

Aujourd’hui, à chaque fois que je grimpe dans le cockpit d'un airliner aux couleurs Delta, je me dis : “Ah, si tu me voyais, Mathis.” La peur tue peut être les rêves, mais elle n’a jamais tué les miens.

Dans ce monde de terreur, où le secteur du transport aérien est une des cibles préférées des djihadistes, je ne sais pas si la prochaine génération d’élèves-pilotes puisse rêver aussi grand. Je ne sais pas si je peux retenir la voix calme, la voix réassurante, la voix du Commandant Mathis qui a su m’enlever mes craintes et décrocher mon rêve — cette même voix que j’ai prise lorsque j’ai dit bonjour à la radio, à tous les contrôleurs américains.

Le requin

2 décembre 2015 à 19h33

Ma fille, qui est passionnée de biologie, m’a parlé hier soir des requins. J’ai appris que les requins doivent toujours nager pour survivre. Ils doivent continuer à bouger en permanence pour avaler l’eau et la pousser à travers les branchies. “C’est comme ça qu'ils retiennent l’oxygène,” elle m’a dit.

Je n’ai volé que cinq jours au mois de novembre. Je suis en réserve, un planning que j’ai choisi volontairement et qui me permet de passer du temps à la maison, si on ne m’appelle pas. Le mois de novembre est un grand mois au point de vue chiffre d’affaire pour les compagnies aériennes. Et le dimanche juste après Thanksgiving – les retours à la maison – a décroché des records de facteur de charge à Delta Air Lines. On a transporté plus d’un demi million de passagers entre dimanche et lundi juste après cette fête d’Actions de Grâce américaine. Et on a dû rajouter pas moins de 600 vols pour répondre à la demande.

Mais je n’ai pas volé ce jour-là. Crew Scheduling ne m’a pas appelé. D’ailleurs, ça fait depuis le 25 novembre que j’ai n’ai pas vu l’intérieur d’un cockpit. Je suis à nouveau en réserve ce mois-ci, et il n’y a toujours rien sur mon planning. Et même si je touche un salaire – donc, je ne m’inquiète pas au niveau financier – je suis constamment sur le site des équipages pour voir s’il y a des rotations qui doivent être assignées. J'interroge le système sur les autres bases : Peut être que je pourrai me mettre en position à Los Angeles ? Il y a une rotation avec une longue escale à Austin qui est “ouverte”. On appelle ça open time, ce qu’on peut traduire par “heures disponibles”. Ce sont les rotations qui n’ont pas encore de pilotes, ou des rotations dont les pilotes se sont portés malades ou doivent être mis en repos. (Delta a plus de 12.000 pilotes.)

Je devrais sûrement profiter de ce répit dans mon planning, car j'ai parcouru plus de 60.000 kilomètres par mois cet Été, l'équivalent d'une fois et demi le tour de la planète. Mais j’ai besoin de bouger pour vivre, comme un requin.

Je me sens également comme l’albatros de Baudelaire qui est “exilé sur le sol au milieu des huées, ses ailes de géant l'empêchent de marcher.” Le plancher n’est pas mon milieu, et je veux repartir en l’air. Mon uniforme est soigneusement accroché, ma sacoche de vol prête, la batterie de ma Surface rechargée. Je suis peut être un “roi de l'azur,” pour citer ce poète français, mais ici en congés, je suis l’albatros “maladroit et honteux.” Et comme tout voyageur ailé, je trouve être cloué au sol presque intolérable.

Lors de ma dernière rotation, j’ai fait une approche à vue en manuel à Atlanta, l’aéroport le plus fréquenté du monde, avec un atterrissage kiss-landing piste 8L à la clef. Et maintenant à la maison, la routine est insupportable. J’ai dû appeler un plombier hier. J’ai aussi fait des achats. Je suis allé chez le coiffeur. Aujourd’hui, je paierai des factures, je promènerai mon chien, et j’appellerai une pharmacie pour commander de la crème pour ma fille, qui a un peu d’acné. Et je retournerai sans cesse sur le site de la compagnie à guetter l’open time. “Je vole car cela libère mon esprit de la tyrannie des choses insignifiantes,” disait St-Exupéry. J’ai des vacances planifiées au mois de décembre, et cette tyrannie me hante déjà.

Hier soir, ma fille m’a dit qu'on a découvert une espèce de requins qui vit posée au fond de l’eau, et ces requins peuvent aspirer de l’eau sans bouger. Ils peuvent se reposer immobiles. Ça, j’ai du mal à croire.

L'imposteur

7 août 2016 à 17h28

Les retraites commencent à s'accélérer à Delta. La compagnie a embauché 1.000 pilotes l'année dernière et va faire la même chose cette année. Tous les deux mois à peu près, on a des demandes de désidératas, où les pilotes peuvent faire des changements d'appareils. Une fois la formation finie, on doit rester sur le jet pendant au moins deux ans, ce qu'on appelle un "seat freeze", pour rentabiliser le coût de formation.

Et ça fait deux ans maintenant que je suis sur B737-900, un avion de 180 passagers qui a un réseau sympa -- on fait souvent des traversées de l'Amérique. On fait même l'Amérique Latine et l'Alaska. Les escales à Cancun et Anchorage sont presque comme des vacances. Le B737-900 est là pour remplacer le B757 à long terme. J'ai eu l'occasion de faire un Seattle - Honolulu, ce qui était merveilleux.

Alors j'hésite à changer d'appareils. J'ai déjà fait du MD90 et de l'A320 à Delta, et je commence à avoir de l'ancienneté dans le B737, un avion que j'adore et que je connais bien (j'ai eu un score parfait au test théorique, ce qui est très rare selon l'instructeur). Un passage sur B767 me ferait perdre beaucoup d'ancienneté, mais faire du transpacifique et l'Asie, ça me tente beaucoup. Et puis j'hésite à repartir en formation pendant plus d'un mois. J'ai piloté le B767 pour une autre compagnie il y a 10 ans, mais je dois quand même refaire une formation complète avec Delta, où je serai testé presque quotidiennement. Même si les tests de mania et de navigation ne se font qu'à la fin du stage, on ne nous permet pas de passer à la séance simu suivante si on n'a pas bien "performé" à chaque étape.

Il y aura également une évaluation théorique très approfondie, une évaluation des procédures, et puis le lâcher en ligne. Bref, on ne se marre pas.

Et puis j'ai des doutes persos, les mêmes que j'ai avant chaque formation : Lorsque tu viens d'un pays qui t'affirme que tu n'es pas assez intelligent pour rentrer à l'ENAC, pas assez bon pour devenir pilote de ligne -- et que tu ne le seras jamais, alors fais autre chose ! -- ça te marque, et c'est un feeling que tu as du mal à oublier. J'y pense encore avant chaque renouvellement de qualif, ce qui est surprenant.

Je suis arrivé à Delta grâce à du travail acharné, mais aussi beaucoup de chance. J'ai fait mes preuves aux Etats-Unis. Et non seulement je suis arrivé à ce métier technique très difficile, mais je l'ai fait dans une langue étrangère et dans un pays où la concurrence est impitoyable. Malgré ça mes doutes, des fois, refont surface.

Est-ce que la France a raison ? Et si elle avait la raison ? C'est dingue qu'après presque 20 ans dans la ligne, j'y pense encore. À chaque test, ça me hante, comme la voix perçante d'un prof au tableau. J'ai eu un pot incroyable aux Etats-Unis... peut être jusqu'à maintenant. Peut être que mon succès n'est dû qu'à la chance.

En psychologie on parle du syndrome de l'imposteur : J'exprime des doutes qui consistent à nier mes accomplissements personnels; j'attribue mon succès à des éléments extérieurs, comme la chance ou mes relations avec mes amis -- mais non mes capacités. Et j'attends un jour d'être démasqué comme un imposteur qui n'aurait pas dû être là, mais qui a échappé par chance à un screening draconien. "Malgré leurs succès, les personnes visées par le syndrome de l’imposteur sont convaincues que leur réussite est due à un concours de circonstances", selon la définition officielle. "Il ne leur vient pas à l’idée que leurs compétences soient au cœur de leur succès." Lorsqu'un pays entier t'a dit que tu n'es pas assez bon pour être pilote, pas assez bon pour passer une visite médicale, tu as du mal l'oublier. Même si tu deviens pilote de ligne aux Etats-Unis (et dans une des plus grandes compagnies du monde), tu continues quand même à avoir des doutes, parce que ces doutes ont été inculqués tôt dans ta vie.

Alors devant le formulaire électronique de désidératas tu pauses, naturellement. Je devrais rester sur B737, je me dis. Je connais bien l'appareil, pourquoi faire une autre formation ? Pourquoi prendre le risque d'échouer et d'être démasqué ? Aurais-je dû faire une fac d'éco ou de droit à la place, comme on me l'avait conseillé dans mon pays natal ? Et si la France et ses professeurs et ses docteurs avait raison ? Le curseur devant moi clignote, inlassablement.

Alors, sur mon clavier, je tape "7ER". Alea jacta est ! Ça y est, j'ai fait ma demande. La formation Delta sur B757/B767 va être dure, longue, pénible. Et je vais en suer. Mais j'y arriverai. Avec de la chance.