"J'implore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime, Du fond du gouffre obscur où mon coeur est tombé. C'est un univers morne à l'horizon plombé, Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème;"
Et qu'ai-je crié?
Cher journal,
Peut-être devrais-je ajouter, cher journal numéro tant. Tu n'es, en effet, pas le premier malheureux tissu électronique à tomber entre mes mains. Ils furent au bas mot une dizaine. Tous commencés, tous inachevés. Voici un des traits de caractère qui me déplaît le plus chez moi: cette attitude négligente, désinvolte vis-à-vis des choses qui me concernent et qui sont susceptibles de m'apporter quelque chose, de me faire du bien. Comme si je refusais d'avancer.
Et qu'ai-je crié?
J'ai décidé, il est vrai, de donner à chaque "écrit", un intitulé qui serait le plus fidèlement possible, un reflet de l'état d'esprit dans lequel je viens me jeter dans le fleuve de mon âme. Ce sera plus organisé ainsi, puisque le but de cette entreprise est de tenter une approche de la chose la plus floue et la plus insaisissable de l'univers, autant y mettre de l'ordre dès le début.
Et qu'ai-je crié?
En l'occurrence, Baudelaire m'est apparu tout indiqué. Pour que je revienne écrire ici, alors que tant de mes projets de journaux ont été avortés, il faut que mon mal être ait été encore plus insupportable, et le chancre qui infecte mon cœur encore plus purulent que de coutume.
Il faut que je me rende à l'évidence: je souffre, constamment. Je suis mal dans ma peau. Je suis troublée, angoissée, j'étouffe, je fais des crises, je suis insensée, hystérique. Je ne suis absolument pas stable psychologiquement. Si je ne devais garder qu'un trait de caractère, je crois que le terme "angoissée" serait parfait. Voilà, ça c'est ma grande spécialité, prendre trop à cœur ce qui ne le mérite pas, et m'en rendre malade. Et bien souvent, pour pas grand chose, ce qui me met après coup dans un état d'esprit encore plus amer (si bien sûr, c'est possible).
Et qu'ai-je crié?
Le plus paradoxal dans cette histoire, c'est que, comme tant d'autres choses, cet aspect là de ma personnalité est des plus secrets. Si, si. Comment est-ce possible, journal, me demandes-tu? Comment peut-on rater cette jeune fille qui pourtant porte tant de mal-être dans ses yeux, qui pleure la nuit, et dont le cœur n'est plus qu'une plaine desséchée où souffle un vent glacial?
C'est de ma faute. Et certainement est-ce de la leur aussi. Je ne vais pas jouer les Caliméros, je n'en ai pas les moyens.
Actuellement, je bénéficie de tout ce qui est matériellement nécessaire pour être heureux. J'ai un foyer, équipé des technologies de pointe modernes que comme tout Français moyen nous avons. J'ai les moyens de partir en vacances, de sortir à ma guise, d'une manière générale de me déplacer comme je veux. Je fais des études aussi, dans une filière qui fait l'admiration de beaucoup, et où je ne m'en sors pas trop mal. J'ai une famille, des parents qui, je crois, ont beaucoup d'affection pour moi. Toute une fratrie aussi d'ailleurs, qui éprouve les mêmes sentiments. Des amis, plus ou moins proches, en nombre suffisant pour que je puisse avoir le luxe d'en rapprocher certains comme d'en répudier d'autres.
Au regard de ces faits journal, tu te dis "Elle a tout ce qu'elle veux, de quoi, de quel malaise peut-elle se plaindre?"
Et qu'ai-je crié?
Sur ce point, je suis d'accord avec toi. Pas plus tard qu'aujourd'hui, j'étais sur le site de Médecins Sans Frontières, que je soutiens du mieux que je peux, avec les dons que mes parents m'autorisent à faire, et j'ai encore eu l'occasion d'observer ce que signifiait le désespoir et la détresse humaine à grande échelle (les photos de la Syrie abondent en ce moment, et certaines pourraient paraître particulièrement poignantes). Je sais que je ne devrais pas me plaindre. Que je ne dois pas me plaindre.
Et pourtant, journal, malgré ce faste apparent, malgré cette apparence de bonheur, comédie humaine que je suis obligée de jouer tous les jours, j'éprouve une détresse infinie, l'impression d'être plongée au fond d'une abîme, loin, très loin de la lumière.
ET QU'AI-JE CRIE?
Du fond de l'abîme, j'ai demandé au ciel:Qui suis-je?
J'ai interrogé les étoiles: Que fais-je?
J'ai harangué les nuages: Où vais-je?
J'ai apostrophé le temps: Quel est le but de mon existence?
Pourquoi vivre si l'on est condamné à mourir? Dieu existe-t-il? Et le Diable? Y-a-t-il quelque chose qui justifie la Vie? Une raison de vivre propre à chaque être humain? Le monde existe-t-il? Est-ce un rêve? Si tel est le cas, quel est son but? Quel est mon but? Pourquoi vivre, accomplir, sentir, si la finalité est la même pour tous? On dit que la mort donne un sens à la vie, dans ce cas quel est-il? Y a-t-il un plan? Un schéma type? Une ligne de conduite précise à suivre, un itinéraire pour chacun? Le même pour tous?
Qui suis-je?
Je mène une vie tellement contradictoire, avec si peu de repères, que je me suis perdue.
Qui suis-je?
Cette question tourne en boucle dans ma tête, elle m'assaille dans les moments les plus noirs, aux heures les plus sombres et les plus froides de la nuit, elle me guette dans l'ombre et se jette sur moi en furie. Elle me fruste, journal, vois donc: je n'ai pas la réponse.
Qui suis-je, où vais-je, que fais-je?
Je suis une personne tellement contradictoire. Le rôle que je joue le jour est semblable au soleil. Extérieurement, je suis le bonheur incarné. Un véritable feu follet, bout-en-train. Mais ce n'est qu'un rôle. Un jeu. Une illusion. Un mensonge. Chaque moment de solitude me le démontre. Chaque fois que je me retrouve face à moi-même me démonte.
Parce que malgré tout ce que je possède, malgré tout ce que je sais, malgré toutes les options que j'ai, tous les choix possibles, tout ce que l'on peut désirer et que j'ai, je ne suis pas heureuse.
Comment "je" pourrais être heureux, si "je" ne suis pas bien définie?
Qui suis-je?
Cette question me harcèle. Elle me torture. Plus le temps passe, plus j'ai l'impression de me réduire à une carapace automatisée. J'ai peur, journal, j'ai peur car je me perd. Tout ce qui est relatif à ma personnalité me semble brouillon.
Cette question prouve un grave trouble, une grave méconnaissance de ma personnalité.
Elle me dérange, parce qu'elle a des incidences sur mon quotidien. Pas encore suffisamment pour que j'en ai des ennuis, pas suffisamment pour bouleverser ma vie.
Et c'est bien ce qui me dérange. C'est un nœud. Elle me bloque. Je me sens cadenassé. J'ai l'impression, du haut de mes jeunes vingt ans, de ne pas avoir vécu, parce que cette question m'a toujours accompagné. Vis-je pour moi ou pour les autres?
J'ai le sentiment que si je réussi à répondre à cette question, où ne serait-ce qu'à approcher la vérité, qu'à dénouer mon esprit, je pourrais enfin avancer sereinement, renouer avec la paix intérieure.
Car je le répète, je suis affreusement torturée. Si tu savais, Ô, journal! toutes ces nuits que je ne compte plus, aux heures les plus sombres, aux heures des ombres, les torrents de larmes que j'ai versé. Si tu savais, à quel point à l'intérieur, je me sens froide et vide. A quel point je souffre. Comme je doute et désespère.
Pourquoi ne vais-je pas me confier à mes amis, me demandes-tu, puisque j'en ai?
C'est vrai, j'ai des amis. Et ce sont des personnes extraordinaires, je ne vais pas le nier. Je me refuse à déformer quelle que vérité que ce soit ici. Ils sont mes amis. Mais ils sont humains. Et le propre de l'être humain, c'est tout de même d'être doté d'un certain égo.
Et cet égo pousse fatalement l'homme à parler de lui, encore, sans cesse, et toujours. En général je ne parle pas de mes problèmes tout simplement parce que les gens sont trop accaparés par les leurs pour savoir écouter ceux des autres. Oh, bien sûr, ils m'écouteraient si j'abordais le sujet spontanément. Mais les choses sont tels que plus le temps passe, plus je deviens renfermé. Je ne dirais rien, sauf si on me le demande.
Je me suis même surprise, parfois, à attendre la question. Ce fameux "Et toi?", qui en général, suit un déballage plus ou moins conséquent de problèmes pour la personne concernée.
Eh bien le problème de ce fameux "Et toi?", c'est qu'il est une formule conventionnelle, qui appelle à une réponse conventionnelle. Réfléchis, journal. Quand une personne a un problème, elle va suivre les conventions et se contenter des formulations polies prévus à cet effet. Il est très très mal vu d'enchaîner à cette question par un problème personnel. Parce que la personne en face, même inconsciemment, se frustre, parce que son intérêt à elle est de revenir le plus rapidement possible à l'épanchement de ses soucis. Plus vite la conversation se recentrera sur elle, plus elle en sera heureuse. Plus elle vous estimera, aussi, alors qu'au final, à part écouter on ne fait pas grand chose.
Avoir une grande oreille est peut-être une qualité, je n'en sais rien. Mais quand les choses ne sont pas réciproques, crois-moi, ça n'aide pas à aller mieux.
Quand au final, on a l'occasion d'y aller franchement et de parler de soi, il est déjà trop tard. Les choses se sont soit accumulés trop rapidement, soit résolues trop rapidement pour que l'on saisisse l'occasion d'en parler. J'ai du mal avec les gens qui arrivent après l'heure convenable. Quand l'heure est passée, j'estime qu'il est trop tard pour revenir dessus, le temps suit son cours, et c'est comme ça.
Plus j'écris, plus je me rend compte que le travail à opérer sur ma personne, va être titanesque. Je te préviens, journal, qu'ici je ne compte pas parler de ma vie de tous les jours, des petits incidents insignifiants qui l'affectent. Je veux me concentrer sur ma psyché, sur mon âme, mes sentiments, je veux tenter de m'atteindre le plus possible. Comme je te le disais plus haut, j'ai vraiment besoin d'y voir plus clair dans ma personnalité. Et puisque personne ne peut m'y aider, je vais y aller moi-même. Un voyage intérieur que je vais entamer seule.
Intus et in cute,
Profondément et sous la peau.
"Je", me voilà.