The road to Entepfuhl

Un journal de Journal Intime.com

Archive du journal au 11/10/2018.

Sommaire

Where the road begins

19 décembre 2010 à 1h21

Dimanche 19 décembre : Cela fait déjà deux mois que Margot m’a fait remarquer, d’une voix mystérieuse : « Tu as tout ce qu’il te faut maintenant avec ton groupe d’écriture, avec Aglaé, Nate, Bethany… Tu t’épanouis. » Je ne l’ai pas démentie. Je peux maintenant l’affirmer avec un peu plus de recul : oui, je m’épanouis. J’ai réussi à dépasser toutes sortes d’écueils pour avoir une vie qui me convenait, pour m’entourer des personnes qui m’inspirent, qui m’élèvent, qui me remplissent d’amour pour la vie. Mon groupe n’a peut-être pas l’apparence d’un groupe, comme le disait un peu plus tard Margot, mais pour la première fois, je n’ai autour de moi que ceux que j’ai choisis ; et rien ne semble le fruit du hasard ; la présence de chacun dans ma vie prend sens de manière flamboyante.

Plus de ces connaissances de lycée dont je ne savais que faire, auxquels je ne pouvais pas attribuer de fonction particulière, dont l’inconsistance me désemparait. Mes amis présents sont comme des symboles ou des pôles ; chacun paraît incarner à merveille une forme de vie différente, Aglaé les tumultes de l’amour, la vie passionnelle et joyeuse, Bethany, une vie faite de rencontres et de contacts éthérés — Margot, la vie domestique et résignée, Nate la raison et l’indécision propre à la raison. Parmi eux je me sens en lien avec tout ce qu’il y a d’humain en l’homme ; je n’ai qu’à tendre le regard autour de moi, pour sentir l’infinité des possibilités qu’il y a en chacun, et qu’il y a en moi-même. Je me sens vivant ; je respire la vie avec son lot de souffrances et de joies. Je ne suis plus étroitement confiné, déterminé ; chacun de mes amis m’indique un horizon où je pourrais m’engager et où je trouverais au moins un soutien — ce soutien, c’est ce qui rend tous les horizons bien réels, bien palpables.

Je l’avoue, pour cette raison précisément, j’ai le sentiment de n’avoir pas besoin d’amis supplémentaires. (Je pense à d’anciennes relations et j’en ris.) Cependant, je me sens poussé comme jamais vers mes congénères. Quoique je n’ajouterais personne à notre groupe, je poursuis mes rencontres à un rythme effréné. J’ai préféré ce semestre la vie à la littérature, sans conteste. Bethany avait raison de me présenter à Jeanne en disant que j’étais, comme elle, ou plus qu’elle, dans un perpétuel débat entre la littérature et la vie. Nous le sommes tous dans notre groupe. Ce semestre, nous n’avons peut-être pas beaucoup écrit ; mais nous avons vécu ce que nous projetions d’écrire. Nous l’avons vécu parfois à de multiples reprises, comme pour apprécier des jeux de miroir et des effets de mise en abyme. Aglaé avec Nate. Bethany avec tant d’autres. Moi-même, avec ceux que j’ai rencontrés sur la Toile.

Je n’ai besoin de personne d’autre qu’eux pour maintenir mon intérêt pour l’homme. Pour nourrir en moi ce besoin de connaître, de besoin de rencontrer, ce besoin de tout ce qui est humain, et qui parfois donne à certains, à Margot, à Aglaé en octobre, à Bethany récemment, l’impression — plus que l’impression, puisque je ne parviens pas à les démentir tout à fait, et qu’elles me sourient alors avec compassion — que j’écoute ce qu’on me raconte pour m’en servir, que j’assouvis toujours dans les relations humaines une avidité de romancier. Mais je ferais un curieux Prométhée. Un Prométhée bien ridicule. Est-ce ainsi qu’on cultive la connaissance ? En parlant aux hommes ? En s’accommodant des discours les plus singuliers comme des plus banals ?

Nous n’avons rien en commun tous les cinq ; si ce n’est... ce goût immodéré pour la parole. Nous ne comprenons pas les gens qui n’accordent pas d’importance à la parole. Qui ne parlent pas ou qui parlent par automatisme. Qui ne ressentent pas le besoin de se confier. Qui parlent de tout, sauf de leurs expériences. Nos actes nous paraissent insignifiants, incomplets, lorsqu’ils ne sont pas mis en valeur par la parole. Nous ne sommes pas de ces fanfarons qui ont besoin de se vanter de ce qu’ils font ; ceux-là se moquent de la parole ; seuls les actes comptent pour eux, et la parole n’est qu’une vaine excroissance de leur ego: l'expression de la complétude parfaite de leurs actes. Nous parlons parce que c'est la seule manière pour nous de nous faire exister réellement.

Insomniaques

21 décembre 2010 à 4h17

Mardi 21 décembre : Il m’arrive des choses extraordinaires en ce moment.

Après Lolita, j’ai parlé à une insomniaque. A l’origine, il me fallait seulement trouver quelqu’un pour m’accompagner dans mes nuits de labeur et de contemplation. La première insomniaque que j’ai contactée était bien gentille avec ses axolotls, mais elle n’a pas réapparu une seule fois. Elle m’avait pourtant fait des compliments à la fin : « J’ai bien discuté avec toi, ce fut un plaisir. » Mais passons.

Je n’attendais rien de cette nouvelle insomniaque, une jeune fille de dix-sept ans au message sommaire. En plus, je vis d’emblée que son langage était négligé ; elle était du genre à ne jamais mettre d’apostrophes, à emmêler les lettres d’un mot. J’étais fatigué — et donc loquace — ; je suis allé droit au but : il me fallait une compagnie pour écrire. Je lui ai donné à lire (à sa demande) le texte que je travaillais. Elle me disait qu’elle écrivait elle-même, des pièces de théâtre ; juste pour la forme (enfin, plus que pour la forme, mais je ne m’attendais pas à grand-chose, je le répète), je lui ai demandé une de ses pièces. Or, ce que j’eus sous les yeux me parut tout de suite assez incroyable. C’était un long dialogue entre deux personnages. Quelque chose entre Beckett et Ionesco. Mais, le plus étonnant, c’est qu’elle y réfléchissait constamment aux règles de la conversation… Ses deux personnages essayaient d’établir en permanence la manière idéale de conduire un dialogue. Le prologue que je lui avais donné était aussi un dialogue de rencontre. Imaginez les jeux de miroir ! Tout au long de notre conversation, chacun lisant le texte de l’autre, nous nous sommes extasiés sur la correspondance de nos vues. Je ne me suis pas privé, en outre, de reprendre certaines des règles de conversation qu’elle dégageait dans sa pièce pour orienter notre propre discussion. Quand un de ses personnages terminait un de ses développements, il disait à l’autre, sèchement : « A toi. » Nous avons fait de même, racontant à tour de rôle quelque chose. Je me suis couché après quatre heures du matin. Complètement gris.

Quand je pense à tous les idiots et les sinistres interlocuteurs que j’ai supportés quand j’étais au lycée…

Une curieuse plante

21 décembre 2010 à 4h19

Nate est venu vers dix heures. Ce fut n’importe quoi. Nous n’avions rien de spécial à nous dire. A cause de mon manque de sommeil, j’avais un œil desséché ; Margot m’y versa des gouttes puis laissa entendre que je ne ferais pas la même chose pour elle : pour sûr je préférais rendre un service à Aglaé. Elle m’avait demandé la veille (à vingt-trois heures), et par texto, de venir chercher sa plante carnivore le lendemain soir afin de l’entretenir pendant les vacances. Je me suis assuré qu’elle n’avait pas fait la même proposition à Nate. Devais-je répondre à sa requête ? était donc la question que nous nous posions. Il était évident qu’elle m’utilisait. Mais elle avait bien spécifié, pour m’attirer, qu’elle me présenterait son nouvel appartement et l’amie avec qui elle passait la semaine…

Nous sommes allés au cinéma à quatorze heures. L’idiote question du réveillon était aussi peu réglée que les autres : Tom ferait quelque chose de son côté, et Jeanne sans doute ferait quelque chose avec son copain bedonnant et leur groupe d’amis (les habitués du club de badminton). Jeanne venait de sortir de l’hôpital après son opération du genou. En haussant la voix de manière significative, j’ai déclaré : « Ah, mais Jeanne, elle s’invite quand elle veut chez moi, Jeanne. Je n’ai rien contre elle, tu peux le lui dire ! Je serai extrêmement honoré de la recevoir ! — Non, G., non », répondait Nate en riant.

En sortant du cinéma, je vis qu’Aglaé m’avait laissé un message sur mon répondeur : elle me prévenait que son portable n’aurait bientôt plus de batterie (et effectivement, je ne pus la joindre) mais que j’étais vivement attendu ce soir entre dix-neuf et vingt heures pour chercher « Carmen ». Certes, mais elle ne m’avait pas communiqué son adresse... Et Nate qui trouvait qu’elle était encore relativement pragmatique...

Nate est parti chez sa Jeanne, je suis rentré avec Margot tout en maugréant contre Aglaé ; à l’exact moment où Margot partait à son tour pour N., Aglaé m’appela cependant. Elle me donna les renseignements nécessaires, mais me dit de ne venir qu’à vingt-et-une heures pour se laisser le temps de dîner au restaurant avec son amie. « Et moi, tu ne m’invites pas, bien sûr ? Je dois juste venir pour ton végétal ? » Elle ne m’a pas répondu, elle était au marché de Noël.

Miss Aglaé

21 décembre 2010 à 4h20

Après avoir fait une sieste, j’étais engourdi et j’avais peu envie de me lever. Je me suis connecté, Nate m’a dit que j’irais nécessairement, à cause de mon inclination naturelle pour Aglaé : je n’y pouvais rien, disait-il, j’irais, parce que cette décision ne dépendait plus de ma volonté. C’était faux, mais comme il m’avait réveillé, j’ai fait ce qu’il fallait pour me rendre en voiture chez Aglaé.

Il finissait de pleuvoir sur la neige — toute la journée à peu près, la pluie avait transformé la neige en gadoue. Il y avait plein de sens interdits, je me suis garé au hasard et j’ai cherché à pied. Il était vingt-et-une heures trente ; au moins Aglaé s’était pressée pour rentrer avant vingt-et-une heures. Elle m’a accueilli avec le sourire, les clignements d’yeux, la fausse extase et l’enthousiasme débordant. Je reconnus son amie, Hippolyta, pour l’avoir vue sur des photos, une fille aux mouvements soi-disant majestueux, avec qui elle faisait des randonnées de cheval dans le massif central. Mais Aglaé m’entraina d’abord, sans que je pusse rien dire, pour tout me montrer de son appartement. Puis je lui ai demandé des précisions sur son amie, où elle l’avait rencontrée, etc. Pendant ce temps, celle-ci nous faisait dos en écoutant de la musique. Elle l’a appelée et nous nous sommes tous trois installés confortablement pour une de ces sympathiques discussions que domine le sourire d’Aglaé. Son amie, vétérinaire, ayant fait la même classe préparatoire qu’elle, se laissa aller semblablement au bout d’un temps ; le même sourire sur les lèvres ; étendue sur le flanc dans une pose presque sensuelle, et un peu surprenante dans ces circonstances.

Je fus chargé par Aglaé de l’égayer par la description des mentalités régionales. Plus tard, la discussion se déplaçant sur ce que l’on pouvait admettre en amour, Aglaé déclara qu’elle ne supporterait pas que son compagnon eût des relations intimes avec d’autres filles. Un peu décontenancé, je lui objectai son laxisme en matière de films pornographiques. Elle persista, ne voyait pas le paradoxe, me donna l’exemple de son Antoine : il continuait de voir moult filles et lui avouait à tout bout de champ ses attirances ; n’avait pas jugé bon de signaler à sa meilleure amie qu’il était en couple ; cherchait tout le temps à la rendre jalouse. « Mais quand un homme avoue ses attirances, c’est qu’il ne fera rien, que ces attirances sont peu de chose. Il te les disait pour avoir une emprise sur toi… Lorsqu’il les tait au contraire, c’est là peut-être qu’il nourrit des sentiments plus forts et plus dangereux… — Oui, mais Antoine ne se serait pas privé de satisfaire ses envies, crois-moi. Ce n’était pas juste pour me rendre jalouse qu’il me disait ça. Ses envies étaient bien réelles. Sinon, pourquoi cacher à sa meilleure amie mon existence ? « Oui, tu comprends, c’est mieux pour nous que je ne parle pas de toi. Elle n’a pas besoin de savoir. » J’ai toléré ces situations, je n’accepterai plus ça. Quand un garçon est encore à vingt-trois heures trente avec une fille, il y a un problème. » Il était près de minuit. « Oui, répondis-je après une pause, et d’ailleurs je vais bientôt devoir y aller moi-même, n’est-ce pas ? Sinon, je risquerais de paraître suspect. » Elles ont ri ; mais comment ne pas dresser des parallèles ? Bien sûr que les rapports amicaux étaient permis, ont-elles encore dit (surtout Hippolyta) comme je m’habillais ; et je m’en suis allé, l’air calme et recueilli, en emportant « Carmen » avec moi.

De drôles d'oiseaux

22 décembre 2010 à 4h21

Mercredi 22 décembre
Après avoir déposé chez moi le honteux objet, ce coupable cheval de Troie, je rapportai la voiture, montai chez mes parents — tout était endormi — me dirigeai de suite vers mon ancienne chambre, et me couchai sur le lit avec mon portable. Là, en cet espace trop connu, mais que le silence inhabituel et fantastique transformait soudain de sorte à faire de moi un intrus sacrilège, j’ai passé quatre heures à converser avec Roxane. Quatre heures magiques — je ne faisais rien d’autre ; j’étais accoudé sur mon oreiller ; entré ici dans la nuit, la nuit même paraissait consubstantielle à l’endroit ; personne ne devait habiter autour de moi, surtout pas mes parents, et curieusement ces errances de noctambules, ces envols de « drôles d’oiseaux » comme elle nous appelait, n’en avaient que davantage un parfum enivrant d’absurdité. Je n’étais relié à rien, j’avais échoué dans une catacombe atemporelle, qu’embaumait l’immense crèche dans un coin, et je vivais une histoire gratuite avec une douce insomniaque qui coud des robes jusqu’à des cinq heures du matin en pensant à son amour d’enfance…

Je me suis réveillé à onze heures et je suis rentré dans l’après-midi. Je n’ai rien fait. Margot m’a appelé le soir alors que j’attendais sur le canapé. Elle s’est appuyé sur un échange que j’avais eu avec Nate, le mardi de notre explication, pour se plaindre de moi. Il le lui avait restitué avec assez d’exactitude : « Tu devrais parler plus à Margot, me disait-il dans la cafétéria. Elle a le droit de savoir certaines choses. — Mais je lui en dis suffisamment. Et pour le reste, je n’en ai pas envie. Je préfère parler à des gens que je connais moins. » La suite, je ne sais déjà plus.

Alors elle m’a dit : « Tu n’es jamais tourné que vers toi. — Ah ? Le problème est donc que je suis trop tourné vers moi et pas assez vers les autres ? Il me semblait tu m’en voulais plutôt d’être trop tourné vers le monde. — Oui, c’est ça le pire ! Tu te tournes vers tout le monde… à l’exclusion de moi ! — Au fond, tu voudrais que je me tourne vers toi seule. — Oui ! (Elle rit.) Tu te tournes vers le monde, mais jamais vers moi. Mais en te tournant vers le monde tu restes tourné vers toi en réalité. Tu es d’un égocentrisme chrétien. » J’ai approuvé subtilement.

Une histoire de secte

23 décembre 2010 à 4h23

Jeudi 23 décembre : Comme je pensais à Bethany, j’ai tapé « La famille internationale » dans un moteur de recherche. Je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais trouver. Je ne savais même pas que c’était un mouvement religieux — l’Allemande avait pris soin de me présenter la « famille » comme une sorte d’amicale universitaire destinée aux étrangers. Or, ce n’était pas n’importe quel mouvement religieux : la famille internationale serait l’une des nouvelles dénominations de la secte des Enfants de Dieu, interdite depuis une trentaine d’années, et qui, entée sur le mouvement hippie, promouvait la communauté des biens et la prostitution collective... L’une de ses méthodes caractéristiques pour attirer les prosélytes aurait pour nom le « flirty-fishing » et consisterait à faire bon usage des charmes des adeptes. On trouve également plusieurs vidéos de témoignages de jeunes filles élevées dans la secte, qui racontent comment elles étaient incitées et conduites à donner leur corps… Dire que, sans me douter de ces pratiques, j’ai qualifié leur Uruguayenne de maquerelle !

Nate prend cette histoire au sérieux. Je lui ai montré cette photographie où l’on voit les têtes de tous les membres de la Famille à N., essentiellement des Africains et des latinos, parmi lesquels Bethany était presque la seule à avoir un nom de consonance française. Moi, j’en rigole, et d’autant mieux que je serais parfaitement capable de défendre la prostitution collective au nom de l’amour chrétien. Je l’ai déjà fait. Je me souviens des quelques fois où avec Bethany j’exprimais mon respect pour le christianisme hippie…

Il faudra que je lui en parle à son retour. Pas sûr qu’elle sache dans quoi elle est embarquée... Je comprends mieux pourquoi l’aumônerie universitaire se méfie de leur fraternité. Pour le moment Bethany ne fait pas vraiment partie de ce groupe ; mais il a suffi qu’elle soit présente à quelques fêtes d’anniversaire en juin pour être considérée comme en faisant partie. L’Allemande compte sur le retour de la mère maquerelle du Brésil pour l’intégrer davantage.

Détour pastoral

24 décembre 2010 à 4h26

Vendredi 24 décembre
Hier il faisait presque bon dehors ; il n’y avait plus ni neige, ni eau. Aujourd’hui, je me réveille et à toutes les fenêtres je ne vois que la danse des flocons de neige charriés par le vent. En quelques heures tout est enfoui sous la neige. A cinq heures, quand je sors pour aller chez mes parents, je suis presque étonné de l’épaisseur sépulcrale de la ouate.

Je me suis souvenu, il y a peu, d’une semaine (d’une semaine et demie, ou que sais-je) passée en colonie de vacances lorsque j’étais enfant. J’avais dix ans, je crois ; si mes calculs sont bons, c’était avant d’entrer au collège. Pour la dernière fois j’avais été en classe avec Al., et j’étais encore plein de mes sentiments pour elle.

Je n’étais pas seul dans cette colonie de vacances, qui avait pour cadre une ferme du Sundgau — les petites cabanes de bois où nous dormions étaient à quelque distance de la ferme, dans un pré au bord d’un chemin de terre. Il y avait là J., mon grand ami d’enfance ; il y avait des gamins du quartier, je ne sais plus combien exactement (il y avait Th., un garçon plus jeune et un peu naïf, qui recevait tout ce que je disais avec une admiration stupide : j’employais avec lui des mots dont je ne savais pas le sens, comme hypocrite, et j’en donnais des définitions erronées) ; il y avait la sœur de J., j’en suis presque sûr (au moins la cadette, sinon même la benjamine). Je dormais dans une même cabane avec J. et deux autres garçons (Th. et peut-être le frère cadet de Rebecca). Je me souviens que je rêvais d’Al., le soir dans l’obscurité, étendu sur ma couchette, pendant que J. causait et que les autres (ou juste Th ?) lui répondaient.

Je me baladais tout le temps en compagnie de J. dans le campement. C’était beaucoup moins moi qui le suivais que lui qui venait me chercher, car il avait besoin de moi pour ses entreprises. Avec une rapidité d’observation qui me surprenait (il faut dire que je pensais à tout autre chose), il avait repéré dès notre arrivée une fille très belle qu’il lui fallait absolument séduire. Cette fille était tout le temps, elle aussi, en compagnie d’une autre : je devais donc faire la conversation à l’amie pendant que J. entreprenait la fille. L’amie était laide ; je m’acquittais de ma tâche avec application, mais sans nourrir le moindre désir. La fille en revanche était plutôt belle, avec ses longs cheveux bruns ondulés et ses yeux noirs scintillants ; elle semblait physiquement développée pour son âge, assez grande, et présentait déjà des courbes ; c’est pourquoi sans doute J. se l’était attribuée sans hésiter, quoiqu’il ne fût pas beaucoup plus développé physiquement que moi.

Nous allions donc constamment les aborder ensemble. Le soir surtout, nous nous retrouvions tous les quatre à discuter. J. parlait avec assurance, l’amie riait grossièrement, je m’exprimais avec retenue (je me vois bien croiser les mains derrière le dos), la fille elle-même était légère avec discrétion, préférant sourire. J. passait ses vacances dans les campings, il était précocement rompu aux amourettes et à tout le bavardage de circonstance ; il avait une certaine tchatche, mais aussi une confiance et une vanité qui, sans le rendre insupportable, ne contribuaient peut-être pas à le mettre en valeur. La fille ne lui marquait pas le moindre dédain, semblait plutôt contente de l’attention qu’elle recevait, mais elle ne favorisait aucune de ses avances. Elle se tournait vers moi autant que vers lui, et ses yeux flamboyaient quand elle me regardait, la tête penchée en avant. Parfois, lorsque nous étions tous rassemblés au coin du feu, sous le grand abri de bois dressé dans la prairie, ses regards avaient une telle insistance que je me demandais si J. n’était pas un peu risible de se croire capable de séduire ce diamant. Cette histoire ne donna rien.

J. eut bientôt un prétexte pour aller les trouver : à la fin de la semaine il était prévu un soir de représentations où tous ceux qui le voulaient pourraient faire quelque chose ; je fus donc chargé d’imaginer une histoire, puis une mise en scène pour deux filles et deux garçons. J’eus vite trouvé un schéma qui fonctionnait. L’amoureuse de J. et son amie ont accepté de participer à l’aventure et nous en parlions de plus en plus, afin de composer nos rôles et de tout préparer en vue de l’événement. J. et moi en tous cas étions emballés, au-delà même du plaisir de la séduction.

Ce soir-là, je connus une de mes grandes heures de gloire. Encore maintenant, je ne comprends pas comment j’ai pu rencontrer un tel succès, concevoir une farce aussi bien agencée — d’une durée idéale, et sans le moindre temps mort — et m’abandonner autant au jeu. Je ne sais plus jusqu’à quel point nous avions déterminé ce que nous jouerions. La plus grande part des dialogues, pour sûr, relevait de l’improvisation pure et simple. Je ne sais même plus quel était le sujet de la pièce : c’était une farce avec des pirates et des jeunes filles enlevées — je me rappelle que J. s’était fait une bedaine avec un coussin. Je sais juste que tout le monde a joué son rôle à la perfection, que tout s’est enchainé avec une facilité invraisemblable, comme une mécanique bien étudiée ; que l’assistance était pliée de rire d’un bout à l’autre, et que nous avons eu un triomphe. Les plus grands avaient seulement répété des numéros de magie ou de cirque, et finalement nous avons été les seuls à avoir improvisé quelque chose. Je crois que j’étais cette semaine trop occupé à rêvasser pour m’effrayer d’une quelconque manière.

Le lendemain, on vint me dire (qui, je ne sais plus : la sœur de J., peut-être ?) qu’une fille était amoureuse de moi. Je voyais de quelle fille il s’agissait, sans lui avoir prêté une grande attention jusqu’alors. Elle était plus jeune d’un an, peut-être de deux ; ses cheveux étaient d’un blond très clair, très uni, elle en faisait une petite queue de cheval je crois ; plus petite que moi, très jolie au demeurant, quoique d’un charme plus commun que singulier. Cette révélation me perturba et me tint agité tout au long des deux derniers jours, mais m’attendrit immédiatement. Passé la surprise première (j’étais jeune, peu développé physiquement, et mon sens de l’observation de même n’était pas formé), je n’ai pas cessé alors d’attendre et de darder mes regards sur ma petite amoureuse transie. Je ne pouvais m’empêcher de remarquer et d’admirer tout ce en quoi elle correspondait à mon idéal amoureux d’une petite fille toute mignonne, frêle et fragile d’apparence, timide et d’une timidité délicieuse. Elle était tout cela. Le fait qu’elle eût des sentiments pour moi m’impressionnait. Elle m’impressionnait elle-même.

Le soir, une partie du groupe fit une promenade dans les champs. Je me souviens du ciel qui s’assombrissait avec chaleur, de la tiédeur de l’air, des hautes herbes, des prairies infinies. Certains marchaient pendant que d’autres montaient à cheval. A un moment ce fut mon tour de monter à cheval. Quelqu’un d’autre pouvait être placé sur la selle devant moi, et une première fille s’offrit pour monter avec moi. Mais alors il arriva que mon amoureuse se manifesta et se poussa dans une précipitation fière et bruyante jusqu’à l’étrier. Je dus choisir entre les deux, et je choisis bien évidemment mon amoureuse. Je la tins tout contre moi pendant tout le temps que nous chevauchâmes ensemble. Elle se calait avec une sorte de fierté fougueuse ou du moins un air décidé qui m’intimidait presque ; elle était si serrée contre moi que je sentais une raideur incommode harceler mon entrejambe. Je ne savais si mon amoureuse la sentait aussi ; néanmoins je respirais son odeur, ses cheveux avec une volupté toute innocente. Ce fut un enchantement féerique… mais le seul.

Je ne me souviens plus du reste. Le lendemain je dus partir ; je la cherchai un peu, et ne la trouvai point. Ou bien cherchai à l’éviter. Je crois que j’en ai parlé à la sœur de J. en marchant avec elle. Entre J. et la fille qu’il comptait séduire, il n’y eut rien non plus.

Toutes les filles se prenaient d’amour pour moi en ce temps-là. Cela n’a pas duré si longtemps, mais cela a pu durer deux ans encore. En cinquième, une fois que j’allai plaisanter avec deux filles en salle de permanence, j’ai reconnu cette flamme ou ce scintillement caractéristiques dans le regard. En quatrième, peu avant que mon acné n’apparût ou ne devînt très visible, Arthur H., un garçon très populaire avec qui je travaillais en cours de mathématiques (nous étions livrés à nous-mêmes pendant les cours), m’a sondé puis m’a proposé de sortir avec une certaine Valérie, qui était en cours de latin et de biologie avec nous, et qui m’aurait trouvé mignon. Je l’ai retenu — et j’ai refusé. Cette Valérie était déjà bien formée à l’époque, bizarrement coiffée, mais séduisante ; au lycée elle devint l’une des filles les plus belles et les plus courtisées.

Et maintenant, je suis un rebut. Je n’ai plus de beauté, plus d’innocence, plus de tendresse. Est-il possible que j’aie tout perdu de ma grâce ? Oui, j’ai bien une espèce de charme ambigu : j’ai le charme d’un repoussoir.

Ma grâce d'antan

25 décembre 2010 à 4h28

Samedi 25 décembre : Olivier, Olivier... Cette année mes parents t’ont remplacé par l’autre oncle célibataire, cet ex-toxicomane (mais toujours tocard) de Daniel, qui a fini par prendre l’apparence d’un vieil ouvrier. C’était pénible ; il s’est avisé tout d’un coup de nous offrir de l’argent ; il s’est rendu compte de sa solitude et ne sait pas s’en rendre compte en paix. Toi, tu avais des histoires à raconter, tu aurais pu les raconter à n’importe qui ; tu étais drôle, vivant. Lui, c’est un mort avant l’heure, que mes parents invitent parce qu’il « travaille ».

Ma tante Edith a téléphoné à mon père au soir ; ils n’ont pas haussé la voix cette fois-ci. Je croyais qu’ils étaient définitivement en froid, vu les messages haineux que mon père m’a fait lire — et puis, il ne faisait plus mention d’elle depuis quelque temps ; depuis que les avoirs d’Olivier ont été dévoilés (presque rien, contrairement à ce que pensait ma tante). Or, en me ramenant, mon père m’a prévenu qu’il allait virer une certaine somme d’argent à Edith. Sa chaudière serait cassée, elle n’aurait pas la moindre économie, et il ne ferait plus que dix degrés chez elle. Il ne fallait rien dire à ma mère. Que faire en un pareil cas ? Devant une telle misère ? — Sans doute fait-il ce geste pour empêcher dorénavant ma tante de lui dire qu’il n’est pas humain, qu’il n’a pas de sentiments, et qu’il ne fait jamais rien pour ce qui n’est pas ses enfants.

Je voulais rappeler ici les flatteries que m’a faites Edith à l’enterrement de mon oncle. Après m’avoir posé des questions assez pressantes, de concert avec sa sœur, sur ma situation financière, l’appartement où j’habitais, etc., elle m’a dit (une fois chez mes parents) que j’étais devenu : « un charmant jeune homme... Ah mais si, vraiment, je te le dis. Un jeune homme tout à fait charmant. » Plus tard, à l’entrée du cimetière, elle s’est encore approchée de moi pour me suggérer : « Je suis frappée par tes mains : tu as de longs doigts de pianiste… Tu devrais faire du piano. — Mais j’en fais. »

Je ne sais pas trop à quoi elle jouait. Mais je me disais que, quelles que fussent ses intentions, elle n’était pas tout à fait insincère. N’en déplaise à Aglaé qui m’a ri au nez parce que je voulais attacher du crédit aux dires d’une vieille tante desséchée par le hasch, en instance de divorce depuis sept ans et distribuant les flatteries à tout hasard. J’ai des cheveux trop lisses, facilement gras ; je dois me laver souvent. La peau qui recouvre mon visage décharné est épaisse, élastique et poreuse. Mes joues sont creuses, et font ressortir les deux renflements boudeurs de part et d’autre de ma bouche. Je les découvre toujours avec dégoût quand je me vois sur les photographies. Quand je souris, ces renflements se pressent contre mes joues pour former de grands sillons tordus qui ne sont plus que l’ombre de mes anciennes fossettes. Mon long nez et mes grosses lèvres se détachent de ma silhouette. Les pointes de mes cheveux pendent un peu sèchement. Mais je crois avoir gardé, quelque part, le soupçon, le souvenir de ma grâce d’antan.

Le génie et le serviteur

26 décembre 2010 à 4h28

Dimanche 26 décembre 19h45
Margot me disait mercredi que je n’étais pas capable de la servir comme elle me servait. « Si du moins tu en avais la volonté parfois... », a-t-elle ajouté d’un ton amer. Alors je lui ai répondu : « Si tu écrivais, si tu étais plus douée que moi, ou tout simplement douée, je crois que j’aurais un grand plaisir à te servir. Je cesserais même d’écrire quant à moi… Tu sais, il me coûte de porter tous ces projets artistiques, surtout quand je vois tout ce que tu fais pour moi, et tout ce en quoi j’échoue. Il est normal alors que je veuille profiter du temps que je passe avec toi pour faire quelque chose... — Pourquoi le temps que tu passes avec moi ? Pourquoi pas avec les autres ? — Parce qu’avec toi je sais que je peux avancer tranquillement. Tu me procures la concentration nécessaire. — C’est parce que tu n’as plus rien à me dire. — Qu’y puis-je ? C’est ainsi, et c’est tant mieux, quelque part. Il le faut pour que tous tes efforts et tes attentions depuis si longtemps portent enfin leurs fruits… Par nature, je crois que je suis plus fait pour la soumission. L’un de mes grands rêves jusqu’à il y a peu, était de servir une grande personnalité ; je m’en serais satisfait, vraiment… Mais tu n’as pas la moindre prétention artistique, alors il a bien fallu que j’endosse l’autre rôle. »

Hier soir, pour la Noël, j’ai reçu un long message de Bethany. C’était un message très beau, très touffu, où filtraient, sans éclat apparent, les aspects les plus caractéristiques de sa façon de juger, d’analyser, de son style poétiquement lapidaire, de sa vision du monde, cohérente et éclatée à la fois.

Je l’ai lu plusieurs fois, puis j’ai réfléchi, atterré. Et maintenant je me dis : « Oui, je pourrais me faire le serviteur d’une artiste comme Bethany. Je pourrais m’effacer et travailler seulement à l’orienter comme il se doit, à faire quelque chose de son génie. » En gros, il ne me restera plus qu’à écrire, mais j’ai une matière presque infinie devant mes yeux, dit-elle. Aurait-elle pris conscience de ses talents ?

The road with the unknown

27 décembre 2010 à 4h34

Lundi 27 décembre 13h08
Je viens de me réveiller. Qu’est-ce que je fais ? Je prends le petit-déjeuner, ou je passe au déjeuner ?

14h02
J’ai des appréhensions en pensant à l’événement de demain. J’ai abordé Jasmine hier soir sur le réseau social que tout le monde fréquente et où personne ne cherche le contact ; j’ai eu quelques échanges agréables avec elle ; je l’ai tant et si bien pressée qu’elle a accepté de se laisser conduire en voiture. Il me paraissait implicite que je la ramènerais également ; mais elle croyait encore que je ne rentrais à M. que le matin (et elle y travaille à 8h30... au McDo toujours). Elle m’a demandé si je n’avais pas peur de la neige sur les routes ou des ours polaires ; je savais que les rues n’étaient pas dégagées ici, mais j’ai mis en avant que la voiture avait quatre pneus neige. Puis elle m’a demandé mon avis sur un devoir de psychologie — elle devait choisir un cas psychopathologique en littérature.

Je m’attendais donc à faire plus ample connaissance avec Jasmine demain soir. Je pensais déjà à tout le temps que nous passerions ensemble sur les routes. Mais Margot m’a appris que Céleste venait aussi… et cette idée me fait peur. Je me demande ce que ce sera de la voir parmi tous les anciens camarades imbéciles de Margot.

14h39
Je ne pense plus trop à Aglaé. Toutes les nuits j’attends que Roxane réapparaisse. J’ai pensé à Aglaé… le jour de mon anniversaire. Nate m’avait appelé et avait signalé, en passant, qu’il allait à l’église en face de chez Aglaé. Je lui ai demandé ce qu’il faisait là, d’où il savait qu’Aglaé habitait là. Il m’a dit, très naturellement, qu’ils allaient généralement se promener — au temps où ils se promenaient — dans ces environs ou du côté de l’orangerie. L’orangerie ! La destination des amoureux. Je n’ai rien dit, car j'étais en proie à une espèce de commotion.

Minuit : Jasmine ne pourra pas venir, étant réquisitionnée le soir par son employeur. En plus elle fait de l’excès de zèle ! ai-je voulu dire. Mais il paraît qu’on a difficilement son mot à dire dans cette entreprise.

Je ferai donc le trajet seul. Sur les routes toujours enneigées. Demain, il neigera encore. Une couche sur une couche, qu’est-ce que cela change ? J’aurais voulu au moins disparaître en compagnie d’une quasi-inconnue. L’idée m’aurait plu. Une quasi-inconnue dont j’aurais été en train de soupeser le mystère. Peut-on imaginer une plus belle fin ?

C’est pour Jasmine essentiellement que j’ai voulu faire le trajet. Maintenant, je suis obligé de le faire pour Céleste... Rien que pour ça je vais devenir militant anti-McDo.

Convives

28 décembre 2010 à 12h04

Mardi 28 décembre : J’ai passé le dîner face à Amélia et à la gauche de Anne-Laure. Exactement les deux filles dont je voulais éviter les propos insipides. Au moment de s’asseoir, Céleste était sur le point de se mettre à côté de moi ; mais elle a préféré céder la place à Anne-Laure, soit pour être en face de Wilhelm (je doute qu’elle ait voulu supporter la faconde du militaire), soit pour éviter elle-même Amélia, dont elle était la confidente en terminale. Elle nous avait dit qu’Amélia, tous les vendredis, pendant quatre heures, je ne sais plus dans quels cours, lui racontait ses problèmes sentimentaux, sans jamais lui laisser dire quoi que ce soit ; comme si elle ne vivait rien quant à elle. J’ai bien vu son visage se rembrunir, sous le coup de l’effroi ou de la consternation — le mien aussi s’est décomposé, d’après Margot, lorsque j’ai compris qu’elle laissait sa place à Anne-Laure. Mais peut-être que c’est pour ne pas être à côté de moi qu’elle laissait sa place. Parce que, pour une raison ou pour une autre, je la mettais mal à l’aise ? Parce que je lui inspirais quelque chose de trouble ? Je dois dire qu’il est plus difficile de soutenir le regard des voisins que celui des convives en face ; même séparés par Anne-Laure, nous avions du mal à nous regarder mutuellement. Je tentais de la regarder, je me baissais, je me redressais, j’essayais de rencontrer son regard, je devais battre en retraite.

Je l’ai entendue rigoler, parfois de manière assez bruyante, pendant tout le repas. Ce n’était pas des plus séduisants, mais j’y pensais à peine. Le militaire racontait ses histoires graveleuses, sans les destiner à personne, sans regarder personne. Wilhelm se taisait plus ou moins. Ni Anne-Laure ni Amélia ne se montraient aussi insupportables qu’on aurait pu l’escompter. Elles gardaient leurs mauvaises habitudes, comme celle de débiter toutes les anecdotes qui leur venaient à l’esprit et de ne pas prendre en compte leurs interlocuteurs, ce qu’ils avaient à confier, ce qu’ils avaient à leur répondre. Mais elles le faisaient avec moins d’entrain ; Anne-Laure ne parlait plus des souffrances de l’institut des maîtres, et Amélia était moins fière de son école de commerce, malgré son retour de Chine ; quelquefois il y avait la possibilité d’engager un dialogue, de se moquer d’elles avec leur assentiment ; elles avaient acquis un peu de détachement. De plus, j’étais très convenable ; je me suis définitivement fait au rôle d’un pur auditeur ; je n’essayais pas de rivaliser, je posais des questions quand je le pouvais, et je tirais le plus d’informations possible de mes interlocuteurs. Pas besoin de parler ; la plupart des gens demandent seulement qu’on les écoute, qu’on leur fasse des sourires aimables. Donc je les ai encouragés à dire des grossièretés, et c’était assez drôle.

Au moment de payer seulement, j’eus l’occasion de parler à Céleste en aparté. Je vis qu’elle s’était encore trop bien habillée. Nous avons parlé du S.... ; elle y allait surtout le soir. Nous avons prévu, cette fois avec insistance, de nous y rendre ensemble. Elle était un peu tendue, je crois. Et moi, je passerais presque pour un gentleman : je me suis proposé pour ramener Amélia en voiture ; je me penchai aussi pour savoir si Céleste avait besoin d’être ramenée ; mais Anne-Laure s’en chargeait.

A vingt-trois heures j’étais déjà de retour pour passer une nuit d’insomnie chez mes parents. Il n’a pas beaucoup neigé. La neige était glacée à N. ; il fallait suivre très précisément les ornières. J’ai donc ramené Amélia chez elle ; petite et toute bouffie avec ses cheveux altérés, elle avait l’air d’une grand-mère avant l’âge. Je n’ai pas eu beaucoup d’efforts à fournir pour la faire parler des fêtes d’intégration de son école, ou sur son expérience de la fellation avec une capote. A un moment elle a commencé à faire à mon adresse l’éloge de Margot, alors je l’ai encouragée : « Vas-y, essaye de me dire en quoi Margot est exceptionnelle. »

Parenthèse

31 décembre 2010 à 5h06

Jeudi 30 décembre 4h23
J’ai passé quelque chose comme vingt-quatre heures, certainement plus, depuis mercredi soir, avec une fille de dix-neuf ans, une khâgneuse parisienne. Dans la nuit de mardi à mercredi, faute de voir réapparaître Roxane, je me suis fait inviter dans des conversations groupées où la coprolalie était de mise. Un « rital » qui a pour passion ou pour manie d’inviter tous ses contacts connectés dans de grandes conversations collectives ; beaucoup de Marocains, un ou deux autres Africains, un Français qui s’est dit fièrement homophobe et qui ensuite s’est scandalisé parce que j’ironisais sur la mort de son père. J’ai parlé de ces aberrations dans un échange de mails à une fille qui refusait de m’entrer dans ses contacts après avoir posté une annonce. Ayant réussi à produire au moins un échange esthétiquement achevé, je pus m’endormir content.

Le lendemain, entre quatre et six heures, j’ai décidé par mail une fille à m’entrer dans ses contacts ; dans son annonce, elle disait rechercher un « lettré », aussi ai-je offert expressément mes services. Elle m’a retenu jusqu’à six heures et demie du matin. Nous avons déterminé ensemble de nous retrouver dès que nous serions réveillés. A quatorze heures nous nous parlions de nouveau. Nous nous sommes quittés il y a peu.

J’ai rarement vu une fille s’efforcer autant de me séduire. Entre minuit et deux heures du matin, elle m’a néanmoins fait des logorrhées sans que je puisse la couper, si bien que je ne voyais même plus comment je pouvais prendre forme à ses yeux. Ce n’était pas magique, c’était juste étrange. Je me demandais si elle n’était pas en train de jouer avec moi. Mais ensuite elle a continué de me poursuivre de ses assiduités. Je ne pouvais qu’y attacher du crédit.

Roxane est revenue hier soir, mais n’est pas restée la nuit, contrairement à ce qu’elle prévoyait d’abord. J’ai appris cette nuit qu’elle avait passé la précédente (jusqu’à cinq heures du matin) à recevoir chez elle un ami qui a projeté de se suicider le jour du réveillon. Rien n’était harmonieux cette nuit. Mes deux interlocutrices m’ont fait défection avant quatre heures. Et maintenant j’éprouve une très grande lassitude pour la parole et pour les conversations virtuelles.

Vingt-quatre heures avec une fille… A s’appeler darling, à se dire « je t’aime », « je t’adore », « j’ai envie de te presser contre moi ». Comme une gigantesque parenthèse dans le cours normal du temps, de l’existence. Comme si nous avions passé par toutes les étapes d’une relation à vitesse accélérée, que nous nous devions de tout précipiter pour créer un moment purement à nous.

Je suis à plaindre, je suis pitoyable. Je vais me confier à Bethany, il faut que j’expie les dérives et les excès de ma perception esthétique des choses et de la vie.

Scherzo

31 décembre 2010 à 14h19

Vendredi 31 décembre 13h08
Ce qu’il y a eu d’assez incroyable dans ces vingt-quatre heures, c’est que l’ivresse de la rencontre, des premiers rapports, s’est mêlée au bout de quelques heures au sentiment tragique, exacerbé à l’extrême, que nous ne pourrions continuer ainsi indéfiniment. Que nous avions présentement les conversations les plus tendues et les plus enivrantes possibles. Que tout serait fade en comparaison, et s’apparenterait à un long decrescendo.

Avant de nous quitter, nous n’avons pas arrêté de nous dire (elle surtout, alors que je lui répondais plus promptement) : « Tu m’abandonnes », « Tu n’es pas vraiment là ». J’ai écouté avec elle le Scherzo de la Troisième de Mahler ; il me fallait un morceau d’une atmosphère assez irréelle, ou d’un réalisme si distordu, si transfigurateur, qu’il pût correspondre à ce que nous vivions. Je lui ai dit que c’était une féerie condamnée (le coup de tonnerre final, qui sonne comme un mauvais présage) mais qu’elle reprendrait malgré tout. Que nous étions dans un ordre des choses décalé, que nous devions fatalement revenir à l’ordre normal, mais que notre féerie pourrait reprendre à tout moment. Nous ne nous comprenions plus ; nous devions toujours nous expliquer, nous corriger : « je voulais dire que... », « c’est-à-dire que... » et nous nous comprenions encore moins. Ce n’était même pas gênant. C’était logique, c’était nécessaire. Et, comme de raison, j’ai eu l’impression d’avoir tout perdu irrémédiablement, en mettant fin à notre rencontre.

Une rencontre dense, où l’on atteint tout de suite au sentiment de l’irréductible individualité de l’autre, est nécessairement tragique. On comprend qu’on ne pourra jamais plus connaître la beauté des premiers rapports avec cette personne précisément qui nous paraît unique, irremplaçable ; on voudrait que le temps de la rencontre soit infini ; mais il ne peut l’être ; on voudrait du moins avoir profité au maximum de tous les moments précieux du début. Parce que tout ce que nous nous dirions ensuite, nous le sentons confusément, aurait eu infiniment plus de force si nous l’avions dit dans ces moments. Parce que, en-dehors de ce temps, il n’y a plus d’ivresse, il n’y a plus de fièvre.

Les autres rencontres ne me donnent pas cette douleur, elles sont beaucoup trop ordonnées, encadrées, modérées. Il n’y a pas de précipitation. Il n’y a pas ce désir d’exclusivité incongru, qu’elle a manifesté d’emblée avec moi. Quand je lui ai dit, brièvement que le couple compliquait mes rapports avec autrui et opposait une barrière originelle au désir d’autrui, elle m’a répondu : « Rassure-toi, j’éprouve déjà pour toi un désir d’exclusivité. » Nous nous disions tout ce que nous faisions. Nous nous disions avec qui d’autre nous parlions, les idiots et les pervers qui l’avaient contactée, les idiots des conversations groupées, mon insomniaque favorite. Nous nous assurions que nous n’étions pas jaloux. Si nous l’étions, c’était normal. Elle n’aimait pas que je parle d'Aglaé — que je la compare à Aglaé. Je m’offusquai de même (bien qu’avec un temps de retard) de la manière dont elle m’a décrit sa « soirée de folie » et dont elle se disait « fascinée » par toutes sortes de gens brillants, qui avaient de la « classe ». Jeudi, en début de soirée, elle m’a emmené sur une plateforme de jeu ; j’ai appelé ça notre sortie en fête foraine ; mais du fait des pseudonymes, j’ai compris qu’elle connaissait un autre des joueurs : j’ai réclamé une explication, elle l’a appelé « son jumeau » et a prétendu que c’était juste un très bon ami. « Mais tu affiches notre couple aux yeux de tous, aux yeux de ton jumeau ? » lui ai-je demandé comme nous nous étions échangé des câlins et autres joyeusetés dans le chat public intégré au jeu.

Réveillon

3 janvier 2011 à 14h52

J'ai donc passé ce réveillon en amoureux, moi à qui on reproche tellement de délaisser Margot. Nate m'a fait la morale ces derniers temps. Il m'a sommé de consacrer davantage de temps et d'attention à Margot. Je ne formerais pas vraiment un couple avec elle; j'aurais perdu toute conscience de mes actes; je ne me rendrais pas compte de la souffrance que je cause. Je me suis défendu avec un raisonnement captieux, que je maintiendrai néanmoins, parce que je n'arrive pas à m'en défaire: lui qui n'est pas en couple, il peut faire ce que bon lui semble avec n'importe quelle fille, il peut même se livrer à des attouchements avec Aglaé; mais moi, qui n'oserais jamais prodiguer la moindre caresse à une autre fille, simplement parce que je suis en couple, je suis coupable d'agir comme lui; pour me réconcilier avec la morale, il me suffirait de ne plus être officiellement avec Margot (ce qu'il refuse d'envisager), après quoi tout ce que je fais présentement (discuter, jouer, nourrir des attirances indéterminées) ne poserait plus aucun problème; c'est donc que, quelque part, mes actes ne sont pas mauvais par nature.

Margot est arrivée tôt le matin, alors que je ne dormais que depuis deux ou trois heures. Elle m'a rejoint et je me suis levé avec elle, engourdi, vaporeux, vers onze heures. Je ne sais pourquoi, je me suis montré toute la journée et toute la soirée attendri, caressant, amoureux. Soit qu'elle me parût du fait de son absence entièrement désincarnée et donc sacralisée, soit que mes amies virtuelles aient été tellement présentes ces temps-ci dans mon existence que Margot prît à mes yeux le rôle de l'idéal lointain et inaccessible (ou bien du fait de ma fatigue tout simplement). Pourtant, j'ai été près d'entrer en fureur contre elle. Nous étions passés chez mes parents en début de soirée, le temps de graver des films; elle avait ses douleurs menstruelles et était impatiente de rentrer; mon parrain est arrivé avec les deux cousines (ils étaient déjà là à Noël, mais les cousines développent une accoutumance à mon frère). Dans ces circonstances, mon père a demandé à Margot quel effet l'alcool avait sur elle; elle a répondu qu'elle riait d'abord et qu'elle pleurait ensuite (rien de grave jusque-là). Il s'est étonné et à ma grande stupéfaction elle a ajouté qu'il ne lui arrivait pas souvent de boire beaucoup, mais qu'à une soirée au lycée elle avait tout essayé: alcool, joints, etc. A ce moment-là, je me suis trouvé mal au point de devoir me mettre la main au front; j'avais chaud, je suffoquais, j'ai demandé à partir tout de suite. Le naturel avec lequel elle avait fait cette sortie, devant mon père, devant mon oncle, m'étourdissait. Tout penaud, je me préparai pendant le trajet du retour à exploser, mais une fois chez nous, toute ma fureur se dissipa comme par enchantement; elle a ri en disant qu'elle n'aurait peut-être pas dû dire ça; j'ai ri et je n'ai pas eu à faire d'effort pour être à ses côté, l'aider et la veiller. Je crois que mon père lui a déjà raconté les beuveries de sa jeunesse; mais le fait est que mon père oublie tous ces épisodes dès que ce sont les autres qui parlent de leurs beuveries, et il est capable de répondre avec la plus parfaite sincérité: "Ah! mais moi, je n'ai jamais fait ça."

J'avais prévenu Léonie que je ne me connecterais pas ce jour-là, mais j'ai tout de même fait deux ou trois apparitions, pendant qu'elle s'habillait pour sa soirée. J'ai dîné avec Margot, nous avons discuté, j'ai analysé pour elle (à moins que ce fût un autre jour) le comportement de ceux que j'avais contactés jusqu'à présent. Les garçons se laissent moins approcher, n'affectionnent ni les confidences intimes ni le beau langage (il y a toujours de belles exceptions); c'est malheureux mais il est plus sûr d'aborder les filles; une fois, j'avais contacté un jeune étudiant qui semblait tout à fait intéressant, qui se plaignait de la nullité des conversations de ses camarades (ils ne parlent que de sexe, de filles), quand tout d'un coup il m'a demandé si j'étais bien une fille; j'ai dit que non; l'instant d'après, il m'avait bloqué...

Nous nous sommes endormis devant le premier film, tous les deux. Je l'ai câlinée, je la trouvais belle, elle est allée se coucher, je suis resté éveillé, jusqu'à six heures je crois.

Nouvel an un peu brusque

3 janvier 2011 à 17h51

A mon réveil, Margot était déjà partie avec ses parents pour un déjeuner chez des amis quelque part dans la région. Margot m'a raconté le soir, j'ai bien fait de ne pas y aller: ils se sont tous tenus la main, ont entonné des chansons bretonnes et ont fait des rondes...

De toute façon, j'étais à mille lieux de penser à ce que les autres faisaient; je me suis aussitôt connecté et j'ai repris mes discussions avec Léonie. Tout à coup, en début d'après-midi, Aglaé est apparue et est venue me parler (ce n'était pas arrivé depuis plus d'une semaine). On peut imaginer que j'étais complètement dans les vapes. Epuisé, incapable d'adhérer à la réalité. Je venais de prendre mon petit-déjeuner (mes repas sont au nombre de deux par jour en ce moment), je n'avais pas quitté un instant des yeux l'écran de mon portable, et à présent j'étais enveloppé dans les couvertures sur mon divan, après l'avoir été sur mon lit.

Après quelques échanges banals, elle a commencé à me faire une scène. Ou pas exactement une scène... Je ne comprenais rien. Je n'avais aucune envie d'émerger, de revenir à la réalité. Aucune envie de répondre à ces accusations, ou plutôt à ces interrogations. Trop pesant pour moi. Je suis la légéreté incarnée, c'est Aglaé elle-même qui me l'a fait découvrir et me l'a démontré magistralement. Il n'y pas la moindre joie en moi; je ne suis que légéreté. Et voilà qu'elle me disait en substance qu'elle redoutait que je me sois servi d'elle pour exciter la jalousie de Margot. Nate lui aurait raconté qu'il avait été pris dans une "violente dispute" entre Margot et moi à propos de sa plante carnivore. Soudain elle s'avisait de toutes mes allusions insolites, de mon comportement bizarre une fois chez elle (mais ce n'était pas la première fois). Pourquoi lui avais-je dit qu'elle m'utilisait? Si Margot était là, elle aurait dû venir - mais elle partait à dix-sept heures. Et jamais elle n'aurait accepté que je vienne chercher sa plante si elle avait su que Marion en souffrait et me l'interdisait. Sa plante pouvait crever, elle ne voulait pas compromettre son amitié avec Margot. "Dis-moi, Margot me déteste, n'est-ce pas?" Alors elle a fait de vives déclarations d'amitié, dont je ne savais que faire.

Je recopiais les répliques d'Aglaé dans ma conversation avec Léonie, qui faisait de même lorsqu'elle avait un échange marrant ou intéressant. Malgré ma distraction, je réussis à tenir un discours à peu près pertinent avec Aglaé. Je lui dis les faits dans leur stricte vérité, mais j'avais l'impression de lui mentir, d'avoir à me composer, en omettant et en prenant soin de désamorcer le jeu dangereux que je jouais avec elle. C'était une impression bizarre, parce que je me rendais compte au même moment que je n'avais aucun sentiment pour elle. J'étais tellement dans les nuages qu'au lieu de réfléchir à ce qu'il fallait lui répondre, je me disais justement que c'était l'occasion rêvée de lui faire une déclaration. Mais j'étais bien sûr trop dans les nuages pour être capable d'amener les choses à une déclaration; j'y pensais, mais sans en avoir la moindre envie, et cela me laissait un peu hébété.

Elle m'avoua à la fin qu'elle-même avait la gueule de bois, mais que j'avais réussi à lui répondre de façon cohérente. Je lui ai demandé discrètement depuis quand elle s'était inquiétée ainsi. Elle m'a répondu qu'elle avait n'avait pas dormi pendant une nuit entière après les révélations de Nate, et qu'elle était tenue agitée depuis cinq jours.

J'ai appelé Nate entre minuit et une heure du matin pour parler sérieusement de ceci - je n'avais aucune rancoeur contre lui, cette intrigue me laisse absolument indifférent. Je lui ai dit en riant qu'il m'avait offert sans le vouloir une occasion de déclarer mes sentiments. "Si j'avais été plus alerte, plus sensé, j'aurais saisi l'occasion, sans aucun doute." Il s'est étonné. "Je sais que ç'aurait été un désastre... Puisqu'elle prenait précisément le parti de Margot... Mais il n'empêche que je l'aurais fait." Mais j'ai dû reconnaître avec lui que cette idée, que je croyais être la seule raisonnable sur le moment, était en fait totalement folle, incongrue, et qu'elle m'était dictée, elle bien plus que tout ce que j'avais répondu, par ma fatigue et par mon absence de discernement. Peut-être faut-il que je sois complètement déconnecté de la réalité pour agir enfin de manière sensée?

Séduction virtuelle

4 janvier 2011 à 4h18

3 janvier : Récapitulons un peu. J’ai parlé à Léonie depuis onze heures samedi matin jusqu’à quatre heures le matin suivant. Nous nous sommes donné rendez-vous à notre réveil. Nous avons maintenu le même rythme de discussions depuis midi jusqu’à une heure et demie du matin. Cela fait déjà plus de quarante-huit heures que j’ai passées avec elle, quarante-huit heures intenses et formidables en seulement quatre jours. Sans doute près de soixante heures d’ailleurs, mais peu importe, je ne cherche pas à établir un chiffre exact.

A supposer que, l’année d’hypokhâgne, j’aie vu Nate une fois par semaine, pendant une heure et demie, j’ai passé autant de temps avec cette fille (et sans interruption) que j’en ai passé avec Nate tout au long de trente-deux semaines. A supposer que j’aie passé avec Nate en khâgne huit fois six heures (huit vendredis) à nous promener et à discuter, j’ai passé autant de temps avec elle en ces quelques jours qu’avec lui pendant toute une année. Ça donne à penser. Il est vrai que je ne prends pas en compte les heures passées avec Nate au téléphone ou sur la Toile justement. Mais il n’était réellement présent sur la Toile qu’au tout début de l’hypokhâgne. Il reste les heures passées au téléphone... Bien sûr, ça compte et ça change la donne. Mais je prenais là comme point de repère celui qui est censé être mon meilleur ami. Que serait-ce maintenant si je considérais d’autres amitiés, moins fortes, moins régulières ?

Nous nous sommes, dès la première nuit, attribué un langage : les signes typographiques à utiliser, les registres de langue à employer ; nous avons cherché des manières de nous nommer ; nous avons déterminé, à partir de samedi, un type de conversation bien à nous. Il y a les moments où nous nous vouvoyons, et les moments où nous manquons de dire des obscénités. Les moments où nous parlons en anglais, les moments où nous divaguons tendrement. Nous nous disons les moments de découragement. Nous nous disons les moments où nous avons des envies sexuelles. Elle aime quand j’écris bien, quoiqu’elle aime aussi m’accuser de lenteur. Samedi soir, elle m’a fait raconter une histoire pour s’endormir ; je l’ai reprise et achevée dimanche. C’était une histoire pathétique, avec des colorations de fantastique et de tragique. Dimanche soir, ce sont mes fantasmes qu’elle m’a fait raconter ; j’ai commencé par imaginer Aglaé, puis, quand elle m’a demandé comment elle avait pu provoquer un fantasme où apparaissait Aglaé, je lui ai dit que je devais l’imaginer sous les traits d’Aglaé, que c’était elle que je fantasmais en réalité. Elle aime quand je raconte. Elle aime un peu trop que je raconte mes fantasmes. Elle me dit sans cesse : « Raconte-moi quelque chose ». Parfois je refuse, parfois je lui demande ce que je dois lui raconter, parfois je dis n’importe quoi.

Elle m’a envoyé ses textes ; je lui en ai envoyé un. Elle m’a fait découvrir une sonate magnifique de Rachmaninov. Je lui ai dit, jeudi, que je composais pour le piano ; elle s’est écriée : « Mais pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ! » J’ai publié une vidéo pour qu’elle puisse en juger ; on me voyait un peu, de dos. Dans la nuit de mercredi à jeudi, nous nous étions décrits physiquement, jusque dans les moindres détails. Elle est petite avec des cheveux blonds bouclés. Elle est pleine de vie, prise sans cesse de fantaisies, adore les défis, bien qu’elle se prétende naïve. Elle s’est photographiée partiellement samedi soir et a proposé pour rire les images à tous ses contacts en ligne ; elle me les a montrées à moi aussi, mais pas pour s’amuser (on voyait sa silhouette, ses jambes). Nous étions quittes. Samedi soir, je me suis absenté quelque deux heures (entre dix-huit et vingt heures) pour réaliser d’autres enregistrements. Elle les a fait écouter avec ma permission à l’un de ses amis, un étudiant en droit de vingt-deux ans qu’elle estime pour sa culture, son intelligence, et qui essaie depuis lors de la séduire. Il l’a énervée en lui disant qu’il avait couché avec trois filles qui lui ressemblaient. Elle ne me rapporte pas les détails de leurs conversations, parce qu’elle éprouve pour lui une attraction réelle. C’est mon grand rival ; je mime des humeurs, des montées de jalousie. Elle dit qu’il ne se passera rien entre eux, mais ils n’en continuent pas moins de discuter assidument.

Dès samedi, elle m’a interdit d’avoir des sentiments pour elle. Elle n’aime pas que je l’idéalise. Elle écarte la possibilité que nous nous rencontrions. Le virtuel, ce n’est pas sérieux. Mais elle me réclame tout le temps. Si je me fais un thé, si je suis au téléphone avec Nate, toujours elle me dit de rester, ou, lorsqu’elle ne peut m’y résoudre, de revenir. Même quand elle est absorbée par son séducteur, ou qu’elle est en train de regarder un film, elle me dit : « Non. Reste » « Reviens. Je te veux, rien qu’à moi. » Dimanche soir, la connexion de son ordinateur défaillait : elle s’est connectée sur son téléphone portable pendant quelque deux heures, deux heures pendant lesquelles j’ai dû faire des développements fantaisistes parce qu’elle ne pouvait me répondre grand-chose. Mais l’autre, parallèlement, lui faisait de sérieuses avances, et elle a fini par me dire, un brin tristement, qu’il y avait eu un semblant de déclaration entre eux, que cela ne donnerait rien. Je n’ai pu obtenir plus de précisions, ni hier, ni aujourd’hui, sur cette pseudo-déclaration.

2h59
Il y a de nouveau cours pour Léonie, mais elle se met en ligne dès qu’elle est rentrée. Je n’ai apparu qu’à dix-huit heures. Elle ne m’appartenait plus ; elle appartenait à l’autre, au séducteur dont elle persiste à dire qu’elle ne veut pas. Elle me demande un peu trop de lui raconter des histoires. A présent, elle parle beaucoup moins que moi. Elle me répond brièvement, elliptiquement, par énigmes. Mais cela ne me dérange pas. Elle est assez effacée pour me laisser briller, et assez présente pour me donner l’envie de briller. Margot à l’opposé parle beaucoup trop. J’ai chaque fois trop à lire et mes idées perdent un peu de suite. Quand elle me parle de ce qu’elle mange, par exemple, je soupire d’ennui et je ne trouve rien à répondre. Quand Léonie en revanche me dit qu’elle a mangé ceci, qu’elle a mangé comme cela, j’y trouve un sens, un intérêt, parce qu’il y a une tension dans nos conversations. J’ai suffisamment le désir de la séduire pour être stimulé dans mon imagination, dans mon écriture. Ce soir je me suis mis à lui écrire, directement dans notre conversation, un pan de mon récit. Elle aime que je raconte, elle aime tout ce que je raconte. Je vais profiter de cette relation au mieux. Elle me permettra d’écrire de la fiction tout en séduisant : l’idéal.

Nous ne sommes plus vraiment dans le temps de la rencontre. Comme je l’ai dit à Nate, le premier moment du dialogue, celui où l’on fait connaissance, est le plus aisé à conduire : il y a foule de questions à poser, il y a une vraie tension dramatique. J’ai cru en novembre que le deuxième était le plus délicat, parce qu’il n’était déjà plus nécessaire de faire connaissance, mais j’avais tort : le deuxième est encore assez facile, parce qu’on se force à le déclencher. Nous sommes encore sous l’effet des premières conversations, nous avons un véritable désir d’autrui, et la volonté vivace, quoique déjà chancelante, de nouer une relation durable. C’est le troisième moment qui est le plus difficile : l’on s’est déjà forcé une fois, on a la conscience tranquille, on prend son temps, et quand il arrive enfin, on ne ressent plus la moindre envie, on est passé à autre chose, à quelqu’un d’autre.

Je crois être engagé avec Léonie dans un deuxième moment qui se prolonge anormalement. Je ne pensais pas, quand nous nous sommes quittés vendredi matin, que nous pourrions encore discuter autant. Surtout pas que nous pourrions passer une seconde fois vingt-quatre heures ensemble. Mais le quotidien pour elle a repris aujourd’hui, et le conte de fées ne s’essouffle pas. Elle me quitte seulement un peu plus tôt, vers une heure du matin. Et alors qu’il n’y a plus personne qui lui parle, je dois lui raconter encore un fantasme avant qu’elle ne s’endorme.

Je deviens fou

4 janvier 2011 à 17h46

Mardi 4 janvier 16h50
Mal et très peu dormi. Peut-être parce que j’ai pris l’habitude de me coucher à six heures du matin. Ces phrases dans ma tête, que je me commandais d’écrire :

« Mais je deviens complètement fou, ma parole !… Bethany, Bethany, réponds-moi, par pitié ! »

Nate tout d’un coup s’est montré joyeux hier soir, expansif, curieux de mon histoire avec Léonie (parce que je lui transmettais ses baisers). Il m’encourageait presque à prendre cette histoire au sérieux. Je lui ai bien dit que Léonie n’était pas sa correspondante ; qu’elle n’était pas assez patiente ou sentimentale pour vivre un amour virtuel. « Non, non, Nate. Il n’y aura jamais de rencontre ni quoi que ce soit. Je vois à peu près comment tu dois te l’imaginer. Mais toute cette histoire n’est qu’un jeu. D’ici quelques semaines ou quelques mois, ce sera terminé. » Elle a déjà eu plusieurs histoires d’amour. C’est elle qui se lasse et qui part. On la drague communément ; elle y est sensible et elle aime à flirter. Ce n’est pas une ingénue qui se met à son chevalet et qui rêvasse à partir de rien, construit des châteaux en Espagne, préfère une vague illusion aux plaisirs du monde réel. Il persistait en riant. « A la rigueur, nous cesserions de nous parler pendant très longtemps. Puis, un jour, nous déciderions de nous voir, comme ça. Mais juste comme ça. Sans rien attendre. »

C’est précisément le fantasme que j’ai raconté hier soir à Léonie. Mais c’est un fantasme. Je n’ai pas le droit d’envisager notre rencontre. J’ai pris des accents lyriques, pleins de mélancolie, en le lui décrivant. Elle ne devait pas me répondre, mais simplement me quitter quand elle pourrait dormir.

Autre beauté

5 janvier 2011 à 3h22

2h42
Je suis triste. Roxane est venue m’aborder cette nuit, alors que j’étais déjà rassasié (juste au moment d’ailleurs où Léonie s’était endormie avec mon récit). Et nos conversations sont tellement belles, elles aussi ! Même si elle a de la difficulté à s’exprimer, elles ont leur caractère propre, elles sont d’une beauté qui m’émeut aux larmes, qui m’afflige, qui me désole… Je veux dire… je ne me souviens pas de tout ce que nous nous sommes dit, à cause du torrent de discussions que j’ai eues avec Léonie. Je me souviens de choses éparses, sans avoir de vue d’ensemble. Je ne savais plus trop où conduire la discussion… alors qu’elle le savait très bien ! Je ne pouvais l’appeler par son nom, parce qu’il ne recouvrait plus rien. Mais elle a exprimé sa curiosité pour moi avec une candeur telle… « Ne parlons plus de moi, si tu veux bien. Tu sais un peu trop de choses à mon goût sur moi, par rapport à ce que j’en sais sur toi. Et il y a plein de choses qui m’intriguent, que je veux découvrir. G qui va sur ... (le site où je l’ai trouvée)... G qui écrit des romans... G qui écrit son mémoire, etc. » Roxane, Roxane... Son ami s’est suicidé. Il lui a chargé d’écrire son histoire. Une manière de dernière volonté. Elle a tourné un court-métrage avec lui. Elle avait ses entrées dans le milieu du cinéma ; elle fait du théâtre ; elle va rencontrer Val. Nov. Mais elle veut modestement devenir pâtissière.

Je l’ai engagée à aller se coucher, je lui ai promis que nous avions tout le temps de nous connaître, je me suis forcé à l’appeler par son prénom. « Bonne nuit, Roxane. — Bonne nuit, G. Décidément, je n’arriverai jamais à m’y faire. Bisous. » J’ai dû réfléchir pendant cinq minutes avant de me rappeler : son amour d’enfance porte le même prénom que moi. Il est impossible de dire la tristesse qui m’a envahi...

Indécent

6 janvier 2011 à 2h17

Mercredi 5 janvier 0h11
Je suis sorti avec Margot et nous avons lutté sur les routes recouvertes d'immenses plaques de verglas pour parvenir à l'arrêt de tram. Nous devions rendre des livres à la bibliothèque, puis passer en ville pour diverses courses. Après avoir rendu mon livre, j'ai pensé à Bethany, revenue de ... depuis quelques jours, et perdue à ce qu'elle dit dans des problèmes administratifs. Je me suis dit : peut-être est-elle installée dans l'une des deux salles de lecture?

J'inspecte avec Margot les tables et ce n'est pas Bethany que je reconnais, mais la petite Aglaé, qui me fait dos. Je m'avance et qui vois-je à côté d'elle? Nate en personne, penché sur ses cours. Un matheux dans une bibliothèque de lettres! Allons donc! me dis-je. Je vais donc à eux et je m'écrie: "Ah! Les petits cachottiers, qu'est-ce qu'on fait donc là ensemble? Tu ne révises donc plus avec Tom, Nate ? C’est déjà terminé ?"

Tous les deux sont restés le dos un peu voûté sur leurs chaises et m’ont regardé avec un air penaud, surtout Aglaé, pendant que je chuchotais autour d’eux avec une exubérance un peu folle. J'ai été pire que furieux ou aigri : j'ai été joyeux, j'ai été cynique, mais joyeusement cynique. Tous les deux ce soir m'ont fait remarquer que j'avais eu un comportement bizarre. Margot trouve que j'étais encore le plus naturel des quatre, étant donné que j'évoquais sans embarras les récents événements. J'ai ironisé sur la "violente dispute" qu’il y aurait eue entre Margot et moi d’après Nate, et qu’il a rapporté à Aglaé. Devant Margot, qui restait silencieuse, je lui ai demandé quelle violence ou même quel sérieux il avait pu trouver dans une discussion de quelques minutes sur une plante carnivore. J'ai rigolé, je nous ai comparés à nos parents respectifs, j'ai mimé les engueulades des miens, et tout le monde évidemment restait sans voix. Là où la situation devint particulièrement cocasse, c’est quand je me déplaçai du côté de Nate : Aglaé a parlé avec Margot, j'ai parlé avec Nate ; les rivaux et les rivales se sont répandus en amabilités, ont affecté de se confier l'un à l'autre ; j’ai même osé lui dire, une main accolé à ma joue comme pour lui confier un secret, que je devais raconter des histoires à Léonie le soir pour qu’elle s’endorme. Oui, j’avais même comblé un trou de mon journal grâce à elle : la soirée de gala de terminale. Oui, la soirée du percent... Normal que tu ne t’en souviennes plus : tu étais trop occupé à danser avec des filles. Et avec ça, on vient me faire des leçons, hein ? Nate a éclaté de rire, Aglaé s’est retournée et a fait : « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ? — Nate t’expliquera. » Puis nous avons laissé les deux ingrats pour vaquer à nos affaires.

Jamais Nate n’aurait consenti à réviser ses cours avec moi en un tel lieu ; il aurait jugé ma proposition absurde. Il riait avec moi, me regardait d'un œil surpris, mais Aglaé paraissait atterrée par notre irruption. Je lui ai demandé pourquoi elle n'avait pas encore cherché sa plante carnivore, l’objet du délit. Je lui ai bien montré comme nous étions disponibles, et elle s'est embarrassée. Elle a prétexté qu’elle voulait nous voir tous les deux, qu’elle ne savait pas que Margot était présente. « Mais tu pouvais à tout moment nous contacter. Pourquoi ne l’avoir pas fait ? J’étais pourtant connecté ?... — Tu pouvais aussi me parler, je ne savais pas, moi... — Mais toi, tu étais tout le temps marquée absente... » Quand partait Margot, a-t-elle demandé ? Oh, si tôt ? a-t-elle soudain estimé. « Ah ! Mais ce ne serait pas supportable autrement ! » me suis-je écrié en rigolant et en cherchant le rire de mes trois spectateurs.

Le souvenir de la scène de samedi doit déranger Aglaé. Mais peut-être aussi a-t-elle toujours peur de moi et des sentiments que je pourrais avoir pour elle. Peut-être a-t-elle été interloquée par la pâleur de mon teint, car elle s’en est inquiétée ce soir. Peut-être aussi a-t-elle été désarçonnée de me voir si peu affecté par les événements récents : se serait-elle attendu à lire en moi du dépit (amoureux, amical, que sais-je) ?

Margot cependant m’a dit comme tout cela lui semblait faux. Elle regrette d’avoir répondu à Aglaé par des serments d’amitié. Si c’est pour que rien ne se fasse entre elles… et que nous retrouvions Aglaé travaillant avec Nate (avec un matheux…) sans qu’aucun d’eux nous ait prévenus ou ait cherché à faire quoi que ce soit avec Margot… Je l’ai appuyée : Nate qui se fait fort en plus de les rapprocher toutes deux ! De sa part, c’est tout bonnement indécent (j’ai même envie de dire répugnant). La belle affaire, de vouloir les rapprocher, pour accaparer Aglaé et faire l’innocent ensuite. Au soir il m’a pressé d’appels ; et quand je lui ai répondu, je n’ai pas mâché mes mots : oui, c’est indécent, et d’ailleurs je ne veux plus recevoir de leçons de lui ; qu’il ne s’avise pas de me faire la morale de nouveau… Mais qu’est-ce qu’il croit ? Margot est d’accord avec moi ; sans cela, je ne lui aurais pas dit que c’était indécent.

Il a voulu lui parler. Je les ai laissés déblatérer au téléphone ; Margot a maintenu qu’elle avait trouvé la situation bizarre ; non, pas mon comportement ; mais le fait de les avoir trouvés tous les deux ensemble. Elle ne croit plus au dialogue ; elle regrette de lui avoir fait des confidences ; et tout ce qu’il en est ressorti. Maintenant il faudrait à chaque instant apporter des preuves aux serments d’amitié échangés. Cela ne donnerait rien. A un moment où Nate lui répondait que non, ce n’était pas pathétique, il a glissé sur du verglas et est tombé avec son téléphone. Je ne l’ai pas félicité à la fin — j’aurais pu, pour avoir réussi à décourager Margot ; mais j’ai tout de suite raccroché.

Horizons

6 janvier 2011 à 12h25

Jeudi 6 janvier : Ainsi, Margot n’a plus envie de lier amitié avec Aglaé…

Margot n’a pas vraiment d’amis comme j’en ai moi. Des amis qu’elle peut voir quand elle le veut, qu’elle peut appeler pour n’importe quel prétexte — ou sans prétexte. Ses amis les plus proches en ce moment, ce sont les miens et elle les connaît grâce à moi : ce sont Nate, Aglaé et Bethany, quoi qu’elle reproche à celle-ci parfois.

Peut-on me faire grief de son manque de vie sociale ? Est-ce ma faute si je suis devenu son seul horizon, ou si je lui fournis tous ses horizons ? Je l’ai pourtant poussée depuis plus d’un an et demi, en un temps où je n’avais moi-même guère d’autre horizon qu’elle, à consolider ses liens avec ses connaissances, avec ses amis du lycée. J’avais plus confiance en ses ressources qu’en les miennes. Je m’imaginais déjà vivre à travers elle, la laisser voir des gens et me repaître seulement de ses récits, de ses paroles. Je la poussais vers Jasmine, vers Sigismond, vers Lydia. Elle avait beaucoup de possibilités encore.

Maintenant, les positions sont inversées. C’est moi qui ai les possibilités. C’est moi qui vais faire des rencontres sur la Toile, et non plus elle. C’est moi qui vais séduire des filles, quand toutes ces années elle restait inscrite sur un site de rencontre amoureux pour attirer dans ses filets quelques garçons gentiment pervers qu’elle bloquait une fois qu’ils devenaient insistants. Elle aime beaucoup moins jouer à présent. Elle s’est trouvé un ingénieur dernièrement, mais il demanderait trop souvent à la rencontrer. C’est l’embêtant avec les garçons : à partir d’un certain moment dans le processus de séduction, ils ne pensent plus qu’à la rencontre physique et ils s’énervent quand on repousse l’échéance.

Elle a Wilhelm, son meilleur ami depuis la sixième, avec qui elle a eu quelques amourettes au collège, qui a encore essayé de sortir avec elle au lycée, et qu’elle a rabroué. Mais il est complètement perdu, il n’a pas d’amis lui-même. Maintenant qu’il est en stage dans une entreprise d’assurance, il se connecte tous les soirs et Margot est de nouveau pour lui une espèce de refuge. Pendant plusieurs années après le lycée, il s’était éloigné d’elle. Margot voit d’un mauvais œil ce rapprochement. Quand il vient dans sa chambre (il doit se baisser dans l’escalier, et il peine à le faire avec sa misérable bosse), il s’allonge sur son lit même quand il a les chaussures au pied, et soupire d’aise comme par le passé. Il lui a proposé comme on sait un plan à trois. Sachant cela, je ne suis absolument pas gêné qu’ils se parlent en toute intimité.

Elle a Sigismond. Elle le connaît par son Adeline ; il était dans la même école de musique qu’elle ; elle ne l’aimait pas ; elle avait donné son adresse à Margot pour qu’elle se moque de lui. Elle s’est moquée de lui un temps ; puis ils se sont rencontrés ; et depuis se voient régulièrement. Il s’accroche à elle, mine de rien. Revenu d’Inde pendant quelques jours en décembre, il voulait la voir, elle exclusivement —ce que du reste je comprenais parfaitement. Un soir, il lui a envoyé des textos pour la convaincre de venir sur le champ chez lui. « Et tes amis ? lui a-t-elle fait. Demande-leur donc de venir pour qu’ils écoutent tes histoires. — Mes amis sont des abrutis (il a pu dire des cons). C’est à toi que je veux parler. Il n’y a que toi qui m’écoutes et qui me comprennes. — C’est maintenant que tu t’aperçois qu’ils sont stupides ? Désolé, mais je ne prends pas la voiture après minuit. » Moi, j’aurais saisi l’occasion : une invitation aussi insensée ! Peu de gens sont capables d’une telle témérité, il faut les en récompenser. Peut-être qu’il avait en vue de la séduire ou que sais-je, mais cela n’importe que peu, elle devait y aller pour mériter le statut particulier qu’il lui accorde. Elle n’y est pas allée, et du coup ne l’a pas revu une seule fois avant qu’il ne soit reparti.

Devrais-je me restreindre à elle, à son horizon bien limité, parce qu’elle se restreint à moi ? Non, mille fois non. Mais je ne lui raconte pas suffisamment mes aventures ? m’a-t-elle dit hier. « J’ai pris l’habitude avec Nate de me confier de manière plus abstraite. C’est sa faute en grande partie. Je ne te raconte pas tout dans les détails, mais je te confie l’essentiel : c’est-à-dire les enseignements que je tire de mes expériences. Ce serait fastidieux de raconter tous les faits. Mais je me confie toujours à toi de façon plus concrète qu’avec Nate. Avec toi, les enseignements sont encore reliés aux faits, je te donne les exemples qui me viennent très naturellement. » Je ne sais pas ce que je lui ai raconté au juste de ces dernières semaines. Lolita, oui. Mais pas un mot sur Léonie, assurément.

Fantasmes

7 janvier 2011 à 12h32

Vendredi 7 janvier : Deux fantasmes hier. Léonie me pompera toute mon imagination ! En plus, elle a très bien deviné que je n’avais aucune sensualité. Elle ne perd pas une occasion de me le rappeler, mais est très satisfaite en revanche de mes fantasmes. Elle dit qu’elle n’en a pas pour sa part. Moi qui n’aurais aucune sensualité, me voilà donc obligé d’exciter mon activité fantasmatique pour elle ! Je dois inventer des fantasmes, car je n’en ai guère. Si elle m’en demande tous les soirs, je n’en aurai bientôt plus à lui raconter. Elle me dit : un fantasme avant de me coucher — il est vingt-trois heures. Je le lui raconte, elle commente, nous continuons de discuter. Puis il est minuit trente, elle a différé le moment de se coucher, et un autre fantasme lui est donc nécessaire...

Je lui ai parlé tous les jours, tous les soirs cette semaine. Et pour la première fois depuis les premières vingt-quatre heures, je ressens de nouveau une grande lassitude. Mais une lassitude énervante, car j’ai toujours le désir de la séduire. Léonie est issue de la haute bourgeoisie parisienne, il faut en faire partie pour trouver grâce à ses yeux ; elle me dit que je n’y accèderai jamais ; et j’avoue que ça irrite, que ça renforce d’autant plus mon désir de la séduire… Dimanche, ou lundi, j’en aurais fait la remarque avec un accent de défi, de bravade.

Aujourd’hui, elle s’est connectée avant quatorze heures ; je me suis étonné : elle était en train de travailler avant un cours. Alors je lui ai dit mon idée : j’allais me rendre au campus, travailler dans une bibliothèque, parmi des connaissances peut-être, ni pour travailler, ni pour voir des gens, mais juste pour l’idée de lui parler en même temps. C’est ce que j’ai fait quelques heures plus tard. Il n’y avait personne dans la bibliothèque, que Charlie — que cherche-t-il à faire ? Je me suis connecté, j’ai un peu parlé à Léonie. Puis je l’ai quittée car il faisait froid. Je suis passé au piano ; en sortant, j’ai constaté que Bethany avait répondu à mon appel. Je l’ai appelée en traversant le campus nocturne et toujours endormi. J’étais plein d’allégresse. Elle me sermonnait, disait que je devais manger ; mais quelques instants auparavant, m’avait dit qu’elle-même ne mangeait plus, n’avait pas faim, à cause du décalage horaire. J’ai ri de cette contradiction flagrante, et j’ai insisté jusqu’à ce qu’elle ait consenti à dîner avec moi. Puis je suis entré dans le premier bâtiment venu, j’ai sorti mon portable et je me suis excusé auprès de Léonie. Qui était contrariée bien sûr. Pour la première fois je lui ai menti : je lui ai dit que j’étais tombé sur des gens, et qu’à présent je devais dîner avec eux ; mais que je penserais à elle dans l’exercice de ces mondanités nécessaires.

J’ai fait plus que penser à elle : j’ai parlé d’elle. Bethany est arrivée avec beaucoup de retard — mais en s’excusant toutes les cinq minutes. Je mangeais déjà quand elle a surgi avec sa démarche rapide et instable : elle resplendissait. Elle m’a tout de suite vu et s’est dirigée vers moi toute souriante pour se confondre en excuses. Elle est rentrée mardi des Etats-Unis, je désirais entendre ses récits mais elle s’est rapidement interrompue en disant qu’elle parlait trop et qu’elle préférait entendre mes histoires. Mes pauvres histoires de séduction virtuelle ! Je crois avoir parlé plus qu’elle. Une heure dans le réfectoire, et une autre heure à déambuler le long de la ligne de tram — aller et retour. A ma grande surprise, au terme d’un de ces trajets, elle a conclu, avec un sourire pensif ou émerveillé, que ce que je faisais avec Léonie n’était pas mal et que je n’avais pas besoin d’en parler à Margot. J’ai insisté : si ce n’était pas mal, je devrais pouvoir lui en parler sans scrupule ? Non, il ne fallait rien lui dire, mais ce n’était pas immoral pour autant. Puis je l’ai interrogée sur M., sur ses sentiments. Elle a été vague quand je lui ai demandé si leurs rapports avaient été amicaux ou amoureux. Ce furent deux semaines d’une déception douce et imperceptible. Elle a revu peu de ses connaissances américaines ; en revanche, ils avaient davantage correspondu par mails ; elle n’avait pas à faire le déplacement dans ces conditions. Elle ne souhaitait plus y retourner jamais.

Mais une circonstance fortuite m’a rappelé que je devais parler à Bethany d’une certaine secte et de sa Jeanne. Alors que nous commencions juste à déambuler dans la nuit, deux êtres d’une timidité absolue, munis de la « Bible de Mormon », se sont présentés à nous comme membres des Saints du dernier jour. Bethany a eu la présence d’esprit de les repousser aussitôt. Ce n’est pas Romain (que j’ai croisé un peu auparavant) qui aurait fait ça, malgré toute l’aversion qu’il exprime pour les mouvements chrétiens…

Sentiment tragique

8 janvier 2011 à 12h34

Samedi 8 janvier 20h11
Tout à l’heure j’ai ressenti cette douleur dont j’ai parlé à Bethany. « Les contacts virtuels me donnent une ivresse incroyable, mais c’est une douleur perpétuelle ! » Lolita et son plan cul... Léonie et son milieu social...

Les distances qu’il y a entre les êtres ne peuvent plus être résorbées par la seule présence physique, par le regard, par tous ces signes qui disent : « je suis là ». Il y a quelque chose d’intrinsèquement tragique dans une relation virtuelle. Et c’est sans doute pourquoi je suis tant attaché à ce type de relation. La tragédie d’une relation condamnée à être limitée à la parole, et condamnée, car les ressources de la parole ne sont pas infinies, à mourir ou à décroître, cette tragédie me transporte, et elle me fait souffrir, parfois, au-delà de toute mesure.

1h55
Ça fait plusieurs heures que j’ai cette douleur en moi. Je me dis qu’au fond l’immédiate tragédie des relations virtuelles n’est que le grossissement, l’accélération de la tragédie des relations réelles. Seulement, dans la vie réelle, la conscience de cette tragédie s’estompe. On ne l’a pas dans les premiers rapports ; et elle n’est déjà plus quand les rapports sont distants, parce qu’on est passé à autre chose.

Le pire, c’est que je ressens toujours autant le besoin de rencontrer de nouvelles personnes. Il va bien falloir que je n’aie plus rien à dire à un moment !

Pas le temps de penser

13 janvier 2011 à 3h28

Je n'ai plus le temps de penser, et je ne me donne plus le temps de penser.

J'aimerais revenir sur certaines discussions, réfléchir à certaines choses, mais je crains de ne pas y arriver. J'aimerais simplement avoir le temps de souffler, de me reposer, de rester l'esprit vide pendant des heures, et me remettre devant mon écran, sans avoir rien pensé de manière rigoureuse, et cependant avec la sensation très claire de tout ce qui m'est arrivé, de tout ce que j'ai reçu. Alors tout s'organiserait, les événements auraient une vraie suite chronologique - car en l'état, je ne sais même plus dans quel ordre ils se sont déroulés.

Cette nuit, je croyais que j'allais pouvoir enfin réfléchir. Mais Léonie était toujours connectée, comme si elle guettait mon retour de chez Aglaé. Et un jeune homme de vingt ans s'est mis, presque à brûle-pourpoint, à me raconter une histoire merveilleuse. Je me suis contenté de lire, d'orienter un peu son récit. Mais je n'en suis pas mécontent, car il me racontait précisément les détails qui m'intéressent et que je voulais connaître. Les lieux, le cadre social, les circonstances, les personnages secondaires... Spontanément, il donnait à tout une couleur romanesque, faisait des efforts de composition. C'était parfait. Une belle histoire, lui ai-je dit. Si sordide qu'elle dût lui paraître...

Je ne sais plus où donner de la tête. Il faut que j'aille me coucher car une journée remplie m'attend demain. Et mes fonctions de Schéhérazade! J'ai promis que j'enverrais une des histoires que nous a livrées Aglaé...

Bethany

13 janvier 2011 à 21h55

jeudi 13 janvier 2011 14h43
Finalement Margot et moi sommes déjà rentrés. Il n’y avait pas d’inscriptions. Personne n’avait lu comme nous qu’il y en aurait. En revanche, ceux qui préparaient avec nous le concours étaient présents en nombre conséquent. Je me suis souvenu que Bethany avait une épreuve cette semaine, mais qu’elle ne savait pas quel jour au juste. Donc je l’ai prévenue à tout hasard ; puis, ayant trouvé son écriture sur la liste des candidats, je lui ai dit que nous l’attendrions à la sortie (pour manger avec elle et Marianne).

Trois heures à attendre. J’avais la voix enrouée, à cause de mon manque de sommeil ; j’étais un peu irascible, mais Margot était clairement de mauvaise humeur. Après quelques errances du côté du département des langues slaves, elle m’a demandé ce que nous faisions là, pourquoi nous ne rentrions pas, pourquoi je tenais tant à l’attendre. Elle faisait valoir que je n’avais pas reçu de réponse, que sans doute Bethany ne s’était même pas déplacée. Gustave est passé, ce n’était plus un pigeon, mais un pigeon huppé ; Bethany était bien en train de passer son oral. Dix minutes encore ; Margot s’écrie qu’elle veut manger à la maison, alors je m’énerve et je lui dis qu’elle peut rentrer si elle en a envie, que je ne la retiens pas.

Juste au moment où je suis allé à l’étage voir ce qu’il en était, Bethany est sortie de la salle ; je ne l’ai pas vue de loin, je me suis trouvé face à elle au milieu du couloir, parmi une foule d’étudiants qui attendaient assis. Marianne n’avait pas attendu aussi longtemps que nous ; Bethany s’inquiétait de sa réaction. Elle n’avait pas pu me répondre par manque de forfait ; sa nouvelle tutrice, une vieille professeur folle, lui avait écrit tous les soirs de pesants messages pour lui dire de l’appeler sur le champ. Bethany avait obéi, et tout son forfait y avait succombé, car l’autre lui racontait le moindre de ses déboires professionnels. Margot l’a accueillie froidement, s’abstenait de la regarder, tandis que Bethany lui disait que sa maman lui avait manqué, qu’il n’était pas normal d’abandonner ainsi son enfant. Encore à table, Margot se taisant, maugréant à part elle, ou disant que non, elle ne voulait pas déjeuner chez elle demain à cause des résultats, que non, elle ne pourrait pas manger chez elle la semaine prochaine, parce qu’elle resterait chez elle à M. et comptait y travailler pendant tout le semestre, Bethany a continué de se plaindre de son statut d’orpheline. « Que vais-je faire sans ma maman ? En plus, mes parents m’ont habituée au début à me reposer sur eux, et ensuite mes parents m’ont abandonnée ! Je suis complètement désorientée, moi ! Je ne peux rien faire sans mes parents ! » Elle a pris Margot dans ses bras, et Margot est restée roide. J’étais léger quant à moi, j’essayais de détendre l’atmosphère, mais c’est toujours quand je suis léger que Bethany me croit sérieux — et inversement, les rares fois où je me montre vraiment pathétique, Bethany me répond : « Ha ! ha ! Petit rigolo ! » J’ai expliqué que je n’avais pas répondu à son message mardi soir parce que j’attendais moi-même la réponse de Xavier. Je lui parlais couramment jusqu’alors, mais dès qu’il s’est agi de nous donner rendez-vous, subitement il n’a plus répondu — il avait vaguement déclaré que nous pourrions nous voir comme nous étions tous les deux en vacances. Bethany croyait que j’étais vexé ou que je m’emportais contre lui, alors que je feignais seulement d’être embêté. Les gens mettent un temps incroyable à répondre de nos jours aux questions les plus dénuées d’ambiguïté : cinq jours, une semaine, alors qu’ils sont bien présents et qu’on les voit répondre à des messages débiles sur les réseaux sociaux. Je dois bien me laisser contaminer un peu par l’indécision et la paresse ambiantes, voilà tout.

Un type avait jeté dans mon plat un prospectus sur une soirée masquée. En nous rendant à la station de tram, nous avons commencé à badiner à ce sujet. Elle nous proposait de nous y rendre ; je lui proposais d’y aller, elle ; non, il fallait qu’elle y aille. J’ai suggéré qu’il n’y avait rien de nuisible dans la séduction tant qu’il n’y avait pas de contact physique, et qu’il fallait simplement ne pas permettre n’importe quoi aux hommes. « Mais c’est impressionnant ! Vous avez changé radicalement d’idées le temps pendant mon absence ! Tous les deux ! s’est-elle écriée en riant. Vous vous êtes... — Dévergondés ? ai-je proposé. — Oui !… Mais tous les deux en plus ! » J’ai souri. Comme le tram tardait à venir, je me suis lancé incontinent dans un de ces raisonnements burlesques dont j’ai le secret. J’ai dit qu’au fond, il n’y avait pas de dimension immédiatement sexuelle dans la drague. Que c’était un acte complètement désexualisé. Bethany sceptique. Je sais, ai-je repris, la plupart des garçons et même des filles ont pour objectif premier dans la vie l’accomplissement sexuel. Du coup, ils couchent tout de suite après s’être séduit, ça leur paraît logique. Mais dans la phase de la drague, même s’ils ont à l’esprit cet objectif, il n’y a peut-être pas de désir sexuel. Peut-être, je ne sais pas. Bethany : Mais toi, tu n’as pas cet objectif ? — Non. Moi je veux juste rencontrer des gens intéressants. — Alors tu refuses la fille ensuite ? Mais c’est humiliant pour elle. Imagine qu’elle a d’autres attentes que toi ? — Oui... Mais on peut toujours céder en dernier lieu et accepter le rapport sexuel. L’important, c’est de ne pas en faire un but. Ça doit arriver comme cela, par hasard. La vraie humiliation, ce devrait être de comprendre que l’autre recherche en général l’accomplissement sexuel et qu’il peut reporter cet objectif sur n’importe qui. Mais on ne se sent jamais humilié à cette pensée, bizarrement.

Rapports amicaux

14 janvier 2011 à 20h58

Vendredi 14 janvier 2h36
Nous avons déjeuné au restaurant avec Aglaé. La rouquine était attablée avec une autre fille un peu plus loin. Ce qui me paraît étrange, c’est à quel point je considère Aglaé amicalement depuis le début de l’année. Je ne pense pas à elle pendant le repas. Je ne pense pas à elle en allant à nos rendez-vous. Je ne pense pas à elle une fois que nous l’avons quittée. C’est absolument comme une amie parfaitement acquise, que je vais voir avec plaisir, avec qui je parle d’autant plus librement, mais à qui je fais presque comprendre, par ma désinvolture et par ma liberté de ton, que je suis passé à quelqu’un d’autre. D’où cet étrange rebond ce soir, quand elle est venue me parler, en même temps que Bethany, sur le réseau social que tout le monde connaît (ni l’une ni l’autre ne l’avaient jamais fait ; et j’étais bien sûr en train de discuter avec Léonie et de composer une réponse à Clarissa). Elle m’a dit (pourquoi fallait-il qu’elle change d’interface de communication pour me le dire ?) que j’étais comme le héros de mon prologue : j’avais déniché son mystère et là j’étais passé à quelqu’un d’autre.

Alors je me demande à nouveau, et je n’ai pas eu besoin de la formulation de ce soupçon pour me le demander aujourd’hui, si elle ne ressent pas pour moi quelque chose comme de l’amour. Elle a encore des confidences à nous faire, cette chère Aglaé. Et aujourd’hui, elle nous a livré des détails supplémentaires sur sa vie sentimentale. Elle aimait bien plus la famille d’Antoine qu’Antoine lui-même ; et, tenez-vous bien, non seulement elle n’avait pas de sentiments pour son amoureux, mais elle éprouvait pour sa sœur une fascination amoureuse ; nous l’avons fait reprendre plusieurs fois cette expression, elle l’a maintenue. Elle connaît définitivement les sentiments bizarres, ou la complexité diabolique des sentiments. Il ne serait donc pas incongru de supposer qu’elle a pour moi quelque chose qui relève de la « fascination amoureuse ».

C’est une âme éprise d’esthétisme. Elle a toujours aimé ce qui était banni, mal vu, et qui la menait hors de son parcours attendu. Elle aimait lire quand elle était à Ginette. Une fois en lettres, elle a d’autant plus continué d’apprécier la littérature qu’elle ne lisait guère. Il fallait que la littérature converse son mysticisme ; qu’elle soit une Passion pour elle, et non une habitude. Il ne fallait pas qu’elle se sente à sa place en lettres ; mais qu’elle y soit comme une intruse, comme une sublime égarée ; et elle ne s’y sent toujours pas à sa place, sans savoir où elle serait à sa place. Elle n’est ni comme moi, qui suis tout à fait dans mon environnement en lettres, ni comme Margot qui sait du moins que sa place est en théologie protestante. Mais si elle s’est prise de goût, de passion, pour cette nourriture improbable dans son parcours, pour cet aliment stérile et étranger aux ornières toutes tracées pour elle, comment ne pourrait-elle pas s’enticher de moi, stérile amant, pervers sans désir, chaste sans tendresse, inquiétant époux même, en tout improbable objet de l’amour féminin ?

Si nous n’étions pas certains qu’elle exigeait d’un homme qu’il s’exprime bien, qu’il affectionne le beau langage, elle nous en a apporté la preuve la plus tangible aujourd’hui. Pendant une randonnée équestre de quatre jours, elle avait dû supporter la cour poussive d’un garçon qui ne faisait pas mystère de ses intentions. « Dis, tu ne veux pas te poser tranquille ?… » Une espèce de pâtissier qui, non seulement montait mal à cheval, mais en plus ne savait rien dire d’intéressant. Elle avait eu la bête fantaisie de l’ajouter dans ses amis sur FB : depuis lors, il ne cesse de lui envoyer des messages enflammés pour lui rappeler qu’il se tient prêt pour elle. « Il écrit tous ses messages en majuscules ! s’indigne-t-elle. Des fautes d’orthographe à tous les mots... Et des expressions d’une banalité affligeante ! Jamais la moindre image originale ! » Il lui faut de la poésie, mais aussi des formes : elle s’intéresserait même à des détails de typographie ? Elle n’est pourtant pas la plus raffinée des interlocutrices virtuelles — Léonie va même la trouver vulgaire. Elle nous a donné le nom du rustre pour que nous le voyions dans toute sa bêtise : et physiquement il n’est pas si repoussant. Aglaé le trouve repoussant, mais c’est donc qu’elle ne peut trouver passable un être aussi commun.

Et moi, je n’ai fait ni mystère ni étalage de mes rencontres virtuelles. J’ai placé ici et là — souvent avec l’impulsion de Margot, d’ailleurs — un mot sur telle insomniaque qui faisait du théâtre, sur tel jeune homme infidèle qui avait raison d’être infidèle. Devant le restaurant nous avons stagné quelque temps, Margot s’est assoupie, Aglaé a parlé de son grand amour. « Joshua, forcément ? » ai-je fait en rigolant. Non, mais un type qu’elle connaît depuis le berceau, à qui elle s’est déclarée à seize ans, à la fin d’une fête, tandis que son père la cherchait et qu’elle s’était refugiée avec lui tout au fond d’un jardin. Elle avait essuyé un refus (le seul sans doute), et n’avait jamais cessé au fond d’elle de l’aimer. Ce garçon, il s’avérait que c’était celui qui tenait le site de critique de cinéma qu’elle m’avait montré. Il avait une copine depuis juillet qui lui interdisait de parler à aucune fille, parce qu’il poursuivait une correspondance avec son ex. Il n’était pas exceptionnel ; quand Aglaé le revoit, elle est toujours déconcertée par son manque de charme ou d’élégance. Aglaé de toute façon ne voulait plus l’aborder en sachant qu’il était avec une autre ; et s’est seulement avisée de le faire la veille au soir, alors que le crémant lui était monté à la tête. Il s’est absenté aussitôt, puis lui a dit qu’il attendait de discuter par skype avec sa copine ; Aglaé lui a demandé pourquoi il l’informait de cela ; et ils ne sont pas parvenus à se comprendre davantage. J’ai haussé les épaules et j’ai demandé à Aglaé si elle interdirait à son amoureux de parler à d’autres filles — à toutes les autres filles. Elle m’a répondu : « Oui », fermement, sérieusement. « Pas seulement à son ex ? — Non. A toutes les autres filles. » Devant Margot. N’est-ce pas un comble, ma parole ?

Et nous nous sommes quittés, le plus amicalement du monde, moi avec de larges sourires sans retenue, où il n’y avait pas la moindre velléité de la retenir. Nous sommes allés fatigués nous occuper de l’épreuve de réactivité — un courrier à envoyer dans les trois jours après l’annonce des résultats. By the way, je ne comprends pas pourquoi c’est toujours quand j’ai bien dormi que je me sens épuisé, et toujours quand j’ai moins dormi qu’à l’ordinaire que je suis vif comme l’éclair ?

Projet

15 janvier 2011 à 11h46

Samedi 15 janvier 18h56
Ce qui est bien avec Lolita, la fille de ..., c’est qu’elle ne se souvient pas du contenu de nos conversations mais qu’elle arrive à se souvenir de moi avec un peu d’effort (je suis celui qui connaît Kiki et ...). Dès lors, je peux lui faire croire assez aisément que nous avons eu des conversations développées et abouties. Ce qui est faux. Nous en restons au stade de la provocation, des fausses disputes. Mais hier soir j’ai joué ce jeu de façon décisive. Elle m’a demandé d’elle-même si j’avais réussi à me faire inviter au forum. Elle a exprimé la première le désir de me voir — et je lui ai dit que l’idée de la voir, elle, était ma seule motivation pour y participer.

Par conséquent, je commence vraiment à l’idéaliser. Je pense à elle plus qu’à Léonie. Elle est celle que je ne parviens pas à atteindre, qui me refuse son intimité, qui en reste aux smileys, aux signes idiots, aux demi-révélations, aux répliques abruptes. C’est malheureux, parce que je n’ai certainement rien à tirer d’une relation avec elle — si ce n’est, justement, cette fausse et douloureuse idéalisation. Je deviendrais définitivement fou si je m’attendais à avoir des contacts réguliers avec elle. Je m’y attendrai bientôt. Sans arriver à concevoir comment ce serait sérieusement possible, j’ai la vague envie de la voir l’après-midi, après le forum, de manger avec elle, de me promener avec elle, de faire je ne sais quoi avec elle... Or, il n’y aurait qu’une issue à ce genre de choses : ce serait de coucher avec elle... Et ce serait la chose la plus déraisonnable, la plus absurde, la plus infructueuse qu’il m’ait été donné de faire.

1h52
En fait, je traite ce projet comme je traite tous les projets en moi qui se rapportent au virtuel. Je ne me rends pas compte qu’il s’agit cette fois de quelque chose de bien physique. Que je risque pour la première fois de me salir, de nuire, de corrompre...

Coïncidence

17 janvier 2011 à 20h54

lundi 17 janvier 2011 23h20
J’ai téléphoné à Margot avant de partir en ville l’après-midi. Je n’avais préparé aucun discours ; j’ai rusé instinctivement. J’ai soupiré, je me suis inventé une lassitude, j’ai critiqué l’assiduité de mes contacts, j’ai dit : « Ah non, je ne voudrais pas qu’ils viennent me parler tous les jours. Je préférerai toujours parler à mes amis. » Vingt minutes de ces fausses confidences. Je n’ai rien dit d’Aglaé, qui m’a fait jurer le secret. Plusieurs fois depuis ce matin, elle venue me dire quelques mots. Je suis celui à qui elle peut dire tous les trucs bizarres qui lui arrivent, et ça me plaît.

En me promenant dans le bâtiment de ma faculté, j'ai regardé par hasard du côté du bureau de Tania. J’entendais taper dans la pièce ; puis j’ai vu qu’à cette heure précisément Philémon avait sa permanence. J’ai encore erré un peu, puis je me suis dit que je devais profiter de la coïncidence. Je me suis présenté dans son bureau en demandant si je dérangeais, et Philémon a bafouillé mon prénom plusieurs fois d'une voix timide. Il est venu à moi presque tremblant, ce grand professeur (effectivement aussi petit de taille que moi) qu’Aglaé vénère et même désire, du fait de ses boucles noires, ou d’une certaine prestance mélancolique qu’il a en marchant. Il m'a dit, toujours bafouillant, qu’il avait du plaisir à me voir, ou à me revoir, ou que ça faisait longtemps, ou que sais-je. J'ai pris place et il a pris place en face de moi, l’air aussi ravi que s'il avait attendu pendant longtemps une conversation — aussi intimidé que moi. Il n'avait même pas l'air de chercher pourquoi je me présentais à lui. Il a été surpris que je parle de Tania — elle ne reviendra pas de toute l'année 2011, m'a-t-il dit. Il n’a pas non plus compris que je lui propose d'être mon directeur de mémoire. Il a fait le modeste, l'ignorant, et c'est extrêmement gênant, car je me suis retrouvé, moi qui suis étudiant, flattant les compétences d'un professeur comme si c'était mon élève. Que diable! Il a écrit une bonne dizaine de livres de critique ! Bien sûr il me flattait aussi, disant savoir que je travaillais vite et bien. Or, il n'en savait rien, ne m'ayant jamais vu à l'œuvre ; tout ce qu'il savait, c'est ce qu'Aglaé lui avait dit sur moi, à quoi il devait penser en fait, et qu'il convertissait en compliments idiots. Voilà comment j'ai pris contact avec le grand Philémon.

Une heure auparavant, après avoir flâné du côté des berges et de mon ancien lycée (on se demande bien pourquoi... un besoin de poésie sans doute...), j'étais tombé sur Nate (mais vraiment tombé sur lui : je traversais une rue, il marchait sur le trottoir opposé). Il m'a dit qu'il m'avait appelé il y a tout juste trente secondes. C’était vrai. Je l'ai accompagné sur un bout de chemin et, comme nous parlions du forum, de Kiki (il ne doit pas connaître l'existence de Lolita), je lui ai dit en riant que c’était à mon tour de songer à être pistonné, mais que d'ailleurs je n'avais pas besoin de Kiki pour me faire éditer, que Philémon me suffirait. Philémon a des contacts dans Gal., et d'ailleurs le roman qu’il a achevé est censé être bientôt publié.

0h40
Oui, je crois bien que j’ai changé de style de conversation. J’ai pris avec Aglaé définitivement des manières différentes, et c’est pourquoi je tenais tant à nos conversations. Elles étaient les preuves les plus charmantes de mes nouvelles inclinations. Je ne parlais plus de morale. J’étais cynique sans amertume. Pessimiste sans pesanteur.

Désincarnation

20 janvier 2011 à 11h52

Jeudi 20 janvier 11h02
Hier j’ai appelé Aglaé en marchant près des berges : on n’avait pas réapparu depuis la nuit de dimanche à lundi ? S’était-il passé quelque chose ? Y aurait-il eu des suites à sa conversation avec Joshua ? Elle n’a rien voulu dire au téléphone, il était quinze heures et elle en était au déjeuner ; elle a dit qu’elle voulait garder ce mystère quelque temps, j’ai répondu que je l’appelais aussi par amitié ; et très mystérieusement elle a laissé entendre qu’elle pourrait maintenant continuer notre récit porno-tragique.

Mardi soir, je me suis enquis auprès de Marianne du dénommé Moshe, dont elle avait été frappée d’entendre le prénom dans notre récit. (Je l’y avais mis à cause d’une autre aventure d’Aglaé.) C’était un étudiant de son âge, qui venait d’entrer au cours Florent après avoir abandonné toutes sortes d’études. Il y a deux ans, ayant arrêté ses études d’histoire très tôt dans l’année, il avait passé le restant de l’année dans l’isolement et l’abattement ; sortant très peu de chez lui, et lisant assidument. Au terme de cette crise personnelle, ses auteurs favoris étaient... Sade et Dostoïevski. Sans doute pour l’exploration fascinée du mal, ai-je proposé. Mais il y a chez les deux, au-delà d’une prétendue communauté de thèmes, une semblable excitation verbale, une exaltation maximale du pouvoir de la parole. Tout peut être raconté chez eux, tout est dit en fin de compte, et c’est ce qu’il y a de plus beau ou de plus achevé dans la vie. C’est sans doute l’élément que je retiendrais d’eux deux en fin de compte, et que j’extrairais jusqu’à parvenir à une forme de désincarnation.

Faisons un petit bilan de mes nuits : coucher à six heures et demie du matin dimanche soir (pardon pour l’antiphrase), à deux heures lundi soir, à quatre heures et demie mardi soir, à une heure hier soir. Il m’arrive de dormir trois heures, et je suis au meilleur de ma forme le lendemain. Mes heures de sommeil sont très irrégulières. Ce mode d’existence me détruira peut-être la santé, mais je ne le quitterai pas, car il vaut mille fois mieux vivre dans l’exaltation qu’il me procure que de veiller à ma santé. De toute façon, pour le peu que j’ai à vivre... Tania a cherché à se désincarner, et cela lui a été fatal. Nous verrons si je saurai me désincarner plus sainement.

Fine bouche

26 janvier 2011 à 13h34

Mercredi 26 janvier : Nous sommes allés récupérer nos copies à l’heure indiquée. Margot est également venue, bien que la tantouze proustienne n’ait pas jugé bon, apparemment, de prévenir par mail ceux qui n’étaient pas invités à M.. Peut-être l’omission de Margot relève-t-elle d’un malentendu, d’un oubli ? Edith et Léonard bavardaient dans le couloir avec Aglaé. Dès que je me suis faufilé jusqu’à eux, je parviens après un nombre minimal de questions, et absolument sans me contrefaire, à leur dire que nous pouvons faire quelque chose ensemble quand ils le souhaitent — et incontinent je fais vérifier à Léonard que j’ai bien son numéro de téléphone. Il semble un peu embarrassé ; je ne le suis pas du tout : j’ai plus de relations qu’eux. Léonard parle de cinéma, Edith me demande si je connais tel navet, Léonard demande ce que nous allons voir au théâtre. Alors je réponds que je ne sors plus de chez moi, et que je n’ai jamais regardé aussi peu de films — je laisse moisir plusieurs semaines des films que je voulais pourtant voir absolument il y a quelque temps. A partir de n’importe quel sujet, je sais donner un aperçu de mes jours. Edith et Léonard, non ; ils ne profitent pas de ces trouées ; leurs yeux se troublent un moment puis ils en reviennent aux abstractions, comme si leur existence en était tissée exclusivement. Edith a une conversation plus concrète, et par conséquent plus légère. Léonard s’est encore enthousiasmée sur de vieux films français, sur des acteurs de théâtre et de cinéma de second rôle, et Edith secouait la tête en le regardant, souriait, se moquait de lui et l’emmenait.

Margot était vive et ne semblait pas se formaliser de son exclusion. Nous sommes entrés tous les cinq dans le bureau de la tantouze proustienne, lorsque nous avons vu que les étudiants défilaient. Le professeur nous a accueillis debout, avec gaité et même quelques éloges, bien que ce ne soit pas son genre ; j’étais en première ligne avec Aglaé, Margot restait plus en arrière ; il a remis les copies, a réussi à se souvenir de chacun (bien qu’en se faisant scrupule d’hésiter), exception faite de Margot ; puis il a monologué, avec assez de confiance, pour nous expliquer notre mission ; je le regardais qui parlait, il m’a paru avoir le visage et le corps tout émaciés, il avait l’air de tendre le cou comme une oie ; je n’ai pas vu Margot s’esquiver. Peu de questions ; il nous a congédiés en riant et nous avons formé de nouveau notre groupe de cinq à quelques pas de son bureau. Margot n’a pas paru se rembrunir ou s’affliger ; il sera certes étrange de nous retrouver dans le train sans elle — les trois autres invités du voyage sont des Italiens. Nous nous sommes quittés en bas du bâtiment en promettant de nous échanger des choses insignifiantes ; Léonard salivait à l’idée de boire du tokay, mimant un contentement extatique : abstrait certes, mais bon vivant, et un peu vulgaire (juste ce qu’il faut).

Nous avons pris Aglaé avec nous ; nous sommes arrivés trop tard au réfectoire pour manger avec Nate et Tom, mais juste à temps pour les voir partir. J’ai fait un signe de la main à Nate alors que j’étais à la caisse ; il m’a vu et s’est dirigé vers nous. Je ne sais pas où en sont ses relations avec Aglaé ; je ne voudrais pas qu’ils interrompent leurs rendez-vous ; quelle en serait encore l’utilité ? Pauvre Nate ! Il ne sait pas encore pour Joshua. Je pourrais être trivial en l’affaire, je pourrais me contenter de dire : « Il a attendu trop longtemps. Encore une fois ! Il ne connaît rien des besoins des filles. »

Nous avons eu une discussion enlevée avec Aglaé, et nous sommes restés longtemps attablés. Je crois que j’ai encore paru bizarre aux yeux d’Aglaé en parlant de « vulve » et, plus précisément, de « vulves apparentes ». Renonçant à escorter Margot dans les magasins, j’ai bondi dans un tramway avec Aglaé dans le but de rejoindre Nate — Aglaé rentrait chez elle. Chose étrange, c’est seulement quand je fus seul avec elle que je me suis souvenu de sa nuit avec Joshua — mais je m’en suis souvenu aussitôt. Elle m’a fixé avec une circonspection méfiante, et je n’ai reculé devant rien, aucune question ni remarque. Je ne suis descendu qu’à la troisième station — la dernière qui donnait sur le campus. J’ai appris : qu’elle avait passé une seconde soirée avec Joshua, samedi dernier ; qu’il était terriblement décevant, mais qu’elle n’arrivait toujours qu’à se représenter l’ancien Joshua, celui qu’elle idéalisait ; qu’il était incapable de tendresse et d’attachement ; qu’elle prenait la pilule du lendemain. Pas de préservatif ? — Et j’ai encore pris plaisir à l’interloquer en racontant comment un préservatif pouvait « déborder ».

J’ai vu Nate pendant quelques instants ; j’ai beaucoup souri à Tom, et j’ai essayé de déterminer avec Nate quelles étaient les données utiles pour le calcul que je voulais faire. Puis je suis resté seul dans la faculté de mathématique. Vers dix-sept heures, m’étant déplacé dans une des grottes aux pianos, Aglaé m’a violemment abordé (sur MSN). Elle était en colère contre Margot ; pour une broutille ; mais sérieusement en colère, à mon grand désarroi. Margot lui avait répondu, alors que nous étions encore avec Edith et Léonard, qu’elle devait ressembler à son père pour ce qui est du narcissisme. Aglaé venait de dire qu’elle ressemblait beaucoup à son père — or, c’est impossible physiquement, vu qu’il est très grand et qu’elle est toute petite ; elle avait déjà qualifié son père de « narcissique » à cause de sa cupidité, du soin qu’il avait de son apparence, etc. Il était logique que Margot fît cette saillie, j’aurais moi-même pu la faire. Pour une pareille affaire, Aglaé a énuméré des poncifs sur ce qu’était l’amitié, et a trouvé le moyen de me quitter encore plus fâchée qu’avant.

Mais c’est qu’elle m’agace, en vérité ! Je soufflais d’ennui en la lisant, j’avais envie d’exploser moi aussi. « La vie est bien assez difficile pour qu’il faille encore souffrir en amitié. Nous souffrons déjà bien assez en amour. Avec mes autres amies, nous nous serrons les coudes, pas de différents, nous avons déjà suffisamment de problèmes pour en avoir entre nous, etc. » Mais quelle bêtise ! Refuser les souffrances de l’amitié ! Pardieu, tous les moyens sont bons pour souffrir : pourquoi pas en amitié, puisqu’on choisit de souffrir en amour, puisqu’on tient tant à souffrir en amour ? Mais peut-être qu’elle non plus ne « choisit pas » l’amour, qu’il lui tombe dessus comme une pierre tomberait du ciel et… oh ! la vie est si difficile, vraiment ! Je suis tout le temps prête à recevoir une pierre sur la figure, et ensuite, oh ! heureusement, il y a mes petites amies pour me consoler ! Je vais déverser toute ma peine dans leurs bras, et ah ! Il n’y a que les amitiés de solides ici-bas ! Pourquoi faut-il tout le temps que je me prenne des pierres dans la figure ! et puis je reprends position pour recevoir une nouvelle pierre dans la figure ! Rien ne l’oblige à coucher avec Joshua, que je sache ; et pareillement, rien ne m’oblige à souffrir avec Lolita. Avide de souffrances pour ce qui est de l’amour, on fait soudain la fine bouche quand il s’agit d’amitié ? Ce que c’est ridicule !

Démon

28 janvier 2011 à 23h51

Je ne vais pas bien du tout ce soir. Pourquoi faut-il que le mal revienne douze heures avant l'entrevue fatale?

J'ai l'impression que c'est depuis que Lolita est venue m'assener ses paroles que je suis transi de douleur. Mais déjà lorsque j'eus fini de jouer du piano pour Macha, vers vingt-et-une heures, j'ai senti ces contractures à l'abdomen. Et ce dégoût, cette mollesse. J'ai mis fin à l'appel en me retournant et je n'ai pas demandé ce qu'elle avait pensé de ma performance. Alors j'ai vu que Lolita m'avait lancé en lettres majuscules: "Demain!" J'ai répondu; et en seulement quelques minutes elle a démontré, comme par bravade, qu'elle était capable de formuler plus que des monosyllabes; elle a lâché une foule d'informations à la chaîne, de façon à me faire perdre la tête. Sa mère, son frère, un ami de son frère à qui elle doit faire visiter le lycée, son meilleur ami qui vient aussi à dix heures. K. qui la drague de nouveau. Qui veut manger avec elle demain, qui veut la voir pendant les vacances. Et moi dans tout ça?

Elle a réussi son effet. Elle est partie aussitôt, est revenue une demi-heure plus tard, pour quelques instants - quelques répliques, brèves à nouveau - et s'en est allée.

Je me morfonds. Je déambule. Ma pensée est tristement fascinée. C'est un démon que je vais rencontrer demain. J'ai des appréhensions: j'ai peur de paraître anxieux - ou fasciné. Que dois-je faire pour m'occuper? Il faut que je m'occupe, que je ne paraisse pas l'attendre. Il faut que je me donne d'autres objectifs qu'elle. Il faut que cette journée soit remplie de bien d'autres personnes. Pourquoi ne pourrais-je avoir envie de revoir certains anciens camarades? Pourquoi ne pourrais-je avoir envie de courtiser M. K. , justement?

Je sens que je vais soigner ma mise demain. Je fais déjà trop attention à mon apparence depuis quelques jours. Je devrais au contraire ne pas être trop soigné demain, afin de lui montrer que je n'ai cure de la séduire. De toute façon, je veux la connaître, et non pas la séduire. Si elle tentait de m'embrasser, je la repousserais. (Et je ferais bien, quand bien même je la voudrais, car ce ne serait qu'un jeu pour elle.) Je ne veux que sa conversation. Et pouvoir l'admirer. Mais cela, ce serait pour plus tard, bien plus tard. Qu'elle joue avec les autres, qu'elle dévore des quantités d'hommes, elle ne m'aura pas, moi. C'est plutôt moi qui la dévorerai, en débrouillant son mystère.

Sordide

29 janvier 2011 à 1h00

Je viens de comprendre ce qui me fait mal: c'est le retour de Philia, après une semaine d'absence. Elle s'est excusée, je lui ai dit que je ne lui en voulais pas. Que j'étais prévenu désormais contre ses absences.

Et je me suis souvenu combien par rapport à Lolita sa conversation était intéressante. Je me suis dit: "Que m'importe Lolita, c'est à elle que je devrais m'intéresser. Lolita est un matériau non assimilable. Philia m'inspire directement, elle." Elles ont le même âge toutes les deux; Lolita est une anthropophage qui veut vivre; Philia est une créature de l'ennui, que rien n'intéresse; mais c'est encore elle qui parle le mieux.

Tiens! Aglaé m'a pour la première fois recommandé ce soir de rendre à Margot sa liberté. Elle me dit ça la veille de... Est-ce que par hasard?... C'est un peu étrange. Pourquoi me dire ça maintenant? Parce qu'elle sait que ça n'entamerait pas ses liens respectifs avec Margot et avec moi?

Margot est rentrée ce soir chez elle, mais son départ n'était pour rien dans mon abattement. Le fait d'avoir passé une journée avec elle, sans errer, sans voir personne d'autre, en revanche, n'y est peut-être pas étranger.

Les corps-à-corps avec elle sont les moments où je touche au plus près le désespoir dans mon existence présente. Peut-être parce que sans amour c'est triste? Peut-être parce que je m'en veux de ce déficit d'amour? Je ne sais pas. J'ai toujours eu l'habitude de me considérer comme quelqu'un de très libidineux. Mais en ce moment je manque d'appétit sexuel au point d'avoir peur de m'endormir avant ma propre satisfaction. Je ne sais pas si j'en manque avec Margot spécialement. Dans le corps-à-corps, les chairs se ressemblent. Le toucher confond ce que la vue dissocie. Je crois que, même avec la beauté la plus admirable, la plus parfaite pour les yeux - même avec Lolita -, je ne pourrais m'empêcher de penser une fois le corps-à-corps suffisamment engagé: "Ce n'était donc que ça? Un morceau de chair qui procure autant de plaisir qu'un autre." Oui, j'ai l'impression qu'avec une autre ce serait la même chose, et ça me fait peur: cela voudrait dire que je ne saurais pas me renouveler dans une relation directement charnelle.

Hier soir, sans m'être particulièrement dépensé, j'ai eu des élancements dans le bas du corps. Et Margot, qui s'était levée contente et vaquait à quelques occupations dans une autre pièce, je l'ai entendue soudain suffoquer... souffler de plus en plus fort. J'ai appelé: pas de réponse. Je suis allé voir: elle était clouée au lit, complètement raide, incapable de parler, elle suffoquait par saccades, et elle est restée comme cela pendant plusieurs heures. Je ne comprends pas comment j'en suis arrivé à des choses aussi sordides.

Rencontre

29 janvier 2011 à 14h20

Samedi 29 janvier : Je ne sais encore si je suis déçu. J’ai cru ressentir une forme de déception cet après-midi, mais cela fait bien une heure que je marche en long et en large dans mon ancienne chambre, que j’essaie de faire le point sur tout ce que j’ai vu ce matin et me demande ce que je dois ressentir, alors que je croyais ne rien ressentir. J’ai assurément vu des choses très bizarres ; Lolita est une authentique originale ; mais ses bizarreries ne sont pas exactement celles que j’attendais. Je ne vois pas comment je ne reprendrais pas mon idéalisation sous peu, puisqu’elle continue d’occuper mon esprit.

J’ai dormi trois heures cette nuit. J’ai eu du mal à me lever, je me suis soigné, j’ai essayé de donner à mes cheveux un aspect plus revêche, mais en vain. Je me suis entrainé à sourire, pour détendre mes traits. A mon arrivée, j’ai inspecté l’entrée du lycée, la cour était très vide ; j’ai voulu aller au-devant de Nate ; il attendait déjà à l’intérieur et je suis allé le rejoindre. Je me sentais… trop frais, peut-être, et trop sérieux. D’anciens camarades s’étaient massés à l’entrée du foyer. Il y avait F., il y avait Joe — et Nate ; on m’a salué, on s’est précipité de me demander ce que je devenais ; j’ai souri — ce grand sourire que j’ai maintenant, même plus de tendre ironie, mais de condescendance railleuse — et sans m’arrêter à personne j’ai répondu que je ne devenais rien du tout. Clarissa s’occupait nerveusement des arrivées ; quelques personnes, un peu plus âgées ou que sais-je, se tenaient vagues et immobiles dans la pièce et ne se parlaient pas. Calixte est arrivé avec sa joie stupide, et Franz avec un air sinistre — d’abord il a déambulé près de la salle en promenant alentour un regard sombre, et ne nous a pas vus malgré nos signes. Je n’ai cherché à parler à personne, ou alors seulement pour jeter de furtives paroles et passer à quelqu’un d’autre. A eux tous, je me suis senti supérieur. Ils n’étaient pas drôles, ne savaient pas s’y prendre dans ces circonstances ; même Joe avec sa plate dulcinée : redondant personnage, ou trop adulte, comme les autres, immobilisé. Moi j’avais encore à vivre ; quelque chose me portait et je sentais bien que j’étais le seul. Une amie de F., une jolie fille de la promotion suivante, les yeux et les cheveux tout noirs, parut s’intéresser à moi ; je ris grassement du renvoi de mon frère ; j’extorquai quelques mots à F. sur la fille du proviseur ; et j’allai à l’aventure.

On m’avait alloué une salle au deuxième étage — j’étais au rez-de-chaussée ou au premier les autres fois. J’étais censé y être avec quelqu’un d’autre. Je me trompai d’abord et me retrouvai face à un de mes vieux professeurs de dessin, que mon frère adorait énerver. Dans le couloir je croisai un inconnu enthousiaste, plus vieux de quelques années, mais il présentait l’histoire dans la salle à côté de la mienne ; celui qui devait occuper la même salle que moi n’est heureusement pas venu. J’étais dans une des salles d’où l’on voyait le couloir par des baies vitrées ; le couloir lui-même était étroit. Je vis des premières y stagner, j’allai leur demander ce qu’ils cherchaient, et quand ils me l’eurent dit, je déclarai : « Ah ! Mais il faut que vous fassiez ... dans ce cas ! — Qu’est-ce que cela ? — C’est la meilleure préparation ! Venez donc chez moi, que je vous explique ! — Oui ! » Je me retrouvai entouré de quatre filles et un garçon, tout espiègles et curieux, auxquelles s’ajoutèrent deux autres filles un peu plus tard. Pendant quarante-cinq minutes je leur souris, je répondis à leurs questions, leur fis un exposé léger et plaisant. Nous étions assis sur les tables en cercle, ils riaient, ils attendaient, chacun à son tour me faisait une remarque joyeuse ou un peu gamine. L’une des filles notamment, mignonne et toute menue, un visage pur (quelques tâches de rousseur peut-être) et des cheveux bruns attachés, se renseigna beaucoup sur une filière peu connue, resta un peu plus longtemps ; je lui tendis le prospectus pour qu’elle le garde ; mais elle voulut aller le photocopier.

Je restai seul un moment, il commençait d’y avoir du passage. Clarissa était déjà venue dans ma salle pour me prendre subrepticement en photo parmi les premières. Un garçon d’allure bizarre faisait les cent pas dans le couloir ; j’allai lui demander ce qu’il voulait ; il était visiblement surexcité, sous l’emprise d’une drogue peut-être ; il attendait le représentant des arts appliqués ; je demandai qu’il m’explique la chose, il se mit à le faire, avec une voix pâteuse et une expression mal assurée. Mais à ce moment-là il apparut, je ne sais plus de quel côté, une fille aux cheveux blonds, l’air grave, qui regarda à l’intérieur de la salle, devant moi, fit quelques pas, puis revint et se mit à la fenêtre à ma gauche. J’étais contre le mur, tourné vers la salle, je n’écoutais pas ce que me disait l’autre à ma droite ; ma fatigue se faisait sentir tout d’un coup, ma pensée vagabondait, un peu lasse, et, songeant enfin à l’examiner, je me dis vaguement que ce pourrait être l’élue. C’était l’heure où elle devait venir, et je n’y pensais même plus. Je me suis tourné vers elle quand elle fut à la fenêtre — l’autre me parlait, elle regardait un peu autour d’elle. Il y avait bien une ressemblance qui aurait dû me frapper, mais comme je la voyais de profil, je n’étais pas sûr que c’était elle ; j’attendais paresseusement d’être sûr. Elle m’a regardé, je la fixais des yeux. Elle m’a dit : « C’est toi ? » J’ai souri et je me suis avancé un peu en prononçant faiblement : « Lolita ? » C’était elle. Elle n’avait pas du tout le même air que sur ses deux photos ; je n’aurais pas su dire en quoi, mais elle me paraissait... différente.

Très vite après le premier échange, deux de ses camarades passèrent, qui lui parlèrent ; une petite Indienne et une grosse Camerounaise. Je fis venir tout ce monde dans la salle et j’écoutai distraitement la conversation entre Lolita et la Camerounaise, en donnant quelques indications de temps en temps. Lolita me disait, devant son amie : « Elle veut faire pute de luxe à Genève. — Ah, comme toi ! — Mais elle est bête, personne ne voudra d’elle. » Je restais debout à quelque distance ; bientôt la petite brune espiègle revint avec le prospectus, me disant : « Je n’ai pas réussi à le photocopier, mais je l’ai pris en photo. Regarde ! » On ne voyait rien et nous avons ri ; j’ai tenu à marquer notre aparté et puis elle s’est enfuie — rendez-vous l’année prochaine. Quand je me suis retourné, les deux filles n’étaient plus là ; un garçon aux mimiques assez timides les avait remplacées auprès de Lolita ; aimable, un peu effrayé, il avait peur d’aller se renseigner en droit, où il y avait trop de monde, mais c’est ce qu’il allait faire, comme tout le monde. « Pourtant tu as des rentes, tu n’en as pas besoin. » a fait Lolita. Il a dit oui avec pudeur, et il transportait un violon. Quand il est parti à son tour et que nous nous sommes trouvés tous les deux seuls, à nous regarder et nous sourire, je lui ai demandé de quoi elle voulait parler : fallait-il lui présenter une filière. Elle ajustait souvent sa robe rouge un peu évasée, et m’a répondu que oui : la prépa ..., pour bien préparer comme les autres l’entrée à Sciences Po. Etonné, je lui ai demandé si c’était parce que je lui en avais parlé. — Oui. — C’est moi qui t’ai fait découvrir cette filière le premier ? — Oui, a-t-elle encore fait en riant.

D’autres élèves n’arrêtaient pas d’entrer et de demander des informations. Après l’un de ces interludes, j’ai trouvé Lolita pressant les mains d’un garçon que je n’avais pas vu entrer, et qui s’était assis sur une table près de l’entrée, me faisant face. C’était donc lui son meilleur ami, celui qu’elle venait encore de qualifier « d’homosexuel et d’homophobe... (Bizarre, non ?) » et non le charmant et timide héritier. Je les ai regardés qui se touchaient depuis l’endroit où j’étais, ils me regardaient eux-mêmes, Lolita en souriant un peu, lui avec un air solennel et nonchalant. Quand j’eus plus de liberté, je suis allé à lui et je lui ai demandé tout de suite en riant : « C’est donc toi l’homosexuel ? » Surpris, il a ri, a un peu bougé et a répondu avec un embarras contenu : « Mais je ne suis pas homosexuel… c’est une réputation qu’elle me fait ! — Mais c’est toi, donc ? Gay comme Marcel Proust, disait-elle. — Et gai comme... a voulu dire Lolita. — Comme Schopenhauer, oui, je me souviens. Mais d’ailleurs Schopenhauer était vraiment quelqu’un de vivant et de joyeux ! » Et je me suis mis à raconter comment Schopenhauer, qui n’était même pas connu encore en tant que philosophe, attirait à lui des curieux de toute l’Europe pour l’entendre cracher son venin et faire des diatribes tous les soirs à l’hôtel où il dînait et où il avait sa table réservée. Il a constamment renchéri sur mes paroles, et sur mes petites anecdotes. Il était en terminale scientifique ; il avait déjà lu toute la Recherche et tout Flaubert ; il parlait avec une voix monocorde, de faibles ricanements affectés, une austérité embarrassée ; comme gêné que j’aie osé l’aborder alors qu’il câlinait sa Lolita. Physiquement, c’était moi en plus fade, en beaucoup plus fade. Certes, ce meilleur ami était exceptionnellement cultivé ; lui aussi voulait s’inscrire en ..., à Paris cependant ; mais il se présenterait également aux prépas scientifiques et il préférera certainement y faire naufrage. Un petit garçon à lunettes, les cheveux d’un brun gris fade, coupés trop court, qui s’exprimait bien, mais avec une suffisance trop sérieuse, enserré dans des habits noirs ou gris, et qui souvent rajustait le lourd sac qu’il portait sur le dos. Il a mis en avant le désespoir positif de Schopenhauer ; j’ai dit que sa conception du désir était incompréhensible de nos jours : l’absence de désir équivalait à la dépression. Il a approuvé et poursuivi ; je l’ai regardé qui pressait mollement les mains — ou la taille, les épaules, que sais-je ! — de sa meilleure amie en me parlant de sérénité sur un ton incolore, et je lui ai dit, en m’avançant vers lui (il se reculait, se repositionnait) qu’il ne pouvait pas être vraiment désespéré puisqu’il trouvait la force de lire autant, qu’il devait espérer en la littérature. Il a été obligé d’approuver, et a renchéri en parlant de Schopenhauer qui jouait de la flûte après ses déjeuners. Je l’ai laissé dire.

Un petit garçon chétif, avec un début de barbe noir, est apparu et s’est placé près de la porte ; il est resté là, près de Lolita, en baissant les yeux et perdu dans je ne sais quelles rêveries, pendant que nous continuions de discuter ; à un moment, Lolita l’a pris et m’a dit : « Tu vois, lui c’est le copain d’A. Ils sont ensemble mais c’est un secret. » Le rêveur s’est confondu en fermant quasiment les yeux, tandis que nous riions — A. beaucoup moins franchement. Puis ce fut un dénommé B., qui passa en trombe et me fit une pirouette en partant : cheveux blonds bouclés, grosses lèvres, grosses lunettes, pas très beau ni bien fait, mais perdu dans un ample manteau. Il me regarda à peine, câlina Lolita, et s’en fut. Alors Lolita me dit, très naturellement : « C’était B., un ancien plan cul. » Elle mentionnait aussi un certain L., l’un de ses plans cul possibles, qui je crois est passé quelquefois dans le couloir en jetant un coup d’œil : un rustre un peu gras, sans charme, les mains grosses et ballantes, échevelé, le visage hilare. C’est avec lui, je crois, qu’elle faisait des câlins sous les yeux de Kiki, lorsqu’il est venu s’asseoir à côté d’elle à une table du CDI ; il s’est mis à disserter à son adresse, à l’inviter tandis que, de l’autre côté, l’idiot continuait de lui prendre le bras et peut-être de lui murmurer des obscénités. Imaginez un peu ce qu’a dû penser le don juan à ce moment-là ! D’une manière générale, tous les amis de Lolita qui ont défilé devant moi — et il y en eut beaucoup — étaient peu imposants, physiquement très imparfaits — le seul qui avait un véritable charme, c’était le premier, l’héritier. Si je l’avais vue, elle seulement, j’aurais continué de surestimer tous ceux qui l’entourent, et je me serais senti comme un intrus dans son existence. Le bénéfice de cette rencontre aura au moins été de découvrir que je valais tous ces amis, ces plans culs et ce meilleur ami singulier. Quand ce dernier se retira, vers midi, elle resta avec moi, et dit systématiquement à tous ceux qui passaient et qui la voyaient près de moi : « C’est mon ami. » En souriant, mais avec une espèce de fierté sincère, ambiguë. Je me rappelle de deux élégants qui passèrent en lui souriant tous deux d’un air entendu, comme pour dire : « Voilà qu’elle a une nouvelle proie. Ou bien : voilà qu’elle se livre à quelqu’un de nouveau. »

Quand nous fûmes tous les deux seuls enfin, je vins tout de suite lui dire en riant : « Tu fais donc des câlins à tous tes amis ? » Elle a dit qu’elle ne pouvait pas s’en empêcher. Elle était capable de câliner deux amis dans la même pièce. Même après mon observation, elle tenta constamment de me toucher. Quand d’autres filles venaient se renseigner, elle se plaçait à côté de moi et me prenait fréquemment à l’épaule en me regardant d’un air significatif. Ce qui aurait dû être des tapes amicales devenait avec elle comme de fermes caresses prolongées. Je faisais comme si je ne remarquais rien. Je la laissais faire sans l’encourager ; je restais souriant.

« Je ne t’imaginais pas comme cela », m’a-t-elle dit une fois que nous nous faisions face ; elle plongeait son regard dans mes yeux. « Ah oui ? Dis-moi comment tu m’imaginais, ai-je répondu intéressé. — Je t’imaginais plus grand... Je ne pensais pas que tu serais aussi timide. — Tu me trouves timide ? C’est à cause de la façon dont je t’ai abordée, au début ? — Oui. » J’ai réfléchi. « Oui, il y a une certaine dose de timidité en moi. Mais cela vaut peut-être mieux... (Elle approuvait des yeux.) Avoir un peu de timidité, ce n’est pas gênant, ça met à l’aise ceux qu’on rencontre. — Oui. — Et puis j’étais fatigué. Je venais de faire un colloque à une dizaine de premières pendant quarante-cinq minutes... Je pensais à tout autre chose... Je ne t’avais réellement pas reconnue quand tu es arrivée ! J’aurais dû regarder de nouveau ta photo hier soir. Cela fait plusieurs jours que je ne l’ai pas regardée. Je n’ai pas fantasmé si longtemps sur toi, tu sais ! » lui ai-je lancé en riant. Elle a ri elle-même. « Tu parles comme un orateur... Tu parles comme Périclès », m’a-t-elle dit pour me flatter ; et elle a persisté comme je secouais la tête. « Et toi, tu n’as pas de conversation, lui ai-je rétorqué en souriant. — Non. (Elle souriait aussi, délicieusement, et elle disait ça sincèrement.) — Mais ce n’est pas grave. Il y a pire que toi… oh oui ! il y a bien pire. »

Nous continuions de parler de livres. Elle avait sorti Lolita de son sac pour me le montrer. A plusieurs reprises elle a tenté de me faire parler de Sade. Lorsque son meilleur ami était là, la conversation ressemblait à : as-tu lu ceci, connais-tu cela ? Nous n’avons parlé que de leurs goûts, de leurs horizons de lecture (à une exception près). Alors je ne sais : est-ce que j’ai déçu parce que j’avais des lacunes, ou est-ce que j’ai paru cultivé, parce que je voyais toujours à peu près à quoi ils faisaient référence ? Elle lit la nuit. Jusqu’à trois heures du matin. « Je suis insomniaque, a-t-elle précisé. — Ah tiens, tu es insomniaque ? Mais moi aussi. Tu n’es pourtant pas connectée la nuit. — Je préfère lire. Mais si tu es là, je pourrai me connecter parfois pour te parler ! — Mais oui. De toute façon… il n’y a que des insomniaques sur notre site », ai-je fait en me rapprochant d’elle. Plus tard, elle a tout de même concédé modestement : « Je ne lis pas beaucoup. Je commence beaucoup de choses et je ne les termine pas. — Moi aussi, tu sais, ai-je répondu. » D’un air mystérieux je lui ai dit : « Je ne sais toujours pas s’il est plus utile... ou plus intéressant... de discuter avec des gens... ou de regarder des séries télé. » Elle a hoché la tête, a choisi la première option. J’aurais aussi bien pu dire : s’il est plus intéressant de lire ou de converser. Mais c’est ainsi que j’avais soumis ce problème à Nate déjà, en lui disant que vraiment je n’en savais rien. « Je choisirai toujours de discuter avec des gens de toute façon. » Je crois qu’il faut avoir un cynisme assez monstrueux pour exprimer une question de ce genre dans une discussion, surtout à quelqu’un qu’on vient de rencontrer.

S. est passé, Lolita et moi sommes échangés des regards. (Clarissa aussi passait souvent ; elle dut se demander d’où me venait un pareil succès, car elle m’a envoyé un message au soir) Lolita l’a appelé « Monsieur », il est entré un instant, et ils se sont parlé exactement comme une élève et un professeur ; apparemment il avait à corriger le travail de Lolita. Cet individu avait un an de plus que moi ; il avait pris non seulement les manières de Kiki, mais aussi une précipitation pédante que je ne lui connaissais pas ; ne regardait personne, paraissait renifler sans renifler, pénétré de son importance, les cheveux effroyablement trop courts, et la moustache... sa légendaire moustache... il en avait laissé pousser les deux bouts et elle tombait sinistrement des deux côtés !

Je ne sais trop pourquoi — sinon que c’est ce qu’elle voulait faire en premier lieu — elle a voulu aller dans la salle à côté, où un étudiant en histoire officiait. Je lui ai dit que je l’accompagnais. Là, elle est restée debout, peut-être à cause de la même timidité qui l’a fait rire à certains de mes chuchotements. Elle m’a tout de suite fait remarquer la manière dont s’exprimait l’étudiant : « C’est affligeant de s’exprimer ainsi. — Tu trouves ? Oui, peut-être. Surtout qu’il est âgé. — Je trouve ça choquant. Il ne devrait pas être permis de s’exprimer ainsi. » Mais elle a tenu à rester, alors que l’étudiant faisait une présentation formelle et monologuait à n’en pas finir. Je faillis m’endormir ; j’intervins cependant, je demandai son âge : vingt-six ans. Et avec ça à un niveau inférieur au mien : mais se permettait de dire avec énergie et confiance que la réussite venait avec la volonté. J’ai laissé entendre à Lolita que je vivrais de mes rentes, que je ne travaillerais pas, même si je passais des concours. Il faut ruser avec ses parents, lui disais-je, « fais une classe prépa et montre-leur tous les débouchés possibles, ensuite leur orgueil sera satisfait et tu pourras faire ce que tu voudras. — Mais j’ai été diagnostiqué surdouée il y a quelques années. — Et tu as trois en mathématique ? » Pas sûr qu’elle intègre ... avec ce résultat. Nous sommes descendus ensemble, son frère l’attendait avec un ami, elle me l’a montré, et m’a fait une bise accentuée devant lui. Son frère est plus jeune, il est allé de lui-même en internat pour se délivrer des jeux vidéo, a une masse de cheveux tout ébouriffés, un air de rêveur ébahi, et bourgeonne. J’ai encore jeté à Lolita que je viendrais l’après-midi, elle a dit qu’elle serait au CDI.

Une heure et quinze minutes. Dans le foyer, je ne trouvai que Joe et Nate ; derrière eux, près de la porte, un des grands amis de Pierre-Henri, de la promotion précédente, observait un silence effrayant. Joe racontait à Nate les succès de M. S. comme artiste ; cela m’intéressait tellement peu que je suis ressorti en m’excusant. A mon retour des toilettes, Joe était parti, et Nate s’était tourné vers l’ancien ami de Pierre-Henri, que j’observai avec amusement. Issu d’une école de commerce, bien payé, l’air correct à l’excès, complètement mort à l’intérieur, vide et pitoyable, toute flamme éteinte sur le visage. Je me le suis rappelé qui nous faisait visiter le Marais en terminale, alors qu’il avait déjà intégré une école : si loquace, si optimiste ; à l’aise avec nous tous, débordant d’une gestuelle idiote. M. s’était même entichée de lui. A présent il respirait la désespérance par tous les pores. Il s’était tenu obstinément adossé au mur du foyer ; sans bouger, sans parler à personne, presque sans voir — et S., son grand ami au lycée, s’activant avec suffisance, n’avait pas même jeté les yeux sur lui…

Nate a voulu déjeuner au chaud, dans un réfectoire. Je n’ai quasi rien mangé et j’ai très peu causé. Je lui ai dit que je voulais retourner l’après-midi au lycée, pour la présentation de l’option grec. Il a ri, sans rien suspecter. Nous sommes allés en ville pour un de ses achats. J’étais comme terrassé. Quand j’arrivais à émerger de mes pensées, j’arrivais à peine à écouter une phrase que j’y retombais déjà. J’ai fini par lui dire, que j’avais rencontré une fille, et que j’avais rendez-vous avec elle. Il ne parut pas surpris. Je lui ai dit qu’il devait s’en douter un peu ; il a répondu que non, réellement pas.

Il était 14h30 déjà quand nous sommes revenus au lycée. Je suis entré avec Nate au CDI. De petites filles jouaient au centre, mais pas trace de Lolita. Nous avons fait le tour de l’endroit, j’ai regardé à l’emplacement des livres de Gide : il n’y avait que trois livres, ceux que Nate avait daigné remettre — les autres, il les a toujours chez lui. Avant de sortir du CDI, j’ai dit à Nate : « Regarde, c’est D. ! » Et je lui ai montré un vieux bonhomme tout gris qui était installé devant un ordinateur et qui se faisait expliquer quelque chose, très sérieusement, sans se laisser décontenancer, par une documentaliste. « Non, a-t-il répondu. Ce n’est pas possible. Et celui-ci est trop décharné. — Mais si, c’est lui ! C’est la même veste. » Nous ne pouvions pas le voir de face.

Nous avons erré, longuement, dans le bâtiment. Nous sommes retournés du côté du CDI : toujours rien. Lolita avait disparu. Elle était censée présenter le grec de treize à quinze heures ; elle était certainement partie plus tôt, car il y avait peu de visiteurs, à part D.. D. que nous avons revu depuis une fenêtre qui discutait, sans gêne aucune, avec une surveillante dans la cour : et c’était bien lui ! Avec son barda sur le dos, impossible désormais de ne pas le reconnaître ! La question est : comment le clochard favori de l’université pouvait-il être présent dans ce lycée ? Comment avait-t-il eu connaissance de cette journée de portes ouvertes ? Comment pouvait-il ne pas être identifié comme un clochard ? Il est extraordinaire. Il se sent partout à sa place en ce monde. Il n’y a pas de sans-gêne ; il n’y a qu’un formidable sentiment d’harmonie avec les choses et les êtres.

Mais je pensais que tout irait à un rythme trépidant jusque dans l’après-midi. La matinée avait été tellement animée ! J’ai erré, je l’ai cherchée, et il ne s’est plus rien passé. Je ne l’ai pas trouvée. Et c’est cette différence, cette rupture brutale dans le rythme des événements, qui me laissait le plus désemparé. Il me semblait alors que tout avait été décevant. Je ne comprenais pas un tel décalage.

J’avais appelé Bethany précédemment ; elle m’a dit tout de suite, avec une sécheresse curieuse, que je pouvais venir chez elle aujourd’hui quand je le voulais ; qu’elle recevait des gens mais que ce n’était pas grave. J’ai invité Nate à venir également, afin de passer le temps avant l’anniversaire de Tom. Quand nous sommes arrivés, les amis iraniens de Bethany étaient partis. Nous nous sommes assis, nous nous sommes reposés, nous avons discuté avec une heureuse mollesse. Bethany croyait que je rencontrais Lolita jeudi ; elle a demandé à Nate s’il connaissait ma motivation ; il a répondu que oui sans s’émouvoir. J’ai dû dire que j’étais déçu. Je ne savais que penser, mais assurément elle n’était pas aussi belle que je me l’étais imaginée. J’avais eu tout loisir de la regarder, mais je n’avais pas fait attention à relever ce qui différait. Je crois qu’elle avait une tête trop grande par rapport au reste du corps. Le dessin de ses lèvres était aussi pur que sur son image, mais elle avait de fort grosses dents, qui donnaient le sentiment que sa mâchoire avançait ou saillait. Ses cheveux blonds épais, si beaux sur son image, étaient trop longs ; sa coupe n’avait plus de forme. Et le menton, surtout, ne se détachait pas suffisamment du cou — la peau était lâche sous le menton. Peut-être l’image date-t-elle — mais qu’est-ce qu’elle était belle alors ! Peut-être a-t-elle pris du poids à un moment.

Nate a fait remarquer que tous ces lycéens lui avaient semblé étrangement « jeunes ». Ils manquaient d’assurance, n’impressionnaient guère, avaient de curieuses fascinations. Même physiquement, ils n’en imposaient pas excessivement. Je crois me souvenir qu’il y a deux ans les filles étaient plus belles, mieux coiffées, mieux habillées. J’avais vu, à de certains moments, défiler devant moi des groupes entiers de jeunes filles splendides — je me souviens d’une ou deux à grand peine, une blonde très fine avec des lèvres bien rouges et une belle frange sur le front. Lolita était-elle plus belle ? Assurément, elle était très belle. Mais est-ce le genre de beauté qui m’attire ? Elle était attifée d’une telle façon — sa robe rouge, ses collants noirs, ses... gants noirs ? — qu’elle ne me semblait même pas incarnée. Sa vue ne me troublait pas ; je n’avais pas d’envie obscure de la prendre à la taille.

Nous avons bu du thé, Bethany s’est mise à dessiner devant nous. Nous devions lui donner des indications, et je lui ai fourni un sujet de nouvelle. J’ai encore parlé de Philia, pour lui comparer Lolita. Parce qu’elle pratique l’école buissonnière, parce qu’elle aime à flâner toute la journée, qu’elle rêve de voyage et s’ennuie de tout, elle intéresse vivement Bethany, qui veut lui parler.

A six heures du soir, nous nous sommes tous séparés. Je ne savais toujours au juste que penser. Je revoyais Lolita qui tentait de me toucher, pour voir, en me glissant des regards scrutateurs. Ou bien je me revoyais, fatigué, suivre l’exposé du vieil étudiant enthousiaste, Lolita à côté de moi, debout, qui me souriait presque avec une étrange et timide complicité…

Personnifier mon manque absolu

30 janvier 2011 à 14h22

Dimanche 30 janvier 23h23
Heureusement que j’ai des interlocuteurs sur qui je peux compter, et pas seulement des interlocuteurs que j’ai le désir de connaître et qui m’échappent, que ce soit volontaire ou non de leur part. Heureusement que j’ai Léonie. Bien qu’elle elle se fasse courtiser en ce moment par un autre garçon, et qu’il lui ait déclaré ses sentiments vendredi, elle est toujours là pour moi. Nous allons continuer nos Mille et une nuits, tant bien que mal.

Je souffrirais trop s’il n’y avait que les Lolita. Je ne sais pas si Lolita me fera encore souffrir. Elle peut avoir un copain de près de trente ans — elle ne sait même pas son âge — ; elle peut coucher avec tous les garçons qu’elle veut : elle ne m’aura pas, moi. Mais me procurera-t-elle une souffrance bénéfique ? Saura-t-elle personnifier mon manque absolu, et le rendre supportable ?

En ai-je seulement envie ? Je croyais en avoir envie, mais peut-être pas.

Entrain désinvolte

31 janvier 2011 à 14h28

Lundi 31 janvier 2h34
Margot avait rendez-vous avec Nate, et je n’ai même pas cherché à savoir ce qu’il comptait lui dire, ou pour quel motif il voulait la voir. Je ne lui en ai pas parlé samedi. Je ne lui ai pas parlé depuis samedi soir. (La dernière chose qu’il m’a dite, c’est qu’il avait trouvé une source d’inspiration en Bethany.) Ce soir, en revenant du campus à 19h30, après avoir renoncé à escorter Bethany chez la folle en Dieu, j’ai examiné Margot et je l’ai trouvée d’humeur sincèrement joyeuse. Au téléphone déjà, elle ne me semblait pas amère. Nous nous sommes mis à table ; elle a raconté les grandes lignes de leur entrevue ; puis elle a dit ce que Nate lui avait raconté : que j’avais vu Lolita samedi, et que c’était le seul motif qui me guidait. Mais elle souriait, comme si c’était de peu d’importance — et alors j’ai compris : elle se faisait agréable parce qu’elle se sentait menacée, ou parce qu’elle m’en voulait mortellement. Pourquoi Nate était allé lui dire ? Et pourquoi avoir dit aussi que j’avais été déçu par son « immaturité » ? Il n’avait jamais été question de cela. J’ai baissé la tête et nous n’en avons plus parlé.

Allé dans ma faculté l’après-midi, je suis arrivé dans la bibliothèque alors qu’Aglaé, attablée, parlait avec Léonard. Je suis descendu successivement avec Léonard puis Aglaé, chaque fois à leur demande. Mon entrain désinvolte et un peu désintéressé — je me détourne vite pour m’occuper de mon paquet de feuilles — fait mouche ! Descendu une première fois à l’étage des bureaux professoraux, j’entendis une fille parler avec Philémon et rire, et j’attendis trop longtemps. J’engageai une petite discussion avec une Italienne qui attendait aussi, et à qui je cédai finalement la place. Je remontai reprendre mon ordinateur ; et Aglaé voulut obtenir quelques détails supplémentaires sur Lolita ; elle m’accompagna tout excitée, après qu’un Noir gigantesque nous eut ordonné le silence avec une indignation comique. J’ai seulement donné mon ancien travail à Philémon, puis je suis allé dans un des compartiments aux pianos (celui du milieu).

Je jouais la partie staccato de mon finale quand la porte de mon compartiment s’entrouvrit. Je m’arrêtai et je demandai ce que c’était. La porte finit timidement de s’ouvrir et un étudiant discret se présenta en me demandant si j’improvisais ce que je jouais. Je dis que oui : peut-être que je jouais trop fort ? Non-non, c’était qu’il aimait ce que je jouais et qu’il m’avait déjà entendu lundi dernier. Je me levai et lui demandai s’il voulait que nous allions ensemble là où il s’exerçait (dans le compartiment voisin). C’était un étudiant de musicologie ; il travaillait en ce moment le prélude bien connu de Rachmaninov, composait un peu, mais attendait d’avoir des connaissances plus aguerries. Il n’était pas très à l’aise. Nous avons joué un peu tous les deux, et puis il est parti en me laissant sa salle. J’ai donc au moins un admirateur.

Nos éternels

1 février 2011 à 14h35

Mardi 1er février 20h48
En partie pour voir Bethany, en partie par curiosité (et aussi sûrement pour donner de l’impulsion à ma pensée), j’ai décidé presque à la dernière minute d’assister à un de ses cours à l’institut des maîtres. Elle était fatiguée, s’ennuyait beaucoup en ce moment. Il y avait un piano tout usé dans le grand hall vide de ce bâtiment tout neuf — même pas de siège. Je lui avais donné de quoi se désennuyer : l’adresse de Philia, afin qu’elle lui écrive comme elle le désirait, et l’histoire d’amour où j’avais représenté la même Philia, assez justement je crois, car elle m’a elle-même parlé cette nuit de sa « désinvolture ».

Il y avait du monde, l’horrible petite excitée qui se mêle de tout ; dans la salle en U, je pris place, à côté de Bethany, tout au bout d’une des branches du U. Le pédagogue parlait à hauteur de ma table, à même pas un mètre de distance de moi, tandis que je dialoguais sur mon ordinateur. J’écrivis, saluai Léonie, puis tins une discussion intense et fougueuse avec Aglaé, qui me raconta, en dépit des circonstances pour le moins insolites où j’étais plongé, l’ampleur du pourrissement moral du grand Joshua. Jusqu’à la fin de l’heure, nous nous sommes déterminé une ligne de conduite pour obtenir l’avantage sur nos éternels respectifs. Hier soir, Lolita ayant posté une nouvelle annonce (encore une fois, je me demande ce qu’elle cherche), Aglaé lui a envoyé un bref message, et Lolita lui a même répondu avant de se coucher. Il faut arriver à savoir à quoi elle joue, et le type d’interlocuteur qu’elle recherche.

J’ai multiplié les hypothèses à l’adresse de Bethany alors que nous cheminions vers le campus. Peut-être qu’elle entend multiplier les dialogues de rencontre — car peut-on faire durer des relations virtuelles où l’on se dit tout de suite des obscénités ? Peut-être qu’elle ne recherche pas des pervers en réalité, mais à être surprise : et c’est pourquoi elle feindrait de rechercher des pervers. Peut-être n’est-ce qu’à moi qu’elle ne répond pas ? Elle n’a pas l’air bien disponible dans les dialogues en ligne, même les soirs où elle poste des annonces. Les pervers la retiennent-ils donc ? Ou bien s’est-elle déjà lassée ? C’est un mystère, évidemment. A quoi bon continuer de poster des annonces, si c’est pour ne pas répondre ? Si c’est pour ne pas soigner sa conversation avec le seul peut-être qui lui parle correctement ?

Nos camarades, m’ayant vu pousser ma bicyclette, se sont bien sûr massés dans le dernier wagon du tramway, affectant de ne rien voir. N’importe. Je me suis installé dans le hall du patio avec Bethany et j’ai lui ai lu l’histoire de Philia. Ensuite j’ai été en cours de grammaire, à côté de Margot. Je n’ai plus l’habitude d’être en cours, et je m’y ennuie considérablement.

Varia

2 février 2011 à 23h50

Mercredi 2 février 1h28
Margot est allée ce matin courir avec A-C. Cette laideronne niaise et raffinée papote en faisant son exercice physique. Comme elle a travaillé dans la chaîne franco-allemande qui a son siège ici, elle a été contactée par l’équipe de réalisation d’un documentaire pour un emploi d’assistante réalisatrice. La laideronne a poursuivi de ses avances l’un de ses collègues ; elle le voyait lorsque les autres se réunissaient ; elle a continué de venir à ces réunions après la fin de son contrat estival ; elle lui a proposé un jour un rendez-vous : il ne lui a jamais répondu. Quand son ex reparaît, soudain, elle s’emballe et consent à tout. Habituée des bars cependant (et dès l’hypokhâgne, paraît-il), elle serait capable d’aller dire à un homme qu’il lui plaît, et d’obtenir son numéro de téléphone.

Je me suis moi-même levé tôt parce que je devais me rendre chez mes parents. Aglaé et Nate sont venus déjeuner à midi chez nous. Que dire ? C’était agréable, notre cidre avait un goût bizarre, et moi l’impression qu’ils m’entravaient, qu’ils m’empêchaient de me livrer à mes activités. Après beaucoup de détours, nous avons fait la lecture d’un de mes textes. Aglaé était distraite comme une gamine. Que je m’en souvienne : mes textes sont trop sérieux pour être lus dans une telle société. Nate est parti, Aglaé est restée — jusqu’à six heures, regardant un film avec nous. C’est ce qu’il y avait de plus intelligent à faire pour ne pas perdre notre temps. Elle sautille partout, se blottit sur le canapé, s’enveloppe de couvertures. La petite souris n’a plus d’embarras en notre présence, elle me regarde franchement, son regard pétille, et si elle est restée aussi longtemps, c’est certainement qu’elle ne redoute plus le moindre sentiment de ma part. Après tout ce qu’elle m’a raconté de sordide, je ne marque pour elle ni horreur ni méfiance d’aucune sorte. Je souris et je me démène comme si mon bonheur était ailleurs. Mais peut-être que c’est elle mon éternelle, elle que je prends plaisir à admirer, que je peux voir à loisir et qui se laisse admirer, à la fois proche et inaccessible ?

Alors que nous étions retournés à la cuisine, Aglaé a commencé à me plaisanter sur mon poids. Elle a donné le sien, et a laissé entendre que je pourrais ne pas peser plus qu’elle — et c’est tout juste si je fais un, deux ou trois kilos de plus. Mais comment un petit bout de chou comme elle ose me faire ce genre de remarques ? Cela m’embête beaucoup.

Petits tours sur le campus

3 février 2011 à 17h01

Jeudi 3 février 1h36
Ce soir j’ai joué du piano dans un des compartiments du rez-de-chaussée. On m’a dérangé deux fois par erreur. Quand j’eus joué deux heures et demie, je me levai et m’appuyai contre le mur. Je restai ainsi sans rien faire. On entendait des relents de saxophone et de piano. J’eus une vague envie de pleurer, mais je ne pleurai pas. Je ne me mis pas en ligne, bien que Léonie et d’autres le fussent. Je ne parle plus à Léonie, mais je n’en éprouve pas de manque ; je fais connaissance depuis deux jours avec une jeune Marocaine assez raffinée qui s’attache à moi.

A dix-neuf heures, j’ai fait un tour dans une cafétéria peu fréquentée. Il n’y avait qu’un garçon et une fille qui discutaient à voix haute, l’on pouvait tout suivre de leur discussion ; le garçon énumérait les fêtes, les soirées, les voyages auxquels il allait participer bientôt. Il faut croire qu’il n’y a pas besoin de raconter les faits passés : il suffit, pour être considéré comme intéressant, de parler de ce qu’on projette de faire — d’énumérer les projets. Par exemple : prendre le train pour Paris avec un autre de façon à arriver au petit matin et à apporter des croissants à celui qui les accueille ; rester tout le week-end chez cet ami, à discuter, jouer à la console ; quel meilleur début de vacances ?

Une jeune fille sans consistance qui prenait place en ce lieu m’a adressé un sourire franc alors que je la regardais. Je ne lui ai pas rendu son sourire, et je m’en veux terriblement. J’aurais dû lui sourire, j’aurais même dû aller lui parler. Au lieu de quoi je me suis tourné froidement vers mon ordinateur.

Margot est allée à quinze heures trente aux journées universitaires. Elle a rencontré là-bas deux étudiants de théologie qui lui ont fait forte impression par leur amabilité et par l’intérêt qu’ils ont marqué pour elle : à la fin, ils l’appelaient par son prénom, lui ont donné de quoi les contacter, lui ont dit à l’année prochaine — parce qu’elle pourra passer directement en troisième année. Est-il possible que je sois en couple avec une future pasteur ?

Bethany, qui l’a accompagnée sur un bout de chemin, lui a dit qu’elle avait rencontré plus de protestants géniaux que de catholiques géniaux ; et qu’elle était lassée d’ailleurs des catholiques. Nous l’avions surprise déjeunant avec Marianne dans la cafétéria où nous nous rendions inopinément. J’ai remarqué un changement dans les cheveux de Bethany ; elle a eu honte, a prétendu qu’elle se les était coupés parce qu’elle « avait mal aux cheveux », et qu’elle avait toujours mal d’ailleurs. Ses ongles se ramollissent et tombent. Peut-être ne mange-t-elle pas assez.

Elle est tout de suite partie avec Marianne parce qu’elle avait un cours. Son prochain cours — celui que nous souhaitions suivre — était donné dans un lieu inconnu des littéraires ; je l’ai guettée dans le bâtiment puis j’ai couru après elle quand je l’ai vue aller dans la mauvaise direction. Perdue comme toujours : mais ses parents sont là pour l’orienter quand il le faut. Elle m’a raconté après ce cours que hier soir je lui avais téléphoné alors qu’elle était chez Marianne, mais qu’elle avait été contente de cet appel en vérité. Marianne téléphonait justement à quelqu’un d’autre et elle s’ennuyait à mourir chez elle. Elle ne s’est pas rendue compte de la durée de notre conversation et, quand elle a raccroché, Marianne lui a fait une petite scène en lui disant que ce n’était pas la peine de venir chez elle pour me parler. Bethany citait ce fait pour démontrer qu’il ne fallait pas paraître s’ennuyer lorsqu’on était chez des amis. Ce que nous avions apparemment fait, Nicolas et moi, samedi dernier.

Libre...

4 février 2011 à 16h51

Vendredi 4 février 16h25
Je ne sais pas pourquoi je suis passé à la librairie, toujours est-il que j’y ai aperçu M. K. de dos alors qu’il s’enfuyait et qu’on le saluait. M’aurait-il vu pendant que je sondais un rayon ?

En marchant, j’ai songé que ma pensée atteignait en ce moment à une liberté sans limite. Personne ne m’obsède, je peux convoquer à volonté l’image d’une jolie figure féminine. N’importe laquelle : Lolita, Céleste. Bethany dans son imperméable beige. Bethany qui s’habille de façon simple, un peu démodée, mais toujours avec goût. Qui a de belles épaules et un buste taillé parfaitement. Qui, lorsqu’elle enlève ses lunettes (c’est-à-dire, plus que rarement) a l’un des regards les plus perçants et les plus sévères que je connaisse, un regard qui dévisage et qui ensorcelle. Les yeux de Céleste. Céleste a exactement la fraicheur et le charme de mon amour d’enfance, tandis que celle-ci, telle que je l’ai vue récemment sur le réseau social bien connu, a tout perdu de sa beauté : elle a le visage bouffi ; elle se maquille vulgairement ; elle est vulgaire. Rien ne lie ma pensée, rien ne la retient. Aglaé a laissé sur mon plaid l’odeur tenace de son parfum ; je ne sais pas ce que cela m’aurait fait il y a quelques mois mais maintenant ça ne me fait rien du tout.

Je prends le tramway et vraiment, je n’ai pas l’air heureux. Toutes sortes de figures défilent dans mes pensées. Je suis tout engourdi, je ne souris pas. Mais je me sens libre.

1h52
Je ne sais plus que penser de Léonie. Je me rends compte que depuis deux semaines au moins nos discussions stagnent affreusement. Mais c’est que les cours l’épuisent, l’essoufflent. J’étais dans le même état qu’elle en khâgne : il me devenait quasi impossible de parler, de soutenir une discussion, ou alors seulement pour répondre aux questions des autres, et pour suivre des sentiers connus qui n’exigeaient pas d’efforts. Elle ne pose plus de questions, elle ne relance plus la discussion, elle ne cherche plus à approfondir ; elle me demandait des histoires, depuis quelques jours elle ne me demande même plus d’histoire. C’est dire son état d’épuisement.
Moi j’ai toute la journée pour me rapprovisionner en forces, en paroles. Elle, elle se vide peu à peu. Le soir, elle n’a de force que pour les mots tendres. Le reste lui coûterait trop.

Elle ferait presque figure d’amorphe maintenant. En voyant ce résultat, je suis pris soudain d’un grand soupçon : aurait-elle été depuis le début une médiocre interlocutrice ? Mais comment puis-je arriver à formuler une telle question ? Il est évident que non, même si je ne sais plus me représenter tout à fait la teneur de nos échanges initiaux. Nous n’aurions pas autant conversé si elle avait été une piètre interlocutrice. Elle a pris soin de donner à tout ce qu’elle me confiait un tour inachevé, mais elle aurait sans doute éclairci une multitude de points entre temps s’il n’y avait pas eu l’éreintement de la khâgne.

A force de m'intéresser aux gens

5 février 2011 à 13h52

Samedi 5 février 14h05
A force de m’intéresser aux gens, il y a des moments où je ne me sens pas intéressant du tout. Or, précisément grâce à toutes les histoires que je reçois, grâce à toute cette effervescence que je provoque et dirige, j’ai une facilité extrême à être intéressant. Je devrais le savoir. Dès que je sors et vais de par le monde, me sentir au milieu de tant de personnalités captivantes me donne une désinvolture souveraine. Dès que je suis chez moi, seul avec mon écran et ces personnalités, je me sens tout petit, et je me demande si j’arrive vraiment à les mettre en valeur.

Parfois j’ai l’impression qu’on me fuit, non parce que j’ennuie, mais parce que je donne le vertige. C’est comme si on avait peur de moi, de l’influence que je pourrais exercer. Philia, la Marocaine. Je ne sais où est encore passée Philia. Elle fait en sorte de ne pas me parler tous les jours. Parce qu’elle m’estime, parce qu’elle a peur de quelque chose. Je ne crois pas les ennuyer. Non. Je crois plutôt donner le sentiment que je m’ennuierai pour ma part très vite.

Je sais pourtant agacer les gens en les contredisant tout le temps. Tilda avait du mal à supporter chez moi cette propension à la contradiction systématique. Mais, lorsqu’elle fut au Canada, elle confessa à Margot que mon cynisme lui manquait, qu’elle avait hâte de le subir à nouveau : au Canada, tout le monde était trop gentil, aimable et optimiste jusqu’à l’inconsistance. Je crois qu’elle n’exagérait pas et qu’elle était vraiment déshabituée de la franchise, car, la dernière fois que je l’ai vue à son retour, nous avons réussi à nous crier dessus.

Tribulations en terre promise

5 février 2011 à 23h54

Samedi soir : J'ai appelé Bethany pour demander aussitôt si je pouvais venir. Elle s'est excusée d'avoir plaisanté jeudi sur mes manies de m'inviter chez elle (où tout le monde se sent chez soi, dit-elle). J'ai tout de même dit qu'elle pouvait aussi venir chez moi pour s'enfermer dans mon bureau et jouer du piano. Je m'apprêtais quand elle m'a rappelé : le temps était si beau, et si nous nous retrouvions en ville? elle avait quelques courses à faire.

Nous ne nous étions promenés ainsi depuis l'entrevue lyrique du début de septembre. Tout me la rappelait, à commencer par l'endroit d'où nous sommes partis, le vélodrome près des berges et de l’arrêt Gallia. Sauf que cette fois c'était moi qui y déposais ma bicyclette, et elle qui arrivait à pied, les bras croisés, souriante. L'air était pareillement tiède. Nous avons commencé à marcher, en quête de fois gras et de nougat. J'ai dit que je m'étais senti libre et exalté hier ; elle a répondu qu'elle s'était sentie libre jeudi, et que cet excès de liberté l'avait plongée vendredi dans l'angoisse. J'ai parlé d'avoir ses pensées habitées par des figures, par des événements pour faire de cette sensation de liberté une sensation heureuse ; elle a parlé de liberté dédiée, de liberté vouée. On pouvait se sentir tellement délié, tellement détaché du monde, que la mort ne présente plus de différence : rester en vie ou se suicider, cela ne changeait presque rien. Elle a approuvé comme si c’était ce qu’elle avait ressenti, et qu’elle l’avait ressenti dernièrement.

Elle a pris la première commission dans un supermarché ; il fallut plus de temps, et quelques errances, pour trouver le nougat. "J'en ai assez de chercher", a-t-elle fait à un moment. "Mais toute la vie n'est qu'une quête, Bethany", ai-je répondu en riant. "Oui, eh bien j'en ai assez de chercher", a-t-elle répondu en souriant. Nous sommes entrés dans une grande boutique, Bethany a demandé au rayon boucherie s'il y avait du nougat ; l'employée a dû se déplacer ; ensuite Bethany m'a glissé en souriant : "Tu sais, j'ai fait exprès de demander au rayon boucherie. – Tu as fait ça ? Parce que ça t'amusait, peut-être ? - Oui. J'aurais très bien pu te demander au rayon pâtisserie. Mais je voulais qu’on me regarde bizarrement. Je voulais qu'elle se déplace, et que toi tu voies ça et que tu te dises : Mais qu'est-ce qu'elle fait là, Bethany ? Elle est folle." Elle avait pourtant l'air grave, l’air ennuyé, lorsqu'elle a abordé l’employée. N'importe, on nous a indiqué une boutique juste en face, où nous avons goûté des miels.

Nous sommes revenus vers chez elle par les berges. J'ai parlé de ceux qui m'habitaient, des autres, et j'ai salué P-Y qui passait par là, des lunettes et le cheveu rare, avec un jeunot. Bethany n’a rien vu, trop absorbée par ses réflexions. Je lui ai confié, avec le détachement le plus rieur, ou le plus enfantin, que j'enchainais d’habitude les petites obsessions. Elle s'est étonnée de ce que je souffre pour les autres. J'ai haussé les épaules en souriant. J’ai ajouté que je souffrais pour chaque interlocuteur que je découvrais aussi vivement que si j'étais condamné à mourir sans lui. Cela durait quelques jours, une semaine, et puis je souffrais pour quelqu’un d’autre. Et ceux qu’il me semblait d’abord intolérable de perdre, je les oubliais, ou je continuais de leur parler, mais par nécessité. Presque par pitié. Je suis effroyablement disponible pour les autres ; je comprends leur souffrance, je la respecte, je l’honore ; je ne me rends pas invisible à la plupart de mes contacts comme Philia par périodes ; tous les soirs j’affronte la foule de mes interlocuteurs ; je ne bloque personne, ni ceux que j’estime et que je ne veux pas décevoir, ni les amorphes qui s’accrochent à moi. Je m’efforce toujours de m’intéresser à eux, de poser des questions, de répondre aux leurs, qui sont toujours les mêmes. On me demande comment était ma journée, ce que je fais ; on me le demande plusieurs fois par soir ; et chaque fois je tâche de donner un résumé différent de ma journée, de mes activités ; on ne me livre rien de comparable en contrepartie. Mais à force de parler à des amorphes, j’arrive à leur trouver des bizarreries. Comme cette Macha qui ne s’offusque pas de mes idées, et qui, en définitive, est en couple ; n’est-ce pas une chose assez extraordinaire qu’une fille de dix-huit ans, dont tous les rêves, les pensées, les désirs sont orientés vers l’amour, se connecte tout le temps et recherche des discussions avec d’autres interlocuteurs… alors qu’elle est déjà heureuse en amour, alors que tout devrait être satisfait en elle ? J’ai réfléchi : aucune autre des filles à qui je parle n’est en couple, il me semble ; certains garçons, oui, qui cherchent des aventures ; mais aucune fille. La condition de la disponibilité à autrui et aux longues discussions abouties, c’est tout de même de ne pas être en couple ! Et il faut que ce soit cette fille qui… Bethany a alors réagi, alors que nous allions passer sous un pont : « Moi, je crois que je serai comme toutes ces filles lorsque je connaitrai l’amour. Je ne parlerai plus à personne d’autre, je me replierai sur moi-même. Et ça me fait peur. — Toi ? Ne dis pas de bêtise. Tu es celle qui résisterait le plus. — Je t’assure que je serais tout à fait capable de ne plus parler aux autres ! Je deviendrais très bête ! — Mais tu as déjà connu l’amour, et tu ne t’es pas comportée ainsi ! » Plus loin, elle dit encore : « Je me rends compte que je ne supporte plus qu’on me raconte des histoires d’amour. Je ne comprends jamais l’intérêt et ça m’ennuie. Si on me parle encore d’amour, je crois que je vais devenir désagréable. »

J’avais contacté à la fin de décembre une Parisienne qui disait rechercher une âme de poète, qui publiait son plus beau poème ; or, dernièrement je suis tombé sur une de ses annonces qui disait : « Au revoir, amis de …, je suis amoureuse ! J’ai passé de bons moments avec vous, je ne vous oublierai pas. » En somme, on n’avait plus besoin de discuter une fois qu’on avait l’amour.

Nous sommes arrivés chez elle alors qu’il commençait à faire sombre je crois. Elle me disait qu’elle, oui, elle souffrait tout le temps pour les autres ; mais qu’elle n’aurait jamais pensé que moi je m’attache autant aux autres, à ces contacts virtuels... au point de souffrir pour eux ! Elle ne pourrait pas s’empêcher d’idéaliser son interlocuteur virtuel ; elle idéalisait trop de gens, et des gens qui ne le méritent pas du tout le plus souvent ; elle en avait conscience ! C’est à cause de sa faiblesse, de ses erreurs de jugement qu’elle se méfiait de l’idéalisation. Je lui ai répondu qu’il n’y avait rien de dangereux ou de mauvais dans ce processus : puisque nous parlions d’amour et d’agapè avec Jeanne la dernière fois, n’était-ce pas aimer Dieu à travers une personne que de l’idéaliser ? N’était-ce pas la plus haute forme d’amour, celle qui trouve en chacun une part de divin, qui ne s’arrête à personne, qui élève tout ce qu’elle touche ? Bethany a réfléchi et m’a demandé comment je faisais pour ne pas être déçu. Je lui ai redit ce que j’avais déjà expliqué à Philia. Que mon idéalisation était susceptible de changer de forme, partait dans toutes les directions, et que je me trompais rarement de toute façon sur l’élément à idéaliser chez quelqu’un ; je ne recherchais pas un élément positif, je m’éprenais de paradoxes ; si je me mettais à idéaliser quelqu’un pour son amour des promenades, je l’idéaliserais encore plus en apprenant qu’il se terre chez lui et ne fait rien.

Je suis resté quelque deux heures chez elle, en attendant de voir comment elle disposerait de moi ; je lui ai demandé comment avançaient ses rapports avec Philia, elle me répond qu’elle est extraordinaire mais qu’elle ne sait que lui écrire — qu’elle a envie de la heurter dans ses convictions, parce que... ça ne va pas, elle lui ressemble beaucoup trop ! Je l’ai surtout écoutée, suspicieux et incrédule, donc un peu absent, me raconter qu’elle cherchait constamment à séduire les garçons. Ah ! Mais toujours ! ajoutait-elle avec un air de satisfaction ou de béatitude, s’arrêtant pour se ressouvenir ou que sais-je. Je ne peux pas m’en empêcher, apparemment ! C’est ce qu’on me dit. Parfois je ne le remarque pas, mais j’essaie tout de même de séduire ! D’ailleurs je me sens inconfortable dans les relations avec les filles, parce qu’il y a toujours une rivalité latente ! Quand on me fait des confidences amoureuses, je me dis : qu’est-ce qu’elle me raconte là ? Elle cherche à me faire sentir ce que je n’ai pas ? A force d’en parler, son sourire s’est effacé et elle a réussi à prendre quasiment un ton pathétique en s’exclamant : Je ne sais pas comment faire pour séduire ! Je commence à parler de choses et les gens se détournent de moi ou me regardent de l’air de dire : Mais que quoi elle parle, celle-là ? Mais non, je n’y arrive jamais ! Je la regardais, trop fatigué pour la démentir. Et puis son portable a sonné, elle a répondu de suite et a demandé à Jeanne si je pouvais venir également. C’était Jeanne, et elle l’invitait à dîner. Je n’eus donc pas le moindre mot à prononcer pour trouver à dîner quelque part.

Nous avons marché tout le long d’une avenue de façon à arriver à vingt heures. Un vieil immeuble, une colocation au dernier étage. Il n’y avait ce soir que Jeanne et son amoureux. Celui qu’elle avait rencontré, donc, à Taizé l’été dernier, qui était là pour quelques jours, et repartirait lundi — habitait dans le midi. Etrange amoureux. Je ne m’attendais pas à trouver, auprès de la frêle et terne Jeanne, un type plutôt grand, plutôt bien bâti et habillé, plutôt beau, au teint de bistre, qui aurait pu être quelque chose comme un Indien ou un métis. Ils s’affairaient tous deux dans la petite cuisine ; son sourire était serein, ses yeux globuleux brillaient ; il y avait, dans ses mouvements, dans son regard, même dans son sourire, une lenteur ou une sérénité qui confinaient à l’extase. D’une bienveillance et d’une curiosité parfaites d’ailleurs. Al., l’handicapé moteur, arriva, petit homme trapu, claudicant, se plaignant de tout et ne voulant pas en parler. Je l’imaginais pleurant tous les soirs — difficile, il était bourru — dans la chambre étudiante qui jouxtait celle de Bethany, pendant que l’Indien lui posait des questions, cherchait à le rassurer sur son semestre.

Nous avons pris place tous les cinq à une petite table encombrée dans la salle à manger de l’autre côté de l’appartement — dans la chambre à côté parlaient à voix basse un colocataire et une fille qui ne sont pas apparus. Il avait vingt-huit ans, était ingénieur, avait travaillé pendant un an à Alger pour un groupe d’énergie nucléaire. C’est là, alors qu’il ne pouvait sortir de la ville pour des questions de sécurité et d’assurance, qu’il s’était converti au christianisme et avait reçu toute son instruction religieuse. Dans le quartier des ambassades où il résidait, les gens avaient couramment des hummers comme véhicules personnels. Il était revenu l’année dernière, en mars je crois. Maintenant il était le seul ingénieur d’une petite entreprise qui promouvait les énergies solaires, dans le midi. Son rêve était d’aller dans le désert et de marcher jusqu’à rencontrer le silence, le silence et la solitude absolues, partout autour de lui. Même avec Jeanne ? ai-je demandé. Oui, avec Jeanne. Plus tard, j’appris son origine : il était à moitié Malien. D’où sans doute ces yeux que je voyais sortir de leurs orbites, alors qu’il était assis à côté de moi.

Bethany faisait la folle, faisait l’enfant. Et elle avait beau s’en excuser ensuite, elle le faisait d’une manière mesurée et subtile qui ne me laissait que l’envie de l’admirer — et de rire avec elle, et de lui donner la réplique, afin de tirer profit pour moi-même de sa légèreté. Je crois que nous nous complétions bien. Par exemple, c’est elle qui amena la question de l’idéalisation et qui dit que j’avais trouvé un nouveau raisonnement à ce sujet. Le Malien resta sceptique : l’idéalisation revenait à se focaliser sur un détail, c’était de l’idolâtrie. Il a fallu me rendre compte que l’idéalisation dont je parlais n’était pas amoureuse. Qu’elle n’était pas exclusive. Et, sous les yeux un peu ahuris de Jeanne, de l’handicapé et du Malien (moins ahuris pour sa part, car il comprenait), Bethany et moi nous sommes demandé s’il était possible d’être encore disponible à l’infinité des autres hommes quand on était engagé dans une relation sentimentale.

Je devais encore rentrer avec elle tout le long de l’avenue dans la nuit, car j’avais laissé mon vélo près de chez elle. Je parlais peu, je la laissais faire son examen de conscience et s’adresser des critiques : Je suis jalouse du copain de Jeanne, il est catéchumène et sait plus de choses que moi, d’où connaît-il le concept de « latrie » ? Je ne connais rien. Et je m’en veux d’avoir fait de sottes plaisanteries, on me regarde toujours de travers et personne ne comprend. A mi-chemin, je ne sais plus à propos de quoi (je devais parler des contacts qui me demandaient toujours comment j’allais, et à qui je m’efforçais de livrer le contenu de ma journée de manière un tant soit peu originale), elle a fait remarquer que nous ne devrions pas poser la question : comment ça va ? tout de suite, qu’il fallait d’abord très naturellement engager la discussion, et ensuite seulement, lorsque chacun s’était fait à l’idée de celui qu’il avait en face de soi, poser cette question. « Parce qu’alors elle devenait naturelle, et qu’on s’y intéressait. Dans les premiers moments, on ne savait pas y répondre, à part en faisant un gros effort de réflexion : on était trop perturbé par la rencontre pour pouvoir s’en abstraire et retrouver les sensations générales de la journée… » J’ai souri. Notre relation est telle que nous nous donnons ce genre de règles sans plus examiner si nous les respectons pour nous-mêmes ou non. Si nous ne les respections pas, ce ne serait même pas important.

Ingénieur

7 février 2011 à 13h32

Hier soir Margot m'a rappelé qu'elle allait voir bientôt l'ingénieur avec qui elle converse depuis quelques mois. J'avais complètement oublié qu'elle allait le voir. Quand me l'avait-elle dit ? Jeudi, vendredi ? C'est dire à quel point je m'en désintéresse.

Au moment où elle me l'a annoncé, j'ai pu me demander si je n'avais pas envie, secrètement, qu'il se comporte comme un goujat avec elle, qu'il la touche et qu'il l'embrasse. Que les choses se passent de telle manière que j'aie une raison de m'éloigner de Margot irréversiblement.

Mais comme je n'y ai plus pensé une seule fois, je crois que je n'en ai tout simplement rien à faire. Je n'éprouve ni les démangeaisons de la jalousie, ni les titillements d'un désir sadique.

Oncle

7 février 2011 à 16h09

On a découvert récemment le compte où mon oncle avait placé son argent. Il disposait d'une modeste fortune. Suffisamment pour s'acheter un petit appartement : un deux pièces peut-être. Il avait cette somme d'argent à la banque, mais aucun relevé de compte chez lui, d'où le temps mis à trouver son argent ; il vivait tous les jours, toutes les nuits dans un taudis insalubre, au milieu des objets, des déchets, des saletés qui jonchaient partout le sol, un tas de préservatifs près du lit ; il aurait pu déménager, voyager, vivre autrement, mais est demeuré dans cet environnement. On appelle ça le désespoir.

La batterie de mon portable est morte hier matin. Tout mon mode d'existence est remis en question. Je ne me décide pas à faire ce qu'il faudrait faire pour le reprendre et ça m'angoisse... Cela faisait longtemps que je ne m'étais vautré dans cette vile débauche.

L'amour de la parole

7 février 2011 à 17h55

Lundi 7 février 17h23
Allons donc. J’ai échoué dans une des salles de piano de la faculté. J’entends le P. jouer son morceau de Prokofiev dans celle d’à côté. C’est reposant : se dire que tous les lundis, on peut entendre ici une même personne s’entrainer au piano. Je vais tout à l’heure taper à sa porte et m’installer par terre ou au clavecin pour écrire. Je devrais, les autres jours, m’imposer silencieusement à d’autres pianistes.

Pendant plusieurs jours je vais être sans batterie, obligé de brancher mon portable partout où j’irai. Je n’aime pas cette idée : c’est comme si j’étais obligé, moi, de m’attacher au monde.

Soir : J’ai mis le temps de me présenter. J’y suis allé quand je n’ai plus rien entendu en provenance de la salle (il prend toujours celle qui a le plus d’instruments, et le meilleur piano).

Il était en train de manger un plat de nouilles. Et ça sentait dans toute la salle. N'importe, je me suis accoudé au clavecin et j'ai discuté avec lui. Je pensais pouvoir écrire pendant qu’il jouait. Mais il se retournait sans cesse pour continuer la discussion. J'aurais sans doute préféré qu'il joue tout simplement, afin d’au moins me reposer. De plus, j'ai appris peu de choses : des choses superficielles, comme le fait qu’il a commencé la même classe prépa que moi, et qu’il l’a abandonnée au bout de trois mois.

Je me suis lancé dans une tirade oiseuse sur un professeur incompétent de ma faculté, et il m'a beaucoup parlé pour finir de ses goûts musicaux ; nous nous sommes fait écouter des choses sur mon portable, ce dont je n'avais aucune envie. Je n’avais pas dîné mais je ne suis parti qu'à la fermeture du bâtiment. Je ne sais pourquoi Bethany ne recevait pas ce soir. Je suis rentré chez moi ; Margot m’attendait, regardait un film.

Cet étudiant trapu et timide, ajustant bizarrement son sac à dos et projetant la tête en avant, dit avoir comme moi un rythme de vie nocturne ; il y a converti son colocataire ; il ne va guère en cours par conséquent, mais je ne sais ce qu’il fait. Je me présente souvent maintenant comme quelqu’un qui aime faire des rencontres, mais j’exclus aussitôt mon interlocuteur de cette configuration, parce que je suis débordé par ceux que j’ai déjà. Je me connecte, en branchant mon portable sur mon lit : la Marocaine m’aborde ; Léonie veut des câlins ; mon amorphe favorite se présente ; une autre amorphe me propose une conversation vidéo — que je lui accorde finalement, vers minuit. Et un pseudo-poète ; et Aglaé aux abois, qui est censée coucher avec Samuel demain, qui ne sait comment le repousser avec désinvolture, qui a peur de ne jamais trouver un amant comparable... Sans compter, vers minuit, un dépressif cynique qui attend d’entrer en clinique et qui regarde des animés toutes les nuits.

Est-il si évident d’aimer parler, d’aimer discuter ? Il n’est pas si évident de le dire en tout cas, de confesser ce goût. Sur les sites de rencontre, les gens se présentent comme aimant les sorties entre amis, comme aimant aller dans des bars, aller dans des discothèques... Comme aimant toutes sortes d’activités où la dimension de la parole est essentielle, mais jamais comme aimant directement les discussions. La parole est un instrument plus qu’une fin en soi. Peut-être bien que c’est un instrument que tout le monde apprécie, et qu’il est inutile de le signaler, mais il semble tout aussi consensuel d’aimer les sorties entre amis, et pourtant personne ne se prive de le dire…

Je me rappelle de mes débuts dans les dialogues en ligne : Nate avait alors des sept ou huit conversations en même temps. C’est moi, plusieurs années plus tard, qui fait front à six conversations tous les soirs.

Martyre conjugal

8 février 2011 à 14h00

Mardi 8 février : Ce matin j'ai cherché à commander une batterie pour remplacer celle qui a rendu l'âme prématurément. J'ai même appelé un service, pour qu'on me dise que le modèle de batterie que j'avais n'existait plus. J'en avais plus qu'assez quand je me suis mis à table. Je n'étais pas vraiment énervé, mais j'étais penaud et irritable.

Margot m'a dit : « Peut-être que maintenant tu vas être obligé de te rapprocher de moi. » J’ai soufflé de mépris et je lui ai répondu : « N'y compte pas. Au contraire, je vais encore plus m'éloigner de toi. » Nous mangeons, elle me dit un peu plus tard (ou me l’avait-elle déjà dit ?) : « Tu pourrais me dire merci. » J'ai répliqué aussitôt, avec énervement : « Pourquoi je dois toujours te dire merci ? Est-ce que tu me dis merci pour quelque chose parfois ? — Mais tu ne fais jamais rien, toi », m'a-t-elle répondu en essayant de sourire. Je n'ai plus rien dit. J'ai pensé, bouillonnant de rage : « Pourquoi devrais-je toujours dire merci pour des tâches domestiques ? Pourquoi ne me dirait-on pas merci, à moi aussi, pour ce que je fais ? Et d'ailleurs, je peux me passer de ménagère, je peux me passer de sa cuisine. Je peux me passer de manger, même ! Je sais très bien me faire à manger, lorsqu'elle n'est pas là. Et lorsqu'elle est là et qu'elle tient à faire à manger, je serais obligé de la remercier ? »

Voilà ce que j'ai pensé et ressassé dans mon esprit pendant l'heure qui a suivi. Je pensais aussi à cette batterie que je ne pouvais remplacer et je devais cracher à part moi sur cette société qui même techniquement ne sait pas faire preuve de cohérence. Je m'étais enfermé dans mon bureau pour ne rien faire, quand Margot est apparue sur le seuil de la porte et a commencé à se lamenter, puis à pleurer. Peut-être même pleurait-elle déjà quand elle est apparue, je ne sais plus : elle avait déjà pleuré. Elle a dû commencer par me dire : « Tu ne t'excuses pas ? » J'ai dû répondre : « De quoi devrais-je m'excuser ? De ne pas t'avoir remerciée ? Parce que je devrais dire merci pour tout ce que tu fais ? Et moi, jamais je ne fais quelque chose qui mérite un merci ? » Elle m’a répété : « Mais tu ne fais rien. » Alors j'ai dit : « Oui, ce que je fais est toujours néant. Ce que j'écris, ce que je compose. Je ne sers à rien, je ne sers à personne. » Et j’ai ajouté : « Mais tu crois que j’ai besoin de toi ? Je n’ai pas besoin qu’on vienne me demander à tout bout de champ des remerciements ! »

Elle a éclaté en sanglots et m’a dit, à travers ses larmes : « Ce n'est pas pour ça que je demande des excuses ! Je m'en fiche de ce que tu me dises merci ou non… Tu as été odieux avec moi ! Tu te rends compte de ce que tu m'as dit ? — Qu’ai-je dit encore ? — Que jamais plus tu ne te rapprocherais de moi ? Que tu ne voudrais jamais plus te rapprocher de moi ! » J'ai répondu : « Je n'ai pas dit ça. Et toi, tu n'es pas odieuse peut-être quand tu me dis que je ne fais rien ? — C’est ce que tu as dit ! — Non, je n'ai pas dit ça. J'ai dit que ce n’était pas parce que mon portable n’avait plus de batterie que j’allais me rapprocher de toi. Tu me fais des piques alors que j'ai des ennuis, j’ai bien le droit de répliquer. » Toujours pleurant, elle m'a dit : « On dirait que c’est ta vie qui s’effondre ! Tu te venges sur moi, tu me repousses comme si j’étais une moins que rien. Pour une pauvre histoire de batterie de portable ! J’existe aussi ! Je suis là ! Tu es tellement ingrat… » Je me suis levé et je me suis dirigé vers le salon en passant devant elle : « Encore l’ingratitude... » Elle a continué à m'accabler. Je me suis retourné, elle m'a dit : « Tu es un égoïste ! Il n'y a jamais que toi, toi ! » J'ai haussé les épaules en soupirant.

Elle est partie en pleurs, j'ai pris un livre et je me suis jeté sur le divan, bien décidé à ne rien dire. Elle est revenue pour prendre des affaires ; a fait quelques allées et venues. Plus tard, elle m'a dit (ou bien c'est moi qui lui ai parlé ?) : « Je pars ce soir. » Je lui ai répondu : « Mais... et Aglaé demain ? » (Elle était censée aller avec Aglaé au cinéma, puis aller voir son chat.) Elle a répondu : « Tant pis pour Aglaé. Je n'en ai plus envie. » Nos voix étaient calmes. J'étais sur le canapé, elle sur le seuil de la porte, en train d'emporter ses affaires. « Mon père me cherche ce soir », a-t-elle dit. Je n'ai rien répliqué. J'ai demandé où elle allait à présent, elle m'a dit : « Je vais dans une chambre pour te laisser tranquille. »

J'ai attendu quelque temps en lisant. Au moins une demi-heure. Puis j’ai pensé, dans le silence : « Il faudrait que j’aille la consoler. Peut-on laisser passer pareille occasion ?... » Une idée m’a souri, et j’en suis resté quelque temps ébloui : ... Je me suis levé et je suis allé frapper à la porte de la chambre verte. Je suis entré, elle était assise sur le rebord du lit, les épaules voutées, les poings près du visage.

J'ai commencé à lui frictionner le dos et les épaules. Puis je lui ai parlé avec douceur. Je me suis enroulé autour d'elle sur le lit et je suis resté ainsi, les yeux presque fermés, en la serrant fort. J’ai soupiré, je me suis abandonné et j’ai fait mine de m’assoupir, la bouche entrouverte. Elle se laissait attendrir sans rien dire. J’ai regardé autour de moi : il y avait des piles de livres sur le lit, des vêtements. J’ai demandé pourquoi. Elle m'a dit qu'elle avait rassemblé toutes ses affaires et qu'elle comptait me laisser dans mon appartement. J'ai dit avec la dose de dérision qui convenait : « C'est une rupture ? » Elle m'a dit : « Oui. » Elle m’a demandé pourquoi je venais maintenant ; j’ai répondu que je n’allais pas la consoler au moment où elle était hystérique. J'ai continué : « Mais pourquoi ? Tu ne m'aimes plus ? » Elle a répondu : « Tu sais très bien pourquoi. C'est toi qui ne m'aimes plus. Je suis comme un poids pour toi. — Mais c’est ridicule. Il ne faut pas partir si tu m’aimes. — Peut-être que cela vaut mieux pour toi. — En quoi ? — Peut-être que c’est ce que tu veux. — Mais non. — Je te facilite la tâche. Tu ne veux pas me chasser, je le comprends, parce que tu tiens à moi, peut-être ? Tu dois bien avoir une espèce d’attachement pour moi ? Mais je ne te conviens plus. Je ne suis pas ton genre. Peut-être qu’il y a d’autres filles qui te conviendraient mieux. — C’est l’amour en général qui ne m’intéresse pas. Mes relations avec les autres filles me satisfont. Je ne veux pas plus que ce que j’ai maintenant. — Mais moi je ne veux pas être une fille parmi d’autres ; je devrais être l’unique pour toi. Je ne supporte pas ta froideur, ta distance. »

J'ai continué de la consoler, de lui poser des questions en souriant un peu, quasiment en murmurant. Je l’ai couchée sur le dos, je me suis étendu sur elle, je lui ai fait des baisers accentués. Je lui ai formulé, la tête sur le côté, pour ne pas la voir, quelques-unes de mes sensations actuelles — mes contacts me permettent d’avancer, j’ai encore écrit cette nuit, je peux te lire ce que j’ai écrit, mais ça ne t’intéresse pas ; je sais que ces discussions ne sont pas toujours d’un grand intérêt, je sais que lire des livres, regarder des films est souvent plus intéressant, mais quand je lis un livre, quand je regarde un film, je suis comme écrasé, je n’arrive pas à en extraire quelque chose pour avancer ; quand on me raconte des histoires en vrai, je dois ensuite les transposer à l’écrit, alors que les histoires qu’on me raconte dans les dialogues en ligne sont déjà écrites, elles me semblent directement… assimilables ; et elles me maintiennent dans la dimension de l’écrit ; elles m’inspirent, elles m’encouragent, plus que tout le reste, si intéressant soit-il. Elle m'a fait : « Dis-moi que j'ai aussi de la valeur pour toi. » J'ai vaguement murmuré d'approbation.

Nous étions restés longtemps l’un contre l’autre. Je continuais de la presser, de l’embrasser, de la pouponner. D’abord elle s’était refusée à moi. ... J’étais allongé sur le lit, à sa merci, elle s’était redressée. Puis elle s’est levée pour aller aux toilettes. Presque aussitôt, je me suis levé moi-même et me suis rhabillé. Puis, quand elle est revenue : « Tu veux un thé ? » Comme s’il n’y avait rien eu. J’ai dit que nous devions aller en cours ; elle a dit que nous aurions pu continuer. Nous sommes allés en cours ensemble. Auparavant, elle a remis ses affaires en place. Elle est tout de même partie ce soir, mais elle reviendrait demain matin.

La vérité, c’est que je m’étais rendu compte pendant notre petit simulacre que je n’avais quasi aucune envie. Je n’aurais rien pu faire ; je n’en pouvais déjà plus.

Il me semble que je n'ai pas dit le pire. Oui, le pire. Je ne sais pas ce que c'est. Ce que je ressentais à ce moment-là. Ou bien toutes mes manœuvres pour la consoler ? Le fait que je la consolais, ou les idées que j'avais en la consolant ?

Je me disais que j'étais bien content d'avoir amené les choses si près d'une rupture. J'étais bien content qu'elle eût pris les devants. Je me disais : c'est donc possible, et je n'aurai pas besoin de donner une raison moi-même. Elle en a une, je peux lui rendre sa liberté. Et je me demandais pourquoi je la consolais, si j'étais content de cette évolution. Et je crois que c'était par jeu : j’ai joué à la consoler. Simplement parce que c'était l'occasion d'un petit drame, parce que je voulais profiter de tout ce que la situation pouvait m’offrir, déclencher des répliques, des échanges inédits, remuer toutes ses ressources dramatiques.

Rapetissement

9 février 2011 à 15h31

Mercredi 9 février
Réveillé par des travaux dans l’immeuble vers neuf heures, je sais que j’ai fait une agréable sieste qui a pris fin à seize heures.

J’ai eu la mauvaise idée de nous faire amener par mon père chez Aglaé ; il a tenu à faire un gros détour pour éviter un carrefour. Nous sommes arrivés juste à temps pour voir son chat et aller au cinéma. Je m’abstiendrai de détailler les émotions d’Aglaé. Sa réduction à l’état de mère couveuse pour son chat est effrayante. Elle a raison de se demander ce que ce serait avec un enfant. Comment Aglaé a-t-elle pu consentir à un tel rapetissement ? Elle avec qui j’avais des propos si aboutis sur le couple ? Sur la prison du couple ?

Nous sommes allés dîner dans la zone commerciale avoisinant le cinéma. A vingt-et-une heures les volets se sont baissés du côté de la galerie couverte ; nous avons dû sortir du côté des canaux. J’avais l’impression, alors que nous étions attablés tous les trois, que nous nous servions en sushis, d’avoir déjà passé trop de temps avec Aglaé. L’impression d’être avec Tilda. Drôle d’impression, mais je la maintiens.

Conférences

10 février 2011 à 14h03

Jeudi 10 février 0h37
Bethany est passée devant la classe pour une explication de texte, mais je ne l’ai pas attendue après le cours. Elle s’était mise dans la rangée de Nadejda et M. V.

Margot rentrait ; de mauvais gré, je l’ai accompagnée sur quelques dizaines de mètres ; elle me le demandait ; je n’en avais aucune envie, et m’éloignais tout de même avec elle, en la regardant avec méfiance, du coin de l’œil, un peu en retrait. Nate m’avait oublié. Je l’ai appelé et je suis passé devant Bethany qui ne regardait rien. Je suis allé aux pianos en me disant que, peut-être, j’y surprendrais de nouveau mon « admirateur ». Ce matin, alors que j’accompagnais Margot à la faculté et que j’avais fait halte dans le hall pour refaire mes lacets, il est venu me saluer. J’ai été froid, d’abord parce que je n’étais pas très frais, ensuite parce que Margot attendait devant l’ascenseur.

Après déjeuner je suis encore passé aux salles de piano avec elle. Des étudiants qui attendaient ont couru pour être dans la salle libre avant moi qui marchais ; puis, quand ils y furent, ils ne m’adressèrent pas le moindre mot. Eh bien ! S’il n’y avait eu Margot, je leur aurais demandé de rester dans leur salle. Mais parce qu’il y avait Margot, et que je ne me voyais pas faire quoi que ce soit à côté d’elle pendant que d’autres jouaient — sans parler de faire connaissance avec des idiots — je les ai regardés et je me suis retourné.

Nate m’a trouvé et m’a dit qu’il m’appelait depuis tout à l’heure. Je n’avais aucune envie de parler. Donc je l’ai questionné. De toute façon, l’idée que j’avais eue pour représenter la vie virtuelle ne l’intéressait pas ; je n’ai pas insisté.

Nous sommes allés dans la faculté de droit, bien avant le début de l’allocution d’une carpette politicienne dont le nom importe peu, ici et en général. Dans le hall du premier étage, qui avait vue sur le rez-de-chaussée, nous avons fait des tours, puis nous avons pris place. Z. est tout d’un coup apparu devant moi : il venait d’un escalier latéral. Il a paru affecter de regarder bien en arrière, par-dessus nous, et à côté de nous. Il a soufflé ostensiblement, comme s’il jugeait qu’il y avait trop de monde, puis il a couru de nouveau vers l’escalier, aussi dégingandé qu’un pantin désarticulé. Il avait un sac à dos de marcheur sur le dos, semblait beaucoup trop grand. Non, il n’a pas plus d’allure. Il est revenu et, toujours en affectant de ne pas nous voir, s’est mis à discuter avec deux filles un peu dans notre dos. Nate a proposé en souriant d’aller l’aborder. J’ai dit non en riant. Nous nous sommes levés pour nous diriger vers le fond. Il a persisté, j’ai dit que j’avais suffisamment de contacts pour m’encombrer d’un pantin à consoler. Il n’est pas resté cependant pour la réunion : peut-être qu’il était vraiment perdu et ne trouvait sa salle.

J’ai suivi des yeux l’installation de tous les étudiants. Ceux qui restaient debout pour se montrer en train de parler à leurs amis et de se répandre en gestes splendides d’assurance. Ceux qui avaient des dialogues en ligne, faisaient du talkshit (je lisais sur l’écran de celui devant moi) et s’en vantaient bêtement à leurs amis. Le ministre est arrivé ; j’ai été le premier étudiant à partir. L’amphithéâtre était comble. En plus, il avait déjà fait des remarques à des professeurs qu'il connaissait, qui s'étaient esquivés un moment. Il avait essayé de faire une allusion sexuelle là-dessus. Quand je me suis levé, il y a eu un petit silence. Mais il n'avait qu'à pas être en retard, ce faraud — et ne pas dire des choses banales.

J’ai trotté ; je suis arrivé juste à temps pour la conférence en lettres. On m’avait gardé une place... entre Margot et Bethany — présente par je ne sais quel prodige. Elle m’a dit qu’elle avait répondu enfin à son « amie » (un message et c’était son amie).

Je préfère tout de même ce genre de réunions, parce qu’il n’y a pas beaucoup de monde — un petit comité — et que je peux observer les mimiques de chacun pendant l’heure et demie d’exposé. La thésarde normalienne en face de moi — celle de novembre — en faisait d’innombrables, mais a trouvé à n’en faire aucune de jolie. Elle a saigné du nez, elle s’est regardé les ongles — une main, puis l’autre. Bethany avait à côté d’elle son amie koweitienne, je crois. La tantouze, au bout d’une branche, avait un air buté et me regardait — moi ou Margot. Les yeux à moitié fermés, prêt à s’endormir. Ses gants sont tombés à un moment sous sa chaise, et en les ramassant il s’est comporté comme un étudiant gêné avec sa voisine, une de ces filles laides que je m’imagine toujours sentir mauvais. Avec ce menton tombant qui lui donne un air encore plus stupide.

Avec Léonard et Edith, nous avons été les derniers à sortir du bâtiment. Bethany aussi est restée avec nous. Je crois que je suis un peu fier des apartés que j’ai avec elle, des apartés bruyants auxquels personne ne peut rien comprendre de toute façon. Il n’y avait pas une autre amitié de ce genre-là dans toute l’assemblée. G. riait avec C., lui parlait à l’oreille ; mais ils sont avant tout les parties d’un même groupe, qui comprend Ch et L par exemple. Bethany et moi, nous devons toujours être un peu à l’écart du groupe pour tenir nos conversations habituelles. Elle n’avait pas mangé à midi. Apparemment, Philia fait les mêmes expériences culinaires qu’elle ; et elle ferait l’expérience des drogues.

Contrastes

13 février 2011 à 15h39

Dimanche 13 février 16h19
Mes parents. Le week-end ils appellent à toute heure pour demander si je viens, pour prévenir qu’ils passent chercher quelque chose. Ma mère est passée deux fois hier pour récupérer des albums. Ai-je besoin de supporter son regard de commisération stupide ?

Dimanche dernier, c’est mon père qui est passé, plusieurs fois, je ne sais plus pourquoi (peut-être pour m’apporter des ampoules, déjà). Il discourt de ses lubies en se déplaçant partout, ouvre une armoire que je n’utilise pas, voit une pile d’annuaires, les prend, s’exclame : Mais qu’est-ce que tu gardes ça, il faut les jeter, etc. Une fois, deux fois, chez moi, en descendant, dans la rue, dans la voiture. Alors j’explose : Mais je n’en ai rien à faire ! Qu’est-ce que tu as à t’occuper de ça ? — Oh ! tu es de mauvaise humeur aujourd’hui ! Et puis il reprend ses énervantes psalmodies que je n’écoute pas. Ou que je suis obligé d’écouter lorsqu’il s’avise de poser une question et d’attendre une réponse — à ce moment-là, je crois qu’il avait vraiment tenu à me demander pourquoi je gardais ces annuaires ? Mais… je n’en sais rien.

Il ne manque qu’un peu de persévérance à mon père pour être aussi maniaque que mon défunt oncle J., celui qui inspectait les fenêtres avec admiration et qui avait fait de son jardin le dépotoir du quartier. Aujourd’hui, depuis le moment où il m’a cherché pour le déjeuner, jusqu’à celui où il m’a ramené pour déposer des affaires chez moi, il n’a fait que m’entretenir d’ampoules. Je serais bien en peine de me souvenir d’un moment où il a parlé d’autre chose. A table, j’ai fait l’erreur de poser une question sur le sujet. Il a continué de parler. Quelque une heure plus tard, alors que j’étais en train de me reposer devant un film, le voilà qui me demande soudain, comme s’il y avait pensé depuis tout à l’heure : « Mais tu veux que j’achète des ampoules économiques pour l’été ? »

Vous êtes encore plein des découvertes de la nuit, vous essayez d’apprécier certains effluves magiques, certaines sensations tristes qui vous ont enivré… et un être bien en chair vous parle des types d’ampoules comme si c’était le sujet le plus vital.

Tout le long du samedi, j’ai couvé une désespérance prodigieuse. Sans doute due à ce dont j’avais été témoin au petit matin : dans une conversation à plusieurs, des interlocuteurs (l’un d’entre eux en fait), plus jeunes que moi, qui alternaient les grossièretés les plus exubérantes et les phrases les plus lourdes de sens ; qui savaient, au milieu de cette fantaisie verbale, dire de leur vie bien plus en définitive que la plupart de mes contacts, bien plus peut-être que moi. Et puis j’avais intrigué l’un de ces philosophes de la nuit, qui à cinq heures a fini par m’ajouter, après m’avoir invité dans son futur squat artistique. Je me disais : encore un ! Encore un qui va m’accabler de sa parole ! Au soir, je suis resté invisible à la plupart de mes contacts ; j’ai daigné apparaître à trois personnes seulement : Philia parce qu’elle est à part, Lolita, parce que la conversation retomberait bientôt, et Macha, parce qu’à minuit elle m’a fait parvenir ce message : il y a des soirs comme celui-ci où ta présence me manque, quand tu n’es pas là. Et cette fille est en couple !

Mais à quatre heures, tout s’est ravivé en moi. Je me suis demandé ce qui avait changé, et j’ai compris : c’était d’avoir réussi à dire à Philia à quel point son texte de jeudi était parfait, dépassait mes espérances, était le modèle de début dont je rêvais. Et de lui avoir dit ça, d’avoir eu une petite conversation charmante, achevée avec elle, cela me remplissait de joie. Je crois que, depuis jeudi soir, j’avais besoin de louer son texte, de lui donner la mesure de sa perfection. Peut-être pour me consoler de ne pas savoir, à vingt-deux ans, (ou de ne plus savoir) écrire comme elle le fait. Avec indifférence, avec désinvolture, avec un regard purement extérieur.

Apparition

15 février 2011 à 15h47

Mardi 15 février 0h35
Nate m’avait rapidement donné rendez-vous à 18 heures près de l’hôpital où il travaille.

Margot a voulu venir ; d’abord j’ai dû l’escorter à une bibliothèque : donc nous avons pris le tramway vers dix-huit heures ; c’était plein, elle me regardait, et, à partir d’un moment, se plaignait désagréablement. Nate aurait dû venir, lui, etc. Mais avait-elle besoin de se mettre de la partie ?

Nous nous sommes dirigés avec Nate vers le foyer protestant ; Nate avait des crises d’hilarité, Margot a fini par imposer le sujet des rites religieux. Pendant que nous attendions dans l’antichambre que le repas soit servi, je remarquai un étudiant qui déambulait derrière nous : c’était M., mais l’étrange est qu’il ne m’a pas reconnu cette fois ; il est passé plusieurs fois devant nous, devant notre table. J’ai eu une voisine sympathique, très belle ; elle était seule, nous aurions pu faire sa connaissance très aisément, mais nous avons parlé d’enfants, j’ai été cynique, Nate a loué l’adultère, j’ai été sceptique, Margot a dit que d’après son ingénieur elle était une « croqueuse d’hommes » et je me suis étonné. Il ne viendrait pas la voir demain, pense-t-elle ; il voulait la voir lundi, contrairement à ce qu’elle croyait d’abord, pour la fête que l’on sait, et il se sera offensé de son refus.

Mais, alors que nous restions tous les trois à table et que je regardais avec plaisir et satiété le réfectoire joyeux et rempli, mes yeux distinguèrent une figure vaguement connue. Les traits émaciés, une silhouette longiligne, les épaules anguleuses, un visage fin et gracieux : c’était A. Je la montrai à Nate, et me souvins presque aussitôt que c’était pourtant l’amour de sa vie ! Il ne voulut pas la reconnaître (comme pour D.) ; il est vrai qu’elle avait noué ses cheveux sur sa nuque, qu’elle était maquillée, qu’elle portait élégamment une chemise blanche à rayures ; il est vrai aussi qu’elle semblait décontractée, qu’elle riait avec son voisin... mais ses yeux gardaient une lueur de timidité lorsqu’ils regardaient de biais, et son sourire un peu pincé, une touche « enfantine », disait Nate. Je lui dis de se lever, d’aller la voir, lui parler, sur le même ton qu’il m’avait dit d’aller parler à Z. Il refusait avec une sorte d’effroi soudain : « Si ça se trouve, ce n’est même pas elle. J’aurais l’air ridicule alors. — Mais va la voir et en t’approchant d’elle, tu verras que c’est elle. » Il ne voulut pas. Je dis à Margot que c’était l’amour de sa vie ; elle répondit qu’elle l’avait justement remarquée et enviée pour sa finesse, son élégance, quand elle s’était levée tout à l’heure. Nous nous sommes levés de table sans la saluer, et dehors une chorale s’égosillait dans le registre guttural.

Bethany n’était pas en grammaire aujourd’hui, et m’a remercié comme souvent de mon appel. Elle a pu s’épancher sur les folles exigences de sa tutrice, et je lui ai donné des repères calendériques plus exacts. Elle s’était hâtée de préparer des cours qu’elle ne donnera que dans deux semaines et demie.

N'importe quoi nocturne

16 février 2011 à 16h06

Mercredi 16 février
Hier soir, j'ai décidé de consacrer mon temps à Théodore, un individu étrange qui allait être interné dans un hôpital. Je lui parle depuis quelque temps déjà, mais jamais nous n'avions abordé le sujet de son internement, alors qu’il l’avait mentionné dès son annonce. Par jeu sans doute, nous avions évité d'en parler ; nous avions préféré discuter de mille autres sujets, je le laissais s’étendre à propos de n’importe quoi, j’étais ironique, il parlait beaucoup puis disait brusquement qu’il en avait assez et partait. Il me reprochait (ou non, il feignait de me reprocher) de ne pas être suffisamment là pour lui. De préférer parler à des filles. Quand il m'a dit lundi soir qu'il avait finalement une date, qu'il allait être interné mercredi, je lui ai tout de suite dit que j'allais lui consacrer la nuit prochaine.

Mais il n'avait pas envie de parler hier soir. N'importe, j'ai attendu, j'ai essayé de tirer de lui ce que j'ai pu. Vers minuit il a consenti à répondre à mes questions. Et il reste très intrigant. Ce n'est pas un raté normal. Il se fait une réputation un peu fausse, je crois. Certains de ses amis virtuels m'ont dit qu'ils étaient surpris par ce départ, qu'il ne disait que des bêtises, qu'il ne pouvait pas être dépressif. Je ne sais pas pourquoi : c'est ce qui le rend intrigant. C'est lui qui a demandé à être interné. Il manque complètement de motivation et cela fait des mois qu'il ne va plus en cours. Il est une énigme pour ses camarades, les filles sont fascinées.

Alors qu’il allait partir pour préparer encore ses bagages, vers deux heures du matin, une fille l'a abordé. Nous en avions déjà parlé, c'était une fille qui, ayant répondu à son annonce comme moi, voulait dès la première nuit discuter avec lui au téléphone. Il lui a expliqué rapidement, alors elle lui a dit : « Oh, tu vas me manquer. » Moi je lui ai fait pour plaisanter : « Tu devrais me la léguer, que je l'occupe en ton absence ! » L’original l'a fait ! Et donc à deux heures et demie du matin j'ai commencé à parler à cette fille. Une Bretonne de seize ans.

Elle avait l'air de relativement bien s'exprimer pour son âge. Elle attendait son amant, qui n'est pas venu. Et comme elle n'était pas bien, elle a fini par me demander une conversation téléphonique. La nuit, elle peut téléphoner à l’infini. Je me suis enfermé dans mon bureau pour recevoir son appel. Elle avait une voix terriblement laide. Elle se disait enrhumée, mais il n’y avait pas que ça. Sa façon de parler, son élocution étaient assez grossières ; me faisaient penser à Lucinda. Comme elle, elle a redoublé plusieurs fois. Et fait n'importe quoi de sa vie amoureuse. Et a la même façon de précipiter les confidences. De résumer en quelques secondes, très vite, toute une histoire. Moi je ne comprenais rien. Et d'ailleurs, même en lui ayant demandé de reprendre ses récits, de préciser des points, je ne suis toujours pas certain de me rappeler ce qu'elle m'a dit.

Essayons. Elle a séjourné dans un asile en juin dernier ; à part ça, elle a l’air tout à fait normale. Elle a seize ans, est encore en troisième, suit des cours par correspondance, et jouit donc d’une liberté absolue. En décembre, elle a pris l'avion pour Lyon, afin d'habiter avec son amoureux, un type de vingt-deux ans je crois. Cet amoureux, ça faisait deux semaines qu’il l’avait contactée... sur le réseau social que tout le monde connaît (je conserverai cette périphrase). Apparemment il était dans sa liste d'amis depuis deux ans, et ils ne s'étaient jamais parlé jusqu'alors. Une fois à Lyon, je ne m’explique pas comment (c'était très embrouillé à ce moment-là), elle s'est fait des amis, elle est sorti plusieurs soirs sans son amoureux, s’est trouvé des amants d’un soir, certains avec qui elle a couchés (deux), d’autres qu’elle a seulement embrassés (deux autres), l’un de qui, au bout d’une nuit, elle était amoureuse, mais sans avoir couché avec lui. Et puis je ne me souviens plus du tout de la suite des événements. Elle est retournée à Brest depuis un mois. Elle a des sentiments pour un garçon de vingt ans qui vient dormir avec elle, et qui le matin achète des croissants pour sa mère (celle-ci l’adore). Un garçon vulnérable qui aurait trop souffert et qui ne veut pas de relation sérieuse.

J’étais tellement fatigué le lendemain que je suis allé me plaindre chez les voisins. A midi, parce qu’ils s’imaginent être tout seuls, ils se permettent de monter le volume de leur musique ; j’en ai été assailli en descendant la poubelle, puis j’ai écouté dans le salon, et je me suis dit que ce n’était plus possible. La voisine était antipathique au possible, ne m’a pas ouvert tout de suite, m’a regardé avec méfiance, a fait comme s’il n’était pas possible de baisser le son. Elle m’a tout de même fait entrer pour me montrer la disposition de ses appareils. Mais pourquoi faut-il toujours que je sois le plus poli avec les gens les moins courtois ? Elle m’a chassé assez vertement, mais j’ai tout de même entendu qu’ils déplaçaient des choses.

Cocktail d'indifférences

18 février 2011 à 16h01

Vendredi 18 février 18h35
J’ai finalement accompagné Margot à l’anniversaire de Anne-Laure hier soir. Elle vint en retard de quinze minutes à son propre rendez-vous ; il faisait un froid glacial, et il fallut attendre dix minutes supplémentaires. Sur la place se regroupaient des créatures interlopes.

J’avais apparemment pauvre mine. Je ne disais rien et j’avais du mal à m’intéresser à ceux qui prenaient la parole. Mais Margot ne se serait pas déplacée si elle avait dû rentrer seule et, de cette façon, je continuais d’honorer mon principe : accepter toutes les invitations, d’où qu’elles viennent.

Nous sommes allés dans un bar qui ouvrait à peine. La salle était immense et donnait sur les halles. La musique n’était pas trop forte ; il n’y avait presque personne quand nous sommes arrivés. Margot et moi étions à un bout de l’étroite table haute, sur des tabourets de bar ; nous regardions ce groupe bien constitué s’échanger leurs anecdotes : une douzaine de filles, un garçon, tous de l’institut des maîtres. Les seules personnes un peu extérieures à leur groupe étaient : le copain de Anne-Laure, un très grand et robuste mollasson aux longs cheveux noirs, le nez busqué et d’une proéminence étonnante (copain inattendu, depuis huit jours avec elle, nous verrons combien de temps encore) ; et le copain d’une des filles, un gai luron qui débitait ses boutades toutes prêtes, qui parlait à sa petite voisine avec sa copine sur les genoux (silencieuse, fière d’avoir un copain loquace), et qui défia Anne-Laure d’enfiler vingt-trois verres. Nous sommes partis au moment où elle commençait le premier mètre de tequila.

Je serais bien resté, malgré mon épuisement supposé et ostensible. Mais Margot estimait qu’une heure de ce spectacle était assez. Nous n’avions rien dit ; et quant à moi j’avais renoncé à suivre ce qui se disait.

J’ai appelé Bethany, au désespoir ; elle m’a dit : qu’elle ne venait plus en cours parce qu’elle se sentait morte, qu’elle avait honte d’être encore plus morte que tous nos camarades de classe. Elle regardait autour d’elle et tout ce qu’elle voyait, c’étaient des gens sans âme, sans but. Un vieil Indien était complètement tombé sur elle dans le tramway, puis était parti en s’excusant. Les gens parlent sans l’intention de parler. Ils ne regardent même pas leur interlocuteur. Comme Anne-Laure, toute contente d’avoir un copain improvisé, et qui ne regardait personne pour dire, presque en faisant claquer la langue : « Qui on attend ? La moitié de ma promotion au moins ! Rien que ça ! Ha ! ha ! » Comment les rencontres sont-elles possibles dans ces conditions ? Les gens ne sont pas ouverts à la nouveauté. Elle la première. Voyant le monsieur tomber sur elle, une dame lui a demandé ce que c’était, puis si elle pouvait lui indiquer le chemin. Un contrôleur l’a arrêtée sans ticket ; alors qu’elle avait déjà sorti son portefeuille, il a regardé alentour et lui a dit à voix basse : « Sortez à la prochaine station. » Elle non plus ne regarde pas son interlocuteur quand elle parle. Mais c'est parce qu'elle se concentre sur ce qu'elle dit. Parce qu'elle met une intention maximale dans sa parole.

« Je peux maintenant faire des comparaisons, lui ai-je dit. Ce matin encore je discutais en ligne avec plusieurs personnes à la fois ; et ce soir cet anniversaire… » Ceux qui ne faisaient pas partie de leur groupe devaient se borner à écouter ; ne les regarder que si nécessaire. Le groupe avant tout ; se répéter ce que tout le monde sait trop bien ; rire de ce qui a fait rire tant de fois. Ce matin je me demandais si la perception comique du monde n’était pas la plus vivante. Mais ce soir, qu’ai-je vu ? Des gens occupés à rire, à placer leurs bons mots, qui n’avaient aucune curiosité pour autrui. Là était le danger. « Peut-être qu’il faut maintenant aller sur la Toile pour trouver des gens curieux d’autrui », disait Bethany en se lamentant. Et peut-être que ce sont les mêmes, mais vivants.

Mais au moins j’ai découvert l’un des bars de ma ville. Et j’ai bu gratuitement un cocktail au gin. Voilà ce qu’il en coûte d’improviser une fête d’anniversaire pour exhiber son copain. Une boisson gratuite pour tout le monde. Buvez mon bonheur, mon succès. Posez vos questions, s’il vous plaît, mais vous ne saurez rien.

Neige

21 février 2011 à 18h42

Je vois que tout est blanc dehors. Et il a encore neigé un peu tout à l'heure. Un blanc qui bleuit avec le soir - dans le ciel, mais même autour des arbres. Je ne suis éveillé que depuis cinq heures. Juste le jour où je reprends mes habitudes casanières, il faut que tout soit recouvert de neige. C'est une drôle de sensation.

Hier, en rentrant en vélo sous les flots de neige qui s'engouffraient dans ma capuche et partout, je me suis dit que je regagnais les brumes de ma vie désincarnée. Je ne m'y attendais pas du tout. J'étais sorti l'après-midi, tout était humide, mais comme en un jour de printemps froid ; puis j'étais allé à la gare en début de soirée, et au retour la nuit était reposante comme une nuit printanière ; il avait même cessé de pleuvasser. Quel étonnement, ou quel enchantement, lorsqu'à vingt heures trente je suis sorti de chez Bethany parmi ces glos flocons de neige...

Soir

Célibataire jusqu'à vendredi. Margot reste chez ses parents. J'ai tout loisir de m'incarner aux yeux de mes contacts. De jouer du piano à Macha. Non. De jouer du piano à Philia. C'est ce que j'ai fait il y a quelques heures. Curieusement, elle ne m'a presque pas intimidé. J'ai parfois tâtonné, spéculé mélodiquement ; mais il est vrai que j'ai surtout joué des thèmes que je connaissais, en les assemblant au hasard cependant. Quarante minutes. Elle m'a dit qu'elle aurait pu rester des heures à m'écouter et je la crois sincère. Mes enchainements étaient parfaits.

Je m'achemine vers une certaine incarnation avec Philia. Autant la nuit de samedi à dimanche nous avons fait preuve de beaucoup de fantaisie verbale, autant la nuit dernière elle était complètement morte, atone, absente. Je l'ai attendue jusqu'à quatre heures du matin. En essayant de lire dans mon lit, jusqu'à quatre heures du matin, j'ai attendu que sa parole reprenne de la force et de la vie. Mais non, rien.

Elle accepte avec ses autres contacts favoris (deux autres garçons actuellement) des discussions orales, et même des conversations vidéo. Elle dit que ce sont surtout eux qui y tiennent, parce qu'ils voulaient voir à quoi elle ressemblait. J'ai aussi envie de savoir à quoi elle ressemble ; mais d'abord, de savoir à quoi ressemble sa voix. Si cela peut lui permettre de parler, ou l'obliger à parler, je lui proposerai donc des discussions orales.

Léonie est revenue aujourd'hui. Elle dit qu'elle n'est jamais partie. Cela fait bien une semaine que je n'ai pas eu de contacts avec elle ; et depuis samedi qu'elle n'a pas été en ligne. Mais elle a peut-être raison : depuis une semaine j'apparais à une partie de mes contacts seulement (sauf très tard dans la nuit). Et elle aime à m'aborder lorsqu'elle est hors-ligne. N'importe, elle m'a ennuyé avec son histoire d'amour. C'est ma faute, je lui ai demandé de me la raconter. (Mais aussi, pouvais-je ne pas m'y intéresser ?) Elle est avec son G. depuis jeudi. Ils ne se verront pas souvent pendant plusieurs mois (leur prochain rendez-vous est fixé le sept mars), en sorte que cela ne changera rien dans les faits. C'est intentionnellement qu'ils ne se verront pas aussi souvent. Lui, si pressé de se mettre en couple avec elle, alors qu'il n'y avait pas de sentiments en jeu, voulait la laisser libre amoureusement, pour l'être également. C'est un Casanova, dit-elle. Un Casanova qui accepte une relation exclusive avec elle.

Ils sont sortis ensemble, se sont embrassés, se sont câlinés, se sont fait toutes sortes de choses torrides pendant une nuit. Et je me rends compte que cela m'ennuie au plus haut point. Pas seulement son récit, mais elle-même, parce qu'elle me le fait ! Je crois que je préfère finalement - ou bien maintenant - parler à des gens qui me ressemblent, sur un point au moins : dans leur désintérêt pour l'amour. C'est terrible, je sais ; je devrais apprécier la différence de points de vue. Mais là, je n'en ai pas envie. Philia s'en désintéresse, je crois, tout autant que moi ; rien que pour cela, je pourrais l'aimer à la folie. Elle est comme une image, un reflet merveilleux, de ce que je suis maintenant - autant que Margot était un reflet de mon être il y a quelques années. Je discute avec Philia, et j'ai l'impression de tenir mon héroïne, je me la représente mieux que si je m'examinais, moi.

Je me reconnais en discutant avec elle, je me retrouve, je distille ce qui peut être esthétisé et qui ne m'apparaît que médiocrement lorsque je me tourne vers ma pauvre carcasse. Ce n'est pas ce que je cherchais d'abord. Je voulais ouvrir mes horizons, avoir sous les yeux une galerie de personnages différents ; mais je ne voulais pas non plus m'attarder à l'un ou à l'autre ; je rêvais d'aller de l'un à l'autre à l'infini. J'ai trouvé Philia, et Philia est mon double, mon doppelgänger. Elle a le même rapport ambigu à la parole. Le même souci esthétique. Ce goût de la correction de la langue. Mais doublé de l'exigence de la profondeur de vue. Et ces moments de lassitude. Où rien ne semble avoir de valeur, d'intérêt. Et surtout pas nos propres mots.

Peut-on être déçu par quelqu'un qui se détache de l'amour, ou qui vivra ses histoires d'amour avec détachement ? Il restera un interlocuteur fiable, égal à lui-même, avec qui l'on pourra se moquer de tout et de tous. Mais... sans doute que j'accorde à l'amour beaucoup trop d'importance encore, si je suis capable d'être déçu par quelqu'un simplement parce qu'il s'y abandonne. Au fond Léonie n'a pas changé, même en tant qu'interlocutrice. C'est moi qui ai changé. Moi qui me détourne d'elle. Moi qui suis instable, changeant, inconséquent. C'est en moi qu'est le problème, et non pas dans les gens amoureux. Je ne les supporte pas à cause de ce même manque de détachement que je leur reproche.

Téléphone

22 février 2011 à 22h19

Au moment où je parlais à Bethany de la petite Bretonne qui me téléphone la nuit, celle-ci m'appelait et m'envoyait un texto. Je m'en suis rendu compte une fois dans le bus qui me ramenait: Sauve-moi, je suis au bord de la crise de nerfs ! Et moi qui parlais d'elle incidemment.

Elle m'a appelé mercredi matin, jeudi matin, et cette nuit encore (quoique plus tôt : de minuit à deux heures). J'ai envie de dire qu'il n'est pas étonnant qu'elle ait séjourné en hôpital psychiatrique. Qu'a-t-elle à s'accrocher à moi ? Je veux bien être son confident, mais s'il vous plaît, pas plus de deux heures par jour ! Elle emporte suffisamment d'amis, d'amants, de compagnons de fête, dans le chaos de sa vie ; inutile d'en ajouter un. Pas plus de deux heures par semaine, dans l'idéal. C'est énervant. Voilà qu'à cette heure nous avons déjà parlé vingt minutes. Ses confidences sont intéressantes, car sa vie est atypique, mais au bout d'un certain temps on finit toujours par ressasser ou parler de choses sans importance. Non contente d'avoir été dès le début une voix pour moi, elle m'a envoyé son image cette nuit. Son visage est aussi joli et gracieux que sa voix est grasse et laide. On se demande pourquoi elle aime tant rencontrer les gens au téléphone.

Mais j'ai d'autres gens à qui parler, que diable ! Le jour comme la nuit. Pour éviter de harceler Philia - disparue très vite cette nuit, pendant que j'étais au téléphone justement - je comptais me rendre au seul cours de la semaine. Un message de Margot m'a réveillé à midi et demie : il y avait une conférence à quatorze heures. Dans le couloir, je suis immédiatement tombé sur Léonard, à qui j'arrive, en un temps record maintenant - le temps qu'il émerge de son ahurissement - à dire et à demander tout ce que je peux lui dire et lui demander. Pendant qu'il me répondait, j'étais déjà ailleurs, parcourant des yeux avec un sourire vaporeux la multitude des gens venus à cette conférence. Edith s'est octroyé deux semaines d'absence. Je sais repérer les habitués, comme l'amie koweïtienne de Bethany. Léonard laissé seul dans leur appartement, libre. Lui aussi.

J'ai réussi à m'asseoir devant une table, mais j'ai perdu Léonard dans mon empressement. De toute manière, Philia n'est pas apparue de toute l'après-midi. Arrivé en retard au cours de grammaire, j'ai eu la confirmation que le bénéfice d'arriver en retard était le libre choix de son voisin. Bethany a accepté de dîner avec moi - parce qu'il faut qu'elle mange - et Margot m'a raconté ses rêves glauques sur MSN. Allé jouer du piano pendant que Bethany suivait son autre cours, j'ai guetté quelqu'un sur mon portable pour lui faire profiter de mes tâtonnements. Personne. Et puis Léonie avait déjà assez d'un confident avec son G. Bethany descendit à 19h20, me demanda ce que j'avais fait, et, comme je le lui disais avec nonchalance, voulut qu'aussitôt je lui joue la mélodie trouvée. Je suis retourné au piano et je la lui ai jouée dans le bâtiment désert. Et puis nous sommes allés dîner en parlant des gens.

Aglaé m'avait envoyé un long texto en cours. Je l'avais appelée en attendant qu'un piano se libère. J'avais mis un point d'honneur à lui demander de ses nouvelles. A lui demander encore ce qu'il en était de son rapport à Joshua. Je m'en doutais un peu déjà : elle n'aura pas de voiture vendredi. Et voudrait transporter sa chatte à travers toute la ville ? Généreusement, j'ai proposé de tout chercher jeudi soir. Mais euh... "Bien sûr, tu pourras venir avec elle pour qu'elle ne se sente pas abandonnée..."

Bethany a une fois fait une rencontre téléphonique. En septembre, un étudiant en histoire dont une Américaine lui avait donné le numéro. Sympathique, lui ferait visiter la cathédrale. Mais il avait le béguin pour cette fille, et fut froid avec Bethany. Elle obtint rendez-vous, il lui fit faire un petit tour énervé, serra quantité de mains, tint à marquer de la distance, en lui jetant des regards méfiants.

Bethany a de singulières lacunes dans sa culture littéraire ou musicale. Alors qu'elle connaît tant d'autres choses. Elle croyait que l'hymne à la joie était de Dvorak. N'a pas voulu en démordre. A appelé son amie d'enfance, qui est au conservatoire de Genève ; ne l'avait pas fait depuis six mois ; et lui a soumis la question sur son répondeur.

Philia

23 février 2011 à 18h22

Je ne me suis jamais couché aussi tard : huit heures du matin. Toute cette nuit en compagnie de Philia. A être là l'un pour l'autre, avec sarcasmes et langueurs, à analyser nos liens, à nous raconter des choses. Même elle s'y est mise au bout d'un moment. Il est toujours difficile de répondre à une histoire lorsqu'elle vient après une longue attente. Mais peu importe, j'ai été désarçonné un moment, puis j'ai repris notre mode de discussion habituel. J'aurais pu lui formuler exactement cette réflexion d'ailleurs : "Lorsqu'on a pris le rôle de celui qui dit les choses, et que l'autre s'avise de se livrer, subitement on ne sait plus que dire ." Nous nous disions ordinairement ce genre de choses. Ce doit être l'une de mes particularités dans la conversation, l'une de mes "bizarreries".

Elle sait les rôles que nous avons chacun. Mais ils ne sont pas voués à rester les mêmes : elle était plus loquace dans les premières conversations. C'était une adepte des longues réponses. Des réponses longues mais concices et légères, qui ou soulevaient des questions ou appelaient des commentaires. Est-ce parce qu'elle se sent maintenant intimidée qu'elle n'ose plus donner son avis ? Qu'est-ce qui lui donnait cette confiance au début, qui a disparu ?

Souvent elle commence à écrire, puis se reprend. Et ne dit plus rien. Elle ne se croit pas intéressante. Elle ne comprend pas mon intérêt pour elle. C'est lui qui lui faisait peur. Pourtant... Comment ne saurait-elle pas sa valeur, elle qui satisfait à tant d'interlocuteurs masculins et qui écrit les meilleures annonces du site ?

Brave Philia. Elle s'est endormie alors que je n'étais pas encore tout à fait parti. N'est-ce pas mignon ?

Tristesse

25 février 2011 à 3h18

Je devais terminer un livre pour le rendre avant la fermeture de la bibliothèque. Cela m’a un peu inquiété parce que je devais aller chez Aglaé en voiture pour dix-neuf heures ; je n'aurais pas pu faire deux déplacements, je l'aurais donc rendu juste avant l'heure de fermeture.

Quand je suis arrivé, j'ai dû me garer un peu devant une porte de garage, et mon amie n'avait pas encore préparé toutes ses affaires. Je n'ai rien dit bien sûr, mais une femme a failli faire une crise de nerfs à cause de moi. Enfin, peut-être qu'elle l'a fait, sa crise de nerfs, à force de manœuvrer. Quand je suis revenu pour avancer la voiture, j'ai entendu comme un long hurlement éraillé, un hurlement de rage désespérée.

Aglaé venait donc également, pour voir comment son chat se comporterait chez moi. Elle a tout disposé dans la cuisine et au bout d'un moment le chat avait déjà disparu. On avait fermé toutes les autres pièces. Au bout d'un long moment, j'ai réussi à comprendre qu'il avait trouvé à se faufiler sous le plan de travail, par un trou gros comme le poing... Une toute petite entrée que je n'avais jamais vue, et on ne pouvait rien faire pour l'en sortir bien sûr. Il montrait la patte ou le museau comme pour nous narguer et grattait à l’intérieur. Très ennuyeux. Aglaé tint à rester pour être sûre qu'il n'était pas bloqué. J’ai insisté pour la ramener en voiture, mais à nous voir tous deux guettant interdits, navrés, stupides, elle à quatre pattes et au désespoir, un petit animal espiègle dans sa cachette, j’ai pensé qu’elle avait définitivement pris le statut d'une... épouse à mes yeux.

Je m'en occuperai le moins possible, je l'ai prévenue.

3h Je suis triste comme la mort. Pour deux raisons opposées. Je crois ?

D'abord, parce que les gens me disent - j'en suis arrivé au point où l'on me fait comprendre - la Marocaine, Philia : si je te dis ça, je vais perdre de mon mystère - tu ne me parleras plus ? si nous nous rapprochons trop, nous deviendrons comme tous les autres, nous ne vaudrons rien de plus ; il faut nous attendre toujours, et tromper le temps en voyant les autres.

Ensuite... parce que, malgré la conscience très nette que j'ai de mes limites, bien que je sache parfaitement que je serais capable de me lasser de..., non, que je me détournerai de Philia, comme des autres avant elle... malgré cela, je souffre en sachant qu'elle parle à son R. à une heure du matin et que, à cause de lui, elle ne daigne pas vraiment continuer notre conversation.

Je me suis mis au piano pour jouer en silence. Je me suis retourné toutes les... - fréquemment, pour surveiller mon écran.

Je crois comprendre le désespoir de don Juan.

Je sais que je me lasserai de chacun de mes interlocuteurs. Mais je ne peux pas renoncer à pénétrer toujours davantage dans leur intimité, ni à leur promettre des choses, à leur offrir mon indéfectible présence, alors même que je les avais prévenus de la fugacité de mon intérêt.

Je le sais d'autant mieux que Philia n'est pas une meilleure interlocutrice que Margot. Aucune ne l'est sans doute.

Quoi ? Parce que je peux lui écrire des histoires ? Parce que je peux lui jouer du piano ? Je pourrais jouer pour Margot et je pourrais écrire mes histoires à Margot. Il est même probable que mon impulsion serait la même. Mais en fin de compte je veux croire que Margot n'a plus rien à m'apporter, et que ce sont d'autres comme Philia qui ont tout à m'apporter. Comprendre cela ne me fera pas changer d'inclinations. Je me sens forcé d'avoir ces préférences et ces superstitions.

Ce qui est particulièrement triste, c'est de me rendre compte de cela au moment où Philia est tout pour moi. Je n'en avais pas conscience, du tout, les premiers temps avec Margot. Philia est mon tout, - et d'ici quelque temps sera retournée au néant. Je lui parlerai encore, mais moins fréquemment. Pour avoir de ses nouvelles, plus pour tout lui faire partager - ou pour lui raconter des histoires. Et quelqu'un l'aura-t-il remplacée alors ? Je ne peux pas l'envisager : elle est mon tout ! Et comme je ne peux l'envisager, je ne vois qu'un immense néant au bout du compte.

Je me sens contraint de m'intéresser à elle, contraint d'épuiser mon intérêt. Contraint de creuser un abîme là où il y a une pure merveille. Une merveille déjà fragile. Elle ne parle vraiment pas beaucoup. Moins que Léonie. Pas assez pour me donner foi en une histoire.

Mais, au moins, elle, je peux désirer de la séduire. Léonie, l'inatteignable Léonie, que j'aurais pu vouloir séduire à l'infini, depuis qu'elle est en couple, je n'en ai plus du tout envie. C'est bête. Je ne ressens aucun échec à cet égard : j'ai juste perdu toute possibilité de désir. Parce qu'elle est avec quelqu'un et voilà tout. Philia, je peux m'imaginer la rencontrer, la toucher - comme dans son rêve - et... lui faire des promesses éternelles ?

Je n'ai vu d'elle que son oeil - l'image qu'elle affiche. L'oeil gauche, et un peu des contours du visage - au niveau de la pommette. Des cheveux blonds et fins, épars. Je ne sais pourquoi, rien qu'avec cet aperçu, j'ai la certitude qu'elle est jolie. Puis-je pourtant déduire le reste de son visage, la forme de son menton, de son nez, de ses lèvres - à partir d'un oeil et du tracé de la pommette ? Nous verrons bien.

J'ai de quoi estimer, cependant, qu'elle n'est pas désagréable à regarder. Puisque les deux contacts auxquels elle s'est montrée - sans grande inquiétude, il faut croire - demandent toujours à la voir. Pas une beauté renversante, sans doute. Mais une beauté régulière, toute dans la retenue. Quelque chose de froid, de modeste, et de reposant.

Un mois

25 février 2011 à 22h19

Un mois quasiment que j'ai rencontré Lolita. Je ne lui parle plus. Et je ne pense plus à elle. (Elle est connectée, à l'instant où je voulais dire qu'elle n'apparaissait plus.) Mais... c'est étrange. Je suis passé complètement à autre chose.

Avec elle, je rêvais l'admiration de la chair. Je suis revenu à la mélancolie artistique. Je ne vois plus ce qui compterait plus que de transcrire le monde, notre monde avec ses tragédies et ses singularités. Me promener avec une beauté pour me remplir de son image, pour me souvenir d'elle tous les jours ? Cela ne m'intéresse même pas. Je me promène, seul, et comme j'écris sur mon carnet au fil des rencontres et des visions, je pense à Philia. Chaque fois que je regarderai le monde, que j'en extrairai la beauté anodine, je penserai à Philia. Y a-t-il une existence qui vaille mieux que celle-là ?

Philia

26 février 2011 à 4h27

Pour cesser de l'idéaliser à partir de rien ou pas grand-chose, j'ai amené Philia à se décrire physiquement. Nous avons fait des autoportraits croisés. Elle s'est dite plutôt grande, enfin... moyennement grande. Vers trois heures du matin. J'avais différé la question de la taille pendant près de deux heures.

Ce fut comme... un choc. Et maintenant je n'arrête pas de me dire qu'elle doit être plus grande que moi. De me demander si j'ai bien fait ?

Je m'y attendais un peu. Toutes les autres filles à qui je parle sont plus petites que moi ; il fallait bien qu'elle soit plus grande, elle, la seule. Comme Bérengère.

Aurais-je dû continuer de l'idéaliser ? Le plus longtemps possible ? Au risque de connaître une déception encore plus grande ? Au risque d'avoir fondé des sentiments puissants sur un mirage ? Peut-être que j'aurais déjà cessé de penser à elle lorsque je l'aurais enfin vue, et alors, cela ne m'aurait rien fait. Il n'y avait aucun inconvénient à ignorer à quoi elle ressemblait pendant six mois, pendant deux ans.

Mais nous ne nous sommes pas échangé d'images. Je n'ai pas la sienne. Une description, si précise qu’elle soit — si attentive aussi à l’impression dégagée — ne peut pas valoir une image. Malgré cette information, je ne me la représente pas du tout.

Et certainement vaut-il mieux en rester là. Ne pas aller plus loin dans l'incarnation. Il faut que je puisse l'idéaliser encore, parce que c'est elle qui me tournera vers l'art avec constance. C'est à elle que je penserai lorsque j'écrirai mes histoires d'ennui, et non pas seulement dans les histoires d'amour comme Léonie. C'est elle qui est liée, plus qu'au contenu, à la forme même de mon récit ou des histoires enchâssées.

Elle est étrange. Je ne crois pas qu'elle ait ressenti un quelconque début de déception. Je dois pourtant la fasciner au-delà de la mesure. Je lui ai joué une première heure de piano, de dix-sept à dix-huit heures. Comme c'était prévu, car elle va partir pendant trois jours voir son père. Mais elle m'a demandé si j'avais fini, et j'ai concédé que je faisais une pause. Elle a tenu à entendre une autre heure de mes répétitions. A dix-neuf heures trente, un employé m'a interrompu pour dire que le bâtiment fermait bientôt. J'ai étranglé un "D'accord" dans ma gorge, pour ne pas donner le son de ma voix à Philia. Nous ne parlons pas. Elle coupe même tout son, quand les autres ne se gênent pas parfois pour faire du bruit. Même sans couper le son, elle est discrète comme tout : elle ne fait rien que m'écouter, tant elle s'ennuie !

J'ai encore joué vingt minutes, elle a encore tenu à m'écouter. Plus de deux heures en tout.

Je ne sais pas. En sortant et en rentrant chez moi dans la nuit. Même si j'avais une sombre tristesse ancrée en moi. Je me sentais proprement génial. Protéiforme. Un génie qui, s'il s'adaptait aux formes à la mode, rencontrerait un succès infernal. Mais qui, parce qu'il était hors du monde, bien au-dessus, serait toujours méconnu. Il suffirait de tellement peu. Un tout petit peu d'adaptation. Non. Intransigeance. Indifférence absolue. Je me sentais tellement au-dessus de tout ce qui se faisait par les temps qui couraient. Triste et gonflé d'importance. Se dire que la vraie valeur, même quand elle est là, bien palpable, qu'elle accomplit des choses - il ne s'agit plus d'une valeur hypothétique - sera de toute façon écartée, juste parce qu'elle est en-dehors des normes actuelles, de toutes les normes d'ailleurs, y compris celles édictées par les milieux pseudo-élitistes, au profit d'oeuvres cent fois plus indigentes, et qu'il est, tout bien considéré, dix fois moins divertissant de supporter - en ne parlant que de l'aspect divertissant ! Je ne sais pas ce que cela me faisait. Mais jamais peut-être je n'avais été autant sûr de ma valeur, et autant sûr de mon écrasante supériorité sur tous les petits talents du monde de la musique - au moins de la musique. Je pourrais les écraser, me disais-je. Et aussitôt je me rendais compte que je n'en avais même pas envie.

Nous resterons ainsi à vagabonder. A divertir les Philia et les autres. Nous ne figerons rien. Nous ne léguerons rien. Et nous passerons en emportant tout avec nous. Désinvolture.

J'ai eu cette pensée, en regardant la rue depuis le trottoir où je marchais : si je mourais ce soir dans un accident, tout ce qui est en moi serait perdu ; tout, et ce tout était vertigineux ; il y avait tellement de choses en moi, que je sentais grouiller soudain, que je sentais être là, tout en moi, corps fragile, pauvre carcasse, si facile à tuer. Tout cela disparaîtrait, et cela ne me ferait rien ?

Non, rien. Nous aurons compté pour Philia et pour quelques autres. Et puis tout le reste peut aller au diable.

Génie

26 février 2011 à 18h57

Mais que suis-je en train de faire ? me disais-je. Je pourrais travailler à ma gloire. Je sais que j'aurais les moyens de produire, en peu de temps, avec un peu de concentration, un opuscule à succès. N'importe qui à ma place aurait déjà produit un, deux, une multitude d'opuscules ineptes ! Mais moi je vais n'importe où, je me promène et fais une expérience inutile, et puis je me terre dans une salle glauque, histoire de jouer du piano à une fille que je n'ai jamais vue. Je pourrais accomplir quelque chose en quelques semaines. Et puis pour le restant de ma vie je ne serais plus dans l'incertitude. Tout serait plus simple et plus fluide. J'aurais tout loisir de faire mes expériences. Le résultat serait un peu faussé, parfois. On m'écouterait, on recevrait mes histoires, à cause de mon statut d'écrivain. Mais tout de même, qu'est-ce que je fais là, sur ce trottoir à huit heures du soir, dans la nuit noire, sans avoir rien fait de la journée, mais absolument content de tout, et ravi d'humer l'air du soir après mes petites expériences ? Après avoir joué deux heures du piano, en l'honneur d'un seul être, d'un être vague et désincarné, alors que je pourrais, alors que je devrais en faire profiter tout le monde ?

N'est-ce pas être complètement hors du monde et de la réalité que de m'être fait déposer quelque part arbitrairement, sans avoir rien à y faire, juste pour marcher en écrivant jusqu'au campus ? Et de m'être réveillé à treize heures, et d'être allé au campus dans l'unique but de jouer, là-bas au lieu de chez moi, du piano à une fille qui n'existe que par sa parole et par la forme fantomatique que je lui prête en pensée ?

D'avoir joué là plus de deux heures, de m'être remémoré, d'avoir improvisé, juste pour elle. Et maintenant de rentrer, l'air de rien, content de ma journée ?

C'est tellement... absurde. La marque du génie. C'est ce que je me dis. Que je ne peux m'empêcher de penser. Frissonnant dans l'enchantement du soir.

Faire n'importe quoi. Mais vraiment n'importe quoi : même pas quelque chose de subversif, quelque chose de vraiment insensé. Juste... n'importe quoi.

Léonie

27 février 2011 à 21h57

Curieuse Léonie. Hier soir, comme elle était là et que j'étais d'humeur aux défis, je me suis mis en ligne . J'ai parlé, jusqu'à minuit, à elle et à Philia. Je lui ai raconté une histoire comme à l'antan. J'y ai intégré un épisode érotique, elle était contente, elle m'a félicité, et, alors qu'elle était partie téléphoner plus d'une heure à son séducteur, a fini par me dire qu'elle m'aimait bien - le savais-je ? -, par m'annoncer qu'elle fantasmerait sur moi cette nuit et par me demander de lui dire comment je fantasmerais sur elle quant à moi...

Tout cela très vite, en une ou deux répliques. Curieuse Léonie... Serait-elle en train de se ménager une issue avec moi ? Une issue pour je ne sais quel temps lointain ? Ou est-ce parce que je lui ai parlé de Philia d'abord et qu'elle veut me garder encore auprès d'elle ?

Nous la garderons comme éternelle. Je ne l'ai jamais vue, mais au moins je sais qu'elle est toute petite. Et qu'elle sait être séduisante.

J'avais tort de craindre pour ma relation avec Philia cependant. Mon idéalisation se situe à un tout autre niveau. Elle n'est peut-être pas de celles qui reçoivent les histoires, mais elle est de celles qui les inspirent. Peu m'importe si elle est trop grande, si elle est ceci ou cela. Je suis resté jusqu'à trois heures du matin avec elle, je serais resté toute la nuit. J'avais toujours autant envie de lui parler, et il ne me gênait même pas de lui dire : "ma petite Philia". Dernière nuit avec elle avant vendredi. Mais Margot était là, il fallait me coucher plus tôt, pour l'accompagner chez ses parents aujourd'hui.

Nous avons vu A., passé pour le dessert - rentré en grâce le jour même, par on ne sait quel hasard ; la mère de Margot n'a pas laissé paraître d'animosité ; les embrassades ont eu lieu comme s'il n'y avait jamais eu de différents. Et puis V., toujours en quête sur les sites de rencontre ; le regard toujours perdu.

Margot n'en peut déjà plus du chat d'Aglaé. Elle me laisse seul avec lui pour quelques jours. Deux nuits ont suffi à lui faire changer d'avis, elle qui vendredi me racontait presque avec le même ton qu'Aglaé les moindres faits du chat en mon absence. Elle fait dans la litière, elle va sur son plaid sur le canapé, au pied du lit, etc. C'est elle qui m'a décidé à accepter sa garde, et elle abandonne la partie la première, en l'injuriant, en envoyant au diable les chats collants, les animaux de compagnie et les enfants.

Le chat d'Aglaé est insupportable à force de bouger et de miauler. Ce soir, je rentrais de chez mes parents. Moi qui pensais me reposer chez eux ! Les ampoules toujours, veux-tu que je les installe ? le magnétoscope à donner aux parents de Margot, ma mère qui travaille à ses albums de photos dans ma chambre, mon frère qui regarde ses séries, qui veut jouer aux échecs... Passé chez eux pour qu'ils ne soient pas tentés de me rendre visite, n'ayant même pas pu me reposer devant la télévision, je suis rentré plus tôt, au bord de l'énervement. J'ai ouvert un placard dans la cuisine, le chat s'y est tout de suite engouffré. S'est caché derrière l'évier. Je suis entré en colère, je l'ai saisi, je l'ai secoué, je l'ai jeté.

Cet horrible petit chat joueur et sournois, habitué à n'être jamais seul, à être toujours diverti. On comprend pourquoi Aglaé ne trouve même plus le temps de se connecter ! Le chat lui ressemble tellement que c'est comme si j'avais Agalé chez moi. Tout aussi minuscule, excité, quémandeur. Courant partout, dans tous les coins. Même façon de se poser quelque part et de vous regarder avec un air de défi, prêt à jouer, content. Et le regard ! Est-il possible qu'elle ait déteint sur son chat jusqu'à lui donner son regard ? Marion m'a aussitôt approuvé sur le regard. Mais elle vomit l'animal encore plus que moi.

Roxane

28 février 2011 à 1h32

Parfois je pense à Roxane. Elle ne s'est toujours pas reconnectée... Et c'est la chose la plus étrange du monde, car notre dernière conversation n'avait rien d'une conclusion. Elle me demandait des informations : je lui promettais de me livrer à elle. On ne pouvait rêver plus beau pacte. Pour cette raison, je ne me suis pas inquiété de son absence ; je ne m'en inquiète toujours pas. Je l'ai attendue, confiant. J'ai pensé à lui envoyer un message. Il y a plusieurs semaines déjà. Un mois sans doute. J'y pense de temps à autre, mais je ne me décide pas, parce que je repense à notre dernière conversation et je ne conçois toujours pas ce qui aurait pu l'effrayer et la faire fuir ?

J'ai cru un moment qu'elle reparaîtrait pendant ses semaines de vacances. Mais je viens de me rendre compte qu'une semaine est déjà passée, et que rien n'a changé.

Tocades

28 février 2011 à 2h22

Il y a eu Roxane. Il y a eu Léonie. A la mi-janvier, Lilya. Dont je croyais me toquer plus tôt. Mais non. Deux autres avant d'en arriver vraiment à elle. Pendant quelques jours, quelques jours après avoir vu Lilya, la Marocaine. Et maintenant, Philia.

Voilà celles qui, durant ces deux mois, ont été successivement mon "tout", mon espérance, ma vie.

Qui sera la prochaine ?

Léonie était en ligne lorsque je suis revenu de chez mes parents. Mais il n'y avait pas Philia, forcément, puisqu'elle rend visite à son légume de père. Je n'étais pas d'humeur à une histoire.

J'ai regardé Margot aujourd'hui. Deux choses : d'abord elle a des défauts de proportions, minces, mais visibles ; ensuite, son visage... un désastre, un champ de ruines. Je me serais contenté d'un visage pur, adorable. Mais là... Rien.

Fuir ce qui me ressemble

28 février 2011 à 16h12

Lundi 28 février : Je prends décidément l’habitude de partir dès que Margot rentre. Le bercail m’est un lieu d’esclavage dès qu’il est partagé.

Même me mettre à mon piano et jouer, sous l’œil inattentif de ma compagne et sous les myriades d’yeux qu’elle arrange autour de moi en ouvrant grand les rideaux à la lumière du jour, ne me distrait pas de ma sensation d’enfermement. Ce n’est plus un regard, ce ne sont plus deux yeux que j’ai sur moi ; son statut de conjoint les démultiplie ; il y en a trop, j’étouffe, je dois fuir ce qui me ressemble et qui m’impose sa ressemblance.

Sitôt arrivé au portique, j’ai donc pris place devant un piano. Il n’y avait personne dans les salles à seize heures ; quand je suis sorti, les deux autres étaient occupées. Ce sont les vacances, la bibliothèque des lettres avait fermé à dix-sept heures justement. Où raconter une histoire à Léonie ?

J’ai rangé mon vélo près de la bibliothèque des sciences : elle fermait à l’instant. Je me suis transporté dans celle des thésards en sciences humaines ; le bâtiment était ouvert, à peu près désert, mais d’autant plus agréable à occuper. J’ai pris place au second étage. Dans un coin aménagé avec des espèces de sofas et de poufs, qui donnait sur l’immense cage d’escalier. J’étais là seul avec mon ordinateur ; de l’autre côté de la cage d’escalier discutaient deux thésards, dont me parvenaient quelquefois leurs mots, à travers un silence reposant — rien que le grésillement des lampes. Je regardais à ma gauche le ciel s’enténébrer.

Jusqu’à dix-neuf heures j’ai raconté l’histoire dont j’avais préparé la trame tout en me déplaçant. J’aurais pu rester plus longtemps dans le bâtiment en m’inscrivant quelque part — c’est ce que me dit l’employé — mais je préférai donner mon congé à Léonie parce que je voyais que Philia était connectée. Je suis allé dans le bâtiment de la faculté de chimie, juste à côté. C’était éclairé, mais il n’y avait absolument personne. La cafétéria était fermée. Je me suis assis dans le couloir, et j’ai rehaussé mon portable sur mon sac, la souris sur un prospectus étalé sur la chaise voisine. Je ne suis apparu que pour Philia, j’ai posé des questions, elle m’a dit qu’elle avait écrit, la nuit dernière ; cela me suffisait pour comprendre qu’elle avait pensé à moi. Des gens d’entretien disposaient bruyamment des poubelles dans le couloir, je me suis esquivé parce que ça devenait trop glauque. Je n’avais rien à faire qu’à prendre des nouvelles de Philia, laquelle était connectée dans la salle à manger de ses hôtes et n’avait guère d’intimité. Bien malgré moi, je suis rentré à l’heure pour le dîner : vingt heures.

Cette floraison exponentielle de regards qui me fixent, qui me percent, qui me passent au travers ; qui m’emprisonnent dans une transparence illimitée, au regard de laquelle je ne pourrais être rien d’autre que ce que je suis. Pour être autre chose, peut-être faut-il commencer par ne plus savoir ce que l’on est. Par s’entourer d’un monde étranger qui vous regarde comme un étranger, qui fait de vous, à vos propres yeux, un être indéfini — à nouveau indéfini — neuf enfin.

Ce qu'on vit, on l'a déjà

1 mars 2011 à 16h14

Mardi 1er mars 17h44
Je ne comprends pas les gens qui sont toujours pressés de répondre aux questions habituelles : Comment ça va ? Quoi de neuf ? Qui font l’effort de répondre à ces questions — effort si couteux pour moi — et qui en retour n’essaient pas d’obtenir des autres ce qu’ils leur ont concédé. Tout cet effort pour quoi ? Ce qu’ils vivent, ils l’ont déjà. Ils ne cherchent pas à se remémorer : ils ne tiennent pas de journal. Ce qu’ils n’ont pas, ce qui par conséquent devrait les intéresser, ce sont les nouveautés des autres. Mais il en est qui racontent leurs journées et leur vie à des gens qui ne les intéressent pas et qu’ils ne veulent même pas intéresser de cette manière.

Foyers...

2 mars 2011 à 15h18

Je me plie aux heures de Margot. Je me lève sur sa décision. J'accroche le linge parce qu'elle a fait une lessive. Je prends mon déjeuner parce qu'elle l'a déjà fait.

En me levant pour ranger les assiettes, je fais tomber une serviette (je ne m'en aperçois pas). Aussitôt elle me lance son regard noir et me reprend avec agacement : G... Je regarde, je comprends, je m'arrête ; je bredouille que si c'est comme ça je ne range rien, je repose les assiettes et je m'en vais tout de suite en refermant la porte du salon.

Pour ne pas que le chat entre. Silence dans les foyers.

J'étais devant l'ordinateur du bureau, elle sur le canapé à lire. J'ai pris un livre et je suis maintenant allongé dans le lit avec le chat.

J'aurais voulu sortir encore, mais je ne sais pas. Je n'avais pas envie de la voir. Depuis mon bureau, j'avais vue sur elle.

Qu'est-ce que je ressassais en moi-même ? Une petite justification postérieure, bien que ce genre d'actions se passent de justification. "Si c'est pour subir des remarques sérieuses sur ce genre de désagréments, non merci. Pas la moindre once de légèreté après toutes ces années ! Fais ceci comme cela, non, n'accroche pas ça comme ça, G ! regarde donc ce que tu fais !" Non merci. Autant rester seul. Venir chez moi pour faire le tyran comme on peut, se sentir utile bien sûr, nécessaire même. Désirer un chat, me l'imposer, sautiller de joie, déchanter, l'envoyer au diable, ne pas même soutenir l'idée qu'il monte sur le lit après avoir été dans la litière.

J'aimerais partir loin, loin. Plus envie de parler cette fois. Juste partir, travailler comme un clandestin. Pourquoi rattrape-t-on les gens qui fuguent ? Pourquoi s'attache-t-on à garder nos clandestins ? On n'accepte pas l'idée qu'un des nôtres s'enfuie, sorte de sa famille, de son foyer, de sa vie. C'est trop, on ne peut pas. Mais on chérit ceux qui l'ont fait quand ils ne viennent pas de chez nous. C'est la morale des foyers qui s'accommode des grandes idées.

Qu'arriverait-il si je fuyais ? Peut-être en ai-je la liberté, après tout. On lancerait un avis de recherche ; on me retrouverait, et ensuite ? Aurait-on le droit de me ramener ?

Compliment

3 mars 2011 à 1h35

J'ai laissé Philia venir à moi ce soir ; elle n'avait encore une fois pas beaucoup de temps. Elle m'a dit les mots peut-être les plus touchants que j'aie jamais reçus. Elle m'a dit : "Je vais bien grâce à toi, même sans te parler parfois." Je me suis étonné pour rire : "Vraiment ? Comment est-ce que je fais ?" Elle m'a répondu : "Tu ne fais rien, je pense à toi, haha." Je ne voulais pas transcrire ses mots de mémoire, donc je les ai récrits tels quels.

Sans le savoir, elle m'a fourni une occasion de me disputer avec Margot. Mais c'était avant qu'elle soit venue me saluer.

J'ai cherché toute la soirée à maintenir les tensions entre Margot et moi. Je voulais d'autant moins être conciliant qu'elle semblait disposée aux accommodements. Au moment du dîner, je lui ai permis de m'accuser de manquer de zèle. Je suis venu à table en sifflotant d'un air désinvolte. Cette gaieté immotivée l'a énervée un temps. Puis nous avons parlé de la manière de ramener le chat d'Aglaé. J'ai dit que je n'avais accepté de le garder que tant qu'elle s'en occuperait ; que je ne voulais pas avoir à le garder deux jours de plus et qu'il fallait m'en débarrasser vendredi ou samedi matin, puisqu'elle s'était proposé de le ramener avec la voiture de ses parents ; que c'était à elle encore, puisqu'Aglaé lui téléphonait, de la prévenir et d'insister pour que sa soeur soit là pour le recevoir.

Ce sujet n'ayant amené que de passagères crispations, il me fallait autre chose. A qui parlais-je ? me demanda-t-elle en s'installant sur le canapé avec moi. A Philia ? Je parlais à Léonie, mais je haussai les épaules et évoquai une ou deux amorphes. J'ajoutai que Philia rendait visite en ce moment, comme deux fois dans l'année, à son père, qui était dans un état semi-végétatif après un accident de voiture ; oh, c'était ainsi depuis six ans : à quoi bon demeurer auprès d'un débris qui n'a rien conservé de ce qu'il était auparavant ? Il parlait de nouveau, mais c'était encore pire : le sentiment de culpabilité des proches était attisé. Il n'y avait rien à faire avec lui, il valait mieux en fin de compte habiter loin et ne pas brouiller avec de sinistres visions le souvenir de ce qu'il avait été. Heureux d'ailleurs, n'a pas la notion du temps et des distances.

Margot a eu des larmes d'indignation aux yeux et est partie pleurer ailleurs. Elle est revenue me demander, alors que je me faisais un thé, si je ferais de même avec elle. J'ai dit que oui. J'ai haussé les épaules et j'ai affirmé que ce ne serait plus vraiment elle. Mais un être neuf ; une matière morte ; un néant. Elle ne se rendrait compte de rien et... de loin, je pourrais mieux penser à elle.

La plupart de mes contacts savent que je suis en couple. Je ne l'ai pas dit à Philia. Je n'ai pas vraiment eu à le cacher, au début : l'un des traits de sa conversation - ou de nos conversations - était justement d'éviter les informations trop précises, de préférer la suggestion et un flou ludique. C'est une chose que j'aime chez elle. Rien ne nous déplaît autant que les questions habituelles. Elle n'a pas su mon âge avant... la veille de la Saint Valentin, je crois. Mais du fait des plaisanteries que nous nous sommes dites ce jour-là, j'ai commencé à cacher, à dessein, ma situation. Depuis, nous avons été amenés à nous raconter nos journées ; et il serait des plus incongrus assurément que je fasse surgir soudainement une dulcinée.

Incongru, désastreux ? Non, je ne crois pas. Nous n'avons que faire de l'amour l'un et l'autre. Mais pourquoi alors... lui aurais-je caché ?... Si je n'envisageais rien de la sorte avec elle ? Ce n'était qu'un rôle de ma part, une fantaisie ; l'idée m'amusait d'occulter la question le plus longtemps possible ; mais maintenant ce rôle m'effraie. J'ai tort, peut-être ? Le rôle m'oblige aussi à observer de la réserve, à garder mes distances. Ces salutaires distances, qui empêcheront mon intérêt de se tarir prématurément. Qui feront que je penserai toujours à elle avec émotion. Et que j'aurai de la joie - une joie triste et recueillie - en pensant à ma Philia.

Le compliment le plus touchant que j'aie reçu. Parce que je veux le croire le plus touchant. Parce qu'il est tellement... approprié. A notre relation. A mes préoccupations actuelles. A tout ce que nous sommes elle et moi.

Maintenant je sais. Que je peux être quelque chose pour quelqu'un, par ma musique, par ce que j'écris, par mon mode d'existence. Plus qu'un passe-temps, plus qu'une distraction. Plus que toutes les fonctions habituelles, conjoint, ami, bouffon, confident, philosophe. Quelque chose comme une source d'inspiration. Il me coûte même de le dire. Ces mots-là ne sont rien. Mais que je sois pour elle ce qu'elle est pour moi, et que deux êtres arrivent à se dire cette réciprocité, quand il s'agit du lien le plus étrange, le plus triste, le plus irréel, c'est la chose du monde qui me semble la plus belle et la plus touchante. J'espère en être touché encore longtemps aux larmes. Parce qu'il faut bien que quelque chose ici-bas me touche. Il le faut bien !

Ah non. Certainement pas la chair. Et l'art, l'art n'appartient pas à ce monde. Une histoire d'amour, nouvelle et absolue ! Me préconise Léonie. Embrasement de l'âme, dévastation de la chair. Tombe amoureux et toutes les murailles chuteront avec toi. L'horizon te paraitra sans limites, mais d'horizons il n'y en aura qu'un.

Philia, Philia. Bethany et moi avons peut-être le même lien, mais jamais ne l'avons mis en mots de cette façon simple et pure. Quand je lui dis que je me modèle sur elle, ou bien que nous nous livrons à des confidences équilibrées, elle regarde ailleurs et se concentre ; quand je me dévalorise seulement, elle proteste.

Qu'ai-je besoin de l'amour ? Mon appétit sexuel est absolument nul à présent. Un amour absolu sur cette sécheresse absolue ! Pour dégeler à tout jamais ! Me promener, vaguer, regarder toutes choses, avidement, savoir que quelque part, quelqu'un voit avec vos yeux et s'abreuve de vos regards, communier en-dehors de toute autre considération, rester libre pour mieux vaguer, mais, dans les moments où cette liberté vous entraîne à la lisière de la vie, penser à elle et être heureux. Voilà l'amour.

Peuplé

3 mars 2011 à 23h57

Mes sommeils sont trop longs. Longueur morbide. Je dormirais des neuf et des dix heures, et je me lèverais toujours fatigué.

Fatigué de la parole depuis plusieurs jours. Me voilà suffisamment peuplé ; au point de ne plus aimer avoir chez moi des invités ; Aglaé, T. aujourd'hui : ces rapports me semblent une superfluité malencontreuse. Il y a quelques mois encore, je trouvais mon appartement désolé. Maintenant je suis trop saturé de voix pour en supporter d'autres. Pour supporter l'oralité de ces conversations. La matérialité de ces voix.

Margot avait oublié que T.était végétarienne. De rester avec T. ici, cela me donnait juste envie de sortir et de trouver un n'importe où où faire naufrage. Nous sommes sortis à quinze heures. Tout de suite mon rire était plus franc, plus libre, plus enfantin aussi. Ses histoires ne sont pourtant pas sans intérêt, ah non. Elle a beau vivre à Ch., Philia habite tout près. La région favorise les désirs d'évasion.

Nous l'avons accompagnée à l'annexe de la bibliothèque. J'ai regardé par une fenêtre dans la cour intérieure du bâtiment - Margot et T. rendaient des livres. Impossible de faire plus glauque : une toute petite cour carrée s'enfonçant en contrebas, encadrée par des murs gris, recouverte de toutes sortes de déchets et d'immondices ; trois énormes ventilateurs sur le mur en face, une sorte de trouée au-dessus qui finissait tout de même par heurter un immeuble plus loin, des sorties de tuyaux qui me regardaient ; mais au niveau de la cour, je distinguais une fenêtre bien éclairée, rien de ce qu'il y avait de l'autre côté, juste cette lumière, et j'avais envie d'être là et de voir cette horrible cour.

Puis nous avons fait un bout de chemin ensemble, T. voulait aller à la médiathèque, j'ai tenu à voir jusqu'à quelle heure étaient ouvertes les salles de lecture du palais universitaire. Margot est venu avec moi dans la première. A dix-sept heures, tandis qu'elle rentrait, j'ai gagné la bibliothèque de théologie. Plus grande qu'on ne l'aurait cru : une mezzanine, et un escalier vers un sous-sol.

Première histoire : T. cherchait un petit emploi pour faire quelque chose de ces mois d'inactivité. Elle trouva à Ch. une entreprise qui cherchait des gens pour recevoir et stocker des colis chez eux. La rémunération était attrayante ; l'offre semblait sérieuse, l'entreprise existait. Comme elle était basée à G, T. se fit embaucher par mails. Elle reçut un gros carton d'une marque de lingeries (coquine quelque chose). Mais elle reçut aussi, quelques jours plus tard, un courrier de la marque en question qui l'accusait d'avoir pris possession du colis et qui la menaçait d'engager des poursuites ! Alors T., interloquée, appela l'entreprise à G : on lui dit qu'on ne la connaissait pas, qu'on ne voulait rien avoir à faire avec elle ; elle écrit de nouveau à l'adresse mail : on lui répondit qu'elle n'avait pas à s'en faire. Elle alla voir la police de Ch, qui se moqua d'elle, mit du temps à vouloir comprendre, et qui, comprenant enfin, prit l'affaire à la légère, les traita, elle et A., comme des enfants, leur disant qu'il n'était pas nécessaire de porter plainte ou de faire une enquête. Mais un peu plus tard T. fut contactée par un gendarme de B qui suivait justement ce traffic à une échelle nationale (il avait déjà quatre ou cinq victimes en B, avait trouvé T. grâce à un mail collectif envoyé à tous ceux qui recevaient des colis) : c'était une escroquerie, on se faisait passer pour une entreprise qui existait, on récupérait des colis et on disparaissait en laissant la responsabilité aux intermédiaires. Une entreprise de livraison prévint qu'elle passerait prendre le colis tel jour. Le gendarme dit à T. de faire intervenir la police de Ch. Réponse de la police locale ? Oh, ce n'est pas la peine, dites aux escrocs que nous sommes au courant. Le gendarme les appelle : doit renoncer. Résultat : ils avaient la date et l'heure du passage, ils pouvaient les attraper, mais ça ne les intéresse pas.

Deuxième histoire : A. Depuis son retour du Québec, elle semble avoir décidé de revenir le moins souvent possible à S. Elle n'y a plus d'appartement, et reste donc avec sa famille, dans sa ville natale du .... Sa soeur peut avoir quinze ans et lui ressemble ; T. l'a rencontrée par hasard dans un hypermarché à S, elle lisait des mangas, et plus loin elle est tombée sur A (elles avaient les mêmes casquettes, elle et T.) et a donc su que c'était sa soeur ; elles étaient là ainsi que leurs parents parce que son père prenait part à un concours de bowling... Je ne comprends pas A. Cette solitude presque délibérée et ce repli sur sa famille - trompeur, parce que depuis R où elle écrit son mémoire, elle projette un nombre invraisemblable de voyages. Elle va partir tout le mois d'avril au Japon. Alors qu'il y a le mémoire à rédiger. Elle postule pour l'année prochaine à un poste d'enseignante en Angleterre. Se peut-il que rien ne la retienne, elle non plus ? A, la solitaire A, n'ayant pas d'amies (se serait brouillée avec B, la tyran du foyer catholique), rechignant à dormir chez d'autres gens, ne se confiant à personne sur son passé ou sur ses sentiments, même pas à T. pendant tout le temps qu'elles ont passé ensemble au Québec ; A avec sa soeur de quinze ans... serait-elle une autre de ces ennuyées vagabondes ? Et je ne m'en serais pas aperçu... Quand la reverra-t-on ? Pas avant plusieurs années peut-être.

A dix-huit heures et demie, la bibliothèque fermait ; je n'avais pas tout à fait fini un texte, et l'air était tiède à l'intérieur du palais immense. Je me suis dirigé vers le patio ; la galerie derrière moi était éclairée, mais tout le volume du patio était plongé dans une magistrale obscurité ; à peine une poudre de lumière blanche descendait-elle des vitres opaques du plafond. Je me suis assis au pied d'un des piliers avec mon portable. J'étais seul et une chose infime ; mais tout ce volume m'appartenait, pour un instant.

Léonie

4 mars 2011 à 14h40

Au tour de Léonie de me faire une déclaration d'amitié. "Je vous aime bien, vous savez ?" me disait-elle il y a quelque temps. Je sais. Mais hier soir, dans un moment de doute, elle a exigé la réciprocité. Dites, vous m'aimez bien ? Je veux dire, sincèrement. Par-delà le jeu. Dites-moi que ce n'est pas seulement un jeu ?

Certes. Ma chère Léonie, mon éternelle abstraite. Toujours là malgré votre romance. Toujours aussi extrême, exigeante. Fragile et empressée, comme si vous n'aviez personne pour vous.

Mais voilà : cela m'a beaucoup moins touché. Peut-être pas du tout, malgré l'allusion à notre comédie. J'ai été embêté de lui répondre, même. Mais est-ce étonnant ?

Avec elle j'ai toujours l'impression d'être un distributeur d'histoires, un distributeur de fantasmes, un distributeur de câlins virtuels, un distributeur de petites attentions. Un distributeur de répliques. Un robot qui sert tout ce qu'on lui commande. Voulez-vous du vouvoiement ? Je vous le donne, être-vous contente ? Voulez-vous des mots mignons ? Tenez, les voilà, rien que pour vous.

Je vous aime, Léonie, mais je vous aime pour ce que vous tirez de moi. Et c'est tout.

Je ne suis jamais entier avec vous.

Promenade

5 mars 2011 à 5h35

Comme je savais que Philia allait revenir aujourd'hui, j'ai fait une promenade. Du côté des berges, jusqu'aux écluses. En restant un long moment sur l'aire de jeux où, en khâgne, souvent je me reposais avec Margot.

Parce que je pense à écrire ce que j'entends, ce que vois (surtout ce que j'entends), je surprends des rencontres ahurissantes.

J'ai erré le long des berges, jusqu'à sept heures du soir. J'ai voulu tenir bon dans le froid et la désolation pour manger au foyer protestant, mais il n'y avait pas de repas servi ce soir-là.

Quel lent et bizarre périple. J'ai dîné chez mes parents, afin qu'ils ne songent pas trop à passer chez moi. Cela me fait penser que je n'ai pas expliqué à Léonie pourquoi je devais me montrer convenable : pour obtenir de quoi lui offrir des nuisettes en soie ! Non, pour ne pas qu'ils passent et découvrent le chat d'Aglaé.

Je ne sais pas

5 mars 2011 à 16h59

Je ne sais pas.

Je ne sais plus.

N'est-ce pas ce que je voulais ?... Ce que je désirais le plus ardemment ? Depuis des années, toute mon existence durant ? Depuis le début de ma vie consciente ?

Tous ces gens qui sont là pour moi. Qui me soutiennent, qui me disent qu'ils ont besoin de moi ! Qui me disent à quel point je suis ou j'ai été important pour eux. Presque une communauté en définitive. Je leur rends l'espérance. Je leur montre... je ne sais même pas comment... une façon de vivre harmonieuse.

Je me souviens. Quand j'allais sur ce forum de suicidaires et que je restais pantois, immobile, me sentant incapable de faire quoi que ce soit. Comme je m'en suis voulu ! De ne pas accéder à cette humanité... Elle me paraissait plus vraie que toutes les autres.

Je ne sais plus.

Il y a cette fille, de peu d'importance, qui écrit et a déjà beaucoup d'idées, avec qui j'ai échangé des mails quelque temps. Qui ne m'avait pas répondu depuis un mois. Et qui m'a proposé hier soir d'écrire une correspondance fictive avec elle. De prendre des rôles, elle et moi, d'écrire un roman par lettres. Et cela m'a paru soudain plus attirant, plus utile, plus authentique enfin, que tout le reste.

Que tout le reste...

Aglaé

5 mars 2011 à 19h40

Aglaé vient de m'appeler, trop longtemps, pour prendre de mes nouvelles, me parler de ses lectures (un personnage de Pirandello auquel je ressemblerais : de par mon détachement). J'essaie de lui parler de même de mes découvertes, je touche un mot de Lolita, mais soit elle ne m'écoute pas et continue sur sa lancée, soit elle m'interrompt et commence à raconter qu'il y a des coccinelles mortes chez elle. Et donc elle s'éternise, ne se résout pas à raccrocher, et s'intéresse sans doute réellement à mes expériences.

Mes contacts ? Mais j'en ai suffisamment pour être détaché de tous. Et la passion, G., la passion ! Jamais de passion ? Ah, mais j'ai toujours mon obsession ; seulement, dès que je risque de trop souffrir, je reporte mon obsession sur quelqu'un d'autre. Et voilà comment je me suis surpris lui répondant, la voix grave et recueillie, qu'il y avait toujours une part d'ambiguïté dans ces relations.

Mais... j'ai eu une relation semblable avec elle ! Et elle devrait le savoir. Elle aussi, elle a été un contact, une interlocutrice désincarnée, mon attente de tous les soirs. Mais elle m'approuve, elle me comprend. Je lui confie, à sa demande d'ailleurs, et avec réticence, ce que je vis avec d'autres et que j'ai vécu avec elle à l'extrême. Je l'ai vécu, non pas il y a plusieurs années, mais il y a quelques mois à peine.

Et elle a "pensé à moi" à cause d'un personnage vivant dans le détachement ?

Un mot de Lolita : cette chère petite a découvert que son amoureux est fiancé à une autre fille depuis longtemps. C’est son frère qui l’a vu en l’ajoutant dans ses amis. Je crois de plus en plus que cet amoureux n’est qu’un des nombreux interlocuteurs virtuels qu’elle a glanés sur notre site de discussions. Ou sur un autre site. Cela expliquerait son inattention.

Je me marre naturellement. Lolita trompée par son amoureux, et dès le début. C’est simplement hilarant.

Varia

7 mars 2011 à 14h15

Lundi 7 mars : Couché à huit heures vingt. Nouvelle nuit avec Philia. Ou, devrais-je dire, à attendre Philia. Ce qu’elle fait, je ne le sais toujours pas. Et c’est vrai, je passe mon temps à m’imaginer la cause de ses silences, de ses distractions. Je me dis : elle attend R. Et de fait, même si elle le dément, même si elle dévalorise avec légèreté leur relation, elle n’est pas partie avant qu’il ne surgisse, enfin, au milieu de la nuit (lui qui ne surgit qu’une nuit sur trois environ, et que toutes les nuits elle attendrait pareillement, au cas où ce serait la bonne nuit). A cinq heures vingt, Léonie est apparue, tout étonnée. J’étais resté en ligne tout le temps qu’elle dormait. Je l’ai un peu distraite pendant qu’elle achevait son devoir, puis à sept heures elle est partie avec ma bénédiction : Foutez bien, lui ai-je dit — c’est ce soir qu’elle va coucher avec son G pour la première fois. Entre temps, R était lui aussi parti, et alors que toute la nuit elle avait tardé, n’avait pas répondu peut-être à la moitié de mes questions, Philia fut tout d’un coup plus présente. Pendant plus d’une heure m’a répondu avec une parfaite promptitude. Avait-il fallu que nous atteignions tous deux à un tel degré de fatigue pour pouvoir discuter de nouveau ? J’étais triste comme la mort, tristement ivre de la nuit, de mes efforts, de mes patiences, mais, lui ayant dit tout cela, et sans avoir d’ailleurs eu à le lui dire, j’ai eu de sa part des marques d’intérêt qui m’ont ému. Qui avaient presque la valeur de promesses.

J’étais toujours aussi triste quand je me suis couché. J’aurais voulu comme Philia me lancer dans la journée sans avoir dormi. Être aussi fatigué qu’elle, à défaut de connaître la même situation. Mais elle n’a pas voulu. Elle a voulu que pour elle je dorme. Pour elle ? Pour être présent le soir ? Avoir assez d’énergie pour lui transcrire mes pensées ?

Je suis allé le soir errer entre les bibliothèques du campus. Est-ce que je m’aperçois que cela fait plusieurs semaines que je n’ai revu aucun camarade ? A part Charles. Ce rustaud de Charles, qui l’aurait cru ?

J’étais dans la bibliothèque des sciences, au troisième étage où il fait bon travailler le soir. L’espace est bizarrement aménagé : des places tout le long des baies vitrées, et des carrés, ou plutôt des octogones, de bureaux séparés par des cloisons. Quand Nate m’a appelé, pour la énième fois dans la journée.

Il ne l'avait pas fait depuis plusieurs semaines. Je ne l'avais pas non plus appelé, il faut dire, mais je m'étais tout de même dit, il y a une semaine ou à peu près : « Tiens, Nate ne m'a plus appelé depuis quelque temps. » J'ai dû essayer quelquefois de le joindre, au début de la semaine dernière. Mais de toute façon ça ne m'intéressait pas. Ce qui est marrant, c'est que je me suis disputé avec lui il y a tout juste trois mois

Je lui ai avoué que ça faisait des années que je ne pouvais plus rien lui dire ; qu’il y avait tant de choses que je retenais des choses en moi. A ce moment-là, il était sincèrement peiné, a fait de grandes déclarations, évidemment, m’a pressé de me livrer. Moi je lui disais que de toute façon tout reprendrait ou continuerait comme avant, qu'il oublierait comme toujours, ce moment, cette crise et ces promesses, et que cela valait peut-être mieux, parce que depuis tout ce temps je m'étais habitué à ne rien lui dire ; il me coûtait de recommencer à le faire. Eh bien, ce soir, c'était exactement comme par le passé. Il a commencé à m'appeler dans l'après-midi, plusieurs fois pendant que j'étais dans la bibliothèque. Je me suis décidé à aller à l'extérieur pour lui répondre, et il n'a parlé que de lui. Seulement à la fin, comme il avait tout dit, il s'est senti obligé de demander dans un soupir : Et toi ? Il a posé une question, comme ça — je voyais que ça le gênait de la poser, et l’effort que ça lui demandait. J'y ai répondu, et puis il lui fallait partir.

Cela m’est complètement indifférent. Ma boutade de ce matin trouve déjà une vérification. « Le meilleur ami ? Celui avec lequel on est allé le plus loin dans la lassitude. » Je ne peux pas être triste, je suis bien entouré. Ça m'amuse en fait. Je me demande même si quelque part je ne m'en réjouis pas. La jouissance d'avoir vu juste sans doute. Mais aussi le plaisir de voir la façon dont évoluent les rapports. Nate qui, le semestre dernier, s'était soudain rendu compte, avec pathos et tremolos, que les amitiés nouées avec ses camarades ne résisteraient pas au temps. C'était une certitude pour lui. Il s'était rapproché de moi par conséquent ; s’était amouraché d’Aglaé ; et maintenant, tous les lundis soirs, revoit Marie et une de leurs camarades, avec qui il parle d’ailleurs tous les soirs. Il revient à ceux qui symbolisaient pour lui le temporaire et l’impasse. Depuis janvier sans doute, qu’il n’a pas revu Aglaé et qu’il s’éloigne de moi, comme par une mauvaise coïncidence. Il me disait il y a quelques mois que j'étais le seul à qui il s'imaginait encore parler dans plusieurs années.

J’espère juste que cette fois il se mettra avec cette autre fille, Julie. Parce que c'est ce qui doit arriver, parce qu'il a déjà refusé pendant des années d’envisager quelque chose avec Marie. Et parce que je n’ai aucune envie de subir le même genre de confidences.

Nate

8 mars 2011 à 14h22

Mardi 8 mars
Dîné avec Nate. Manière de m’apercevoir définitivement de notre éloignement, après l’avoir pressenti ou deviné. Je m’étais dit, comme en sursaut : « Mais... à qui s'intéresse Nate en ce moment ? » Et alors j’avais compris ! Il n'a plus le moindre rapport avec Aglaé.

Celles qui l'ont remplacée sont de peu d'importance. Marie toujours, et Julie, cette autre camarade ; elles passent leur temps, toutes les deux, à regarder des séries de tous genres, toutes celles dont elles ont connaissance. Il les voit le lundi soir, mais il est en stage en ce moment, donc n'a pas beaucoup de temps libre. Marie et Julie. Ne pouvait-il choisir des amies au prénom moins commun ?

Nous sommes allés au foyer protestant, où j'ai fait une rencontre sans conséquence. Il y avait deux Luxembourgeois à côté de nous. Ayant reconnu leur dialecte, je me suis manifesté à ma voisine. Tous deux étaient grands, elle avait les traits du visage fins, des cheveux noirs, les arcs des sourcils fermement dessinés, un peu sceptiques. Lui plus mince, très long, anguleux et très sympathique avec ses lunettes effacées. Deux étudiants en médecine bien sûr.

Comme ils partaient, j'ai retenu la fille, debout, et j’ai appris qu’elle vivait tout près de mes chères cousines, à quelques blocs de maisons seulement. Rue que je fréquentais beaucoup enfant.

Les Luxembourgeois sont des gens très polis, très bourgeois, même quand ils sont de la campagne. L'idéal pour faire des rencontres brèves et formelles.

Nate et moi avons été les derniers avec trois autres filles à quitter le réfectoire ; il était vingt heures trente. Nous sommes allés au hasard le long des berges, dans l'obscurité. Nous avons parlé à tour de rôle, du moins il m'en a fait la remarque ensuite. Il a rigolé en disant que d'habitude c'était lui qui parlait tout le temps et qu'il était soudain entré dans le rôle que devaient jouer ses auditeurs (ou plutôt auditrices). Après plusieurs allées et retours, je nous ai arrêtés et j'ai pris des notes ; c'était très beau, la nuit, les berges. Des étrangers (russophones ?) se sont fait déposer près d’un restaurant, toute une famille, et un convoi de plusieurs voitures.

Odeur

9 mars 2011 à 14h05

Mercredi 9 mars 18h17
Je suis dans une annexe de la bibliothèque, où j’avais à chercher plusieurs livres, et où je me suis installé pour les étudier. Avec plutôt de plaisir d’ailleurs. Art de la conversation.

Deux choses surtout me déconcertent. D’abord cette odeur tenace. D’où vient-elle ? Ou plutôt, de qui ? Plusieurs personnages glauques, des vieillards mal lavés, mal habillés, travaillaient dans cette salle et sont maintenant sortis : l’odeur persiste.

Il y avait un horrible personnage aux cheveux gris-blancs assis quelque part devant moi. Je l’avais remarqué en arrivant. Je m’étais dit qu’il avait tout pour être un mendiant, et dans le même temps j’avais pressenti, allez savoir pourquoi, qu’il allait entrer ici et étudier. Dieu sait quoi, comme les autres vieux érudits ronflants et puants. Comme Jean-Marc, le Juif à l’imperméable bleu et rouge, bedonnant et le souffle rauque, toujours là, toujours souriant et allant d’une démarche vaniteuse. Regardant autour de lui comme s’il était l’individu le plus convenable, et soufflant. Mais celui-ci. Immonde. La longue veste qui bouffait à l’arrière comme une guenille décolorée. Comme pour mouler un arrière-train difforme. Des chaussures énormes comme celles d’un clown. Des cheveux longs et sales, tombant de son crâne dégarni. Des loques de cheveux. Jusqu’au bas de sa nuque. Lunettes incertaines.

Et la deuxième chose est l’être qui me sert de voisin. Africain ou Iranien. Africain sans doute, malgré la barbe suspecte. Qui marmonne en lisant ses livres. Marmonne de façon indistincte. Mais audible. A besoin de lire à voix haute pour apprendre. Mais ces psalmodies prononcées en je ne sais quelle langue à côté de moi. M’irritent. Pourquoi ai-je hérité de cette place ? Au lieu d’une place à côté de ces charmantes demoiselles, toutes studieuses. Il y avait aussi un charmant jeune homme. Voulait imprimer quelque chose auparavant. Je crois l’avoir déjà vu. Je croyais au foyer protestant. Mais je viens de me rendre compte... Ami de Laura, le seul garçon de son groupe. Oui-oui, c’est bien ça. Même air égaré — mais il a l’égarement méprisant. Un peu. En regardant de côté et d’autre, nullement de façon penaude ou fière : mais le regard sévère malgré tout, qui erre, qui revient à vous, fixe une seconde, et puis repart sans s’être troublé. Séduisant en restant naturel.

Je me demande si ce n’est pas de cet étudiant marmonnant. Que vient l’odeur. Une odeur de pieds. Puissante et insidieuse.

J’ai l’impression que mes mains s’en sont imprégnées. Je les porte près de mon nez, je la sens de plus belle…

Margot m’a laissé aller sans plus la moindre once de réprobation. (Qu’était-ce que cette aspiration de salive goulue ?) Elle sourit quand je ne la regarde pas. Que je refuse des câlins, et que je lui donne pour raison, sans vraiment la regarder. Ces horribles plaques rouges irritées. Qu’elle a sur un côté du visage.

C’est ce que j’ai pensé, chez moi, sans la regarder. Mais en sachant, les yeux hagards, comme en extase.

La fille juste devant moi, qui se lève alors que je pensais à écrire sur elle, m’a fait un signe en entrant. Point si mignonne que je le pensais. Mais j’aime son pull aux mailles toutes desserrées. C’était une mimique, très exactement : la bouche tirée, même pas un sourire, mais la bouche tendue à l’horizontal. Comme si elle voulait sourire, s’était commandée de sourire, mais n’y arrivait pas. Trop anxieuse, travailleuse. Elle se prépare à partir, et sa bouche est toute contractée.

La salle est petite, offre peu de places. Assez longue salle, au bout de laquelle se trouve le guichet où l’on récupère les ouvrages.

Et l’odeur est toujours là. Non, vraiment. Rien que pour cela je serais motivé à me défaire d’elle.

Mauvaise humeur

9 mars 2011 à 19h18

Mercredi 9 mars 19h24
Je viens de rentrer, et Margot est de mauvaise humeur. Elle me dit qu'elle a raté sa tourte ; je ne fais aucune remarque à ce sujet, au contraire, j'essaie de lui raconter un peu ma journée ; je commence à lui décrire l'étudiant que j'avais à côté de moi, qui marmonnait et qui puait. Elle me coupe et me dit que je n'avais qu'à ne pas aller là-bas.

Elle est invivable. Je racontais pourtant cela le plus légèrement du monde. Si je ne me lave pas les mains dès mon arrivée, je ne peux rien toucher sans qu’elle me fasse une scène. Mais là, je veux me laver les mains aussitôt, et elle me refoule avec énervement : car elle fait la cuisine, et quand je devrai l’aider, je ne le pourrai pas.

Trahison

10 mars 2011 à 1h08

J'étais sur mon lit à dialoguer en ligne, avec Philia et Léonie, quand Margot est venue pour un câlin, en chemise de nuit, sortant du bain. J'ai laissé mon écran, l'ai abaissé, me suis allongé et l'ai reçue. De bon coeur cette fois, car j'étais las et fatigué.

Mais lorsque je l'eus sur moi. J'éprouvai comme une inquiétude. Je regardai vaguement vers mon portable, resté près de moi. Un peu comme si... l'on aurait pu me voir ? Pas Léonie : Philia. Léonie, j'aurais pu lui dire ensuite ce que je faisais. Elle aurait protesté, réclamé, et puis tout serait rentré dans l'ordre. Ordre que nous n'aurions pas quitté de toute façon. Elle a revu son G. lundi : coucherie décisive, bien que modérée. Je ne demande pas les détails.

Mais Philia... Elle ne sait pas. Au moment où elle consent à m'accaparer, où elle me veut pour elle, je serre dans mes bras, à un mètre d'elle, une fille dont elle ne soupçonne pas l'existence. Et cela est une grave trahison.

Ou infidélité. Je ne sais ce qui me dérange le plus. Le fait de lui mentir, de lui donner une illusion, ou celui de... manquer à mon attachement pour elle ?

Hier dans la nuit, j'ai remarqué qu'elle avait - c'était à un moment où Abraham se permettait de la juger physiquement - changé l'image affichée. Je l'ai aussitôt cachée à ma vue. Mais elle l'avait changée depuis quelques heures : sans raison, dit-elle.

Maintenant je la regarde mieux. Je l'affronte. Je me prends à l'admirer, et je la trouve belle. Elle n'a pas l'air si grande. La joliesse de ses traits me touche. On ne devine pas tout. Mais je devine déjà que... je pourrais me promener avec elle, ravi. Un jour de fatigue. Un jour tous les six mois. Jour de ravissement.

Côte à côte, n'importe où. Je la rejoins en train, dans le lieu improbable où elle s'est terrée. Nous restons la journée ensemble. Et puis je repars vers mes horizons solitaires et artistiques.

Dans six ans. Moi, connu ; elle, toujours là et libre. Nous nous aimons et continuerons de nous aimer, de loin.

Mercredi 9 :
Conversations multiples. Philia et moi les recherchons certaines nuits. Nous nous invitons, nos contacts communs nous invitent, et dans les fins de conversations, quand les échanges déclinent, qu’il reste seulement des absents obscurs et des taciturnes inconnus, nous sortons soudain de notre silence et nous invitons ceux que nous voulons nous présenter. Nous ne participons guère ; Philia encore moins que moi, bien que souvent elle lise tout avec zèle — et moi, même si je réprime difficilement de sottes curiosités au début, je m’en détourne ensuite pendant de longs moments.

Hier soir j’ai montré pour une fois une vraie légèreté ; une légèreté loquace, à l’image de ceux qui animent ces conversations. Alors qu’il y avait encore beaucoup de monde, alors qu’il y avait Philia, j’ai développé une théorie sur la masturbation triste ; j’ai obtenu des chiffres : à partir de deux par jour pour W., trois pour Abraham. Puis Philia est partie, et beaucoup d’autres encore, et j’ai continué d’échanger légèrement avec W., qui est pourtant quelqu’un de grossier : je me suis fait grossier moi-même.

Plus tard Abraham a relancé une nouvelle conversation. A invité Philia à un moment. Pas tout de suite. Elle a émis une petite plainte agacée. J’ai dit de la laisser tranquille : il fallait qu’elle travaille. W. lui a dit une grossièreté, j’ai répliqué que le niveau de la conversation était trop faible pour elle, et elle m’a plus ou moins approuvé par un rire ambigu. Alors Abraham s’est mis à insulter Philia. Il a fait une diatribe contre elle, a dit que son attitude en anthropologie était appelée etc. qu’elle était mon sous-fifre, que tous les deux nous observions tout en retrait pour nous moquer en aparté. (Mais nous n’avons pas besoin de nous moquer ; nous parlons à peine de ces choses entre nous : nous nous moquons tacitement.) A ce moment-là l’écran s’est figé, ma connexion a déraillé, et j’ai fini par toute perdre, comme par enchantement.

J’ai perdu les divers comptes rendus que j’éparpille dans l’ordre où on m’aborde. A Abraham (bizarrement le premier à m’aborder), j’avais raconté que j’avais dîné au foyer protestant, et à sa réaction d’incompréhension j’avais compris son irréligion instinctive. Voilà pourquoi j’avais fait une théorie sur l’onanisme triste ensuite. A Myriam et à Macha successivement, j’avais fait deux autres comptes rendus, chaque fois sur autre chose, ou en mettant l’accent sur un moment différent : le moment dans le réfectoire et mes rencontres, ou le moment de ma promenade nocturne avec Nate.

Je ne sais ce qui s’est dit pendant le court moment de mon absence. J’ai pris la défense de Philia, mais piètrement, et le débat semblait déjà dépassé. Philia est partie un peu plus tard ; j’ai eu le sentiment inquiétant qu’elle avait eu avec Abraham des échanges privés, où elle lui avait manifesté son mépris, certes, mais où elle avait pu également, vu les allusions bizarres d’Abraham, dit son espèce d’admiration pour moi, non, notre espèce de connivence supérieure. Et j’ai eu peur, étrangement, qu’elle ait pu, du fait de cette dispute, livrer des sentiments intimes que, dans sa discrétion et dans son dégoût, récurrent, pour les confidences, elle ne m’aurait jamais dit, et ne me dirait jamais. Peu m’importait l’hébétement feint d’Abraham. Combien de jeunes filles avais-je ainsi à mes ordres ? Peu m’importait qu’elle m’eût mis à part. Accordé un statut particulier. Qu’il n’y avait que moi, qui comptait, envers qui elle se sentait obligée, à qui elle se sentait liée. Dans une entente magique. Et maléfique. Je ne pensais qu’à ce qu’elle avait pu lui dire ; j’aurais voulu être à la place d’Abraham ; j’aurais voulu profité de cette dispute.

Vers cinq heures du matin, les garçons, les habitués se sont montrés à la caméra. Je suis allé les voir, sans me montrer. Le joueur de poker en ligne surtout. Breton, roux et bouclé ; maigre, allait souvent dans une espèce de placard et en revenait en agitant des billets devant la caméra. W., ce faux ou vrai pervers, plaisantin parfois admirable d’audace, souvent répétitif. Grosses dents et cheveux noir ; grosses dents qu’ils dévoilaient dans un sourire stupide. Tête chevaline. Abraham, traits fins, mais d’une finesse quasi-artificielle, comme une poupée, une figurine sortie d’on ne sait où. Une expression à la fois narquoise et stupide sur le visage. Philosophe de la nuit plus obtus que je ne le pensais. Qui m’impressionnait lorsqu’il se mettait lui-même à vouloir impressionner les filles. Qu’il pondait de longues répliques parsemées de concepts intelligents. Mais en-dehors de ces accès d’arrogance, c’est l’arrogant le plus limité qui soit.

Six heures du matin. Je continue à parler dans la conversation multiple, personne ne me répond — cependant qu’ils se montrent toujours à la caméra. On finit par me dire (Abraham, je crois, mais pas seulement lui : même le joueur de poker, qui me paraissait pourtant inoffensif) qu’ils ne peuvent pas parler ici. Qu’ils doivent s’entretenir en privé. Puis on me demande si je m’exprime toujours ainsi ? On me dit que je suis bizarre. Et pour la première fois, ce jugement me perturbe et m’offense. Seraient-ils en train de se moquer de moi dans mon dos ? Je réponds que c’est mon naturel et je me force à m’en aller.

Je crois bien qu’on se moquait de moi. Dans mon dos, et on me le faisait comprendre. Le comble du mauvais goût. Les garçons... m’énervent.

Même ceux qui savent s’exprimer bien, trouvent bizarre que l’on continue de bien s’exprimer. Il faudrait avant tout savoir s’exprimer mal. Là est le naturel, et le naturel est la règle maîtresse.

Il n’y a pas que ça. Que je retenais au bout de cette nuit.

Cette image de Philia, découverte après les autres... Qui m'a fait croire un moment... Un long moment... Que c'était pour eux qu'elle l'avait affichée... Mais Philia est trop intelligente pour se laisser influencer par les autres. Non. Quand bien même elle ne serait pas intelligente, elle serait toujours trop indifférente. Il ne lui importe pas de plaire ou de déplaire. Elle ne veut rien, elle se serait montrée à moi si j'en avais exprimé l'envie ; et elle ne cherche pas à se montrer malgré moi. Elle n'y pensait déjà plus. Elle est la personne la plus libre que j'aie rencontrée.

Chaque jour est différent

10 mars 2011 à 15h46

Aujourd'hui, rien à dire. Je n'ai rien fait et ne suis allé nulle part, pour que chaque jour soit différent.

J'ai bien voulu satisfaire Margot, et me suis rendu compte, chemin faisant, que je n'avais pas d'appétit sexuel. Toujours pas. De la théorie à la pratique. Donc je me suis endormi pour cesser. Et j'ai mis du temps à me relever.

J'en avais juste assez pour... un élan passionné. Je veux dire, pour une phase de mouvements frénétiques.

Excès

11 mars 2011 à 19h18

J'ai trop parlé et je pense à ces excès. Je me dis que ce n'est pas terminé, je soupire déjà à cette idée. A vingt heures, je vais (et non dois) me rendre chez Bethany pour dîner et pour prier. On peut dire que je l'ai appelée le soir opportun. A cause de son stage, sa séance de prières a été déplacée le vendredi. Une rencontre, une autre, encore m'attend, je le crains.

Je suis ici au troisième étage de la bibliothèque des sciences. De l'ascenseur au rez-de-chaussée sont sortis deux Maghrébins, un grand bonhomme longiligne, immense, que j'ai déjà repéré d'autres soirs à cause de son allure effroyablement décontractée, et un plus petit (ma taille), parfumé comme un minet, qui passa à côté de moi avec un regard méprisant (et peut-être un ricanement aussi). Je me suis dit : Voilà l'expression de la virilité conquérante. On se croit supérieur en se déhanchant, en portant des habits laids et mal taillés, en travaillant son air "décontracté". Sans compter qu'on se parfume, bien sûr. On croit séduire les filles, alors qu'on ne séduit que celles de son espèce. Et on décoche aux êtres "inférieurs", les mains dans les poches, un regard de mépris viscéral en passant près d'eux et en les inondant d'une quantité de parfum infamante.

Je pense aux rencontres de midi. Plus importantes que les rencontres ridiculement avortées de cet après-midi.

Je suis allé voir Tania sans notes, sans rien. Sinon mon ordinateur que j'ai sorti aussitôt. Elle était fripée, avait une mine repoussante sous certains angles. Vieillie de cinq ans, au moins, ai-je pensé. La peau du visage gonflée comme si on lui avait infusé arbitrairement de la graisse.

D'ailleurs en permission, toujours hospitalisée. Très enthousiaste comme l'an passé, muette et enthousiaste. Ne m'a rien dit, ne m'a donné aucune indication, m'a juste écouté parler, comme d'habitude. Je m'installe, elle me demande comment je vais, ce que j'ai fait ; puis il y a un grand silence ; et alors je comprends que je dois me mettre à monologuer. Je m'acquitte de mon rôle. Philémon surgit, que je n'ai pas revu depuis plusieurs semaines, prend une chaise, s'en va en me saluant, guilleret ; puis rentre dans le bureau, me tend la liasse de feuilles que je lui avais donnée, exprime son contentement, se met à l'ordinateur et tape bruyamment. Mais heureusement l'entrevue se termine là.

Devant Tania, qui ne conteste jamais rien, incapable même de poser des questions, il m'a dit qu'il avait annoté mon mémoire. Mais il n'y a pas la moindre annotation. Situation gênante : le remplaçant de Tania me tendant des commentaires, écrits, sur un texte dont j'explique la suite à Tania, alors que je lui avais promis ces explications, à lui...

Je m'éloigne pour lire ces annotations et me souvient que mon stylo, mon seul stylo, n'a plus d'encre. J'appelle donc Nicolas pour déjeuner, et le prévient d'emporter un stylo. Que ferais-je si je ne pouvais croquer, à tout moment, un passant hirsute et simiesque, sur mon carnet de notes ?

Nous allons au foyer protestant malgré ses tergiversations sur les distances. Il n'y avait aucune queue, nous fumes installés les premiers à une table, où nous rejoignirent bientôt un habitué du réfectoire, qui prit place en face de moi, et une jeune fille qu'il connaissait et dont il se fit rappeler qu'elle était en lettres. Là-dessus je l'abordai bien sûr ; elle s'installait à côté de moi. Ce sont de loin les rencontres les plus abouties que j'aie faites là-bas. Je crois ne regretter aucune réplique. Aucune des miennes en tout cas. Il étudiait la théologie protestante, elle était en deuxième année de lettres ; il était noir et haïtien, elle était évangélique, et baptisée depuis novembre. Tous deux résidaient ici, il était seul dans un couloir reculé que personne ne connaissait et qu'il avait baptisé à son nom. Il nous a fait deviner, trop longuement sans doute, son prénom : le même que le prophète qui a oint Saül. Tous deux connaissaient très bien la Bible et l'Ancien Testament. Nous avons mis du temps à trouver le prénom de Samuel. Il s'exprimait avec cet accent empaté des Noirs, qui me rendait difficile sa compréhension. Malgré cela, je ne fis aucune faute ni aucun impair. Elle faisait partie d'une petite communauté évangélique : une centaine de fidèles, parmi lesquels un camarade de promotion de Bérengère. Elle s'appelait Rachel ; c'est lui qui nous l'a dit alors qu'elle s'était levée ; il m'a dit, en riant grassement, de la surprendre. Je l'ai fait un peu plus tard, pour plus d'effet ; j'ai pris soin de me faire servir en dernier le plat principal, afin de lui dire : Merci, Rachel. Tu t'appelles bien Rachel ? Passionnée de littérature. Je lui demandai ses professeurs favoris, parlai
de l'un, répondis que je préférais choisir les textes qui m'inspiraient dans la Bible, et que je choisissais les évangiles. Samuel dit en riant que son texte préféré était l'apocalypse de Jean ; je dis que c'était de la poésie et je citai le passage sur l'ange de Laodicée, en disant que je le citais tout le temps. Alors Samuel raconta une anecdote, comment on avait abusé de sa bonté, et il se trouva, tout à la fin, qu'il liait cet épisode à la phrase de Jean. Bizarre : une femme lui dit qu'elle ne sait où manger, qu'elle ne parle pas français ; il a cours, mais il saisit cette chance de rencontre, l'emmène au restaurant, elle, son mari, et son enfant ; au terme du repas, ils déclarent qu'ils n'ont pas d'argent et il est obligé de tout payer (cinquante euros) ; mais avant qu'ils ne se séparent, il comprend qu'ils parlaient très bien français. Il ne faut pas distribuer son amour inutilement ; je veux bien, mais quel est le rapport avec le devoir d'être chaud ou froid ? Je n'ai rien dit, car l'art de la conversation implique une certaine politesse.

Rachel compte partir au Canada d'ici deux ans, et, s'étant méprise sur les études de Nate (elle croyait qu'il était aussi en lettres), elle s'est excusée et a ajouté assez vivement qu'elle aura cru pendant tout le repas qu'il était en lettres. C'est drôle, parce qu'il ne lui a guère parlé, étant placé au bout de la table, entre le Haïtien et moi.

Ayant mis plus de temps que prévu (il était deux heures moins le quart), je dus me presser pour aller au palais universitaire. Sur les quais, je pensai à écrire un portrait : un jeune homme fat et vulgaire, qui, marchant avec un ami, le regard et la démarche assurés, souleva son haut et s'admira le ventre devant moi (il était graisseux). Mais je n'avais pas le temps d'écrire. Tania m'avait invité, devant Philémon, à la conférence d'un vieux débris de renom. Elle m'avait dit deux heures et quart : j'arrivai à deux heures cinq et la salle était pleine. Si j'avais eu tout mon temps pour y aller, j'aurais bifurqué, j'aurais trouvé un autre endroit où aller. La salle était grande, on distinguait à peine l'estrade. Echauffé, un peu distrait, je repérai des places libres au fond et je m'y portai à l'étourdie. Les allocutions commencèrent aussitôt, et c'est seulement par degrès que je compris dans quel nid de guêpe je m'étais encastré.

J'avais tout de suite sorti mon écran d'ordinateur (et feuilleté la liasse de papiers que m'avait rendu Philémon). Voici donc ce que j'observai, pendant que notre débris national dissertait d'une voix chevrotante :

Je n’ai pas vu où je m’installais. Si, j’ai vu la professeur au bout du rang ; je n’ai pas cherché à scruter sa voisine. J’ai cherché des yeux dans l’immense salle, surpeuplée (je suis à l’avant-dernier rang), mes camarades. Léonard et Edith. J’ai trouvé Léonard à côté de M. E., un, deux, trois, quatre rangs devant. Non, cinq. Puis j’ai trouvé Edith, un peu cachée, à sa gauche. Je me suis dit intérieurement : heureusement que je n’ai pas été avec eux à ce moment-là. Je regardais aussi en arrière, comme pour guetter des arrivants. Je sais qui je guettais, je me rappelle : Mme V., ou M. D., à la rigueur. J’ai aperçu la G derrière moi, au tout dernier rang, mon regard la frôlait directement lorsque je me tournais vers l’entrée. Il faudra que je lui demande ce qu’il en est des cours de russe. Que fait-elle ici ? C’est une conférence de littérature. B est juste devant moi. Lui non plus je ne l’avais pas vu d’abord. Et j’ai été content de... Mais au fond, je m’en fiche complètement. Je suis suffisamment fatigué (essoufflé, plutôt, car je me suis un peu pressé pour arriver, surtout que je ne savais pas que c’était à 14h : on m’avait dit 14h15). J’ai ensuite compris que Mme E. était deux rang devant moi, en suivant la diagonale qui passe par B., lorsqu’elle s’est retournée un moment. Mais enfin, comme je me suis un peu affaissé sur mon siège — mise en scène pour un seul spectateur : moi — j’ai intercepté par hasard le regard un peu furieux, ou furieusement effaré, de ma voisine à une chaise de distance ; et j’ai compris, mais sans véritable effarement à présent, que c’était ... Sans doute parce que je ne l’avais pas aperçue d’abord, et donc, que je m’étais comporté de la façon la plus naturelle du monde, tandis qu’elle, visiblement, défaillait. C’est amusant : je me suis retourné plusieurs fois vers la porte, et je faisais attention, à la rigueur à la G, tandis qu’elle, sachant qui j’étais, y songeait, ne savait que penser, en était tourmentée peut-être, car elle n’est assurément pas bien à l’aise. Moi, je suis très confiant, je m’abandonne au simple bonheur d’être assis après une marche hâtive. D’ailleurs, je suis entré dans la rangée par le côté opposé. Et je peux allonger un peu mes bras, sous le pupitre, et ressentir nettement le petit plaisir de ma fatigue diffuse. Dans ce plaisir je m’oublie complètement et j’oublie de ressentir un quelconque malaise.

Les gens viennent pour le plaisir de s’instruire, et sont inquiétés par de petites questions de configuration. Ils viennent avec de grandes aspirations, une tension vers l’idéal, le concept, et la voix du poète, du prophète, cette voix usée mais tout de même majestueuse, se trouve mêlée à ces pensées ridicules, qui rappellent les gens qui sont autour de vous, et qui sont venus dans le même but de se nourrir de la voix du poète, et qui, peut-être, se perdent dans les mêmes considérations parasites.

Peut-être que j'avais tort. A la fin du discours, sans détacher mes yeux de l'endroit où se trouvaient Léonard et Edith, j'ai rangé mes affaires - et entendu Mme P. qui lançait quelques mots à B., les deux en se levant. Sans me presser, en prenant soin de ne pas me presser, je suis allé quelques rangs devant saluer Edith - lui demander comment cela s'était passé ce matin. La petite tantouze passa plusieurs fois, très près de nous, en me jetant un regard insolite et en nous saluant. Léonard alla aussitôt saluer quelques filles, plus jeunes, qui m'étaient inconnues. La Géorgienne avait disparu, ainsi que mes anciens professeurs : mais il restait Mme St., absorbée dans ses civilités, qui ne me vit pas lorsque je passai devant elle dans l'allée centrale.

Nous nous sommes postés tous les trois devant l'entrée de la salle, près du grand escalier à l'ancienne. Edith était en verve et contente de parler. Cela ressemblait tout de même beaucoup à la matinée littéraire des Démons. Karmazinov ou Stépane, comme on voudra, est sorti, une première fois, avec plusieurs personnes. Plus de quatre vingts ans, sommité de l'institution littéraire. "Qu'y a-t-il ?" ai-je demandé à mes interlocuteurs comme ils se figeaient. Et Léonard m'a glissé que c'était Yves qui sortait. Je me suis retourné et j'ai examiné ces gens sans vergogne. Un peu plus tard il est sorti une seconde fois, cette fois en compagnie de Tania ; je me suis demandé ce qu'elle pouvait lui dire et en les regardant j'ai constaté que ce tout petit vieillard ratatiné... était encore plus petit que Tania, qui devait pencher sa petite tête souriante vers lui. Deux touffes blanches des deux côtés du crâne jaunissant. Tania est venue nous parler à tous trois, a dit qu'elle rentrait le soir à l'hôpital, a ri de son rire de souris, a ajouté que ce n'était pas très drôle. A ce moment-là j'ai rigolé, mais elle a fui mon regard et est partie.

En descendant avec mes deux camarades, j'avais une pensée obsédante : je ne regarde pas Edith quand elle parle, c'est un tort, pourquoi faut-il toujours que je regarde autour de moi, à côté d'elle, derrière elle, pourquoi faut-il que je suive les mouvements de tous les autres ? Léonard à la sortie du palais s'est tout de suite dirigé vers trois étudiants et a distribué des poignées de mains chaleureuses. Parmi les trois, je reconnaissais un des habitués de son ciné-club, un garçon grand et fluet, habillé de façon démodé, avec des gilets sans manches, je crois, cheveux noirs et mi-longs. Mais les deux autres ?... Elsa les a aussi salués puis est revenue à moi. Je les ai regardés de la tête aux pieds. Des frères sans doute, très grands, dépassant Léonard. Et habillés d'une façon... Hautains dans leurs vestes longues de velours noir. Impeccables dans leurs chemises blanches, leurs pantalons droits. Tout était lisse chez eux. Soigné jusqu'à en devenir suspects. D'où Léonard connaissait-il ces faux dandys jumelés ?

Je restai à parler avec Edith sur la plateforme du perron, tandis qu'à côté de nous Léonard se comportait un peu comme moi, parlait à n'importe qui en oubliant les autres, mais restait lui-même, bien sûr, et parlait donc de cinéma avec son fidèle du ciné-club. Personnage aussi charmant que falot, sans doute. Je leur jetais des coups d'oeil tandis Edith, à ce que j'observais, n'arrivait jamais tout à fait à me faire face, en dépit du plaisir évident qu'elle éprouvait à discuter avec moi. A chaque fois que je la regardais trop dans les yeux ou me confrontais trop à elle, Edith se décalait insensiblement. Peut-être que c'était instinctif chez elle. Je ne laissai pas paraître la moindre conscience de nos repositionnements continuels, mais je les suivais avec un amusement secret. Nous avons décrit au moins deux demi-cercles complets sur le perron. Lorsque l'interlocuteur de Léonard s'est posé contre la façade, elle s'est elle aussi arrêtée - car elle se déplaçait aussi en fonction des autres - et m'a raconté le suicide de son oncle. Je me rends compte aussi que je répète, à intervalles réguliers, les mêmes histoires, les mêmes développements. J'ai parlé de l'insatisfaction éprouvée dans le désir sexuel et de la recherche d'un autre chose. J'ai dit que l'homme moderne avait plus de ressources tragiques qu'on ne le soupçonnait. C'est à partir de là qu'elle a raconté que son oncle, quelqu'un d'équilibré, ayant réussi plus ou moins dans son existence, bien que divorcé, avait sombré dans le désespoir, et qu'il avait fini par s'égorger. Sans m'émouvoir, j'ai rapporté une autre de mes histoires favorites : celle de mon oncle mort dans son taudis, avec son coffre-fort vide, son tas de préservatif et une carte bancaire à un autre nom dans sa boîte aux lettres. Mais je laisse s'écouler suffisamment de temps entre ces répétitions ; en l'occurrence, tout en sachant que je reprenais des histoires déjà racontées, je n'avais pas le sentiment de me répéter : c'était un peu comme si je jugeais la forme que telle idée ou telle histoire prenait avec plus de recul. Une forme parfaitement aboutie pour celle de mon oncle. Je rends compte de son mystère sans pathos ni un quelconque ton mystérieux.

Mais Léonard a soudain marqué son impatience, Edith est sortie comme d'un songe et s'est excusée vivement auprès de lui. Il avait un besoin d'enfermement, ça le prenait comme ça, il devait rentrer. Je les ai accompagnés encore sur tout le trajet, pour finir mon entretien avec Edith. A 17h30, sur la voie de tram, j'ai vite donné mon congé, alors qu'Edith m'invitait à monter, et que je voyais l'auditeur de Léonard attendre plus loin - lui, il monterait.

Désarroi

12 mars 2011 à 14h13

samedi 12 mars 2011 15h31
Jeudi je n’ai rien fait, pour que chaque jour soit différent. Je me suis satisfait sur Margot qui avait maquillé ses imperfections.

« There was something so pure about her. » Je ne sais même pas à qui j’ai pensé quand je me suis satisfait, tout à l’heure, seul. J’ai pensé à Philia, à Margot, à Margot F. Il y a les beautés régulières, que l’on arrive à décrire, que, dès l’instant où on les a vues, on croit pouvoir décrire. Et il y a les beautés foudroyantes, qui ont une étrangeté si éblouissante qu’après plusieurs années on ne saurait toujours les décrire et dire ce qui fait exactement leur beauté. Margot F., que j’ai aimée tant d’années, que je n’aime absolument plus : saurais-je la décrire cependant, davantage qu’au temps où je l’aimais ? Je ne crois pas. Le jour de la représentation, à la fin de la quatrième, elle jouait Alice, était vêtue d’une robe bleue simple et parfaite, quasiment champêtre, qui rendait follement enivrant le noir de ses cheveux ; quand je la voyais depuis le côté de l’estrade qui servait de coulisses, j’étais prêt à défaillir. Quand elle se tournait vers moi... Me regardait d’un air presque interrogateur. Il se dégageait d’elle quelque chose de si pur que ses traits en étaient brouillés. Sans doute étaient-ce les yeux ? Mais quoi dans les yeux ? Il faudrait essayer de mettre des mots sur cet enchantement.

Je n’ai pas envie de m’acquitter de mes devoirs d’interlocuteur virtuel. Car ce sont des devoirs maintenant. Je comprends maintenant qu’on se concentre sur l’une ou l’autre relation. C’est ce que je fais, et j’ai jeté mon dévolu sur Philia.

Tous les autres, je ne me présente à eux que par intermittences. Je vois que Théodore est revenu, je soupire à l’avance, je me dis : si je le voyais en vrai, j’aurais certainement mille questions à lui poser, et je ne souffrirais aucun ennui de notre conversation. Et donc je me retire, je me retranche, je me replie sur mon lit, je me masturbe en songeant à cet abandon de la partie.

Une seule interlocutrice pour une présence constante. Une présence lointaine et constante ; rien qui n’empiète sur ma solitude physique, sur la liberté de mes membres, de mes mains. Pas d’enlacement, pas d’emprise ; pas d’encombrement, pas de martyre des chairs.

J’ai peut-être trop fait de rencontres réelles cette semaine. Au moins, ces rencontres-là n’engendrent aucune obligation. Je n’ai rien obtenu qui fasse de ces apparitions momentanées des personnages. Mais je dois chérir le pouvoir d’évocation, avant toute chose. Je ne ferai jamais rien si je continue de me documenter éternellement.

17h41
Il est étonnant que je n’aie jamais vu Céleste au foyer protestant. Pas une seule fois. Je croyais la trouver en m’y rendant, et maintenant je ne l’attends plus : l’infinité des autres l’a remplacée. Elle m’a indiqué une voie nouvelle et puis s’est effacée. Cette voie nouvelle ne menait pas à elle. Etrange médiatrice.

22h23
Je viens de découvrir que j’ai gardé, sans le savoir, les clichés que m’avait envoyés Léonie. Elle m’avait demandé de les supprimer, je lui avais répondu que de toute façon j’avais suspendu leur transfert. Comment se fait-il que je les aie maintenant ?

Elle est petite et plutôt mince. Tellement petite qu’elle est forcément mince, en quelque sorte. Pas de courbes aux reins. Du moins pas avec la chemise qu’elle portait. Mais je n’ai pas le moindre doute sur son charme.

Non, vraiment je n’ai envie de parler à personne.

Je suis là affaissé sur mon ancien lit. Je n’ai pas voulu voir de film tout de suite parce que mon frère avait pris l’un des canapés — et à côté de moi, ma mère lapait son yaourt en faisant un bruit de déglutition immonde. Je ne sais pas comment elle faisait pour produire un tel bruit.

Je suis parti dans ma chambre et ils ont mis un film que je ne voulais pas voir. Mon découragement est sans limites.

Néanmoins je viens d’apparaître pour Philia. C’est aussi parce que je viens de me dire que tout cela, j’aurais pu le dire à quelqu’un d’autre. Parler ou écrire, il faut choisir — faire le plaisir de quelqu’un, ou faire fructifier son talent.

Je sais déjà ce que je vais lui dire, et que je voulais écrire ici.

J’ai une envie de pleurer, de nouveau, une de ces envies de pleurer telles que j’ai l’impression que je vais vraiment pleurer. Mais jamais rien ne se produit.

Toutes ces idées de récits en moi. Et je ne sais pas quoi en faire. Je ne sais pas quoi choisir. J’aimerais périr plutôt que de choisir. C’est comme si ma vie entière en dépendait. Si je ne fais pas le bon choix, je suis un homme perdu. Mais si je ne fais aucun choix, il vaut encore mieux que j’abandonne tout de suite et me résigne à une existence médiocre.

Représenter notre époque ! Quelle forme pour la représenter le mieux ? Je voudrais tout faire en même temps, mais je ne fais rien du tout.

...

Pourquoi faut-il toujours qu’une nouvelle forme m’interrompe dans la réalisation de la précédente ? Si je n’arrive pas à me décider, je serai un être nul, je ne servirai vraiment à rien. J’ai trop sacrifié à ces aspirations. J’ai raté le désir d’amour. J’ai raté le désir du foyer, du bonheur familial. J’ai manqué même aux autres : je me fais rare pour ceux qui m’apprécient. Je n’ai plus de curiosité pour ceux qui me diraient pourtant tout.

Je ne peux pas, je ne peux plus. Me résigner à une existence médiocre. Je dois représenter la vie moderne, ou je me tuerai. Je ne peux pas, parce que j’ai déjà tout raté ! de ce qui fait une existence médiocre. L’amour. De ce qui fait une existence normale. La réussite dans les études. De ce qui fait une existence idéale. La curiosité pour autrui. Je suis un vilain insecte qui se croit du génie ! Et Philia ne se connectera plus la nuit ! Je n’en peux plus, je n’en peux plus. Qu’est-ce que je fais dans cette vie ? Qu’ai-je à y faire ?

0h30
J’ai trop sacrifié à ces aspirations pour en changer. Je ne leur ai pas assez sacrifié pour les mener à bien. Je n’ai pas envie de faire plus de sacrifices. Je n’ai pas envie non plus, quand bien même je le pourrais, de revenir en arrière, de me plier, de me contraindre, à une vie médiocre. L’amour. Le foyer. Le bonheur du foyer. Portes refermées. Le bonheur de rentrer. Après une journée de travail. De retrouver tous les jours. Le foyer et ses plaisirs. S’oublier. Dans l’idée de son bonheur. Jour après jour. Année après année.

Pourquoi ne puis-je désirer cela ? Pourquoi ?

Et je n’ai toujours rien dit à Philia, alors que je suis rentré chez moi. Je veux lui faire opter une forme entre toutes celles qui m’habitent. C’est ridicule. Qu’aurait-elle à dire à ce sujet ? Elle pourrait du moins choisir ce qui lui plairait le mieux, à elle.

Je ne sais pas si je peux, si j’ai la capacité, de relier tous ces récits, d’inclure toutes ces formes dans un même ensemble.

Ma vie est aussi éclatée, aussi chaotique, aussi désespérément, ridiculement indécise, que ces bribes d’idées.

Prières

13 mars 2011 à 6h13

Vendredi 11 mars, soir : Bethany était gamine et plaisantine, malgré sa semaine de stage. Je tâchai de me taire, ou de moins parler. F, homme de trente ans, de grande taille, était très normal ; par politesse - encore par politesse, décidément - je lui retournai ses questions à la fin et j'appris donc qu'il était directeur de gestion (je crois). Il a comme répondu à contrecoeur. Il donnait l'impression d'être dans ce groupe pour se tirer hors de son milieu - pour sortir de soi-même. Il répondait toujours de manière rassurante aux autocritiques de Bethany et de Jeanne (est-ce que j'aime suffisamment Jésus ? parfois j'ai l'impression de ne pas l'aimer du tout). Je crois qu'il s'intéressa à L'Idiot et s'en saisit parce que ça avait un rapport avec Bethany.

A vingt-deux heures, comme il était prévu, je partis pour la laisser dormir, Jeanne également, et je le vis qui alla prendre place à côté de Bethany sur le canapé - Bethany, les mains sous les cuisses, le menton levé, les lèvres serrées - avec un plaisir qu'il déguisait, mais que sa précipitation retenue trahissait tout de même.

Stabilité affective

13 mars 2011 à 14h27

Dimanche 13 mars : A partir de trois heures j’ai réussi à tout expliquer à Philia. J’ai formulé les dilemmes structurels de mon récit, sans peut-être lui faire comprendre à quel point mon existence était en jeu dans ces choix apparemment sans conséquence. Tout s’est résolu, ou du moins, suffisamment de choses. J’ai connu la légère griserie qui suit les moments d’intense désespoir. Les aurores encore impuissantes, mais gorgées de grandes espérances, et aussi, toujours, l’hébétement d’avoir vécu ce moment trop de fois. J’ai fini par me coucher à six heures. Philia parlait à R.

Lundi 14 mars 23h25
Cela fait longtemps que j'y réfléchis, d’une certaine façon. Je crois que je suis quelqu'un de très stable en définitive. Oui, je garderais toujours un peu d'indépendance, mais cela ne m’empêcherait pas de goûter le bonheur de retrouver chaque fois quelqu’un que j’aime.

J’ai eu l'impression, ces derniers temps, d'être complètement instable, sur le plan affectif et sur tous les autres plans. C’est délicat, je ne me vois pas épouser Margot. C’est en partie par la force de l’inertie que je reste avec elle. Mais je me suis rendu compte qu'il ne me manquerait pas grand-chose, vraiment peu de chose, pour être satisfait tout à fait. Ce n'est pas seulement par inertie donc. J'ai un constant besoin de nouveautés. Mais la nouveauté pour moi n'est pas nécessairement de nature amoureuse ou affective, et je crois que je serais tout heureux d'avoir avec moi quelqu'un qui me plaît vraiment. Du moment que je garderais un peu de liberté, pour pouvoir découvrir de nouvelles choses.

C'est cela que j'ai cru ressentir hier chez Margot. Et je me suis senti très bien en sa présence, vraiment. Je ne ressentais plus la moindre irritation.

Je ne suis pas le plus libre des hommes concrètement. Mais j’arrive à me sentir libre, c'est le sentiment de ma liberté que je cultive. Je ne me délivre pas de tous mes liens. Je m'en délivre juste par la pensée.

Il est certain que je reste avec Margot par inertie, pas seulement parce que je suis quelqu'un de stable. Mais hier, je me suis trouvé si bien avec elle : et j'ai su que je saurais être satisfait. Avec une fille qui me plaise un peu plus. Sur qui je puisse poser mes yeux à toute heure, et avoir le sentiment d'une harmonie. Je pourrais être satisfait, et pas satisfait en général, mais satisfait amoureusement, satisfait conjugalement. Alors que parfois je me fais l’effet inverse. De pouvoir être satisfait en général, mais de ne pouvoir l’être dans les liens de l’amour exclusivement. C’est ce que je croyais, du moins j'avais peur que mon insatisfaction venait de là. Mais je sais maintenant que cette idée était fausse.

Et puis s'en détourner

16 mars 2011 à 1h17

S'approcher de l'objet jusqu'à pouvoir envisager ce que serait une vie en sa possession - et puis s'en détourner. Quelle est la pire lassitude, celle que l'on éprouve dans les ruines de la possession, ou celle qui précède la consommation, qui s'étend dans le désarroi d'un désir avorté ? Celle qui ne voit que destruction, ou celle qui voit que tout demeure intact - inutilement intact ?

Tout le monde semble me pousser vers la musique plutôt que vers l'écriture en ce moment. Sans savoir que je fais profiter mes trouvailles à d'autres, Margot m'a rappelé de façon appuyée que je devrais me renseigner sur les concours de composition. Elle s'est aussi proposée pour m'aider à une nouvelle partition.

Mardi 15 mars : R parti faire son service militaire, c’est Philia qui disparaît. Il en aura pour quatre mois. Elle en rigolait, mais elle est absente ce soir.

Compagne de tous les soirs

17 mars 2011 à 14h33

Jeudi 17 Je n’ai rien écrit les jours précédents. Parce que chaque jour est différent ? Un jour je sors avec l’intention de sortir (lundi), un jour je reste avec l’intention de rester (mardi), et un autre jour je reste avec l’intention de sortir (c’est mercredi). J’étais censé voir Nate, pour tout dire ; j’avais commandé des livres à deux endroits ; je me préparais donc en vue d’un petit périple. Mais il a reporté.

Je parle de nouveau à Léonie ces temps-ci. Je trouve encore, de temps en temps, des histoires à lui raconter. Mes histoires se font plus libres, plus allantes. Moins construites. Mais aussi plus complètes. Le récit au présent m’a reconquis. Il y a une complétude du temps présent, que le temps passé ne retrouve que partiellement et à grand-peine. On a tout le temps, rétrospectivement, d’étayer les analyses et les descriptions. Le temps présent est plus brouillon, survole et passe toujours à autre chose : c’est dans sa nature même ; on ne saurait exiger plus de lui ; il n’a pas le temps, il est pressé, il est tendu, il déborde, partout il est saturé. On ne saurait jamais rien ajouter. Corriger. On ne saurait que pousser plus loin.

Je suis plus que jamais son confident, son compagnon de tous les soirs. Dans les relations de longue durée, la misère humaine se révèle peu à peu. Elle se révèle d’abord par des aveux touchants et des constatations générales. Le temps de la rencontre sort beaucoup trop de l’ordinaire pour qu’on puisse retrouver le fil de son existence entière. Il favorise les confidences, mais ces confidences ne peuvent être que légères, frivoles et théâtrales. Toute parisienne qu’elle soit, Léonie a peu de gens à qui se livrer. Son amoureux ne pouvait être son confident que dans les premiers temps. Lundi, Meriem m’a dit qu’il n’y avait qu’à moi qu’elle parlait en ce moment. Cela fait quelques jours que je ne lui avais pas parlé. Elle m’a donné un moyen de l’appeler sans frais et je n’ai pas éprouvé de morsure au cœur. G se moque des rapports que nous avons, Léonie et moi. Virtuel, virtuel ! Nous pouvons nous dire toutes les cochonneries du monde. Je l’occupe et pendant ce temps, il peut vaquer à sa liberté. Tant de mots qu’il n’a pas à chercher. A moi la tâche ingrate, le rôle de l’imbécile. Il n’a plus à la séduire ; c’est comme si je la séduisais à sa place. Je la rassure comme au temps passé, il n’a qu’à venir pour l’avoir. Cueille la fleur que j’entretiens. Ce n’est pas parce que G l’y autorise qu’elle revient vers moi. C’est parce que je le veux bien. Et parce qu’il devait en être ainsi.

Haha

17 mars 2011 à 15h58

Deux filles assises en face de moi. Toutes les tables ici sont remplies. Il n'y en a pas beaucoup. Endroit censé être pour les thésards avant tout. Elles révisaient je ne sais quoi (de l'histoire, de la politique). La fille en face de moi, se voulait très soignée, et c'était visible. L'effort était plus visible que le résultat. Le rouge à lèvres était trop marqué. Ses cheveux, trop bien agencés (une raie d'un côté), pas très beaux, mais sans doute ne le pourraient-ils pas être davantage. Elle me regardait parfois. Je m'amusais à lui répondre de même par des regards. Et de même, à détourner mon regard - par exemple, à droite, où il y a une jolie petite fille mignonne, à la table voisine : mignonne, et non jolie, et sûrement pas soignée comme l'autre fille. Pendant qu'elle était allée fumer avec son amie (qui d'ailleurs était plus jolie), je pouvais reporter mon regard sur la fille qui avait alors pris place, en face de moi, tout à gauche. Celle-là, régulièrement belle. Mais son copain est venue l'embrasser par derrière, poser ses bras sur ses épaules, baisser la tête jusqu'au niveau de la sienne, etc. Grand, roux. Costaud ? Pas très beau à part ça. Un peu comme le type qui me fait dos devant moi. il travaillait avec sa copine, grande brune tout en noir avec des lèvres et des lunettes pulpeuses (j'ai envie de dire lunettes pulpeuses). Quand elle s'est levée pour partir définitivement, elle a embrassé son copain goulument (mallette sérieuse, coiffure sérieuse, barbe sympathique, très bien sous tous rapports). Alors elle a un moment regardé vers moi ; je n'ai pas détourné mon regard ; elle a dû se dire : ha ! le frustré qui observe les amoureux en train de s'embrasser. Peu m'importe, vraiment.

Et donc. Pour en revenir à la fille en face de moi. Elle s'est levée et s'est reboutonnée. Veston gris, boutons très soignés. Très bien habillée. Très mince, très bien faite, tandis que son amie, plus jolie, semblait moins bien faite debout. Elle m'a lancé quelques regards, vraiment, la bouche presque entrouverte. Comme déçue de pas pouvoir faire plus. Regards à travers une mèche de cheveux d'un blond suspect.

Et puis elle est partie.

Et puis je l'ai vue revenir, d'un pas pressé, et j'ai aussitôt compris pourquoi : elle avait laissé là, tout près de moi, son parapluie. A portée de mes mains. J'aurais dû le voir d'ailleurs. Parapluie aux couleurs discrètes, rose et verte, mais tout de même.

J'ai baissé mes yeux sur l'objet, et il a disparu dans un mouvement furtif.

Haha. L'aurait-elle laissé en vue de... Pour que j'aie à le lui rapporter ? Pour créer l'occasion. Elle a mis un certain temps à venir le chercher. Pressée peut-être par dépit. Elle savait que je n'irais plus la rattraper.

Je suis sûr qu'elle n'avait pas du tout envie de me rencontrer. Mais ça en donnait l'impression à la perfection. Parfait scénario pour mauvais roman à l'eau de rose. Et je suis sûr aussi qu'elle y était sensible, que son dépit venait, tout entier ou pour partie, de cette impression. Aurait-elle voulu me rencontrer qu'elle ne s'y serait pas prise autrement.

Haha bis

17 mars 2011 à 17h07

Non. La petite fille n'était pas si mignonne que ça. Sous cet angle (en venant de l'escalier), non ; imperfections du visage, ou bien mauvaise chute des cheveux, qui la rend subitement trop fade. Qui fait de sa fadeur quelque chose d'insupportable, et non plus de pitoyable. Maintenant je fais plutôt attention à celle qui m'a regardé dès que j'ai monté les escaliers - sans doute parce qu'elle cherchait à se distraire. Ressemble à Barbara. Coupe de cheveux blonds parfaite, dense, réglée. Chemise blanche impeccable, et une cravate. Oui, une cravate aux couleurs chaudes. Qui s'accorde avec ses lunettes colorées. C'est amusant.

Il fait très chaud. Rendez-vous avec la "conseillère bancaire" passé : réussi. Elle était humaine, sympathique, ne rechignait pas à parler d'elle et de ses propres choix. Méthode. Mais si tous procédaient ainsi... Ce serait tout de même plus convivial.

Oh, comme elle se cambre, se fait droite quand elle tape. Droite dans sa chemise blanche, et la cravate qui flotte par-dessus les plis soyeux et les gonflements de blancheur.

Je ne pouvais pas reprendre place là où j'étais. Tant pis pour les lampes de la table derrière moi qui se réfléchissent dans mon écran. Un professeur avait posé sa mallette à ma place. De cuir brun défraichi. Puis il est survenu de derrière les rayons de livres : avec des béquilles, boitant de façon complètement désaccordée. Ne pas s'empêtrer dans les béquilles.

Elle part, comme c'est dommage. Elle range son petit ordinateur, et les fils, et le froissement d'un emballage de gateaux. Craquements étouffés des biscuits dans sa bouche, étouffés aussi par le bruit des affaires qu'elle cale dans son sac. Tout à l'heure je vais la regarder plus en détail. Quand elle aura rajusté ses vêtements. Je crois qu'elle a un pantalon droit magnifique. Oh oui, et le veston noir qui va avec. Une enfant coquette et sérieuse, une enfant qui s'habille bien. Un bien extravagant. Une extravagance d'enfant. Elle se tient un peu penchée en marchant, mais vraiment un tout petit peu, juste ce qu'il faut pour que ce soit mignon. Un tout petit peu penchée en tenant son parapluie vert.

Ah

17 mars 2011 à 21h16

Je vois tout le monde autour de moi se rouler dans l'amour. Se rouler le plus éperdument possible, toujours. J'ai l'impression, ce soir, de rester à l'écart par hébétement. J'ai laissé filer Aglaé. Aglaé se roule dans l'amour. Chute d'une idole. J'ai laissé filer Léonie. Léonie se roule dans l'amour. Et me raconte qu'elle n'a rien à dire à G.

Et moi je reste à l'écart de la mêlée. J'aurais pu retenir l'une ou l'autre, la garder auprès de moi. L'une ou l'autre de ces folles amoureuses ? Il en sera de même pour les autres sans doute.

Mais moi je reste libre ? Je reste avec Margot sans être avec elle. Pour ne pas être tenté par l'esclavage. Pour rester le plus sûrement libre.

Maintenant je me suis rassuré. Mais, un instant auparavant, je ne me comprenais plus.

Histoires d'Aglaé

17 mars 2011 à 21h39

Jeudi 17 mars : Je ne sais que penser d’Aglaé et de ses aventures. Je suis effaré par l’espèce d’allégresse stupide qu’elle manifeste. N’est-ce vraiment qu’une apparence de joie ? Non, la joie n’est rien. La joie n’a pas partie liée avec le contenu de ses paroles, ni avec sa manière de raconter. Elle aurait pu être joyeuse tout en étant décente. Elle n’avait pas à se faire un triomphe. Pour les aventures amoureuses les plus sordides.

Je devais chercher des pâtes pour elle à midi. Elle est arrivée avec Margot, à la cafétéria où je l'attendais, encore plus guillerette que d'habitude. J’attendais à une de ces petites tables hautes et rondes, sous l’œil piteux de leur professeur de latin, arrivé dix minutes avant elle.

Sans préambule, elle a commencé à raconter ses histoires. J'étais certainement loin de deviner qu'elle avait vécu autant d'aventures. Je l'imaginais toujours s'occupant sagement de son chat. Mademoiselle s'activait avec un enthousiasme d'enfant à se trouver un amant. Pour « oublier Joshua », dit-elle. Juste un, pas longtemps. Elle dit que c'est pour... supporter la période de chasteté qui s'annonce. Quelque chose de ce genre. Ce doit être plutôt pour ne pas rester sur une défaite. Dans les deux cas, c'est suspect et incompréhensible. Non, ce qui est le plus incompréhensible, c’est l'air d'évidence avec lequel elle nous racontait tout cela. Moi, je ne demandais rien. Mais elle me racontait tout comme si... elle venait de vivre les aventures les plus joyeuses du monde. Mes questions ensuite étaient un peu sèches, parce que j'étais pris de court. Mais elle n'avait pas besoin de mes questions : elle parlait toute seule.

Premièrement, elle est allée le week-end dernier à Paris. C’est un ancien camarade de notre faculté qui l'invitait. Je ne l'ai pas connu. Etait ici les deux premières années. A lu tout Dostoïevski, mais pas dostoïevskien pour un sou. C’est ce qu'elle dit elle-même. Certes il n’est pas comme toi : c’est tout le contraire, il est sensible et prévenant ; un peu naïf peut-être ; pas du tout dans ton univers de ténèbres ; être de clarté, blond, transparent.

C’est Aglaé à l'origine qu'il invitait à dormir chez lui quelques jours. Mais elle a trouvé le moyen de faire inviter son amie C également. Qui de toute façon fait déjà ses études à Paris et croise souvent cet ancien camarade au théâtre. Bien qu'Aglaé n'ait rien dit à ce sujet qui pourrait le laisser penser, j’imagine très bien qu'il avait originellement des vues sur elle. Et non sur C ; mais comme il y avait C, il a eu une petite discussion avec elle : Avait-elle un copain ? Oui, mais c’était la fin, elle n'avait plus de sentiments pour lui, etc.

Oh ! une perle, ce François ! Cette fois, c'est le bon, pas d'erreur possible. Tellement distingué, tellement attentionné. Il leur a même fait la cuisine, à chaque repas ! Alors qu'ils se promenaient tous les trois dans la capitale, il leur a dit : continuez de vous promener, je rentre préparer le dîner. Et des choses compliquées, attention ! Une perle, vraiment. J’ai vainement essayé de lui démontrer que, si ça se trouve, elle disait la même chose du désormais ex de C — lequel était tout de même le frère de leur meilleure amie commune (on voit mal comment elles n'auraient donc pas tenu un tel jugement sur lui) — elle-même m'interrompait alors : mais lui, c'était un monstre. Et les monstres, on ne les reconnaît pas à l'avance. On ne sait pas qu'ils sont des monstres quand on se met en couple avec eux. On ne le sait même pas en entrant dans leur intimité. Tu peux passer des mois à les observer ! ça ne suffira pas... On ne le sait qu'une fois passée l'épreuve du lit. D’accord. Mais ce François... Une perle, pas de doute possible !… Ah non, ça ne peut pas être un monstre : puisqu’il cuisine.

Et comme nous avions abordé la question des critères de sélection, Aglaé a commencé à raconter comment elle avait choisi celui qu'elle venait de rencontrer. Sur Adopte un mec. Toujours sur le même ton d'évidence. Alors qu'évidemment je ne me doutais pas une seconde qu'elle était en train de chasser sur un site comme Adopte un mec. Et sérieusement, faut-il croire, puisqu’elle envisageait chaque fois l'hypothèse de la rencontre physique. Celui qu'elle avait rencontré ? Un désastre. Il ne l'avait pas laissé dire une phrase ! Et pour l'empêcher de parler, elle spécialement, ce devait effectivement être un bavard aussi extraordinaire qu'insupportable. Un humour absolument déplorable d’ailleurs. Se saisissait de n'importe quel prétexte pour faire des jeux de mots douteux. « Tu aimes le rock... le rock fort ? » La rencontre avait lieu dans un bar, et le serveur était encore plus mignon que lui finalement. Heureusement elle pouvait regarder un documentaire animalier à la télévision, pendant qu'il lui racontait les moindres détails de sa journée. "Tu ne sais pas ce qu'on a fait au bureau pour l'anniversaire de... etc." Et que les associations d'idées, de souvenirs fusaient machinalement. À la fin, il lui a fait remarquer qu'il ne savait pas grand-chose d'elle — évidemment... Et lui a demandé par mail ce qu'elle recherchait exactement comme type de relation… Impossible, dit Aglaé, de coucher avec un type aussi stupide. En une soirée, il avait trouvé le moyen de détruire tout son mystère. Et, de plus, avait brimé la petite vanité d'Aglaé, crime impardonnable.

Mais ce n'était pas le seul qu'elle avait abordé en vue d'une rencontre. Loin de là, et en quelques instants, de sa voix précipitée, elle a mentionné tellement de personnes que j'en ai eu le vertige. Je me suis dit : mais elle ne fait donc que ça ? Moi qui croyais qu'elle travaillait à son mémoire, qui étais surpris de ne plus la voir connectée.

Le plus ahurissant était encore à venir. Et elle a réussi à le dire, encore une fois, sur le ton le plus naturel (c'est l'accumulation de ses histoires en définitive qui est déconcertante). Le « puceau » qui la poursuivait de ses avances bizarres en novembre, et qu'elle avait rencontré au jardin botanique en juin-juillet — venait lui aussi d'Adopte un mec. Et, d'ailleurs, elle l'avait revu. Ah oui-oui, chez elle. Il était revenu lui parler tout d’un coup sur MSN (mêmes manœuvres) et elle lui avait dit (pour rire, parce qu'il n'allait pas le faire, c’était un pleutre) : passe donc chez moi ce soir. Il était venu (et curieusement ça ne l'avait pas émue plus que cela). Elle l'avait invité à une heure assez tardive d'ailleurs. Car c'est après vingt-trois heures, et après lui avoir dit qu'il ne couchait jamais le premier soir (mais oui, mais oui, commentait-elle) qu’il l'a empoignée, dans un moment où elle lui faisait dos. À ce moment-là de son récit, je crois bien qu'elle s'est arrêtée avec un air satisfait. — Mais... il t'a embrassée ? ai-je dit, interdit. — Ah mais plus que cela ! s'est-elle exclamée joyeusement. Il ne m'a pas seulement embrassée. — Il n'est tout de même pas allé plus loin... — Ah si, il est allé plus loin, mais je ne dirai pas jusqu'où ! a-t-elle fait, souriant subtilement (bien qu'il n'y ait pas grande énigme là-dessous). — Il t'a prise de force ? ai-je dit, interloqué. — Ah oui, c'est un idiot, il n'attendait que ça. Mais je ne l’avais pas fait venir pour autre chose. C’était ce que j’attendais de lui ! Il fallait bien qu’il serve à quelque chose ! (Et toujours le même ton d'évidence.) — Mais Aglaé, tu avais peur de lui en novembre, tu voulais déménager au plus vite pour le fuir et... — Mais le pire, fait-elle en me coupant, c'est qu'il est gros ! (Elle rigole.) Il est immonde, ce type ! je t'assure. — Gros ? Mais il avait l'air anorexique sur les photos. — Ah non, il est gros. Mais vraiment très gros : des cuisses énormes. Il a dû prendre du poids entre temps.

« Vegetal man », l'appelait-elle. Et comme j'essayais de comprendre pourquoi, elle m'a répondu que c'était parce qu'il travaillait au jardin botanique, et que c'était là qu'elle l'avait rencontré. Et d'ailleurs (délaissant aussitôt le récit de sa soirée, qu’elle ne reprendra pas) à cause de lui le jardin botanique est fermé. Cause exacte : agression sur un employé de la fonction publique. Non, pas sur un collègue. Sur lui-même. Et il lui a raconté ça, oui-oui, je te dis que ce type est immonde ! fait-elle l'œil pétillant de malice.

Une mère de famille voulait entrer avec son enfant dans une poussette. Mais elle transportait dans la poussette une trottinette, et les trottinettes sont interdites à l'intérieur du jardin botanique. (À moins que ce ne soit les tricycles ?) Alors vegetal man est venu l’en informer à l'entrée. Et la mère a répondu que son enfant ne l'utiliserait pas, qu’elle la garderait rangée dans la poussette. Mais ça ne lui a pas suffi. Il l'a suivie à quelques pas de distance, dans tout le jardin botanique. Et n'a pas cessé de lui dire à voix haute (sans doute d'une voix malicieuse, pour la narguer) : « Les trottinettes sont interdites ! les trottinettes sont interdites ! » A un moment la mère en a eu assez, ce qu'on peut comprendre. Elle s'est retournée alors qu'il criait une énième fois derrière elle, et elle l'a vivement poussé. Il est tombé. Résultat : agression sur employé, plainte, fermeture du jardin botanique. Et d'ailleurs il n'était pas puceau, évidemment, c'était une ruse stupide de sa part, il croyait l'apitoyer ainsi. Relation d'un an et demie déjà, avec une fille rencontrée sur Adopte un mec. C’est dire ! dit-elle, un an et demie !

C s’est mise avec son dostoïevskien naïf au bout d’un week-end, et Aglaé trouvait cela aussi normal, aussi naturel que son amie. Les filles, vraiment, se font de moins en moins exigeantes avec l'âge. Juste parce que j'aurais frotté son chat contre ma joue avant qu'il ne parte, Aglaé aurait découvert « une toute autre facette de la personnalité d'G ». C’est ce qu’elle a raconté à Margot pendant leur cours.

Répétition

18 mars 2011 à 1h26

Qu'est-ce qui est le plus répétitif, les rouages d'un jeu vidéo ou les mots rituels de l'amour, et les paroles mécaniques des diverses réjouissances sociales ? Câlin, je vous aime, darling mon amour, venez contre moi, soyez gentil, vilain darling, câlin, embrassez-moi, mais je vous embrasse sweetie. On y joue avec l'une, ou y jouera avec la suivante, et encore une autre, et... Dans la nuque, dans les cheveux, dans vos boucles blondes, mon éternelle, depuis la tempe jusqu'au cou, dans l'échancrure de votre chemise, sur votre grain de beauté près du sein, sur le dos de votre main gauche.

Parfois j'ai l'impression que j'ai échangé une répétition contre une autre.

Sigismond va se séparer de son amoureuse indienne. Là-bas, à Pune, il a retrouvé une ancienne camarade du lycée de Wal. Elle étudiait dans une école anglaise, comme lui, à l'autre bout du monde. Voués à se rapprocher. Ils ont fait ensemble un voyage au Cachemire. Une fille brune et plutôt belle d'après Margot. Tous les deux. Je les imagine montant des rochers désolés, des promontoires sauvages. Se prendre tous les deux en photo, deux égarés en Inde. Lui, ce nazillon anorexique aux muscles effilés, aux lunettes rondes et aux longs cheveux noirs un peu bouclés. Aux fins sourcils noirs qui se haussent toujours (l'un seulement) avec une petite moue de la bouche sympathique. Et derrière eux, vêtements au vent (elle retenant son chapeau de s'envoler), de vastes panoramas. Un ciel pur avec de purs nuages. Elle sourit en montrant ses dents ; il affecte un air blasé, en ouvrant un oeil plus grand que l'autre. Et en haussant un sourcil.

Contact lointain

18 mars 2011 à 14h31

Vendredi 18 mars : Pavel est passé alors que je jouais pour Philia. Quel balourd. Il s’est comporté de la même façon que je me suis comporté lundi dernier, lorsque je me suis présenté à lui, après avoir joué pour Philia et l’avoir prévenue. Parlant beaucoup, évoluant autour de lui qui restait assis devant le piano. C’est moi, ce n’est que moi, ne sois pas effrayé, disait-il en riant et en se dirigeant rapidement vers moi. Tandis que je me retournais, aphone et désemparé, pour couper court à toutes mes connexions. Alors, comment ça avance, on s’entraine, tu t’enregistres ? Une main sur l’épaule peut-être ? Alors que je cherchais avec angoisse à couper la conversation avec Philia. Je me suis demandé ensuite ce qu’elle avait pu penser de ces horribles démonstrations de camaraderie. Et du mutisme bizarre que je lui ai opposé ? Mais elle m’a dit n’avoir rien entendu.

Vendredi 18 mars 1h36 (samedi)
En ce moment, j'idéalise de nouveau une forme de solitude. Au début de l'année, je n'avais que le mot de rencontre à la bouche. Je crois que ce qui a changé, fondamentalement, c’est la modalité de la rencontre dont je rêve. Le contact rapproché me fatigue. Mais j'aime le contact lointain, toute forme de contact lointain. C’est un délassement perpétuel — pour le moment du moins.

Regarder les hommes, plutôt que leur parler. Écrire sur eux, plutôt que leur écrire.

Mon jugement n'a rien d'absolu. Qui sait ? Dans un mois, dans une semaine, dans deux jours, j’aurai peut-être changé d'avis, changé d'inclination. J’aurai de nouveau soif de contact rapproché, ou alors même le contact lointain me fatiguera, parce que je le jugerai stérile, parce que je me trouverai à court de ressources.

Appels

19 mars 2011 à 15h46

Quatre appels depuis hier soir ! De Margot. Je ne supporte plus ces appels répétés, ces appels quotidiens. Cette nécessité présumée, lorsqu'on est en couple, de se donner des nouvelles tous les soirs, tous les jours. Il y a quelque temps déjà, je lui ai dit sèchement de ne plus m'appeler au début de l'après-midi ; elle sait que je viens alors de me lever, voudrait-elle m'appeler deux fois par jour ? A quoi bon s'exiler chez ses parents dans ce cas ? Sois cohérente.

Cette fois, juste parce que je n'ai pas retiré mon portable de mon sac, je n'ai pas vu qu'elle m'appelait et elle a multiplié ses appels. Qu'elle me laisse tranquille un peu. Jamais plus, jamais plus. Je ne laisserai cet esclavage s'installer.

Devise

19 mars 2011 à 16h29

Devise : "Moins de sentiments, plus de paroles." Remplacer les sentiments par des paroles.

Notre époque est curieuse. Je veux dire qu'elle est curieusement artistique. En consommant, nous ne faisons que poursuivre l'idéal de la nouveauté permanente. L'exigence de la nouveauté, le règne du nouveau : n'est-ce pas le premier signe de l'esthétisme ? Et son piège, aussi. Ce qui fait qu'il rend la vie intenable.

La société de consommation, c'est le triomphe, le parachèvement politique de l'art occidental, son extension à toutes les couches sociales, à tous les domaines de la vie pratique, et sa déstructurante mécanisation, bien sûr. La société de consommation, à chaque instant, crie après l'homme ou l'objet qui lui dira : "Je fais toutes choses nouvelles." Fatigués d'excitation, tels nous sommes. Nous détruisons sans cesse, les matières et les fantômes de nos espérances ; nous savons d'avance, avant même d'en embrasser de neufs, que nous allons les détruire. Nous sommes pris dans une mécanique infernale. Nous ne pouvons nous arrêter parce que, quelque part, nous sommes curieux des effets qu'aura une énième destruction sur notre organisme malade. Si la nouveauté ne se trouve dans l'objet, peut-être se trouve-t-elle en nous ? Et donc nous attendons, avec une fébrilité sceptique, qu'à force de destructions du nouveau naisse en nous.

Un nouvel épuisement peut-être ? D'une autre sorte ? Un épuisement tel qu'on ne s'en relève plus, et que l'on perde toute excitation ? Notre hantise et notre désir le plus profond. Mais nous continuons de consommer les êtres et les choses, par réflexe, parce que nous n'envisageons pas un autre type d'existence. Nous sommes les descendants de Turan, que diable. Des nomades alanguis. Epuisés, nous perpétuerons l'apparence de notre nomadisme. Nous serons seulement un peu plus vides, un peu plus alanguis.

Amour courtois

19 mars 2011 à 19h59

Il faudrait réinventer l'amour courtois. C'est ce que j'essaie de faire, d'une certaine façon. L'amour courtois sans le sentiment.

Je n'ai pas vu Bethany ni cherché à la voir, et je suis censé recevoir Nate demain, je crois. En attendant, j'ai échoué chez mes parents et, comme toujours, je me suis enfermé dans ma chambre, l'ordinateur sur les genoux. J'attends que mon frère finisse sa série. Plus d'un an qu'il ne m'a plus appelé chez moi.

Il y a quelque temps, un peu après le dîner avec les parents de Margot, il a fait une bêtise qui l'a privé de ses joujoux. Ses chers pistolets à billes. Il était dehors, près de la piscine du quartier je crois, sur le parking - là où nous l'avions déposé une fois et où ses copains, plus grands d'une tête que lui, l'attendaient. Des fanfarons, des vantards, pas un regard vers la voiture, regards hilares vers mon frère. Là ils partageaient leur passion pour le pistolet à billes. Et j'imagine que c'est là qu'il aurait cassé les lunettes d'un de ses amis. Du moins c'est ce que celui-ci dit ; mon frère affirme qu'elles sont tombées alors qu'il se déplaçait à vélo ; je n'ai pas l'impression qu'il soit brouillé avec lui pour autant. Le père a réclamé l'argent des lunettes, l'a obtenu. Des lunettes de soleil à la mode. Mais mon frère n'avait pas à tirer si quelqu'un passait.

20h31 D'ailleurs, il a fait une nouvelle bêtise : il a échangé avec l'un de ses amis - encore un - des tickets de transport. Acte dont évidemment on ne comprend pas les motifs.

To the railway station

20 mars 2011 à 18h04

Ayant dormi chez mes parents, j'ai dû me presser pour arriver au rendez-vous assigné par Nate. Je n'ai rien dit. J'avais la molle intention de prendre des notes en marchant. Et ce projet suffisait à m'adoucir. Tant pis pour la conversation, me disais-je.

J'ai attendu pendant plusieurs heures de sortir mon carnet ; toujours je reportais. J'ai pris une glace pour reporter un peu plus ; et j'ai parlé, plus que pour parler, pour guetter le moment de recueillement. Je regardais cependant autour de moi, afin d'avoir déjà une certaine matière. M'intéressaient peu les enfants et les parents qui se pressaient vers les défilés. Mais les clochards qui voulaient sympathiser, davantage, malgré leur balourdise déplaisante. Et les bandes de jeunes marginaux près de ces berges étranges, trop bien aménagées, entourées de bâtiments trop modernes et trop lointains aussi. Surplombées par un pont trop haut, trop large, où les voitures passent trop rapidement. Ces berges trop extérieures à la ville en définitive. Ou cet environnement trop étranger aux berges.

En revenant vers le coeur de la ville, nous avons été arrêtés par la masse de gens qui fêtaient carnaval en famille. Nous avons failli ne parler que politique. Les révolutions arabes. L'espèce rare des dictateurs mégalomanes qu'il faudrait préserver. Mais je me suis souvenu qu'il était ennuyeux de se saisir du premier sujet venu sur les lèvres, et de ne faire que l'approfondir ensuite. Nate aime ces approfondissements paludéens. Il faut savoir passer à autre chose. Laisser la place, à tout moment, à n'importe quel élan. Pour que chacun ensuite ait pu dire ce qu'il avait à dire, et qu'on ne reparte pas avec la sensation frustrante d'avoir glosé sur un thème hasardeux, auquel on ne pensait même pas l'instant précédent.

J'ai sorti mon carnet sur cette place, et je n'ai pas cessé de le garder près de mes mains. Nous avons de nouveau fait un tour ainsi, en nous arrêtant dès qu'il y avait un portrait à faire. Un petit cercle dans le centre-ville marchand, et puis jusqu'à la gare. Où nous sommes restés jusqu'à sept heures. La gare doit être un but final de prédilection : c'est le lieu symboliquement le moins conclusif. Il est bon d'errer toute une journée dans la ville et d'aboutir à la gare. Mais ne pas y aboutir dans le but de rentrer aussitôt. Y aboutir d'abord, comme si c'était n'importe quel endroit : comme si c'était la fin, le bord du monde.

Nicolas ne comprenait pas ce que je pouvais noter. Déjà sur la place K. où circulait le défilé, il ne comprenait pas. Tant de monde pourtant, tant de choses où le regard peut se poser, qu'il pourrait s'intéresser à décortiquer.

J'ai souvent l'impression en prenant ces notes qu'elles pourraient être prises par n'importe qui. Que c'est le travail le moins littéraire, le plus accessible qui soit. Je n'ai pas le temps d'imaginer ou de faire des observations très subtiles : il y a tant d'informations que je dois en rester à l'apparence brute des choses. Et qui ne pourrait voir l'apparence brute des choses ? Oui, mais voilà : si tout le monde la voit, tout le monde ne s'y intéresse pas. Il est difficile de s'intéresser au monde, de s'intéresser à la simplicité de sa façade extérieure, puis de s'intéresser aux profondeurs qu'elle recouvre - ou au moins, simplement, de sentir ce mystère, sans essayer de l'élucider.

Il y a ceux qui s'intéressent aux petites choses de la réalité extérieure. Ils s'extasient, choisissent un peu mal l'objet de leur intérêt. Trouvent tout beau, jugent positivement et ratent la tristesse d'une description objective. Il y a ceux qui s'intéressent seulement à ce qui est par-delà la façade. Ceux-là ratent le pouvoir de suggestion de la réalité. Ou jugent négativement. Ce qui est ma tentation, mon tort permanent. Et tous ceux-là, d'une certaine manière, ne s'intéressent pas encore au monde. Nate, Aglaé aiment se promener. Mais ils ne comprennent pas le besoin d'écrire les observations que l'esprit fait. Parce qu'ils ne s'intéressent pas encore suffisamment au monde. Ils voient les choses, se repaissent de leur insignifiance. Ne veulent surtout pas s'y intéresser, malgré le bien-être qu'ils éprouvent en leur présence harmonieuse. Ou bien à cause de ce bien-être. Ils ne voient pas la tragédie. Et c'est ce sentiment tragique des choses qui seul peut pousser à les décrire comme nous le faisons.

Errances nocturnes

21 mars 2011 à 14h44

Lundi 21 mars : Cette nuit, juste au moment où Philia me laissa, Abraham lança une conversation groupée ; les habitués se montraient à la caméra sur un site quelconque ; j’étais dans le salon et je travaillais sur des livres ; aussi me montrai-je également, dans l’intention de faire transparaître que moi, j’étais occupé, que moi, je me cultivais en même temps que je discutais. J’alternais avec grâce et naturel études rébarbatives et causeries salées. On ne dit rien sur mon apparence, parce que j’étais trop respectable. Mais ils tinrent bientôt à ce qu’une fille établisse lequel d’entre eux était le plus beau — ou le moins laid. J’avais encore une fille en ligne dans ma liste de contacts, tandis qu’ils semblaient n’avoir personne de sérieux. Je ne lui avais pas parlé depuis longtemps, mais ils insistèrent : j’invitai donc, après l’avoir prévenue familièrement, ma petite Brestoise dans la conversation. L’imbroglio qui suivit fut singulièrement amusant. Comme elle se refusait à juger des gens aussi laids, Abraham réclama sa photo à elle. Ce qu’elle fit ; mais son orgueil ne toléra pas les critiques ineptes et agressives. Il se passa un peu de temps, pendant lequel elle me disait qu’elle cherchait une autre image d’elle. Et puis tout d’un coup il apparut dans la discussion quelqu’un que de ma connaissance. Un poète qui répondait au vil prénom de Louis. Tout en me demandant qui avait pu l’inviter (peu d’options), je tâchai de me remémorer : il me semblait bien l’avoir rencontré dans le même schéma de conversation, mais… c’était par Philia que je le connaissais ! Louis et son ami tourangeau, qu’elle avait invités un soir, lorsque tous les habitués avaient disparu, laissant la conversation en friche. Mais d’où provenait-il à présent ? Débarqué comme cela, tout seul d’ailleurs, dans un monde qui ne lui ressemblait ne rien. J’ai demandé à Abraham et à ses amis : ce n’étaient pas eux. Ce ne pouvait être que la Bretonne ! Les deux d’ailleurs se taisaient, mon pressentiment alla croissant, jusqu’à ce qu’enfin elle me réponde et le confirme : elle était dans une conversation téléphonique avec lui ! Avec Louis, poète qui, un jour après avoir rencontré Philia, composait pour elle un poème, une nuit où elle ne répondait pas. J’apprenais ainsi deux choses : premièrement, pourquoi la Bretonne ne demandait plus à m’appeler ; et secondement, pourquoi le Louis s’était détourné de Philia. Il a trouvé une autre muse ! Mais quelle muse ! Il n’ira pas loin avec ça.

Je me fais de nouveau présent pour Léonie ; et dimanche elle m’a fixé, de nouveau, rendez-vous pour le lendemain. Elle ne l’avait pas fait depuis le tout début de nos discussions. Rien ne va dans sa vie ; tout la fait souffrir et la tient dans l’inquiétude, sa famille et maintenant son amoureux. Son père, à qui elle ne parle plus depuis des années, ne veut pas quitter la maison et filme tout ce qui se dit entre la mère et ses filles. Son amoureux G. a pris pour prétexte hier qu’elle était une fille à problèmes pour se demander s’il avait envie de continuer leur relation. Vous, vous êtes darling. Darling est toujours là quand il y a des histoires croustillantes à entendre. Ou quand son Léonie semble soudain, dans le désordre de ses supplications, de ses souffrances, de ses demandes d’exclusivité, disposée à se laisser séduire — à me laisser devenir un candidat légitime pour sa chair.

A seize heures, exprès pour obéir à son rendez-vous, je me suis connecté dans la bibliothèque. Jusqu’au soir, et au gré de mes errances, j’ai été là pour elle. Je me suis fait reconduire chez moi par mon père vers vingt-deux heures. Margot soudain a voulu discuter avec moi en ligne. Je suis apparue pour elle ; elle m’a raconté ce que lui disait Aglaé au même moment ; bien qu’elle apparût alors, je n’avais aucune envie de me montrer à elle : soudainement, je pouvais me satisfaire, pour ce qui est d’elle, de connaître ses histoires par un intermédiaire. Elle parle à Elie, dont Margot ne connaît sans doute pas l’existence. Cet amant parisien d’une nuit : d’où revient-il, celui-là, dans son existence ? Son n’importe quoi continue, amarré à celui de son amie C, qui a rompu, au bout d’une semaine de couple, avec l’homme idéal, la perle, l’homme parfait, le Teuton blond, dostoïevskien sensible et amoureux. Eh bien oui, il était trop gentil : on peut donc être trop gentil. Une semaine de couple, et voilà C à nouveau célibataire. Et ce qui est drôle, c’est qu’elle a mis un an peut-être pour en finir avec un monstre, et qu’elle a mis une semaine pour donner congé à un garçon dont le défaut est d’être trop gentil. Comprenons-la cependant : il s’attachait déjà à elle ; il était épris, il planifiait leur existence commune ; c’était la femme de sa vie, et il ne voulait déjà plus partir au Brésil. La raison même qui le poussait sans doute à prendre une amoureuse, s’effacerait donc devant le résultat. C ne pouvait pas y consentir. On n’annule pas un voyage de plusieurs mois pour une semaine d’amour fou. C’est être déséquilibré — et faire preuve d’incohérence, d’ailleurs, parce que sans cette urgence, qui sait s’il aurait eu envie de prendre femme ?

Jusqu’à une heure du matin au moins, Margot s’est montrée à moi à la caméra. Peut-être a-t-elle soudain senti le besoin de rivaliser sur le même terrain avec mes interlocutrices. Ou quasiment le même terrain. Désastre que cette apparition à la caméra. Je ne vois plus son visage, je ne le regarde plus, habitué à ne plus le voir pour ne plus déceler ses imperfections. Ces immondes imperfections sous la forme d’éruptions de boutons chroniques sur ses joues, sur son menton. Je lui ai dit cela, parce qu’elle me demandait d’énumérer ses beautés, et que je n’avais cité aucune partie de son visage. Pour oublier le détail, je dois masquer le tout à mes yeux. Je ne sais pas d’ailleurs si je masque quelque chose d’inoubliable. Comment je fais pour rester avec elle ? Oui, je me le demande. Mais ce soir, tout m’indiffère, je crois. Je ne cherche pas la rupture ; je cherche à me rendre insupportable. Ou bien je ne cherche rien du tout : je n’ai pas besoin de me contrefaire pour l’être ; il suffit que je fasse éclater un peu de la vérité. Au moins répondre sincèrement à ses interrogations.

Et je me demande donc avec légèreté si je n’en suis pas arrivé à un moment critique dans ma relation avec Léonie. Ne suis-je pas celui qui succédera à G s’il ne daigne pas revenir vers elle et s’excuser ? Veut-il vraiment continuer leur relation ? N’y a-t-il pas déjà mis un terme ? Elle me réclame comme si nous étions amenés à nous rencontrer pour de bon. Mais dans le même temps elle persiste à refuser l’incarnation. Je suis un peu ridicule de penser à tout cela.

Varia

23 mars 2011 à 1h38

Philia n'est pas là cette nuit, et je me rends compte à quel point constamment je l'attends. Combien constamment j'ai besoin d'elle. Besoin de seulement la voir en ligne. La sentir présente. Pouvoir lui parler. Le faire, finalement. Comme hier matin, à trois heures. Lorsqu'elle s'est réveillée. Elle est celle qui s'est incarnée.

Le jour où Aglaé a su pour ma sexualité, je n'ai absolument rien ressenti. Cela doit remonter à deux mois. Je crois bien qu'à ce moment-là elle a compris qu'elle ne pourrait définitivement pas avoir de relation amoureuse avec moi. Sotte petite fille. Je sais maintenant une chose, qui faisait son énigme : elle n'est tournée que vers l'amour. Si elle multiplie les approches - elle a parlé de nouveau à Moshe, son amant de Paris, lundi soir jusqu'à une heure - si elle fait feu de tout bois ces derniers temps, il y a tout à parier que son intérêt pour moi, et pour Nate bien sûr aussi, était de nature amoureux. Tous ces mois connectée le soir pour me parler. Elle qui recherche maintenant si assidument une relation amoureuse - ou simplement sexuelle d'ailleurs, peu importe. Elle devait chercher la même chose avec Nate et moi. Elle cherchait avec une pareille assiduité. Elle a changé de cibles, et par conséquent elle a changé aussi d'interface de communication. Son absence même auprès de nous est révélatrice. Son intérêt ne peut jamais être autre qu'amoureux.

En rentrant ce soir à vélo, j'ai manqué écraser une espèce de gros rat qui est passé en travers de ma route. J'ai dû frôler sa longue queue de ma roue avant.

Bethany veut s'inscrire à son tour sur la plateforme où je fais toutes ces rencontres. Elle s'ennuie trop ; elle m'a extorqué le nom du site. Pourquoi pas. Ce peut être amusant, une fantaisiste pour les conversations multiples. Encore une amie à mes ordres. Philia et Bethany. Bref.

Je me suis hâté pour arriver au cours. Margot m'avait devancé en bus, j'étais en sueur. Comme prévu, Bethany n'était pas là. Je ne pensais plus du tout à elle lorsque je me suis attardé à la bibliothèque des langues, près des arbres en fleurs de l'autre côté des fenêtres, lorsqu'à sa fermeture je suis allé voir du côté de la banque et même lorsque, oisif, j'allai au portique, après avoir louvoyé entre les zones de travaux, pour écouter les improvisations de piano - surtout jazz et blues. En obliquant vers le portique à la fin, alors seulement j'ai pensé que son cours finissait justement à dix-neuf heures, quelques-uns de nos camarades, l'anarchiste Swann stagnaient encore en bas, et que d'ailleurs, même s'il était dix-neuf heures dix, elle devait être en train de parler à sa directrice de mémoire. J'ai attendu, j'ai perdu patience, je suis retourné écouter les improvisateurs, je suis revenu en me hâtant. Sorte d'intuition : aussitôt dans le hall, je vois quelqu'un de grande taille, veste bleue, pantalon beige. Ce doit être Bethany. Qui s'engouffre dans la nuit - ouvre une porte à l'autre extrémité. Une fois dans la nuit, j'hésite : n'est-ce pas un garçon ? La silhouette semble dure. Puis je reconnais ses cheveux noirs, alors je cours. Comme les enfants qui font du skateboard dans l'obscurité. Elle me regarde, elle me dit Tiens, et qu'elle s'est demandé pourquoi un enfant courait après elle.

Je l'ai accompagnée jusqu'à sa nouvelle bicyclette - l'autre dispersée aux quatre vents, dont l'ossature reste quelque part, comme la mue de nos deux êtres. Le vestige de ma vie unie. J'étais très sobre, rétif aux confidences, là cependant pour elle - et puis je lui ai dit que je ne m'éloignerais pas, mon vélo était laissé près du portique. Nous sommes revenus le chercher et puis dans la nuit à travers le campus, par les grandes voies et les larges allées, tous deux sur nos bicylettes dévoyées, nous avons décrit des circonvolutions bavardes et fantasques, elle m'a demandé des occupations, elle a exigé de moi le nom du site, que j'avais pour son bien refusé de lui transmettre, et puis je lui ai fait mes drôles de confidences ; cyniques histoires lancées dans le mouvement. Elle souriait tout en dérivant, elle me répondait, elle s'exclamait d'amusement. L'histoire du Louis. Coïncidences. Jaloux ? dit-elle. Ah oui, jaloux un instant, et puis follement soulagé : plus à endurer ces deux heures de conversations téléphoniques par nuit ! J'avais été remplacé, et par un poète : le plus improbable interlocuteur pour elle, qui est une fille assez vulgaire. Elle me disait tout ce qu'elle faisait : allait dans la cuisine, mangeait, s'étendait, se sentait ceci... Et puis Bethany a continué sur le trottoir tandis que je traversais l'une des voies du boulevard. Elle m'a fait au revoir en riant, allait dîner à cette sinistre cafétéria. Je suis tout de même revenu, pour la saluer dignement. Elle était déjà en conversation avec un garçon sur le trottoir. Tu as bien profité de toute la discussion, m'a-t-elle dit ensuite. Ah oui. Un garçon qui projette de partir en Australie. Qui doit passer telle épreuve d'anglais. D'accord. Et qui l'annonce si naturellement. Très bien. Au revoir.

Foyer

23 mars 2011 à 15h56

Margot se plaint de ma musique, et puis se plaint d'entendre la musique des voisins dans une autre pièce. Elle me fait baisser le son, me ferait volontiers couper toute musique, mais n'irait pas voir les voisins. Moi non plus : mais au moins je mets de la musique pour contrer la leur. Elle pourrait rester chez elle au lieu de m'embêter.

Je croyais, il y a quelques années, que la présence permanente d'autrui rebutait à cause des odeurs, des bruits, de tout ce qu'il y a de trivial en l'homme. Mais je me trompais. La présence d'autrui en elle-même suffit amplement à rebuter.

Intrusion

24 mars 2011 à 2h13

Je jouais depuis plus d'une heure dans une salle de piano quand un hurluberlu a entrebaillé la porte puis, après mon oui d'interrogation, a fait le dialogue tout seul et s'est invité sans que j'aie rien dit. Il est entré avec quelqu'un d'autre à sa suite, s'est mis au piano laqué et a joué un truc de sa composition tout en parlant. Sans écouter ni regarder, je me suis levé du vieux piano du fond et je suis allé ranger mon ordinateur resté sur le clavecin.

C'était pour Philia que je voulais jouer. Mais Philia n'était pas là. Dix-neuf heures vingt. Elle était apparue en début d'après-midi, à quinze heures. Etrange de sa part. J'émergeais doucement et je travaillais. Je me suis dit qu'elle reviendrait plus tard et cela m'a donné de l'espoir. Mais j'avais tort.

L'hurluberlu continuait de me parler, alors je l'ai regardé. Il s'était levé de nouveau et debout en face de moi ne me laissait guère le temps de répondre. Ou bien me coupait à tort et à travers. C'est alors que j'ai remarqué la fille qui était entrée avec lui. Il était singulier, avait un regard railleur. Ou bien biglait, mais n'inspirait pas confiance. La fille se taisait et restait en retrait. Dans l'ombre près du clavecin. Il avait envahi l'espace aussitôt et malgré sa mine patibulaire et sa voix moqueuse, prit une chaise et s'assit derrière le piano laqué. L'air décidé à écouter. Moi, appuyé au clavecin, je demandai après une pause s'ils voulaient vraiment que je joue. Il se remua sur sa chaise, l'oeil pétillant, et répéta qu'ils m'avaient entendu jouer en passant.

Je pris place au piano laqué et me retournai. La jeune fille, très discrètement, avait apporté une chaise et s'était mise à côté de l'hurluberlu. Je demandai s'il n'y avait personne dans les autres salles. Il répondit que non. Je disais "vous", et c'était toujours lui qui me répondait. Elle baissait un peu la tête, avait un regard grave et profond. Elle ressemblait exactement à Philia. Ou à l'image que je me faisais de Philia. Je dis en riant que j'étais sonné et que je ne me souvenais plus de ce que je jouais à l'instant. L'hulurberlu me demanda en biglant si je consommais... De quoi ? Tu ne fumes pas ? Vraiment pas ? Je ris, j'avais donc l'air de fumer ? et je dis que la musique me suffisait. Elle avait les cheveux très blonds, une frange un peu éparse sous le bonnet sombre qu'elle gardait.

Je prévins que ce serait long et je jouai pendant plus de dix minutes. J'entendis le type remuer un peu vers la fin. On me fit des remarques. La fille aussi - ou bien d'abord elle. Sombre pour un morceau romantique, disait-elle. Il y a des choses moins tristes dans le répertoire. Je hochai la tête et souris, réussis à suggérer que c'était un morceau mignon. L'autre finissait toujours par s'imposer bruyamment. Il avait l'air faux - son ton était faux. Elle posait des yeux fixes et inexpressifs sur moi. Je la regardais aussi, tandis qu'il ne la regardait jamais. Très brusquement il a déclaré qu'ils me laissaient maintenant, en me remerciant pour le concert ; je les ai suivis dehors en posant des questions. C'est lui qui répondait, alors que je désirais aussi, surtout, les réponses de la fille. Petit bonnet et frange blonde. Converses blanches et vêtements sombres. Evanescence. Il était en arts appliqués et elle en scénographie, à l'école de théâtre. Dans le hall du bâtiment, ils se sont dirigés vers la salle de danse au bout. Y avaient sans doute quelque chose à faire. N'étaient jamais venus auparavant dans le bâtiment - d'où leur intrusion bizarre. Elle regardait droit devant elle dans le vestibule obscur. Silencieuse et la voix grave, un peu caverneuse, sèche comme doit l'être la voix de Philia. Je ne les avais pas salués qu'ils s'étaient déjà détachés de moi.

Je suis allé prendre un repas à emporter, suis arrivé peu avant l'heure là où Léonard allait lancer la projection. Il attendait devant le bâtiment, seul, je suis allé à lui et j'ai mangé mes pâtes sans attendre ; il a mis un moment à comprendre que je comptais rester pour la projection, que je ne faisais pas que le croiser courtoisement. Son inerlocuteur de la dernière fois est aussi venu. Ils ont parlé piano justement, il avait la voix incroyablement pâteuse, et donc disgracieuse, cet être longiligne à l'élégance démodée. Faisait du piano au conservatoire et maintenant improvisait des thèmes. Léonard parlait de jouer à un festival en Bourgogne. Lui d'abord, puis son ami sont partis dans l'amphithéâtre. J'y suis allé quand j'eus fini de manger, et Edith arrivait justement.

Enthousiaste toujours à ma vue. Avant et après la projection. Veux-tu du thé ? Ah oui, certainement. Iras-tu au colloque demain ? Il y a un colloque ? Oui, et Tania sera présente ! J'irai certainement, et je ferai des portraits. Ou des caricatures, suivant l'envie. Tu as sorti ton ordinateur, tu n'as pas pu t'en empêcher ? a demandé Edith en souriant d'un air un brin narquois. Ah non, seulement un instant ! Tout de même, non ! D'abord derrière elle pour lui parler, puis quelques rangées plus haut, dès que l'obscurité fut faite.

Drôles d'étudiants. Ils s'introduisent sans façons, veulent du divertissement, et puis s'en vont sans vous permettre de faire connaissance avec eux. Je crois que le bigleux voulait me proposer de quoi fumer. Je ne me souviens pas de sa tête - une sorte de barbe, peut-être ? Alors que je me souviens très bien d'elle. Son regard en-dessous de sa frange blonde.

Salle comble

24 mars 2011 à 9h53

Salle comble. Aussitôt ouverte, la porte a été refermée. Un coup d'oeil pour voir qu'il n'y avait plus de places, ou, dans tous les cas, aucune place avec une table.

Les discussions que j'ai ne devraient pas être incompatibles avec l'entreprise artistique que je poursuis. Surtout pas les discussions avec Philia. Elles ne le sont pas, en théorie ; je peux noter n'importe quelle idée, à n'importe quel moment, dans le fil de nos discussions. Mais dans les faits, elles le sont, car le principe d'une discussion, et encore plus quand il s'agit d'un dialogue en ligne, c'est que l'autre réponde pour montrer qu'il écoute et que ce ne soit pas comme si nous étions seuls avec nous-mêmes, dans le secret de notre bureau, à noter nos idées pour nous-mêmes. A partir du moment où Philia s'efface trop, je perds l'idée de sa présence, et je ne persiste pas à exposer mes pensées. Je devrais pourtant la croire, elle s'intéresse à tout ce que je fais, à tout ce que je dis. Mais dans le même temps je la veux libre, et pour cette raison je la sais libre. Pour pouvoir être libre moi-même, parce que je ne supporterais pas un nouvel esclavage mutuel. Mais pour le moment, c'est sa liberté à elle qui me pèse. Son apparence de liberté. "Tu n'as pas envie de me parler ce soir ?" me demande-t-elle une fois à l'approche de minuit. Ah si, bien sûr, j'attendais que tu te présentes. Mais les autres soirs, elle attend, elle ne fait rien, puis quand je l'ai abordée, elle me dit qu'elle attendait que je vienne la trouver. Comme cette nuit où, partie dormir trop tôt, elle est réapparue à trois heures. Il y avait d'ailleurs R : conséquence ou cause de son apparition ? Ou bien hasard, tout simplement.

Parle-moi. Continue. Dis-moi encore quelque chose.

Une raison possible au choix initial que j'ai fait de Philia : je n'étais pas le seul à avoir jeté mon dévolu sur elle. Elle avait, comme moi avec Léonie, un lien resserré avec un garçon, avec un interlocuteur virtuel. Elle ne ferait pas défaut au monde des conversations en ligne. Et je pourrais, toujours, quant à moi, la délaisser quelquefois, sans trop de scrupule.

NB Mais je n'aurais peut-être pas dû lui parler de Léonie. Ni faire ces allusions idiotes à une relation possible entre nous.

Colloque

24 mars 2011 à 14h48

24 mars 15h02 : La fille dans le couloir, à l’allure déjà adulte, était pourtant une thésarde. Quand Margot m’a laissé, je suis allé rôder près d’elle, l’air attentif aux affiches, d’abord à côté, puis même sous ses yeux, entre la porte et la table. Aurait-elle compris que je tendais l’oreille que cela ne m’aurait pas dérangé dans mon espionnage. Elle parlait sans doute à l’un de ses parents ; elle parlait très vite ; trop vite pour être très civilisée. Elle racontait toutes ses impressions à l’emporte-pièce ; sans réfléchir ; citait tous les intervenants présents — la tantouze notamment. Disait ce qui était intéressant, à retenir. Pourtant, je ne sais ce qui me faisait croire qu’elle appelait l’un de ses parents — sa mère.

Ma voisine fait tourner son pied. Elle a les jambes croisées. Chaussures noires, presque des bottines ; espèce de cuir ou de daim noir ; enroulent les chevilles. Et elle fait donc tourner son pied comme cela, le pied qui est tenu en l’air (une main supportant la cuisse, intercalée entre les deux jambes). Elance encore le pied en l’air, suivant un ovale ascendant plus que comme un cercle — puis la danse finit en cercle descendant.

Tiens, ma voisine a enfilé un veston rouge, assez léger, bien qu’il doive lui tenir chaud ? La tête n’était pas baissée, mais reposait sur la paume d’une de ses mains. Mais c’est parce qu’elle s’apprêtait à partir. Applaudissements. Elle se faufile en tenant son sac d’une main, aux bretelles jointes, bras tendu et replié.

Je suis sans voisine maintenant. Je dois passer les feuilles à son amie, qui est restée. Je m’intéresserai à elle plus tard.

Je regarde un peu vers le fond de la classe, là où il y a des taches de soleil : le thésard canadien ; bras croisés ; jambe qui frétille doucement. Lorsqu’il est entré dans la salle, j’ai vu qu’il s’était fait couper les cheveux. Sa tête est maintenant très allongée ; alors que je me la souvenais plutôt ronde — mais les lèves boudeuses et serrées sont bien les mêmes. Il s’est mis dans une rangée à côté d’une fille avec qui il a engagé une discussion. Il ne la regarde plus maintenant. Sans doute une camarade thésarde, car je ne l’imagine pas parler à quelqu’un de tout à fait inconnu. Lorsqu’il avait présenté son sujet le semestre dernier, Philémon avait à un moment — lieu commun — fait mention de la nécessité d’échanger avec ses camarades, de développer une entraide. Il ne faut pas se faire d’illusion, on ne réussit pas autrement. Philémon s’était tourné vers lui, seul devant l’assemblée, pour le prendre à témoin ; et il s’était tout de suite penché sur son bureau en secouant la tête et en grimaçant. Puis il avait répondu, avec une mimique de mépris cynique, qu’en ce qui le concernait, il était nouveau ici et il n’avait rencontré personne.

Il a deux trouées déjà des deux côtés de sa chevelure ; sur le haut du crâne, ses cheveux ont tendance à se hérisser ; je n’imagine pas qu’il se soit fait ça tout seul. Il baille. Je me suis demandé si ces deux trouées n’essayaient pas de se rejoindre au milieu du crâne, détachant cette touffe de cheveux hérissés ; mais je ne l’examinerai pas plus loin, ou ce serait suspect.

L’autre conférencière de cette séance-là, d’ailleurs, a intercepté on regard alors qu’elle se penchait sur sa chaise pour voir. Elle avait l’air perplexe ; je ne fais pourtant qu’étendre mes jambes de biais sous la chaise libérée.

La fatigue se fait sentir en moi à présent. J’ai mis le bras droit dans le dos de ma chaise ; il pend le long du dossier. Je me surprends à écouter ce qui se dit. De la fille en face de moi, je ne vois que la veste grise élégante, avec de gros boutons d’argent aux manchettes. Et les longs cheveux bruns. Le buste, sous les épaules, semble un peu large, voire un peu gonflé — mais la laine de son pull peut être trompeuse. Elle ne doit pas être belle ; et je vois qu’elle a levé la jambe gauche pour la poser sur son genou droit ; faire comme un plateau pour prendre des notes.

Un peu plus devant, j’ai directement sous les yeux cette fille aux cheveux très longs (milieu du dos) et d’un châtain très clair. Elle a fait un éventail d’une feuille ou d’un prospectus plié. Puis, devant elle, le crâne déboisé du violoncelliste. Chez lui, les deux trouées se sont rejointes depuis longtemps et ont ménagé une vaste clairière à l’arrière du crâne. Et sur le haut, on devine bien encore qu’une petite touffe pourrait pousser — mais il se coupe les cheveux à ras, pour qu’on remarque moins toutes ces disparités de terrain. D’ailleurs, jusqu’à présent, je n’avais pas fait attention qu’il y avait des endroits entièrement blancs, et d’autres entièrement bruns — comme sur le haut du crâne. La tantouze s’est déplacée au rang suivant. Il est tout petit ; c’est un grand timide, mais avec l’âge et l’expérience, il s’est donné une parole très égale et solennelle, qui ferait presque croire qu’il dit toujours des mots profonds. Mais il y a encore une ingénuité en lui qui éloigne cette idée ; qui transparaît dans la confiance de ses yeux mi-clos lorsqu’il prend solennellement la parole. Il n’a pu se composer ainsi que parce qu’il était ingénument imbu de lui-même, ou ingénument inaccessible au ridicule : sa timidité — je l’imagine très bien timide, parce qu’il est horriblement maladroit — ne l’a sans doute jamais embarrassé ; c’est paradoxal, car la timidité est faite d’une conscience excessive de ce qui nous entoure, et donc d’embarras ; mais la sienne doit avoir d’unique : il est timide et maladroit avec confiance, sans le moindre embarras, mais dans l’inconscience la plus joyeuse.

« Je voudrais remercier Michèle et Yves-Michel pour... » Yves-Michel, qui se penche, de côté et d’autre, en souriant ingénument. Comme une espèce d’angelot à moustache. A-t-il une moustache ? Non, juste la trace très prononcée, d’un marron grisâtre sur sa chair rose ou cramoisie. Avec ses cheveux courts et le début de houppe au-dessus du front, il a l’air d’un petit monstre angélique. Une sorte de gargouille souriante ; de petit démon sautillant dans les enfers, comme un Cupidon portant une peau de crocodile. Et de grosses oreilles décollées. Les cheveux sont très courts sur les côtés et derrière. Une grosse tête de gros nourrisson, hideuse avec le sourire en plus.

C’est Tania qui parle. Je dois être censé l’écouter. Tout le monde l’écoute très attentivement, avec une grande tension. Sa voix s’est éteinte à un moment ; tout le monde a attendu, y compris le conférencier à côté d’elle. Son visage exprimait comme une violente contrainte ; comme si elle essayait de faire sortir quelque chose, des larmes par les yeux ou de la nourriture coincée dans le gosier. Mais elle a repris, et la cadence est plus naturelle à présent. Il est toujours aussi délicat de comprendre ce qu’elle dit. Ses phrases semblent n’avoir pas d’orientation, de but ; elle est obligée de créer artificiellement un ton de conviction, bien qu’elle soit convaincue de tout ce qu’elle raconte, cela ne fait aucun doute.

Extraits musicaux. C’est M. W., avec ses lunettes évanescentes (ou ses yeux vitreux) qui s’occupe du son. Quelques problèmes d’abord. Là-bas dans le coin près des fenêtres cachées par les rideaux gris. Penché sur un appareil que je ne vois pas. A midi quarante-cinq, alors que je descendais les escaliers, je suis tombé sur la queue bruyante du cortège de conférenciers. Allaient déjeuner, riaient par paires. J’ai réglé mon pas sur eux, en maintenant mon regard au-dessus d’eux. Et ne pas risquer de rencontrer celui de Mme ... La « gorgone » comme on l’appelle, immense et la lèvre du bas qui s’avance, hideuse et toujours souriante.

Alors M. W., resté en arrière on ne sait pourquoi, est arrivé derrière moi et a voulu dépasser tout le monde ; alors qu’il m’avait dépassé dans le tournant de l’escalier, sa veste brune s’est accrochée à l’une des barres de la rambarde. Le petit Pierrot a fait un bond, a dû dégager sa veste piteusement. « Et on remercie Pierrot W., etc. », disait tout le monde (le président ? ou M. M ?) avant l’allocution de Bonnefoy. Les yeux souvent exorbités, ou bien juste éberlués, presque larmoyants ; d’une modestie extrême, assurément. Semble avoir beaucoup de rapports avec les écrivains encore vivants ; peut-être celui qui en a le plus ici.

François Q. se penche un peu vers sa voisine pour lui glisser des mots familiers, une grande fille blonde que je n’ai jamais vue ; plus grande que lui, et de peu de charme — les lunettes et le chignon lui donnent l’air très sérieux. Bizarre de lui voir ce genre de relations, car il demeure très décontracté, comme s’il faisait de la désinvolture le critère de valeur exclusif.

Moment des questions. Je ne vois pas qui parle, ni d’où vient la voix. Très au-devant. Et je me rends compte qu’il reste peu de monde. Les rangs de sièges sont dégarnis autour de moi ; il va falloir éviter Mme St., qui remet un petit pull. Pourtant, il va falloir que je sorte, ou ce serait étrange, je crois.

Quand viendra Bethany ? Va-t-elle vraiment venir ? Croisée tout à l’heure dans le couloir. On n’a pas répondu à mon message ? Mais j’ai posté une annonce. Mais alors... tu t’es fait passer pour un garçon... Je n’ai mis que de fausses informations. Mais j’ai mis une expression que j’emploie souvent. Il va falloir que je la trouve alors.

Les bras se dénudent. Le bras nu de cette fille, fille mince qui fait dos au mur, se tourne vers sa voisine, pose le poignet sur son épaule, de ses mains quasi amoureuses caresse le cou tout rond de son amie, sur le côté caresse peut-être son collier, et lui sourit. Presque amoureusement. Son amie semble petite et un peu grosse — ronde, dit-on. Petite queue de cheval, peu soignée.

Pause. Mme St. s’attarde, discute ; je ne vois que ses cheveux un peu rouges. Je reste dans la salle avec une poignée d’autres. La normalienne a flâné dans le fond de la classe ; une main au menton, et l’autre au coude. Maintenant se tient les côtés. Jupe jaune plus élégante que d’habitude — d’un jaune uni très vif. Haut noir resserré, avec des manches longues. Fait des efforts, essaie de se cambrer un peu ; mais elle n’a pas l’habitude et il y a une sorte d’éminence suspecte dans son dos. Elle étire ses doigts tout en croisant les bras. N’a personne à qui parler, alors que les professeurs discutent. Elle attend près d’eux, regarde, tâte ou rajuste son chignon. Il y a beaucoup de petites barrettes de couleur dans ses cheveux bruns. Ah, elle a trouvé une élève à qui parler ; se déplace lentement et se penche sur l’appareil auquel s’affairait la fille. Mais a déjà repris ses torsions de mains. — Et sort de la salle, alors qu’il n’y a presque plus personne, que Mme St.

« Envoyez-le-moi, bien sûr, envoyez-le-moi. Vous venez souvent à Paris ?... » L’un des conférenciers avec une jeune femme, aucune idée de l’âge ou de la fonction. Il critique maintenant l’administration, je crois. De quoi parlaient-ils ? Des travaux de la fille ? « SI vous m’envoyez des choses, je les lirai. Là, ça va beaucoup mieux... Gestes avec les mains en l’air. Si je fais un numéro d’Europe sur Hofmannsthal, ça vous intéresse ?... Quarante pages stratégiques. Bon ben à bientôt, je reviendrai à Strasbourg... »

Le plus vieux conférencier, qui n’est pas encore intervenu, a une espèce de toque colorée sur le crâne ; expression de légèreté intelligente sur le visage ; lunettes pas tout à fait au bout du nez ; plis du visage amusants. Expressifs.

Je sors. Mme St. n’est plus là.

1703 Elle était dehors à discuter avec une élève. Je ne sais plus qui. J’ai regardé au loin dans le couloir, sans la voir près de moi. La normalienne avait trouvé un interlocuteur près de la table, devant la porte, où l’on servait des boissons.

« Poète, compositeur, performeur » (il hausse les sourcils). Traducteur de Pessoa (pour la Pléiade), de grec moderne et de hongrois. » Il s’agit du vieillard à la toque.

Gilet sans manches. Rouge dans le dos, gris au-devant. L’assemblée s’est restreinte en nombre. Le Canadien est venu à côté d’Alison ; la tantouze a avancé d’un rang ; la normalienne est toujours devant. J’ai cru que l’un des garçons, cheveux ras, crâne petit et anguleux, était amené par Alison — son petit ami grec ? Elle a toujours les deux incisives supérieures très espacées. La chevelure plus propre, plus épaisse, aux reflets plus rougeoyants. Mais c’est tout. Elle aussi a cette vaste éminence dans le dos, éminence plate qui se détache de la taille grêle avec un air piteux.

On a laissé la projection de l’écran d’ordinateur ; mais à présent il n’y a qu’une grande surface bleue.

La fille qui a pris place à côté de moi (une chaise d’écart, nous sommes les seuls dans la rangée), nouvellement arrivée, semble très belle. Mais je n’ai pas trop envie de m’en assurer. Je me suis demandé malgré moi : serait-il possible, en quelques heures, de nouer un lien ? N’est-ce pas ce qu’elle attend ? En composant son attitude, en secouant la chaussure qu’elle a au pied, ballerine noire dont elle a retiré le talon — la chaussure pend, ballante, aérienne.

Moins de monde, et donc les gens bougent moins. Se tiennent beaucoup plus confortables. Langoureux, épuisés comme dans l’épuisement d’une volupté. Le vieillard lit de façon expressive, une main tendue vers le haut (coude sur la table) et en se tournant vers Pierrot W., qui ne réagit pas.

Conférences avec Angèle

25 mars 2011 à 15h05

Vendredi 25 mars 9 heures
Fatigué. Aucune envie de noter. Je suis assis à côté d’Angèle : peut-elle voir ? Ou oserait-elle jeter un œil sur ce que j’écris ? Très polie, un peu timide même : elle rit avec les autres, ou s’y sent obligée. Soit à cause d’eux, soit à cause de moi, qui ne ris pourtant pas — j’exécute un rictus par réflexe, mais cela fait longtemps que j’ai perdu ce besoin ou ce réflexe de rire avec les autres. Sûrement est-ce à cause de moi. Parce que maintenant nous nous connaissons. Hier soir nous nous connaissons. Hier soir elle ne riait pas ; mais peut-être qu’il n’y avait pas d’occasion de rire. Je ne l’ai pas reconnue ce matin en entrant ; j’ai vu son grand, ou plutôt son long nez ; c’est tout ce qui m’a frappé, en elle, et je n’en avais pas été frappé hier. Mais elle me regardait comme si elle me reconnaissait ; et après que j’ai détourné mon regard et l’ai posé de nouveau sur elle, par deux fois, son regard à elle... (nœuds sur les ballerines ; de couleur pralinée) disait toujours qu’elle me reconnaissait. Peut-être aussi a-t-elle fait un petit, un imperceptible hochement de tête ; ou bien une gentille moue de circonstance ; et peut-être aussi son regard exprimait-il quelque chose de particulier — il brillait, assurément.

(Quel est ton prénom ? m’a-t-elle demandé lorsque je me fus assis à côté d’elle — lorsque je lui eus demandé si je pouvais m’asseoir à côté d’elle. Et toi ? Angèle. Je l’ai regardée avec effroi et je me suis demandé pourquoi le sort ne me présentait que des filles aux prénoms poétiques.)

J’étais fatigué ; mon visage ou mon corps n’ont dû transmettre aucune expression. Elle s’était assise assez au-devant, quoique deux rangs plus avant par rapport à hier soir.

(Et elle s’était installée tout au bout de sa rangée de chaises, qui était libre pourtant. Une raison à cela ? Pour être certaine d’avoir une ou deux places libres à côté d’elle. Pour quand je me présenterais. Si des malotrus avaient voulu se mettre dans sa rangée, ils se seraient mis au fond, mais pas immédiatement à côté d’elle. Mais est-elle capable d’un calcul aussi réfléchi ? Et aussi sordide. Elle prévoyait que je viendrais un peu en retard. Parce que hier j’étais en retard. Doutait donc de mon intérêt pour elle.)

M-E devant moi, avec son grand nez. S’est retournée parce qu’elle a senti que mon voisin, tout juste arrivé, posait son pied sur son manteau en croisant les jambes. Flamme agacée dans le regard ; mais peut-être est-ce dû à la vue de profil.

Je suis arrivé comme Léonard et Edith entraient. M’ont-ils parlé ? Je crois pourtant que oui. Edith a dû me demander si je m’étais aussi décidé à venir dès le matin. Quelque chose de ce genre, à moins que ma mémoire ait déjà placé dans sa bouche des paroles d’Angèle, car il est certain qu’elle m’a aussi dit ces quelques mots faciles. C’était plus à propos : puisque nous étions tous deux en retard dans la journée d’hier, moi le matin, elle l’après-midi. Et que je n’étais pas certain de venir dès ce matin. En avance, oui, un peu, pour avoir une place.

(Elle était entrée hier, pendant la première conférence, profitant de ce qu’une dame entrait également ; en trombe, s’était tout de suite dirigée vers les places dans les premiers rangs. J’en ai le vague souvenir. Puis, à la pause, elle est donc venue près de moi. Dans un moment où il n’y avait quasi personne dans la salle.)

Posé mes pieds sous la chaise en face : M-E regarde vers le bas au même moment : elle ne scruterait pas mes pieds tout de même ?

C’est donc le nez qui m’a frappé ; mais ces cheveux enroulés sur le haut du front, bien sûr, m’évoquaient quelque chose d’indéfini. Elle est habillée autrement aussi ; plus simplement : un chemisier blanc avec des motifs sur la poitrine que je ne vais pas examiner ; et un jean bleu qui accentue la minceur de ses jambes. Elle a des yeux couleurs noisette, avec quelques étincelles d’effroi.

Bruit du capuchon qu’elle garde entre ses dents ; du stylo qu’elle décapsule. Ou bien elle le croque un peu entre ses dents. Le bruit est mat, étouffé, mais elle n’en a pourtant pas peur. Il faut dire que ce n’est pas du tout répugnant : au contraire, quasiment.

Dinosaure arrive à présent ; elle ne pourra pas causer avec Mme St au premier rang : on est au milieu de la deuxième intervention. Léonard et Edith sont assis de l’autre côté ; rangée derrière ; mais assez près de moi tout de même ; en me tournant un peu vers la gauche — vers la Lilloise — je peux deviner la silhouette tout en rondeurs de Léonard. Et je vois aussi le bras de ma voisine pressant son ventre ; et l’autre bras tenant son stylo à hauteur de ses lèvres.

Leur ami cinéphile et mélomane est avec eux ; il est venu avec de grosses lunettes noires sur son visage émacié, a été salué par la voisine de M-E — elle était mercredi soir à la projection, je la reconnais à ses cheveux noirs élégamment épars et son teint de peau foncé — puis s’est assis à côté d’Edith. La fille qui l’a appelé par son nom semble très gentille, attentionnée. A. s’est agrippée à la chaise, a laissé échapper un souffle court et las. Mon voisin penche vers moi ; vêtements assez serrés, un tout petit peu bedonnant — pas trop, il n’est pas si vieux. Il s’est redressé, il y avait danger ; appuie maintenant son front contre la paume de sa main ; et ferme les yeux : il compte dormir déjà.

Ma directrice de mémoire à côté de Pierrot ; ses cheveux sont ternis, vieillis prématurément, d’un brun tellement fade qu’il en semble gris ; les cheveux qui tombent sur son front sont trop fins — je la vois de profil. Elle est concentrée, bienveillante — un sourire vague sur son visage de souris.

Alison, Alison, n’a pas engagé la conversation. Nous attendions l’ascenseur ensemble. Je lui en laisse le soin, car je n’ai pas de curiosité pour ce qu’elle a vécu — je pourrais toujours interroger Edith. Edith m’a salué, bien sûr ; mais je fais suffisamment d’efforts déjà pour engager des discussions ; je n’ai pas besoin d’une autre conversation, pour le moment.

C’est Yves-Michel qui l’a fait rire au début ; il avait fait une entrée fracassante ; et a parlé d’une affiche commune pour rendre gratuit l’accès, etc. Je n’ai pas compris ce qui était drôle. Elle est amusante, Angèle — non, touchante : alors qu’il y avait une courte pause, elle s’est tout de suite penchée vers moi pour me raconter un peu plus le dîner qu’elle a partagé avec les intervenants. La fille tout à droite, cheveux bruns — elle y était. Nous étions une dizaine.

Elle s’étire vers le haut, et son chemisier dévoile un moment son ventre ; mais je ne regarde pas, non, parce que je suis frigide — et d’ailleurs c’est la vérité. Frigidité n’empêche pas curiosité esthétique. La curiosité de ce qui met les autres en émoi et attire irrésistiblement leurs regards.

Je lui avais demandé de me raconter ce repas alors que les conférences commençaient. Je lui avais dit : Il faudra que tu me racontes ce dîner. La tantouze parlait très fort, s’imposait, s’adressait à toute la tablée, disait-elle avec un amusement admiratif. Il aurait dit hier à un moment : « et d’ailleurs j’en ai parlé la veille à Angèle ». Elle était assise en face de lui ; surprise de cette allusion ; mais ravie comme si c’était un gracieux compliment. C’est plutôt comme une inestimable maladresse de sa part : un peu comme dans le dernier séminaire il faisait toujours référence au « magnifique travail » de Léonard sur Proust et Joyce, alors qu’il n’avait émis que des critiques l’an passé. Il ne s’en souvenait simplement pas : il se souvenait de Léonard, et voilà tout. Même pas timide donc : il est très drôle, faisait des plaisanteries, toujours quelque chose à raconter, disait Angèle. J’ai hoché la tête, sceptique. Je lui ai promis de lui expliquer les graves « lacunes » en matière de culture littéraire. Elle disait aussi qu’il avait l’air de connaître beaucoup de choses. C’est surtout son personnage qui l’empêche d’être un bon enseignant. A-t-elle remarqué sa maladresse, ou a-t-elle de l’affection pour les maladroits ?

Les êtres boiteux, qui montrent une fêlure en eux. (Elle met encore son stylo en bouche.) Prend beaucoup de notes. J’espère que ce n’est pas de ma faute. Elle me voit écrire, mais ne me voit pas regarder les documents.

La fille du ciné-club –mercredi soir – a des cheveux d’un noir presque brillant, couverts de laque : ses mèches ondulantes, minces mèches gracieuses et longues, ont l’air comme soudées, fondues, plongées dans une colle noire luisante. Ses cheveux ne sont pas sales ; cette impression en tout cas, est positive. Elle les a un instant pris dans sa main derrière sa nuque : pour les soupeser, les secouer, les aérer.

« Tu comptes rester jusqu’au bout ? » me demandait-elle. C’était à l’annonce de la pause. Elle m’avait dit en guise de préambule : C’est toujours très épuisant. Je lui ai répondu que oui : Généralement, quand je suis seul, je m’esquive à partir d’un moment. Mais puisque je suis avec toi, je vais rester jusqu’au bout. Très naturellement, en me levant, un brin nonchalant. Nous sortons ensemble ; elle est arrêtée par Yves-Michel ; je me faufile derrière elle et faisant attention de ne pas la regarder dans les détails. Je refais mes lacets ; puis je vois qu’elle est sortie — ne s’est pas attardée. Nous faisons quelques pas ensemble en parlant de l’homosexualité transparente et confirmée de Yves-Michel. Puis elle me dit, un peu gênée, ou réticente, qu’elle va échanger quelques mots avec sa directrice de mémoire — je ne sais où, sûrement dans la salle où il y a des distributeurs (croque son stylo entre ses dents), bien qu’elle oblique vers la cage d’escalier, et donc vers les toilettes. Je lui dis « bien sûr, bien sûr » et j’esquisse un geste avec légèreté pour l’y pousser — tout en me reculant déjà quasiment. « Mais nous pourrons parler ensuite », ajoute-t-elle d’une voix un peu effrayée ; avec une hésitation touchante. Touchante, vraiment. Restait encore un peu tournée vers moi. Je dis « oui, oui » et je m’en vais vers Léonard et Edith, discutant en cercle avec le garçon et la fille du ciné-club — je n’ai toujours pas compris le prénom du garçon, qui est souvent mentionné d’ailleurs. J’avais une arrière-pensée bien sûr : montrer que j’ai tout de même des relations dans mon milieu, pour rendre un peu paradoxal et encore plus énigmatique ma réplique de tout à l’heure. « Généralement, quand je suis seul, je m’esquive assez vite. » Edith était hors de la discussion, s’est tout de suite tournée vers moi en souriant et en inclinant sa tête blonde aux boucles médiévales. Elle a l’air d’une Agnès Sorel ou d’une de ces madones qui sourient à l’enfant Jésus en inclinant la tête dans les tableaux italiens. Qu’est-ce qui m’a intéressé ? J’ai décidé de surmonter mon épuisement ? etc. Bientôt nous nous sommes mis un peu à l’écart, et voilà Tania qui vient nous aborder. Qui parle de nos communications à Mulhouse : elle essaiera d’y assister, dit-elle. Edith m’apprenait justement qu’elle avait été mise au fait de nos communications. Mais pas par M. Fr, car elle ne comprenait pas pourquoi c’était organisé à Mulhouse et non ici ; sûrement par l’annonce sur le site fabula. Au bout de quelques échanges, nous nous regardons en souriant, en oscillant la tête par bienveillance. Je laisse Edith lui parler de sa santé et des médecins. Qui ne comprennent pas que le travail vivifie le corps. Non, cette expression est de moi. Je l’ai lancée imprudemment en rentrant dans la salle avec Edith. Qui était un peu loin ; donc j’ai haussé ma voix sarcastique. Les professeurs qui l’ont entendue, installés devant — l’ont-ils entendue ? Ont dû avoir froid dans le dos. Ce n’est pas à moi de lancer une telle maxime. Victoire de l’esprit sur le corps.

J’ai un moment eu l’espoir qu’Angèle fût déjà rentrée. Serait passée derrière moi, n’aurait pas voulu me déranger. Mais sa chaise était vide. J’ai eu peur qu’elle vînt en retard — de la voir embarrassée — ce dont je n’avais aucune envie. Mais elle est venue bientôt après, pain d’épices dans les mains. Elle a désigné le buffet où elle l’avait trouvé. J’ai dit que je n’avais pas l’habitude de manger. C’est faux. Je n’avais pas envie de risquer de me salir devant elle. Mais elle n’a pas tout de suite observé le silence.

(Vient d’entrer l’un des deux frères, très grands, l’un des deux élégants que Léonard avait abordés sur le parvis du palais universitaire. Il a une veste en tweed à carreaux. S’est hâté en soulevant sa mallette ; a adressé un signe de tête à Léonard — essoufflé, mais toujours avec élégance. Il s’est assis juste derrière Angèle — vague de parfum — et a dit merci, peut-être à Léonard à côté de lui. Cheveux faussement rebelles, redressés poétiquement sur le haut du front. Angèle semble un peu plus mobile maintenant. Peut-être aussi un peu plus repliée sur elle-même. A commencé à bouger ses pieds. Mais peut-être seulement à cause du parfum. Serait-il donc en lettres, cet improbable gentleman au nez crochu ? Ou serait-il ici à l’initiative de Léonard ? Il a retiré sa veste de tweed : cravate rouge et chemise blanche.)

La conférence était déjà entamée quand Angèle m’a glissé en chuchotant : nous pouvons manger ensemble à midi si tu veux. Je l’ai regardée et je lui ai dit oui en approuvant avec énergie. Je veux bien. J’aimerais beaucoup.

(Quelque chose est tombé derrière nous, et elle s’est retournée vers le grand gentleman ; mais ce n’était pas lui qui avait fait tomber l’objet.)

« Il y a un endroit particulier où tu veux manger ? » lui ai-je dit aussitôt, tout en la regardant d’en-dessous. « N’importe où. Nous verrons cela ensuite. »

Touchante. J’ai pensé, tout de suite après, avec une sorte d’amertume, à ce que j’écrirais ce soir : personne ne m’a jamais fait une telle demande spontanément. Et, en imaginant vaguement la suite — nous deux marchant ensemble dans le soleil de midi : « Faut-il dire le tragique de notre rencontre ? Peut-être que nous l’éprouvons tous les deux, chacun pour lui-même. Mais peut-être qu’il ne vaut mieux pas le dire. Que c’est plus beau ainsi. Plus tragique. Les rapports polis ont une légitimité. » Elle rentrera demain à midi.

Cherche un objet dans son sac ; la feuille glisse, qu’elle avait sur ses genoux ; elle la ressaisit, bruits divers ; elle semble décontenancée en se redressant vivement, trop vivement — elle vient de rajuster son chemisier. Peut-être n’aurais-je pas dû non plus redresser la tête à ce moment ; mon mouvement a pu lui donner l’idée qu’elle devait être embarrassée, ou bien que j’étais embarrassé de la voir dans l’embarras.

Je crois que le petit objet qu’elle a sorti est un dictaphone — l’a posé sur sa feuille. Je n’aurais pas dû lui dire que Pierrot W était l’un des enseignants favoris des étudiants — toujours modeste, très en retrait, même au niveau de la recherche universitaire.

« C’est un plaisir de vous voir présents, disait Tania. Toujours très inspirant de vous voir prendre des notes. »

Par fatigue sans doute, elle a placé sa main droite sur son épaule gauche. Position du bras sur son chemisier, tout à fait charmante.

Si le tragique n’est pas exprimé, mais passé sous silence, nous nous dirons peut-être des choses anodines. Pourrions-nous nous élever ? Si nous nous élevions, ce serait vite insupportable : nous aurions trop de choses à regretter. Si nous en restons à un niveau de conversation regrettable, nous aurons moins de regrets. De toute façon, nous n’aurons pas assez de temps pour nous dire beaucoup de choses.

Une preuve de l’homosexualité de Yves-Michel : il touche toutes ses amies. An non, sa grande amie n’était pas là mercredi. Mais il en touchait d’autres. Par exemple il les prenait au bras — et elle me montre comment, elle m’empoigne l’avant-bras et froisse un peu la manche de ma chemise. Je ne réagis pas ; je regarde devant moi en souriant vaguement et en paraissant réfléchir. Mais justement, une jeune femme essayait de se faufiler devant Yves-Michel, installé à quelques mètres. Et je lui montre : il a posé sa grosse main droite à plat sur le bas du dos de la femme, qui se tient penchée en avant, indécise. Il parle en même temps, l’air hilare, mais sans nul doute gamin.

J’ai regardé trop directement Angèle ; elle a retiré son poing de ses lèvres et dans ce mouvement de fuite, ses feuilles ont failli tomber. Mais je ne pense pas que ce soit mon regard qui l’ait intimidée. Et quand bien même je l’intimiderais, cela ne signifierait toujours rien.

Avant la dernière intervention, je lui ai demandé si elle n’était pas trop fatiguée, si elle ne voulait pas s’en aller. Elle a répondu non, s’est étirée langoureusement et m’a demandé en se figeant un peu — fin du geste d’étirement ; c’est son regard qui s’est figé — si je voulais partir quant à moi. Ah non, je m’assurais juste qu’elle... — qu’elle ne reste pas juste pour rester avec moi, qu’elle ne se sente pas obligée de rester à cause de ce que je lui avais dit.

Ah. La normalienne de profil — son visage — a presque un air mignon. Dans la même diagonale se profile l’étudiante engagée dans le mouvement il y a deux ans. Elle était alors en première année de licence, je crois. Et tout de suite une conscience politique. Elle dirigeait l’assemblée de lettre, au moins une fois, à l’agora. Assise sur une table, l’air désenchanté de circonstance, tandis que tout le monde était assis sur le sol. Blondinette. Midinette. Blond très pâle à l’extérieur. Cette chute de cheveux dans la nuque, après avoir été attachés. Elle était jolie il y a deux ans ; elle semble avoir un peu épaissi ; elle est assez petite ; et peut-être que son air désenchanté n’était pas seulement de circonstance. Les traits du visage se sont durcis. Sa lassitude semble plus sincère, mais moins gracieuse.

Grands yeux et grandes prunelles noisette d’Angèle. Ses cheveux bruns, écartés du front, comme un auvent circulaire sur les côtés et au-dessus du front.

16h45 Je suis terrassé par cette tragédie. J’ai passé les deux premières interventions dans la stupeur, à essayer de revenir de cette magie tragique. Je ne pouvais rien noter. Je ne pourrai rien noter avant que nous nous séparions. Chaussettes violettes ; nœuds d’argent sur les ballerines. D’argent plus que pralinés.

Je sens sa présence au lieu de la regarder. Je devrais au moins la regarder. Puisque nous sommes contraints au silence. La regarder pour bien m’imprégner de ses traits. Je ne vais plus la revoir et je suis là, à côté d’elle — d’abord elle était à ma gauche, près de la fenêtre, et maintenant à ma droite pour enregistrer les interventions de mes professeurs. Je me contente de sentir sa présence à côté de moi. La sentir dans tout mon corps terrassé.

Illumination

25 mars 2011 à 23h06

Vendredi 25 mars
Les conférences du matin ont fini peu avant treize heures. Nous avons descendu ensemble les escaliers, seuls cette fois et en toute intimité. Je lui ai dit qu’elle n’avait pas besoin d’enregistrer Pierrot parce que je lui avais dit, etc., et que je l’attendais, elle n’avait pas à s’en faire. Une fois sortie des toilettes, elle s'est mise à se hâter très bizarrement dans le hall, le regard au loin. Sans doute ne me voyait-elle pas ou avait-elle peur que... Elle s'est arrêtée tandis que je la rejoignais en courant. J’ai ri un peu méchamment : Tu ne m’avais donc pas vu ? Tu croyais que je m’étais enfui ? Elle n’a pas répondu, je l’ai tout de suite entraînée.

Elle m'a laissé décider de l'endroit où manger. Elle avait envie de manger à l'extérieur, sur les pelouses. Le soleil étincelait ; les étudiants paressaient en nombre. Un peu par hasard, et un peu par envie de prendre autre chose que des pâtes avec elle, je l'ai guidée jusqu'aux abords du centre-ville.

Je ne sais déjà plus de quoi nous parlions. Nous parlions littérature sans doute. Et je faisais des efforts pour l'écouter parler des poètes auxquels elle doit s'intéresser. Les deux grands amis de Léonard nous ont dépassés à un moment sur le trottoir opposé ; le garçon en tweed et le pianiste aux grosses lunettes ; ils allaient ensemble manger. Comme elle exprimait des doutes, je lui avais dit que le centre-ville n'était pas si éloigné. Et je lui avais décrit mon ancien lycée, au confluent de l'Ill et d'un canal : l’avait-elle déjà vu ? (Non.) L’ami qui l'hébergeait lui avait fait visiter la ville. Pendant une semaine, parce qu’elle était déjà venue ici. Et cette fois encore, depuis mardi.

Je ne parvenais pas encore à comprendre ce que pouvait être cet ami. Je lui ai demandé comment elle le connaissait ; elle m'a répondu qu'il était de L aussi. Qu’il était ici pour l'école d'orthophoniste. Je demandai où cela se trouvait, et elle me donna en réponse son adresse à lui. Nous longions les enceintes de mon ancien lycée ; elle me parlait de la cathédrale et de son unique tour. Je ne pensais plus à lui dire que c'était là mon ancien lycée (cela importait peu, objectivement et même pour moi). Arrivés en haut de la rue, devant le portail du lycée, nous nous sommes arrêtés un moment et je lui ai donné le choix du repas. Je lui expliquais ce qu'étaient les plats à emporter thaïlandais, le regard vaguement tourné vers la place (il n'y avait personne près du portail, qui était fermé) quand je finis par remarquer une fille qui s'avançait dans ma direction et qui me souriait. Tiens, tiens. Lolita. Et une Lolita singulièrement changée. Cheveux blonds agencés autrement. Mieux coiffés, je crois, à moins que l'amélioration eût une autre cause. Coiffés davantage comme sur son image peut-être — plus courts, plus denses. Elle vient à moi, commence tout de suite à parler — voix plaintive, voire geignarde : là aussi un changement. Qu’était donc advenue de la voix grave et assurée, légèrement perverse, dont j’avais souvenir ?

Elle me présente la joue, elle est toute petite. Et comme j’aperçois ses lunettes de très près, je m'exclame : qu'est-ce que c'est que ces lunettes ? Tu ne m'avais pas dit que tu portais de telles lunettes. Lunettes rondes, de grand-mère (moins à cause de la forme que des couleurs, vert et jaune fades qui alternent). La scène n'est pas longue. Elle parle aussitôt sans discontinuer. Et je lui réponds avec une légèreté moqueuse en haussant un sourcil d’étonnement (Surtout qu'elle se plaint... et qu'elle se plaint comme une petite fille). Je ne sais pas quoi, elle s'est rendue compte que le concours général de philosophie était tel jour, et elle n'y pensait déjà plus. Elle a dû appeler le rectorat et etc. Mais bonne nouvelle, ses parents acceptent qu'elle fasse BL. Évidemment, pourquoi ils auraient refusé ? Parce qu'il y a des lettres — et son frère qui veut faire Saint-Cyr. Mais il y a aussi des lettres à Saint-Cyr. Explique ça à mes parents. Et voilà Lolita qui s'éloigne en faisant une moue piteuse et un petit geste de la main. Toute petite, serrant quelque chose contre son ventre. Et sac rouge sur le dos (qui recouvre tout son dos même).

L’interlude fut court, j'allai prendre avec Angèle nos repas, et je pris soin de préciser, en riant, que je n'avais vu cette fille qu'une fois. Puis il fallut trouver une place où nous installer. Nous avons longé l'enceinte du lycée du côté de l'eau, nous sommes descendus sur les berges, qui étaient dès l’abord horriblement surpeuplées. Tout le monde à l’évidence profitait du soleil en groupe. Puis nous sommes passés sous le pont Saint-G. Et qui était là assise au bord de l'eau, dans l'ombre toujours sinistre d'un pont et toute seule ? Et d'ailleurs la tête tournée vers nous, encore une fois avant que je l'aie remarquée ? Lolita bien sûr, figée dans la même moue ou le même sourire piteux. "Mais qu'est-ce que tu fais donc là sous ce pont ?" lui ai-je dit en haussant les sourcils. Elle a accentué sa moue et, toujours d’une voix plaintive, m’a répondu en faisant le dos rond : "Je ne supporte pas le soleil." Je n'ai pas fait plus de mouvement vers elle, j'ai laissé là Lolita, grand sac rouge sur le dos, jambes au-dessus de l'eau.

Un peu plus loin (mais Lolita ne pouvait sans doute pas nous voir), il y avait justement quelques marches vers l'eau qui étaient libres. Nous nous sommes assis l'un en face de l'autre pour manger. Je l'ai observée en souriant, en faisant mon sourire le plus bienveillant, tandis qu'en moi-même je me demandais comment sortir de la littérature. Elle aussi a fait hypokhâgne et khâgne. Oui, deux ans. Comme moi, lassée au bout de deux ans. Que comptait-elle faire ? Elle sur qui sa directrice de mémoire semblait fonder tant d'espoirs. Non, pas l'agrégation (n'a pas fait de latin), et pas de thèse en vue manifestement. Arrivée au bout du parcours. Et rien que les horizons professionnels, qu’elle semblait avoir de la réticence à envisager. C’est moi qui avais lancé cette question, et je m'en voulais naturellement, mais la conversation était languissante. Je ne sais pourquoi je parlais aussi lentement, avec un soin si prononcé. Est-ce seulement avec les gens que je connais peu que je parle ainsi ? Il me semblait que je parlais à ce rythme avec Aglaé pour compenser son débit rapide, mais Angèle avait au contraire la même lenteur d'expression. Possiblement calquée sur la mienne, je ne sais. Je l'observais avec bienveillance, je penchais un peu vers elle, je me plaçais de telle manière qu'elle se sentît en confiance et qu'elle s'oubliât peu à peu. Mais elle semblait me considérer avec une sorte de méfiance — ou d'amertume accusatrice. Il y avait un silence étincelant autour de nous, étincelant ou irritant comme le soleil de midi.

Nous nous sommes levés pleins de langueur. Les gens n’étaient plus si nombreux. Ni sur les berges, ni dans les rues. J’ai parlé musique et peinture, et nous avons reflué vers le campus. Il était quatorze heures. Cela ne suffisait cependant pas. Elle restait dans l'expectative. Nous approchions du campus et je me disais : « Même en lançant le sujet de la musique, même en ayant appris qu'elle jouait aussi à l'oreille, violon et piano, même en lui ayant dit que c'en était de même pour moi, je ne vois toujours pas comment lui décrire un peu mon mode d'existence, lui donner une idée de mes journées. » Alors je me suis dit : soyons un moment comme ces cuistres qui parlent d'eux à n'importe quelle occasion aux filles qu'ils veulent séduire. Les mains dans les poches, nonchalant toujours, j'ai commencé par dire que le campus de S était très étendu, qu’il y avait un peu partout des endroits où échouer pour travailler. Puis j'ai dit (elle approuvait) que j'adorais errer, que j'allais d'endroit en endroit pour revivifier ma pensée. Qu’on pouvait ensuite se concentrer sur les mêmes livres ou les mêmes idées comme si c'étaient des choses nouvelles. Et j'ai fini par dire, comme cela ne suffisait pas : à la fin de la journée, quand j’ai bien erré, j'aime atterrir devant un piano ; et j’avoue qu'ensuite, j'ai du mal à reprendre mes déplacements. Il y a des salles de piano où l'on peut accéder librement au rez-de-chaussée de la faculté. Oui, tu veux que nous allions les voir ? Elle est d'accord, et nous arrivons justement. Je salue Raphaël qui passe puis je me retourne vers elle qui va dans la mauvaise direction. « Où est-ce que tu vas comme cela ? — Mais je ne sais pas, c'est à toi de me guider ! — Tu cherches les pianos ? — Oui. » Je suis presque surpris, et donc nous y allons. La salle du milieu est libre (un piano, trois chaises disposées tout autour). Elle s'installe tout de suite et me fait deviner le deuxième mouvement de la symphonie fantastique. Joue quelques autres thèmes, puis c'est à moi.

Je n'ai pas fini l'introduction que quelqu’un nous dérange une première fois. Un vieux type absolument bizarre. Cheveux gris épars, mais point si laids pourtant, peau du visage brûlée par le soleil. Longue veste de velours, presque convenable, si elle ne faisait contraste d’une très bizarre façon avec le reste de ses vêtements. Un peu comme un zeste de luxe destiné à mettre en valeur l’apparence globalement miteuse tout en instillant le doute : on ne pouvait certes pas conclure aussitôt que c’était un vagabond. Il vient dans ma salle sans toquer, il s'avance sans faire attention à moi, regarde d'un air inquisiteur, puis part alors que je lui demande ce qu'il cherche. Il me répond depuis le couloir : le piano Yamaha. Je lui dis que c'est dans la salle à côté. Comme je n'ai pas encore repris et me remet au piano, Angèle me dit déjà qu'elle est impressionnée. Mais quelques minutes plus tard, l’autre revient m’interrompre, toujours sans frapper. Moi, je fais : oui, qu’y a-t-il maintenant ? Il me répond, à la fois penaud et agressif : Continuez, continuez ! Je le regarde sans rien dire. Et il me fait, toujours d’une voix rauque, incertaine (mais étrange, pour sûr) : « J'ai entendu ce que vous faites. Je suis le meilleur pianiste de France et je vous dis de continuer ! Saisissez cette chance ! Vous venez d’être remarqué par un connaisseur ! » Je toise l’énergumène avec mollesse et je lui réponds simplement : « Non, je ne crois pas. » J’ai dû le regarder jusqu'à ce qu'il s'en aille, sans plus rien dire. Ou alors j'ai continué de jouer et il est tout de même parti, en silence. Je penche plutôt pour la première option. Peut-être qu'il s'esquive aussi parce qu'il me voit avec une fille. C’est une drôle de situation assurément. Comme elle était assise à ma droite, je ne la voyais pas en me tournant vers lui. Je ne sais trop quelle expression elle a prise. J’ai juste dit que je n'étais dérangé que par des guignols depuis quelque temps. J’ai repris mon jeu. Et déjà, à quelques reprises, je butai dans les aigus… parce qu'elle était physiquement trop proche de moi. Je m'arrêtai sur un accord, ça lui semblait la fin, elle était impressionnée et c'était tout juste l'heure.

Très peu de monde pour cette dernière séance. Bethany était là avec son amie koweïtienne. Elles sont parties avant la fin de la première conférence (Bethany toute rouge). J’ai pris place avec Angèle plus dans le fond, du côté des fenêtres. (Elle m'a demandé à un moment si elle devait attendre la pause pour fermer la fenêtre : ça pouvait faire du bruit).

J’étais dans un état de stupeur parfaite. Je ne pensais qu'au fait qu'elle allait partir et que je n'allais jamais la revoir. Je lui avais fait écrire dès le début de la séance son adresse électronique, afin que je lui envoie des enregistrements musicaux. Mais cela me semblait très insatisfaisant. Je n'avais aucune envie, et de lui envoyer des enregistrements, et de faire davantage connaissance avec elle par mail. Je ressassais constamment le mot de tragédie dans ma tête. « Tragédie — magie. Tragédie –magie. » Je me disais : il faut tout de même que je lui fasse sentir cette tragédie. Tout est trop léger, trop anodin ainsi. Et se peut-il que je n'aie déjà plus l'occasion de lui parler ? Elle compte partir à quatre heures et demie. Son ami, rendez-vous. Elle pianotait sur son portable avec énervement. Il n'a qu'une demi-heure pour manger entre midi et deux. C’est trop court, elle préférait prendre son temps.

Et j'avais épuisé toutes les occasions de lui parler ? Comment se passeront les au revoir ? Chuchotements dans la salle de conférences ? En montant dans l'ascenseur, bien sûr elle m'a parlé de la nécessité de mettre en partition ce que je composais. Pour en faire quelque chose, faire « breveter » mes morceaux. Je lui ai fait reprendre le mot et j'ai haussé les épaules. Passer à la postérité ? Peu d'intérêt. Que disaient donc les autres ? Les autres ne disaient rien, je ne leur faisais pas écouter mes compositions.

Dans la salle de conférences, la petite Angèle m'a glissé en chuchotant qu'elle était très contente, en tout cas, d'avoir découvert ce que je faisais. Alors je lui ai dit, en souriant, que je ne lui avais pas joué mon morceau en entier, et elle a répondu avec une sorte de joie hâtive — comme si elle avait attendu cette occasion : « Nous pouvons y retourner ensuite ? » Je me suis remué sur ma chaise, son ami ne l'attendait-il pas ? Un bon ami, qu'elle connaissait depuis trois ans, m'a-t-elle expliqué à ma demande en descendant. Sa directrice de mémoire ne dînerait pas avec elle ce soir : c'est dommage, elle aurait voulu avoir des échanges plus personnels avec elle, et elle le lui a fait savoir. Elle ne voulait pas la voir seulement avec d'autres professeurs, comme mercredi soir. La tantouze semblait d'ailleurs se souvenir d'elle à chaque fois.

Je lui ai joué le morceau en entier cette fois. Elle a sorti son dictaphone pour avoir son propre enregistrement. Elle inclinait bien trop la tête vers moi. Et pas seulement la tête peut-être. Tout son corps semblait tendre vers moi... dans un abandon affreusement perceptible. Dans les aigus, j'avais toujours un embarras extrême. Je lui ai joué quelques mélodies brillantes ensuite. Et en me préparant pour l’une, j'ai suggéré à mi-voix que je la jouerais une octave en-dessous. Sans doute assez significativement, car elle s'est aussitôt excusée, déplacée, elle pouvait s’éloigner si je le voulais ? ce que je ne souhaitais pas plus qu'autre chose.

Nous sommes sortis vers 17h30, j'ai encore insisté pour la raccompagner. Elle ne faisait pas la tête pour montrer que cette proposition était indécente, ou qu’elle avait d’autres choses à faire. Elle était pleinement, naïvement enthousiaste. Elle a déclaré qu'elle garderait précieusement son enregistrement. J’ai dit qu'il fallait bien faire de la musique lorsque le colloque en cours s'appelait « correspondance des arts ». Nous nous sommes amusés à transposer certaines théories sur mon morceau. Elle fredonnait quelque chose par moments, alors que nous marchions le long des bâtiments du campus. Pas d'une façon très sensible cependant. Je lui demandai finalement si c'était mon morceau qu'elle fredonnait. Elle me dit que oui, qu'elle l'avait gardé à l'esprit, et qu’elle le garderait sans doute longtemps dans sa mémoire. Que c’étaient certaines notes, des notes isolées, très précises, comme des mots isolés dans un poème, qui lui faisaient voir soudain des choses.

Au début de l'après-midi, elle m'avait dit que j'avais illuminé sa journée. Je l'avais contemplée avec un sourire bienveillant. En marchant au hasard, devant le patio, elle m'a dit qu'elle se souviendrait de moi. Qu’elle était heureuse d'avoir rencontré une telle personne. J’ai réfléchi pour lui répondre quelque chose d'analogue, et je lui ai dit en riant que j'étais heureux d'avoir rencontré quelqu'un qui se faisait inviter par sa directrice de mémoire, et voyageait aux frais de l'université. Au moins ça. Je l'ai arrêtée lorsqu'elle a dit que nous pouvions aller ensemble jusqu'à la place centrale à pied : ce n'était pas la bonne direction. « Tu n'as pas non plus retenu le trajet cette fois-ci ? — Non ! — C'est que tu avais l'esprit autre part, tu faisais trop attention à ce que je disais, ai-je fait en riant. Elle a approuvé et a ajouté qu'elle écouterait tous les jours mon morceau. J’ai dit non, qu'il ne fallait pas exagérer. Elle a parlé de dédicacer mon morceau, j'ai paru soucieux et j'ai dit que je ne savais pas à qui appartenait ce morceau. Que je lui en dédicacerais un autre si elle voulait (en riant). J’ai ajouté que les gens ne faisaient que passer dans ma vie depuis quelque temps. Passer. (Et je faisais le geste avec un sourire extatique.) Pas deux jours comme elle, bien sûr, ai-je ajouté en riant.

Nous allions alors dans la bonne direction. Et elle fredonnait toujours. Nous sommes repassés devant mon ancien lycée. Elle m'a parlé avec enthousiasme de Berlioz. Je l'écoutais, plus qu'avec intérêt, avec une sorte d'admiration attendrie. (C’était son sujet de mémoire de l'an passé.) J’ai parlé du moment de la rencontre chez Dostoïevski. Un peu cyniquement peut-être.

Le moment de la rencontre est le plus dense, le plus romanesque. Pas d'intrigue amoureuse ou seulement la possibilité d'une intrigue amoureuse.

Je nous ai fait passer par de petites rues pittoresques. Et c'est elle, toujours vive et transportée, qui a parlé soudain des autres. Et heureusement. De ses camarades de faculté. Comment était-ce ici ? Oh, ici, c'était de même. Je n'ai joué à aucun camarade de ma faculté mes compositions, tu sais. À part Bethany. Mais Bethany ne fait pas vraiment partie de ma faculté. Elle ne fait partie de rien, je l'ai rencontrée autre part, d'une autre façon. Je les salue généralement, et c'est tout. Elle n'a personne à qui se livrer à L. Personne qui ait un désir de découvrir autrui. Sa meilleure amie était partie l'an passé préparer l'agrégation à Paris. Depuis, elle se retrouvait avec des camarades superficiels. Elle pensait qu'en lettres pourtant elle trouverait des gens avec qui elle pourrait échanger. Mais ses camarades semblaient tout ramener à leurs conceptions, à leur mode de vie ou de pensée. Et ne s'intéressaient pas à autrui, aux différences. Ils se rencontraient en groupe pour le stage, dans un café, et ils finissaient toujours par boire des bières et fumer au lieu de discuter. J’ai dit que j'avais pu ressentir la même chose il y a quelques années. Mais que maintenant je voyais tout cela avec légèreté. Comme si je planais bien au-dessus... ajoutai-je en souriant. Je l'ai laissée devant l'immeuble où habitait son ami. Une petite rue sinistre (mais pas trop non plus) du centre-ville.

Les adieux n'ont pas été déchirants. Rapides, simples, légers. Elle m'a tendu la joue. Je ne crois pas qu'elle désirait vraiment une étreinte. Pas à ce moment-là. Pendant tout le trajet peut-être, mais pas à ce moment-là. Nous avions encore une flamme joyeuse dans les yeux. Mais les circonstances étaient différentes, déjà.

Il était dix-huit heures vingt. Et de là je suis retourné plein d'un immense bonheur vers le campus. J’aurais presque flâné davantage, si Léonard ne m'avait pas dit qu'il allait s'entraîner ce soir au piano. Mais il n'y était pas (sans doute les conférences ont-elles fini trop tard). Je pensais à Angèle. Mais je pensais aussi à Lolita. J’ai dit à Nate, qui m'appelait très à propos, qu’elle s'était somme toute mise en valeur lors de notre rencontre. Elle s'était grandie sur des talons, s'était habillée, s’était composée d'une telle façon, qu’elle m'avait paru irréelle et qu'elle ne m'avait pas attiré du tout. Mais aujourd’hui, elle s'était montrée petite fille, et mignonne avec ses lunettes insolites (ou justement à cause de ces lunettes). Et c'était si drôle d'une certaine façon. Que Lolita la conquérante, le chantre des relations sexuelles libres et perverses. Soit en réalité une si petite fille !

Tout le monde est content en ce moment. Et même de moi. Eh ! Je joue bien mon rôle !

Une chose qui m'a amusé aussi, c’est d'avoir été surpris par Lolita, alors que je me promenais avec une fille en tête-à-tête, une fille très jolie par ailleurs, que, de manière tout à fait évidente, je venais de rencontrer. (Puisqu’elle ne savait où manger.) Quelle était cette lueur suppliante dans les yeux de Lolita ? « Combien de fois déjà m’as-tu remplacée ? » Je passe fréquemment par cet endroit, et c’est la première fois que je la croise. Il fallait que ce soit avec Angèle.

Aussi petite qu'élancée

26 mars 2011 à 13h16

Malgré quelques défauts physiques, Angèle était l'une des filles les plus à mon goût que j'aie rencontrées. N'a pas les dents grandes, les dévoile seulement en souriant, avec un air de naïveté adorable ; c'est son nez qui est grand - mais fin, et mignon malgré tout. Marion disait qu'elle était exactement mon genre : brune et maigre ; je répondais qu'elle n'était pas d'une beauté sublime ; et elle de répliquer que justement, c'est ce qui lui donnait raison de s'inquiéter.

Ce que je vais dire paraîtra bizarre : elle avait la même morphologie qu'Emilie. J'avais l'impression qu'Emilie, des années plus tard, était revenue exprès pour s'offrir à moi. Cette extrême minceur. Qui faisait qu'elle était aussi petite qu'élancée - et que sa petite taille surprenait. Ces hanches quasi absentes, la taille tout de même un peu marquée.

Elle était habillée très simplement vendredi. Mais quelle prestance jeudi ! Collants noirs opaques, mini-short également noir, haut violet ou en tout cas très sombre, et peut-être une veste de tailleur noire. De longs collants noirs, et pas une fois on ne se demandait si c'était indécent ou vulgaire. Dire que c'est cette même fille de jeudi qui m'a tendrement accompagné toute la journée. Comme moi aimait fredonner des thèmes pour les identifier. Et que je réussissais à faire sourire d'un bonheur plein.

Je m'étais rasé pour elle, je m'étais soigné, bien sûr. Mais impossible d'effacer les quelques gros boutons sur un côté de ma mâchoire. Et malgré cela elle penchait vers moi comme sous l'influence d'un irrésistible attrait...

Margot n'était pas là, parce que malade, retenue au lit. Hasard si heureux. Sans le vouloir, j'ai encore créé une énigme malencontreuse : elle m'a parlé ce matin de la "jeune fille" de hier soir... elle n'était pas là ? J'ai dit non, qu'elle n'aimait pas ce genre de conférences. Et c'est tout. Sait-elle que je suis en couple avec elle ? Et que peut-elle s'imaginer d'autre ? Que c'est ma colocataire ? C'est très singulier.

En un jour et quelques heures, elle aura vu deux filles surgir et se précipiter sur moi volubilement.

Angèle

27 mars 2011 à 13h00

Au moment où je me satisfais, douleur lancinante dans le pied. Et plus j'y pense, plus la douleur s'intensifie. Comme si mon pied s'était tordu. Mais il reste immobile.

Je ne me suis pas levé si tard aujourd'hui. J'ai dû passer une heure dans mon lit à penser à Angèle. Je me suis rendu compte à quel point elle était troublée par ma présence physique. Je me souviens, dans l'ascenseur à deux heures et demie. Une flopée de professeurs était montée au dernier moment - aucun ne me connaissait. Nous avions dû nous caler un peu plus au fond et dans le coin (dans l'autre coin du petit ascenseur il y avait déjà une autre personne, et les professeurs étaient au nombre de quatre). Et alors, je ne sais même pas si je l'ai frôlée, si je l'ai touchée ou quoi que ce soit, mais elle a eu une sorte de réflexe anxieux et irréfléchi ; elle a même dit quelque chose comme pardon, avant de reprendre son discours admiratif. Je n'avais jamais rien entendu de la sorte. Il faudrait que tu le mettes en partition pour que d'autres le jouent. Pour que je puisse le jouer... Mais comment pouvais-je la troubler à ce point ?

Hier je pensais plus à Lolita qu'à Angèle en définitive. Je désirais avec attendrissement l'inviter à déjeuner une fois sous un pont. Mais depuis ce matin, je ne fais que penser à Angèle.

Je l'ai désirée à l'instant d'une façon morbide. Je ne l'aurais pas désirée si je lui avais déjà envoyé un message. Et je ne me résous toujours pas à l'accepter sur le réseau social bien connu. C'est idiot... je veux être sûr que certaines informations soient cachées. Rien que pour cela, il faudrait que j'aille chez Bethany.

Christ en souffrance

28 mars 2011 à 14h46

Lundi 28 mars 18h19
Deux filles noires trop parfumées se sont mises derrière nous, dans notre dos. L’une est partie, et l’autre écoute maintenant de la musique dans ses écouteurs, trop fort. On entend presque tout, et nous sommes dans une bibliothèque. Habillée évidemment d’une façon vulgaire ; un nom de marque en grand sur son jean ou sa ceinture. Penchée sur ses cours. Bethany dans le compartiment voisin semble souffrir. Il est temps d’aller autre part.

Nous entamions l’allée entre les deux voies de tramway quand un vieux petit homme est passé à vélo, tout tanguant : à l’arrière de son vélo, il avait disposé un large cabas de plastique, sur lequel il avait encore disposé, à l’horizontale, un vélo tout aussi usé que celui qu’il conduisait. Convoi ubuesque qui alla, passé le carrefour, obstruer tout le trottoir. Tanguant de côté et d’autre, brinquebalant.

Promenade samedi

29 mars 2011 à 4h41

J'ai répondu au rendez-vous improvisé de Nate. J'avais peut-être besoin de parler d'Angèle, mais j'en parlai peu, parce qu'il n'aurait pas compris la tension qu'il y avait entre nous. Je ne parlai pas de tension ; je parlai d'art de la conversation. Les hommes de nos jours ont désappris cet art ; ils parlent, mais ils ne discutent plus ; la conversation a un lien avec le silence ; parler pour lutter collectivement contre le silence, cela ne fait pas une conversation : c'est du bruit. Du bruit pour oublier, et c'est ce que les hommes recherchent le plus ardemment : oublier, s'oublier dans le tumulte des sensations. On boit pour ne pas être conscient, et on parle pour s'empêcher de penser.

La conversation doit se nourrir de pensées ; germer sur le silence et tendre au silence. Si nous n'admettons pas ce silence, nous ne produirons rien que de courts mouvements circulaires, répétitions et spasmes d'automates renversés. Les silences entre Angèle et moi. C'est peut-être ce qu'elle a trouvé de plus beau dans notre rencontre. Le soin apporté à la formulation de nos phrases, et la concorde, l'harmonie simple que nous avons peut-être réussi à trouver dans le silence, à un moment de notre rencontre...

Nous avons marché longtemps depuis le campus jusqu'en ville. C'était parfaitement étrange de parler de règles de conversation avec Nate. Sachant que la plupart du temps je suis distrait avec lui et n'écoute que la moitié de ses mots. A partir d'un moment, fatigué - nous étions entrés dans la cour intérieure d'un presbytère -, je me suis renfermé en moi-même, je n'ai rien dit, et j'ai continué d'aller, tête baissée, main au front, en pensant vaguement à la perspective que m'ouvrait la rencontre d'Angèle.

Le temps était moins chaud, puis moins tiède. En rentrant dans la fraicheur brusque de ce soir désolé, j'ai vu M. K. à un arrêt de tram. Je prenais des notes. Et c'est en rentrant que j'ai constaté. Qu'elle m'avait déjà demandé sur le réseau social bien connu. Ayant pris son train à midi le jour même. Elle a dû faire la demande dès son retour...

Marginaux

29 mars 2011 à 15h04

Mardi 29 mars 17h52
Je me rends à vélo à une annexe de la bibliothèque, et que vois-je sur le trottoir qui y mène ? Un ivrogne, bonnet à oreillettes, qui jette de l’alcool partout en agitant agressivement la bouteille qu’il tient dans une main. Mouvements circulaires, asperge tout le trottoir, et puis fait mine de frapper avec sa bouteille, d’un geste déjà las et encore plus effrayant parce que las, en l’air puis un poteau. Je veux mettre mon vélo contre la bibliothèque mais voilà qu’il revient vers moi — parce qu’il déambule devant le bâtiment ! Et quand j’y entre finalement, après avoir attaché mon vélo de l’autre côté, je dois presser mon pas : l’idiot marchait sur moi avec un air buté. Dieu, je crois que la proportion de clochards, d’estropiés, de marginaux en tous genres a été démultipliée ces derniers temps.

Affinités

29 mars 2011 à 16h14

L'élection fut réciproque. Dès les premiers moments, je fus attiré par elle et elle fut attirée par moi. C'est la chose la plus bizarre du monde. Je continuerai de lui écrire, car il me faut voir ce qu'il en résultera. Je ne peux pas reculer devant cette expérience. Qui jamais ne se reproduira. Je suis fait d'une trop bizarre façon pour que cela jamais se reproduise.

Qu'est-ce que je risque d'ailleurs ? J'ai déjà produit une si grande impression sur elle que je peux prendre un ton sec dans mes messages et commencer à lui confier n'importe quoi, à m'engager dans n'importe quel domaine de confidences.

Elle-même s'est engagée dans cette voie, en me racontant dimanche, même si de façon sommaire, qu'elle a rencontré le chef d'orchestre de sa ville à la gare. "Je vais te raconter quelque chose d'amusant." Je peux lui raconter n'importe quoi, peut-elle être déçue ou s'effrayer ? Mon mystère ira augmentant, même au milieu de son désarroi.

Tout à l'heure, je suis allé dans la cuisine après m'être exercé quarante minutes au piano, j'ai senti sur le seuil que j'avais un air en tête, je l'ai fredonné, je suis retourné le jouer au piano, et j'ai même trouvé une variation, afin d'en faire un thème circulaire. Quelques secondes d'inspiration, quelques minutes d'essais. Et j'avais un nouveau thème achevé, avant de partir pour le campus.

Je pourrais édifier toute une danse, légère et triste, à partir de ce thème. En quelques jours une danse pour Angèle. Je sens que le meilleur est encore à venir en moi. Je m'améliore tous les jours, je bous de toujours plus de possibilités. Ou bien, quand je transpose mes inspirations, elles prennent tout de suite un relief original.

Circonstances

29 mars 2011 à 16h48

Je lui ai joué mon morceau, à elle plutôt qu'à mes camarades de promotion, parce qu'elle allait retourner pour toujours à Lille. Je n'ai jamais joué du piano pour mes camarades parce qu'ils sont constamment disponibles, parce qu'il y a le temps, et de ce fait ils ne sauront sans doute jamais ce que je joue.

Ils ne bénéficient pas de l'aura tragique qui l'a mise en valeur, elle et elle seule, l'espace d'une journée. Peut-être n'avait-elle pas de valeur en-dehors de cette aura tragique. J'étais loin de soupçonner que la musique fût si importante pour elle.

Je ne me suis découvert qu'à Bethany, mais Bethany est étrangère à ce milieu ; elle appartient à un autre monde. Même à Aglaé, je n'ai jamais joué du piano que lorsqu'elle était occupée autre part. Pas aussi longtemps qu'à Angèle d'ailleurs, en faisant la somme de tous ces moments. Une fois, invité chez Aglaé avec Margot, j'avais dû jouer en sourdine, et si faiblement qu'elle n'avait rien entendu. Pire que Margot sans doute, pour ce qui est du volume sonore. C'est à peine si je m'entendais moi-même.

Je devais. C'était une obligation esthétique. Je devais jouer du piano à Angèle, pour me donner à elle d'une façon tragique. Pour mériter qu'elle se découvrît à moi, pour mériter le don candide qu'elle faisait de sa personne. Flamme timide dans les yeux et empressement dans les démarches. Je nous ai confectionné, pour elle comme pour moi, ce moment "rare et précieux".

Mal écrire

29 mars 2011 à 19h18

Elle écrit assez mal cependant. Du moins dans ses messages électroniques. Du moins dans les phrases qui doivent s'éloigner des formules et des banalités. Peut-être un manque d'habitude. Je me rappelle quand je devais écrire à Bethany (ou à quelqu'un d'autre) : je devais me relire, me corriger beaucoup trop, je ne trouvais pas un ton naturel. Mais pourquoi ne s'est-elle pas relue dans son dernier message ? Ses sentiments ne vont tout de même pas faiblir déjà ! Ah oui, il faudra qu'ils faiblissent à un moment, c'est inévitable, je ne voudrais pas qu'elle souffre, ni que nous nous acheminions vers un pacte qui ne me convienne pas. Mais ils n'ont pas besoin de faiblir maintenant.

J'exagère : elle, elle me répond dans la soirée. Elle me répond quelques heures après mes messages. Tandis que moi, je préfère reporter au lendemain.

Depuis quand est-elle venue à la vie ? Depuis quand à la vie virtuelle ? Depuis quand à la vie tout court ?

Je ne sais pas ce que veut dire le fait qu'elle se soit liée avec sa directrice de mémoire. Que celle-ci se soit prise d'affection pour elle. La première fois qu'elle était allée la voir, elle avait cru qu'elle était étrangère, étrangère francophone. A cause de son accent. De la lenteur de son élocution aussi sans doute. Angèle me demandait si elle avait un accent. Oui, un accent personnel. Quelque chose de naïf, d'un peu mignon, d'attendrissant. Mais je le remarquais seulement à l'instant.

Quatre fronts

30 mars 2011 à 3h20

Ma vie est une lutte permanente sur quatre fronts. Je veux m'accomplir dans les domaines de la conversation, de la musique, de l'écriture intime, de l'écriture romanesque. Cela fait beaucoup, en définitive. Je pourrais me contenter de deux de ces domaines. J'arriverais certainement à quelque chose de plus efficace. La musique et l'écriture intime. Ou les conversations et l'écriture romanesque. Il me manquerait quelque chose. Trois fronts me laisseraient, en revanche, rassasié, repu, complet, presque saturé. Mais quatre, c'est plus que je ne peux le supporter. Il y a toujours un front sur lequel je bats en retraite piteusement.

Accident

31 mars 2011 à 15h05

Je viens de faire un accident de vélo. Roue prise dans des espèces de rails près de l'arrêt de tram (mais pas les rails du tram). Je suis tombé en avant sur la route : guidon dévié, freins bloqués contre la roue avant. J'allais chercher des pâtes pour les demoiselles, il pleuvait, Margot m'avait réveillé deux fois, dont une fois de façon injustifiée. Et je venais de me réveiller. Je pensais à ce que j'écrirais dans mon journal, c'est-à-dire, ceci :

"Je saurai oublier Angèle. Mais je ferai en sorte de ne pas être oublié d'elle. Léonie n’a plus demandé depuis le début à voir les vidéos de mes compositions ; et Philia, je lui joue mes morceaux en direct. Angèle sera celle à qui j'enverrai mes enregistrements, et pour qui je m'enregistrerai donc. Elle peut me voir, elle m'a déjà vu.

Philia a mis une nouvelle image d'elle hier soir, plus rapprochée, plus composée aussi. Mais son visage y apparaît d'une beauté, du moins d'un charme époustouflant. J'ai feint jusqu'au dernier moment de ne pas l'avoir vue, elle était de bonne humeur, a dit qu'elle avait hâte de m'entendre jouer - elle ! un désir ! Et seulement ensuite, à vingt heures, n'ayant rien fait d'autre qu'errer et me poser n'importe où, comme d'habitude, je lui ai demandé si elle avait changé son image.

Mais elle s'est vite déconnectée. Elle n'a pas daigné me récompenser par sa bonne humeur. Lorsque je me suis réinstallé dans la bibliothèque des sciences, après avoir dîné, pour ne partir qu'à l'heure de fermeture.

Mais nous n'avons pas besoin de nous parler. Il fallait que j'apparaisse pour elle, afin qu'elle n'aille pas se disperser, sous le coup d'une frayeur impulsive, dans trop de rencontres infructueuses.

Je ne pense déjà plus à Angèle. Je parle beaucoup trop d'elle pour penser à elle. Nous nous sommes envoyé un nombre suffisant de messages, ce qu'il fallait après l'épisode de notre rencontre ; ce qu'il fallait pour le mettre en valeur, ne pas le diluer trop vite dans le temps quotidien. Et aussi pour n'avoir aucune peur de nous envoyer des messages toutes les fois que nous le souhaiterions."

Mais maintenant, il y a eu cet accident. Margot en profite. Pour me dorloter. M'aider, rapporter le vélo avec moi. M'écraser d'une espèce vicieuse de supériorité. J'avais pris son vélo en plus, de sorte que j'ai une dette envers elle, une dette momentanée, qui rend impensable toute rupture, impensable ou honteusement absurde. On rougit rien que d'y repenser.

Nous avons mangé malgré tout avec Aglaé dans le réfectoire tout proche. Comme elle s'étonnait que j'aie pris son vélo, très contente au fond de cette circonstance, j'ai haussé le ton. J'étais englué de fatigue. Je me demandais encore si ce n'était pas le moment de tout détruire - de poursuivre le processus de destruction enclenché. Je me l'étais imaginée, en attendant, trempé, engourdi sous la pluie, ulcérée par l'événement, et je m'étais imaginé, moi, impassible et résigné, lui répondant avec nonchalance : "Sans doute vaut-il mieux tout arrêter ici. Je ne fais que des faux pas, je préfère les faire tout seul."

Mais elle ne s'est pas énervée, au contraire, elle me souriait comme pour dire : je te tiens, tu ne peux plus t'enfuir maintenant. Et Aglaé d'ailleurs parlait toujours autant. Du Teuton de Paris qui lui avait laissé un message éploré, à qui elle s'était décidée à donner des conseils - et qui pleurnichait au téléphone, pendant qu'elle lui disait qu'il fallait faire ceci et non cela avec C, qui pleurnichait et l'interrompait à tel point qu'elle s'est demandé si elle faisait bien de le conseiller. Le lendemain, C lui disait que c'était l'homme parfait, qu'il lui avait dit tout ce qu'elle espérait entendre ; ils se sont fait des promesses, il ira donc au Brésil, et elle ira le voir, malgré les frais - c'est l'homme parfait, il mérite deux mille euros de billets d'avion.

15h42 Que faire, que faire ? Je sens que ma journée va être complètement anéantie, gâchée par cet accident. En plus, maintenant je suis de retour chez moi. Dans le foyer. Je pourrais repartir - généralement je vais sur les routes à cette heure-ci environ.

Solution

2 avril 2011 à 17h42

Journée de piano. Après une nuit déjà de piano. Je ne pense pas que les lignes mélodiques que je trouve depuis une semaine - parfum d'irréalité scintillante - correspondent à mes émotions ou au pressentiment de bouleversements à venir. Bien que soudain j'aie un sens plus sûr du rythme... Mais mon inspiration provient certainement du fait que j'éprouve des émotions, quelles qu'elles soient. Et la tension qui habite soudain mes mélodies, ce peut être une tension joyeuse ou lugubre, elle me vient d'autant plus naturellement que mon existence est pareillement traversée d'une tension.

Ou bien c'est le printemps. Chaque année, pendant les premiers six mois je trouve des thèmes, et pendant les six mois suivants je les module et les approfondis. C'est à peu près ça.

J'ai une solution pour passer outre les rapprochements de ces derniers temps. Briser les liens conjugaux. Trois jours d'absence suffisent. Lorsqu'elle reviendra, mardi. Je serai comme un sauvage. Je lui dirai, bouillonnant de rage, qu'elle détruit chaque fois le rythme de vie que je me force à adopter, que je mets du temps à trouver et qui me coûte de longues heures d'alanguissement. Juste au moment où je commence à être efficace, voilà qu'elle reparaît, fraiche, heureuse, réclamant du bonheur, des paroles et des civilités. Ah non, rien que d'y penser, cela me met dans une rage folle. Je vais la bouter hors de chez moi définitivement. Si tu demeurais tout le temps, oui, peut-être que j'arriverais à m'organiser, à me gouverner également, suivant d'autres habitudes. Mais je ne veux même pas y penser. Tu as failli, tu m'as trop nui, tu dois partir.

C'est une solution !

Nus

4 avril 2011 à 5h07

Il y a une heure, alors que j'émergeais temporairement de mon univers, je me suis rappelé Léonie. Remémoré les images qu'elle m'avait envoyées. Et alors seulement m'est apparu (deux heures et demie du matin) qu'il était assez étrange, qu'il était anormal, qu'il était absolument incongru de sa part de me montrer ces photos (l'une on ne peut plus claire) où elle posait presque nue ou en sous-vêtements de lingerie. Même du point de vue strict de notre relation, qui a certes sa spécificité, c'est complètement aberrant.

Je lui ai annoncé (mais je l'annonce à tous ceux qui s'y intéressent, afin de m'en persuader moi-même plus intimement) que j'allais me séparer de Margot dans la semaine. Est-ce possible ? Nous verrons. Je ne perdrai certainement pas le plaisir le plus intense de mon existence, qui est l'enchaînement ininterrompu de ces discussions. Et au moins je sais à présent la beauté plastique de Léonie. Il ne faudrait pas qu'elle arrive à ses fins cependant, qu'elle me détourne de Philia et d'Angèle. Dont j'ai peut-être eu tort de lui parler, comme cela, en passant, avec désinvolture.

Il y a une constante très étrange. Plus je dévoile mes moyens de séduction. Mon élocution, le piano, ma culture, la construction de triangles même. Et plus ces moyens de séduction sont efficaces. Et plus je séduis. Non pas grâce à des moyens différents, mais toujours grâce à ceux dont j'expliquais les mécanismes, sans ambiguïté aucune pourtant, et dont je me moquais très sincèrement. Je les mets en scène pour Léonie et Philia tout au moins, puisque je leur dis tout. Peut-être que le moyen de séduction le plus sûr, c'est celui-ci : dévoiler ses moyens de séduction. Inspirer une fausse confiance, paraître modeste en dévaluant sa puissance de séduction, paraître d'autant plus mystérieux que ces moyens de séduction fassent toujours de l'effet une fois élucidés.

Je suis content de cette soirée : c'est un triomphe. Je crois que j'ai parlé à tous mes interlocuteurs essentiels depuis quatre mois. Ce n'est pas moi qui suis allé les chercher, mais pour tous, à un moment ou un autre, j'ai fait des efforts.

J'ai été en conversation audio avec Philia pendant près de deux heures ; je lui ai demandé de ne pas couper le son de son côté ; lorsque je m'arrêtais de jouer du piano (c'est-à-dire durant au moins la dernière demi-heure), je revenais simplement à mon ordinateur, je tapais et je guettais de même les petits bruits discrets qu'elle faisait ; aucune parole, pas le moindre mot, le bruit des touches du clavier pressées, alors que nous écrivions à d'autres, alors que nous nous écrivions à nous. J'étais triste d'avoir trop joué. C'était une présence quasi mystique.

Rythme

5 avril 2011 à 3h15

Je vais reprendre un rythme plus normal d'existence pendant les jours à venir. Je ne sais pourquoi Philia a encore disparu. Nous étions si proches samedi et dimanche. Est-ce parce que je n'ai pas assez paru effrayé par sa soirée de beuverie avec son amie ?

Je devrais sans doute revoir un peu mon jugement sur elle. Je sais très bien que, si j'arrive à changer au moins deux fois d'aspirations affectives en quelques mois, elle peut pareillement nourrir des attentes d'une autre nature. Je suis passé, encore dernièrement, et je ne m'en suis même pas aperçu, de l'idéalisation de la disponibilité amoureuse à l'acceptation d'une certaine harmonie conjugale. Angèle est survenue juste au moment où je constatais à quel point j'étais fait pour la stabilité affective. La stabilité affective dans le néant surtout, mais pas seulement. Dans la sérénité du plaisir des yeux.

Il doit en être de même pour Philia. Je ne suis pas naïf. Je n'essaie pas de l'enfermer à tout prix dans les limites de son indifférence ou de sa frigidité amoureuse. Le réflexe amoureux est ancré en l'homme, très profondément en l'homme occidental. Assortissez un contempteur des sentiments d'une contemptrice des sentiments, il y a toutes les chances que, malgré eux, ils connaissent la tentation d'un certain amour entre eux.

Et je ne sais pas ce que je me suis imaginé concernant Léonie. Satisfait de son message matinal, qui était fort affectueux (et où elle me réclamait, évidemment), j'ai attendu d'être à la bibliothèque pour lui "faire un signe" ; bientôt elle m'eut recopié, avec un enthousiasme absolu, les répliques de son G. qui lui faisaient plaisir. Et qui m'ont fait froid dans le dos. Elle croit donc encore que leur histoire se prolongera ? Et puis elle est partie pour une soirée.

Je suis allé dîner dans un réfectoire, non pas penaud. Mais froidement contemplatif. Nonchalamment méditatif. Libre, oui. Trop libre.

Je n'ai parlé à Margot qu'une fois rentré. Mais elle était trop joyeuse ; impossible de me quereller avec elle, même en adoptant un ton sec et dédaigneux. Pas longtemps du reste ; elle s'est projetée dans la semaine, ou bien seulement au jour du lendemain, et cela simplement m'a paru bizarre.

Pour la première fois j'ai énoncé à voix haute à quelqu'un ma décision de me séparer d'elle. J'ai été d'autant plus surpris (ou effrayé) de m'entendre expliquer les motifs de cette décision que j'avais choisi le confident le plus incongru. Je ne l'ai pas choisi, je suis entré dans une salle de piano qui semblait inoccupée et j'ai reconnu, laissées sur le piano, les partitions sur lesquelles travaillait Pavel. J'ai joué en attendant son retour, puis j'ai tourné autour de lui en exposant les grandes lignes de ma situation. Pavel. Ce benêt. Oui, j'ai du succès, ça t'étonne ? Mais ne t'imagine pas qu'il suffise de bien maitriser un clavier. Il faudrait d'abord quitter ces manières grossières qui disent seulement : "moi, j'ai une bande de francs camarades avec qui je sors me saouler et rire bêtement". Eh non, je ne fréquente plus depuis longtemps ce genre de société. Et je préfère de bien loin les familiarités intimes et gracieuses avec le genre féminin. Ce n'est pas donné à tous les garçons ; mais c'est aussi parce que ce n'est pas nécessairement dans leurs goûts ; cela exige de ne plus parler des filles, ou de ne plus parler d'elles qu'avec respect, et ça...

Certaines relations

5 avril 2011 à 20h19

Il y a certaines relations où, plus les liens sont forts, moins on se souvient de ce qui se dit et se raconte. On attend l'autre parce qu'on adore parler avec lui. On se divertit, on passe un excellent moment. Et puis on ne saurait dire ce qu'on a retenu de ces moments intenses. On répugne à extraire quoi que ce soit. Les relations humaines valent plus que des contenus de connaissance. On sait qu'on adore parler avec cette personne. On ne sait plus le contenu de ses histoires, la teneur de ses idées, parfois même, ce qu'elle fait de manière très générale dans l'existence. Mais surtout le contenu des histoires. On se souvient des données originelles, celles qu'on a extraites au moment de la rencontre. Le reste, plus on aime parler, plus on l'oublie.

Et moi, j'extrais comme un forçat. J'emmagasine les histoires, les postures, les sentiments. J'essaie d'enrayer cette dynamique de la porosité progressive. Plus je fréquente quelqu'un, et plus je tâche de me souvenir de ce qui se dit. C'est peut-être un gage d'indifférence. Il faudrait, par respect pour l'autre, se laisser aller, se diluer dans l'instant. Ne rien chercher à retenir, surtout. Apprécier la qualité de la relation, plus que le contenu sur lequel elle s'édifie.

Je me marre

6 avril 2011 à 3h59

Ayant commencé à converser avec Léonie dès le début de l'après-midi, j'ai continué à le faire pendant tout le cours de grammaire, et puis encore à la bibliothèque de lettres où je me suis rendu seul. Parce qu'il me plaisait de le faire, et parce que Margot, spontanément, avait laissé une place entre nous dans l'amphithéâtre. Préférait rester avec Bethany, toute rouge et décomposée dans son imperméable (boutonné de haut en bas, s'il vous plaît). Laissons l'artiste dans son univers.

Mais elle a tout de même jeté un coup d'oeil sur mon écran. N'a pas pu résister à la tentation. Quelle fille était-ce à présent ? J'ai hésité, j'ai fini par donner le nom de Léonie, en prenant soin de noter sa réaction. Les yeux qui s'abaissent, et une grimace de dépit assez suggestive.

Je ne devais rentrer que très tard. Je suis resté jusqu'à vingt-deux heures dans mon perchoir préféré. Et juste à la fin, au moment de ranger mes affaires, j'ai découvert : un message de Margot sur MSN, datant de dix-neuf heures, où elle m'accusait de l'avoir bloquée, elle, pour mieux parler à mes chères amies, quelle goujaterie ! Et, l'instant immédiatement suivant (j'allais prendre l'ascenseur), deux appels manqués de Margot. Je l'appelle pour lui dire que je m'apprête à rentrer ; elle, amère et sèche, me demande aussitôt où je suis et me dit de lui expliquer plutôt par texto. J'écarquille les yeux et je hausse les sourcils : mais oui, elle m'a bien raccroché au nez ! Les derniers étudiants sortaient dans la nuit. Je suis sorti parmi eux et, passé le moment d'indécision, je n'ai pas pu m'empêcher soudain de me marrer tout seul.

J'ai dépassé, le long des rails du tram, les trois amis raffinés de Léonard - décidément - et je riais toujours. Si en plus elle me donnait un motif de séparation !

Arrivé chez moi, j'ai déchanté : elle était devant la télévision et tout à fait calme ; mes allusions plaisantes n'ont servi qu'à la faire rire. Il n'a plus été question de rien de sérieux.

Je pensais pourtant que je trouverais à la révolter, à la mettre à bout par des plaisanteries... Mais non, toujours pas. Toujours pas la tension adéquate. C'est embêtant ; je n'arriverai à rompre avec elle que dans un moment esthétiquement convenable. Donc, dans un moment de tension.

Le moment idéal pour la séparation a été atteint mardi dernier exactement. Faire une scène devant Bethany ! Nous reprocher notre retard et tout en ne s'adressant qu'à moi. Ignorer Bethany et la rendre mal à l'aise. Cette muflerie était un motif idéal. Le motif rêvé ! Je ne tolère pas qu'on traite ainsi mes amis. C'est la limite qu'il ne fallait pas dépasser. Je regrette, c'est trop pour moi. Tes amis ! Subitement tes petites mondanités comptent plus que tout le reste ! Eh oui. C'est ainsi. Tu n'aurais pas dit ça il y a quelques années. C'est pourquoi nous devons nous séparer. Tu n'acceptes pas que j'aie changé.

J'aimerais retrouver une pareille occasion. Comme nous étions à bout tous les deux ensuite ! En colère l'un contre l'autre, et pas seulement défaits. Pour le moment, je ne vois encore qu'un moyen de créer une tension : l'embêter pendant qu'elle fait la cuisine. Dès que Margot s'occupe dans la cuisine, c'est un véritable tyran. A quinze heures, afin de l'aider plus rapidement à faire les cookies, j'ai apporté mon ordinateur : qu'est-ce que tu fais ? Il n'y a pas de place ! Je le pose en poussant son propre ordinateur : qu'est-ce que tu fais avec mon ordinateur ? Tu vas l'abîmer ! Bref, c'est vraiment facile de se quereller avec elle quand elle cuisine. Mais à quoi peuvent mener des querelles de ce type ? Nous verrons.

Matrimonial

6 avril 2011 à 4h32

Il ne faudrait pas cependant que mon journal devienne un journal de quête matrimoniale. Où je ne ferais que dresser la liste de mes prétendantes et les comparer les unes aux autres !

A quelle fréquence Angèle doit-elle m'envoyer des messages pour que je sois assuré de lui plaire durablement ? Elle m'en a envoyé un ce soir, alors que je commençais à avoir des doutes. Ce que je lui ai dit vendredi était somme toute diablement dur à digérer.

Si je lui confie cela, c'est parce que, d'une certaine manière, j'ai ressenti une vraie présence avec elle ! Parce que nous avons noué un véritable contact ! m'a-t-elle répondu, un peu pour rire. Je ne peux pourtant pas lui dire que, verbalement, il ne s'est rien produit de merveilleux et que je ne lui confie ces choses que parce qu'elle m'attire physiquement...

Voilà bien ce qui rend délicat le passage de la sphère du contact physique à celle du contact écrit. Si nous sommes amenés à expliquer ce qui nous attire l'un à l'autre, et donc ce qui nous pousse à nous écrire, à continuer notre petite correspondance, nous sommes obligés (nous nous connaissons trop peu) de nous référer à des qualités que nous pourrions exercer et mettre en valeur par l'écriture et dans notre correspondance. Il serait complètement hors de propos, dans ces conditions, de nous dire que l'achimie était physique. Car alors, que serions-nous en train de faire ? Autant arrêter tout de suite ces efforts inutiles.

Daria

7 avril 2011 à 2h15

Je n'aurais pas dû accepter. Je recopiais des passages des Démons, étendu sur le lit avec fatigue. Margot est venue avec bonne humeur et a proposé, en se mettant également sur le lit, de me faire la lecture à voix haute, lentement pour que je recopie.La dernière lettre de Stavroguine à Daria. J'ai eu la mauvaise idée d'accepter à demi-mot.

"Vous m’avez dit une fois que vouliez être ma « garde-malade » et vous m’avez fait promettre de vous appeler lorsque j’aurais besoin de vous. Je pars dans deux jours pour ne jamais revenir. Voulez-vous partir avec moi ?"

Quelle bévue. Je m'en suis rendu compte trop tard.

"Chère amie, tendre et généreuse créature que j’ai devinée, vous espérez peut-être que m’ayant donné tout votre amour, ayant déversé sur moi tous les trésors de votre belle âme, vous parviendrez ainsi à proposer enfin un but à mon existence ? Non, soyez prudente : mon amour sera tout aussi mesquin que moi-même et vous serez malheureuse."

Evidemment, elle trouvait ça merveilleux et voulait continuer. J'ai dû la couper. Tout emporter à la cuisine. Aucune envie qu'elle s'identifie à Daria.

C'est la promenade de cet après-midi qui m'a épuisé. Promenade sous le soleil, accompagné de Margot. Nous avons pris des livres, puis une glace, puis nous avons lu sur les berges. A partir de maintenant, le soleil des promenades sera épuisant. La période entre janvier et mars était idéale. Mais ce n'est déjà plus la même chose. S'il faut que je revienne chaque fois trop fatigué pour lire...

Alors que je lui dictais quelques idées sur les berges, Margot déjà s'était exclamée en riant : au fond, ton héroïne est tout le contraire de ce que je suis ! Ce n'est pas une fille comme moi qu'il te faudrait. C'est une fille qui ne fait rien de ses journées, qui ne va jamais en cours, qui traine n'importe où et a tout le temps des écouteurs dans les oreilles !

Elle fait très fréquemment allusion à présent à mes interlocutrices virtuelles. Depuis que je lui ai dit le prénom de Léonie. Pour laquelle tu as des sentiments ? Laquelle est la plus belle ? Tu sais, je n'avais pas envie de regarder ; mais si tu as peur que je regarde, c'est que tu dois avoir quelque chose à cacher. (Oui, en l'occurrence, le compte-rendu de mes journées et de mes impressions.) J'essaie de ne pas trop la rassurer ; mais je ne peux m'empêcher cependant de le faire. Je ne devrais pas non plus prendre ce ton plaisant lorsque j'appuie ses craintes.

Mais ce ne sont toujours que des anicroches. Comment en arriver à une véritable crise ? Dans la librairie, j'attends en parcourant un livre. Elle revient, attend elle-même ; je lève les yeux et lui demande si elle a payé. Elle dit que non, alors je hausse les sourcils : A ton avis, qu'est-ce que j'attends ? Et je me détourne.

"Il vaut mieux que vous ne veniez pas. C’est une affreuse bassesse de ma part de vous appeler. Pourquoi venir s’enterrer auprès de moi ? Vous me plaisez et je me sentais bien à côté de vous quand j’étais angoissé. C’est devant vous seule que je pouvais parler tout haut de moi-même. Mais cela ne signifie rien. Vous avez dit vous-même : « une garde-malade », c’est votre propre expression. Pourquoi ce grand sacrifice ? Dites-vous bien aussi que je n’ai pas pitié de vous puisque je vous appelle et que je n’ai pas de respect pour vous puisque je vous attends. Cependant, je vous appelle et je vous attends. En tout cas, j’ai besoin de votre réponse car il me faut partir au plus vite. Le cas échéant, je partirai seul."

Mais Daria se tait, et pas toi. Tu ne connais pas la majesté du silence ; tes silences ne sont pas majestueux ; tu parles trop pour qu'ils le soient. Tu babilles, pourquoi hausses-tu la voix quand nous marchons dans la rue ? Tu aimes entendre ta voix résonner ? Tu te consoles ainsi de raconter n'importe quoi ?

Disputes

8 avril 2011 à 3h10

Personne avec qui parler n'était présent à cette conférence. Comme auparavant dans la bibliothèque, j'ai laissé Théodore me recopier les notes prises dans son centre d'aide. Mais bien entendu je n'ai plus parlé à Léonie.

Le muscadin à midi mangeait devant l'emplacement où finalement nous avions échoué. Je déteste quand on tergiverse, quand on ne se résout pas pour un endroit, et quand on opte à la fin soit pour l'endroit le plus inattendu, soit pour l'endroit où on se serait porté spontanément dès le début. Aglaé, Margot et moi assis sur des carrés de béton dans l'ombre, près du portique. Le muscadin était dans l'inondation de soleil en face et ne nous a pas fait de signe. Ce sont les autres qui doivent aller à lui ; il les attend, il joue à l'empereur. Poils du torse qui dépassent de la chemise entrouverte. Allongé sur les dalles avec une collègue. Le dandy est fatigué et ferme les yeux sur le monde.

Une pointe d'énervement a jailli lorsque Margot a réclamé sa fourchette. Mais prends-la donc.

A la fin de la conférence, le soir. Philémon m'avait salué (à l'entrée au début ; il avait distribué les saluts, de façon on ne peut plus hagarde et forcée à l'adresse des gens du groupe, mais ne m'avait pas vu à ce moment-là). Mais je ne suis pas resté, même si j'étais des derniers à sortir. J'ai vu Margot, tout juste quand elle entrait dans les toilettes. Alors j'ai couru aux pianos, au rez-de-chaussée. Dix minutes et deux appels plus tard, je sors. De la salle, du bâtiment. Les camarades assemblés là me regardent avec un petit étonnement ; Margot attend assise plus loin. Où étais-je ? Ne pouvais-je prévenir ?

Elle était vraiment énervée. Exactement ce que j'attendais. Je pensai aussitôt avec délectation : l'atteinte à ma liberté de mouvement, quel plus beau motif ? Alors que nous commençons à marcher, je lui dis donc avec un plaisir évident : "Mais toi, tu étais aux toilettes. Imaginons que je ne t'aie pas vu aller aux toilettes. Je t'aurais attendue sans savoir où tu étais : je serais donc en droit de te faire une scène ensuite ? - Mais toi, tu n'étais pas aux toilettes, tu étais au piano ! - Et toi, tu vas tout le temps aux toilettes. Est-ce que je dis quelque chose parce que tu y vas tout le temps ? Tu as tes besoins, j'ai les miens. Ce sont des besoins aussi, tu comprends ? - Je n'y peux rien, je meurs si je ne vais pas aux toilettes. - Tu ne préviens pas quand tu vas assouvir tes besoins, je ne vois pas pourquoi je préviendrais quand je vais assouvir les miens. - Mais ce n'est pas un besoin vital ! - Comment ça, pas un besoin vital ? Et imagine maintenant que j'aie été bloqué aux toilettes. Qu'est-ce que tu en dirais ? J'aurais peut-être dû te faire savoir que j'étais bloqué aux toilettes ? - Mais tu n'étais pas bloqué aux toilettes, si ?"

Nous avons pris un repas à emporter et, en attendant qu'il nous soit servi, nous avons observer les gens bizarres qui passaient devant nous.

J'étais triste et taciturne, parce que notre querelle n'avait pas enflé. Ce soir, à vingt-trois heures trente, j'en ai suscité une autre, et presque décisive malgré son caractère anodin - mais c'est l'accumulation des petites querelles qui a été décisive.

Je me suis mis, comme souvent, tout habillé dans le lit avec mon ordinateur. Margot en entrant me voit donc et me fait la réprimandes. "J'en parle à mes copines et elles sont toutes d'accord avec moi : c'est sale. - Mais je ne comprends pas pourquoi. - Parce que tu t'asseois partout dans la journée avec ton pantalon, et toutes les bactéries que tu prends tu les déposes ensuite dans le lit ! - Mais on s'asseoit bien tout habillé sur son canapé, sur ses chaises... - Evidemment. Le lit, ce n'est pas la même chose, puisqu'on y dort en pyjama ensuite." Je me suis marré et j'ai répliqué : "Tu crois qu'elles font quoi dans un lit, tes amies ? Tu crois qu'elles y restent toujours toutes propres et innocentes ? - Tes bactéries à toi ne me gênent pas ; ce sont les bactéries des autres que je ne veux pas avoir à subir." Je me suis encore plus follement marré et j'ai continué : "Tu sais, il y en a, parmi tes amies, qui font venir des mecs d'une nuit dans leur lit. - Oui, et alors ? - Eh bien considère que c'est comme si tu faisais venir des mecs d'une nuit dans ton lit !"

Elle s'est éclipsée puis est revenue en soufflant et en trainant des pieds. "Je ne sais pas quand je reviens la semaine prochaine", a-t-elle maugréé sombrement. Ah ? Comment se fait-il ?

Cupidité

8 avril 2011 à 18h32

Margot m'a raconté quelque chose sur Aglaé qui me conforte dans l'opinion que j'ai d'elle en ce moment. Elle critique avec force conviction la cupidité de son père. Mais elle regarde Margot avec de grands yeux interloqués parce qu'elle aide gratuitement ses élèves par mail et par téléphone. Elle, elle se fait payer le moindre de ses mails - en plus des heures de cours normales. Mais il y a mieux : elle compte faire payer à la seule élève dont elle a à s'occuper dans le cadre du tutorat, l'aide qu'elle lui apportera pour un commentaire - alors que le tutorat est déjà grassement rétribué...

Elle n'a pas de problèmes d'argent, son père place son argent en bourse, lui achète un appartement, et elle se permet d'ouvrir grand les yeux parce qu'on aide gratuitement les gens ? Dès que je m'éloigne, on dirait qu'elle retombe dans une frivolité gamine et amorale.

Certes, elle voit bien l'indécence de son amie J, qui à son retour de Madrid lui envoie un message pour lui dire : "Retour en A et il pleut. Magnifique. Je sens que je vais bien m'amuser. J'aimerais tant être à Madrid de nouveau." Mais elle ne fait pas preuve de moins d'inconscience ou de tact. Je sais qu'elle s'est intéressée à moi parce que j'étais financièrement un bon parti, même si j'ai pris soin, comme toujours, de cacher ma situation matérielle le plus longtemps possible.

Thèse

9 avril 2011 à 2h38

La petite réunion studieuse de Bethany ne fut pas une réussite des plus complètes. Margot et moi sommes arrivés un peu en retard ; il n'y avait que Bethany et son amie koweïtienne, à qui revenait également la paternité de l'idée. Lire les progrès de nos travaux dans un café. Elles attendaient dans un coin de la salle intérieure, autrement désertée par les clients.

Mais les serveurs du café de l'opéra n'ont pas changé depuis la dernière fois ; toujours aussi mufles et hautains, bien qu'ils nous aient d'abord vivement salués. Quand Bethany a commencé à lire ce qu'elle avait fait, la salle intérieure était laissée dans le silence ; au bout d'un petit temps, visiblement ennuyés de cette lecture, ils ont lancé la musique ; puis, comme ce n'était pas assez, ils ont augmenté le volume. Peu leur importe qu'on soit censé être dans un lieu de culture.

bethany s'est tue après avoir lu. Nous avons eu une discussion inattendue avec la Koweïtienne. Et depuis, Margot ne fait que ressasser ses mots, même si elle sait qu'il s'agit de l'expérience d'une seule personne. Il y a certainement quelque chose de pourri au royaume des lettres. La Koweïtienne, qui est dans sa première année de doctorat, a raconté les difficultés qu'elle a traversé dans ses relations avec les professeurs, et les impairs qu'elle a commis. Il y a toutes sortes de règles implicites que le milieu professoral n'énonce jamais, feint d'ignorer, mais qu'il ne faut pas moins observer sous peine d'être à jamais condamné.

Ne jamais se confier à un professeur, même lorsqu'il semble rechercher les familiarités. Ne pas les prendre au mot lorsqu'ils disent accepter toutes propositions. Quand ils en appellent au dialogue ou à la participation de chacun, leur en dire le moins possible, surtout, ou autrement ils s'ennuient et coupent court. Ne jamais parler de ses problèmes personnels. Ne pas parler de l'opportunité d'une thèse avant la soutenance du mémoire.

Elle a parlé de l'orgueil de Philémon, qui a quinze doctorants, nombre maximal autorisé. De la peur des professeurs d'être dépassés par leurs étudiants. Mais c'est une fille, une étrangère, et on ne sait pas la qualité de ses travaux. Certains professeurs, Philémon en premier lieu, désirent de manière évidente entrer dans la familiarité des étudiants, mais ils choisissent l'objet de leur intérêt. Comment ? Cela reste obscur. Pas seulement en jugeant de la qualité de la réflexion ; mais souvent par une intuition très générale et très vague. Je ne m'explique pas autrement l'intérêt de Philémon à mon endroit.

Margot

9 avril 2011 à 3h34

J'avais oublié que Margot s'était fait aborder par un garçon jeudi. Dans l'après-midi à la bibliothèque. Il y avait un garçon assis près de nous ; juste au moment où elle est sortie des toilettes, il l'a approchée sur un prétexte quelconque et lui a parlé pendant trente minutes. Je n'ai pas remarqué son absence, j'étais occupé avec Léonie.

C'était un Québequois, mais à part ça, elle n'a obtenu aucune information sûre. Il ne croyait pas qu'elle fût si âgée, lui a laissé deviner quelles études il faisait, et ne lui a répondu que par des inventions fantaisistes. Aucun moyen par conséquent de démêler le vrai du faux.

Appel et séparation

11 avril 2011 à 0h49

"Tous ces quatre ans... n'ont servi à rien alors." "Je perds mon temps en restant avec toi." "Je n'ai pas d'autre but que de trouver quelqu'un avec qui vivre. Et toi, tu ne m'aimes pas. Pourquoi est-ce que je resterais avec toi ?"Je ne veux pas de cette façon. Je veux habiter avec quelqu'un. Autrement ça me paraît faux."

En attendant, lui ai-je dit d'une voix mal assurée, tu peux te considérer libre sentimentalement. Tu peux multiplier les démarches auprès d'autres garçons. Ce que tu fais déjà, quoi. - Mais ça ne m'intéresse pas. Tu sais que les autres ne m'intéressent pas. - Oui. Je sais.

0h54
Je crois que j'allais mal il y a quelques instants, mais maintenant je ne sens plus rien, bizarrement.

C’est parce que je n'ai pas pris conscience exactement du changement. Pourtant, au fur et à mesure que je parlais — ou plutôt que je me taisais, empêtré dans la gravité de mes mots — je prenais de plus en plus nettement conscience de la souffrance que je causais. C’est étrange. J'en souffrais moi-même. Cela fait trente, quarante minutes que j'ai souffert avec Margot au téléphone
Je ne sais même pas si on peut appeler ça une rupture. Je n'ai pas eu le courage de tout envoyer au néant.

Je lui ai dit qu'elle resterait toujours ma meilleure amie. Qu’elle était la meilleure interlocutrice que j'aie rencontrée jusqu'à présent. Elle m'a répondu : je ne veux pas n'être qu'une interlocutrice.

Je lui ai dit que je resterais présente pour elle. Que je serais plus présent après notre rupture que par le passé. Sur MSN, m’a-t-elle demandé, pour que je confirme. J’ai dit oui, et par tous les autres moyens aussi.

Elle m'a demandé ce que je voulais. Et toujours je réfléchissais, et je disais : je ne veux rien. Ou bien : je ne sais pas ce que je veux.
Elle m'a demandé ce qui était changé, concrètement, à partir de maintenant. J’ai demandé ce qu'elle voulait dire par là. Elle a répondu, à travers ses larmes : est-ce que je dois déménager ?
Alors je lui ai dit : Non, tu peux toujours habiter chez moi. De toute façon, il faut bien que tu ailles en cours.

Elle a fait remarquer ensuite : Mais nous ne pouvons plus dormir ensemble dans le même lit ? J’ai réfléchi et je lui ai dit : Oui, si tu veux, nous pouvons faire lit à part.

Elle pleurait tout le long.

Je lui ai dit que nous pouvions être là l'un pour l'autre, de loin. Elle a répondu que ça ne lui convenait pas, que ce n’était pas ce qu’elle voulait. Je crois que j'étais prêt, au milieu de ma douleur. J'étais prêt, alors qu'auparavant ça ne m'était pas venu à l'esprit une seule fois, à avoir avec elle la relation que je rêvais d'avoir avec d'autres.

Parce que je me suis dit, en me rembrunissant —et je le lui ai dit d'ailleurs : Je n'aime personne de toute façon. Tu le sais ? — Je sais qu’il n’y a pas d’autre fille. Ce n’est pas le problème.

Est-ce que je pourrais aimer une autre fille ? Physiquement, une autre pouvait me plaire davantage. Mais j'étais convaincu, en lui parlant, que je ne pourrais aimer personne d'autre plus qu’elle. L'espace d'un instant, j'en ai eu le pressentiment très net, et cela m'a paru plus vrai que toutes les autres idées vagues que je m’étais faites d'une vie sans Margot. Je me suis dit : la relation que je voudrais avoir avec Philia, ou avec Angèle, je pourrais l'avoir aussi avec elle. Et d'autant mieux si nous nous laissons toute liberté dans le domaine des sentiments.

Elle ne voulait pas de cette façon. Elle voulait que nous vivions ensemble ; elle ne peut pas concevoir d’amour sans cohabitation. Autrement, ça lui paraît faux.

Je lui ai dit qu'au fond, pendant les vacances d'été, nous ne nous voyions pas pendant de très longues périodes. — Tu ne m’en veux pas ? — Ah non, certainement pas, je ne t’en veux pas pour ça, puisque cela m’était nécessaire, à moi aussi.

Je lui ai dit qu'il y avait des moments comme celui-ci. Où j'étais d'humeur à écrire, où j'avais besoin d'une entière liberté de mouvement. Où j’avais besoin d’être seul, comme pendant les vacances d'été. Pourquoi ne pourrais-tu rester loin de moi ? Comme pendant les vacances d'été, à d’autres périodes de l’année ?
Elle m'a demandé si c'était ce que je voulais. Elle ne voulait plus venir la semaine prochaine. Je lui ai dit que de toute façon il y avait les cours, qu’il y avait Aglaé qu'elle devait voir mardi. Elle m'a dit que non, qu'elle ne voyait pas ce qu'elle aurait à lui dire maintenant.

Mais elle viendra mardi.

J'avoue que, en plus d'avoir soudainement pris conscience de la souffrance que je lui infligerais, je pensais beaucoup à mes parents, à sa famille. Je voyais les réactions des uns et des autres, leurs mines déconcertées, leur incompréhension. Mais j'avais prévu ce genre de préoccupations. Peut-être que c'est en pensant à eux que j'ai refusé des bouleversements concrets.

Comment en sommes-nous arrivés là ? D'une manière presque inattendue. J'ai parlé de ma mère qui m'avait embêté toute l'après-midi, qui voulait mettre un tableau dans la cuisine. Qui avait fini par marmonner pour elle-même : "J'en parlerai à Marion. Je suis sûre qu'elle sera d'accord avec moi." Nous avons ri à ce propos. Elle a dit que ça ne servait à rien, que c'était mon appartement ; que dans un an nous habiterions autre part. Que nous enseignerions ailleurs.

Il y a eu un silence. J’ai fini par dire, de manière presque anodine : « Tu sais, je ne pourrai jamais enseigner… Ce serait un crime, il faut que j'écrive. »

Elle n'a pas tout de suite répondu.

J’ai continué, assez légèrement, ou bien sur un ton nonchalant : « Auparavant, j'avais des doutes parce que je ne voyais pas quelle forme nouvelle je pourrais apporter. J’avais des contenus intéressants, mais pour ce qui est de la forme, je ne révolutionnais rien, évidemment. Je reprenais la forme de la confession, du récit subjectif, et c’est si banal de nos jours. Cela m'embêtait tout de même, de n'avoir pas de forme nouvelle à proposer... Mais maintenant, je tiens quelque chose. Je tiens exactement la forme adéquate. Je n'ai plus aucune raison de douter de moi. Je me dois d’écrire, je ne peux pas faire autre chose. »

J’ai attendu, elle a répondu : De toute façon, tu ne dis pas ça sérieusement. Tu n'y crois pas toi-même. Tu rigoles en secret. J'ai rétorqué calmement qu’il y a quelques mois j’aurais dit cela pour plaisanter, mais que ce n’était certainement plus le cas aujourd’hui.

Et je lui ai expliqué pendant dix, vingt minutes peut-être, la forme nouvelle que je détenais. J'ai même pris un ton exalté ; je me taisais parfois, pour reprendre de plus belle mes explications. Et à la fin, quand je me suis définitivement arrêté, elle m'a dit : Si je comprends bien, je ne te suis plus d'aucune utilité ?

J’ai mollement demandé pourquoi.

Elle m'a répondu : Tu viens de m'annoncer que nous n'habiterons plus ensemble dans un an. Tu ne comptes pas enseigner. Tu ne comptes pas partir avec moi. Tu comptes rester ici pour écrire.
J’ai dit que oui en paraissant réfléchir, et j'ai maugréé, presque content d'en être arrivé là (content et embêté à la fois) : « Mais nous reparlerons de tout ça un autre jour. »

Aucun de nous n'a raccroché.

J'ai repris : Tu veux en parler maintenant ? Elle a dit que oui. A quoi sert que nous restions encore ensemble ? J’ai senti qu’elle pleurait muettement.

J’ai attendu, puis je suis allé m’écraser à plat ventre sur le canapé. Et alors se sont enclenchés les bouleversements.

Le lendemain

11 avril 2011 à 12h27

Je nous ai revus dans plusieurs années. Elle fiancée ou sur le point de se marier. Et moi toujours seul. Nous nous sourions piteusement. Lueurs de regret dans l'oeil. Cela aurait pu être si beau, si pur. Nous étions destinés l'un à l'autre. Il n'y avait que nous ; nous n'avions connu personne d'autre ; nous n'aurions connu personne d'autre.

J'ai exagéré bien sûr. Les autres sont tellement bêtes ; ils n'ont même pas fait l'effort d'énumérer les formes pour voir laquelle était la plus appropriée à notre époque. Si je n'écris pas ce que j'ai à écrire, qui le fera ? Je le lui ai dit parce que je me souvenais de l'avoir pensé ou écrit de cette façon. Même pas parce que je le pensais alors en ces termes. Comme un enfant excité, je voulais voir à quoi cela nous mènerait.

Du gâchis. Quatre années qui n'ont servi à rien. Non ! J'ai protesté. Ces quatre années n'ont pas servi à rien ; sans toi, je ne serais pas ce que je suis maintenant. Mais que suis-je ? Que puis-je dire sur moi, à part que je suis dégoûté du couple ?

Je reste persuadé. Drôle de conviction quand on sait que je ne l'ai que depuis douze heures. Que je n'aimerai jamais personne d'autre qu'elle. Elle est my eternal beloved. Et l'éternelle doit demeurer au loin, vivre son existence à elle. Nous ne pouvons pas habiter ensemble. Ou elle cesse d'être l'éternelle.

Douze heures de souffrances et elle redevient déjà éternelle.

Je ne sais pas quand je vais sortir de cette tristesse. Peut-être que, comme lorsque j'ai quitté mes parents, je me serai habitué au bout de quelques jours. Il faut pourtant que j'en sorte pour travailler, pour préparer la communication de mercredi. Je m'imagine déjà, aussi, dans le train expliquant à Aglaé que jamais, jamais plus je ne pourrai renouer de relation amoureuse. Je n'ai jamais aimé personne de toute façon.

C'est plus que je ne peux le supporter ; c'est trop. Il faut que je reste dans une disponibilité parfaite. Disponible pour Margot plus peut-être que pour les autres. N'ai-je pas déjà envie de lui écrire, à elle, mes histoires et mes idées ?

Et dire que, une demi-heure auparavant, j'écrivais un message à Philia qui me mettait les larmes aux yeux d'émotion... Je ne pensais pas du tout à Margot ; je ne pensais pas qu'il pût y avoir des souffrances et une tragédie de son côté, dans son univers à elle.

Je sais qu'elle ne trouvera jamais personne pour m'oublier. C'est impossible, et puis-je, quant à moi, mépriser la marque que j'ai imprimée en elle ? Cette marque douloureuse et impérissable. Je la quitte presque au commencement des étendues plates de la vie professionnelle. Je dois rendre hommage à ce souvenir. Me souvenir d'elle de la même façon, le plus possible.

J'ai envie de la prendre fort dans mes bras. J'ai envie de pleurer devant elle, pour une fois.

Elle est jolie pourtant ! Je ne suis pas exigeant ! Que m'importe à moi ? C'est horrible. De toute façon je n'aimerai personne d'autre. Et je ne rendrai certainement aucune fille heureuse. C'est encore plus certain. Pourquoi alors me détourner d'elle ? Nous irions nous terrer à la campagne, dans la maison de sa grand-mère. Que m'apporteront les autres ? Est-ce que je pourrai me nourrir de mon instabilité ? On ne se nourrit pas de son instabilité, mais de ce dont est faite l'instabilité. Qu'est-ce que j'ai maintenant par exemple ? Angèle, une fille naïve et mélancolique. Léonie, une fille impulsive et passionnelle. Banal. Il me faudrait Philia... mais Philia a peut-être pris peur pour toujours.

Oui. Ce sont en somme des intérêts vieux de trois mois qui me font sortir d'une relation de quatre ans. Dans trois autres mois, il est probable que je serai complètement seul. Et alors, amèrement je regretterai Margot.

Pleurer

11 avril 2011 à 21h16

Je suis sorti pour cesser de ruminer. La chaleur m'a étourdi, m'a accablé, mais j'ai tout de même réussi à pleurer.

J'étais dans la bibliothèque, et je parlais à Léonie. Voyant que Margot était en ligne, je l'ai abordée également. Je lui ai demandé comment elle allait. Je lui ai dit qu'en face de moi se trouvait le Québéquois bizarre qui l'avait attendue à la sortie des toilettes. Il laissait échapper des murmures d'approbation, des marmonnements rauques. N'avait pas l'air très sain d'esprit effectivement. Bonnet sur la tête et chaîne au cou.

Puis je lui ai dit : Tu sais, je me sens toujours bien chez toi àH. Quand nous lisons ensemble, l'été, dans la cour. Mais même dans ta mansarde je me sens bien. Elle m'a répondu : Je suis contente que tu me dises ça. Et que nous pourrons toujours lire ensemble, sous l'auvent, l'été. Elle est partie dîner.

Et moi je me suis mis à pleurer. Non. Je pleurais pendant tout cet échange, déjà. Disons que j'avais les yeux pleins de larmes. Mais certaines ont coulé sur mes joues, j'ai dû sortir un mouchoir, et parfois j'avais du mal à contenir une mimique éplorée. Personne n'a dû me voir. Trop peu de monde. La blondinette était déjà partie, je crois.

Une salle de musique était disponible. Deux pianos à l'intérieur : au premier, la pédale forte ne marchait plus, les sons étaient secs et disloqués ; au second, au contraire, elle était tout le temps enclenchée, les sons étaient plus amples mais confondus. Au choix.

Je suis sorti dans l'air tiède du soir. Près de vingt heures. J'ai pris un sandwich et me suis posé sur un banc du campus, un peu à l'écart. Un cycliste est passé et m'a examiné un moment en s'arrêtant. J'ai levé les yeux et j'ai reconnu le Russe A. Il avait l'air indécis mais ne m'a pas embêté. Pourquoi faut-il que je croise ce demeuré ? Encore un courrier à corriger ? Il cherchait une bonne âme ? Il avait un soupçon : peut-être avait-il déjà eu recours à moi ? S'il m'a reconnu pendant que je mordais dans mon sandwich.

Encore une coïncidence...

12 avril 2011 à 3h13

Quand je suis sorti à vingt-deux heures du bâtiment, mon vélo avait disparu. J'ai fait quelques tours dans les environs obscurs, afin d'inspecter les quelques rares vélos encore rangés. Mais non, rien. Je n'aurais pas été distrait au point de l'avoir laissé autre part ? De l'avoir mal cadenassé ?

Je me suis éloigné placidement. Je retournerai voir à la lumière du jour. Il semble bien qu'on l'ait subtilisé. Mais pourquoi aujourd'hui, alors qu'il y a tant d'autres jours où je le laisse jusqu'à une heure tardive sur le campus ?

Quand j'ai appelé Margot à minuit, sa voix était douce, respirait la fatigue, mais un malheur modéré. Un malheur déjà résigné et presque voluptueux - comme un vent soudain qui fait frissonner de plaisir. Aucune accusation, presque aucune plainte. Elle était contente de mes mots cet après-midi. Elle était contente de voir que je pouvais l'estimer de nouveau. La vie en commun l'avait rendue trop prosaïque. La séparation allait l'arracher à ce prosaïsme.

Ambiguïté

12 avril 2011 à 17h19

A nous voir ensemble dans l'appartement, je me suis demandé si quelque chose avait réellement changé. Elle n'était pas triste, je n'étais pas spécialement plus proche ou plus lointain qu'auparavant, ni dans mes mots, ni dans mes regards.

J'en étais sérieusement à me demander si nous étions donc toujours en couple. En attendant ou que sais-je ?

Mais un peu plus tard, alors que nous travaillions à la table du salon, elle m'a demandé si nous étions censés ne plus nous embrasser ou ne plus nous toucher. J'ai haussé les épaules et réfléchi. Je lui ai laissé le choix, parce que je préfère toujours la laisser décider : Et toi, qu'est-ce que tu veux ?

Mais je ne sais même plus quelle a été sa réponse. J'ai retenu seulement que, pour elle, quelque chose avait changé. Nous n'étions plus en couple, officiellement. Les décisions de dimanche soir n'étaient pas de ces hallucinations fantasques, qu'on feint d'oublier par commodité. Elles n'avaient pas été annulées par ma veule miséricorde. Le changement demeure.

Vagabond

12 avril 2011 à 21h03

Je marchais en mangeant une portion de pâtes dans une rue du campus quand j'ai croisé le "meilleur pianiste de France". Il est venu droit sur moi, m'a heurté à l'épaule et a continué sa route. Je me suis arrêté et l'ai regardé : il allumait un cigare et a lancé sa main sur le côté, comme pour parler à quelqu'un.

Soit il était ivre et n'a pas réussi à m'éviter, soit il a vraiment voulu se heurter à moi, et j'avais bien raison de croire qu'il me fixait d'un regard malin. Mais quel est cet énergumène ? Moi dans quarante ans ? Et quel âge a-t-il ? Une espèce d'artiste vagabond, aigri par la perte de son inspiration ? Et qui se console comme il peut en multipliant les provocations ? En monologuant tout haut et en cherchant le scandale ? Toujours les mêmes habits. Pas soixante ans, je pense, mais approchant de soixante ans. Et il a encore des amis convenables avec qui se promener ? Qui endurent bien sagement ses gesticulations et ses cris ?

Autrement, je me rends compte que j'ai toujours le sentiment d'être en couple. En couple et pourtant déjà plus libre, plus dégagé.

Peut-être que je formais un couple tellement faux avec Margot qu'il était d'une certaine façon logique que notre rupture ne se signale par aucun changement apparent. Notre couple n'avait rien d'un couple ordinaire ; nous ne nous prenions jamais la main en public ; nous touchions rarement ; nous enlacions plus que nous embrassions. Même dans les regards, ne perçait jamais la flamme de l'amour, mais seulement une connivence amicale. Nous ne nous disions pas les mots de l'amour ou les mots de la tendresse.

Nous voilà donc presque dans la même situation qu'avant, l'étiquette en moins. C'est peut-être aussi pour cette raison qu'elle ne souffre pas. Elle a dû se rendre compte que tout est à peu près comme avant somme toute.

Lancé pour la journée

13 avril 2011 à 10h39

J'ai mal dormi, pour je ne sais quelle raison. Il y en a beaucoup de valables.

Hier soir Philia m'a répondu et je sentais que son message allait me porter pendant toute la journée à M. J'en ai de nouveau le sentiment.

Nous allons bien nous amuser. Si le doctorant de M. Fr. n'est pas avec nous dans le train, comme le croient Léonard et Edith, il nous faudra faire la conversation nous-mêmes. Ce sera burlesque. Et que vont dire Léonard et Edith lorsqu'ils sauront ? J'imagine qu'ils sauront. Aglaé ne se privera tout de même pas de m'en toucher un mot. Je ferai en sorte de poursuivre cette conversation. Pour les effets de mise en abyme. Parce que je suis T. et solitaire. Un célibataire entouré de marais.

G. Je ne sais pas trop quoi te dire.

En ce moment je suis un peu perdue.

Tu es la seule personne avec laquelle j'aurais réellement envie de parler. Mais, je ne peux pas me résoudre à céder maintenant.

J'ai trop de choses de prévues pour les semaines qui viennent, je vais être entourée de gens, de plein de gens, et pourtant je ne pense pas avoir déjà été aussi seule.

Je m'excuse d'être absente. Surtout sans te donner d'explication. Mais je ne la connais pas moi-même.

Parfois quand je suis de passage j'aime bien voir que tu es là. C'est peut-être comme rassurant, ou apaisant, mais j'imagine que je ne devrais pas te le dire.

A bientôt.

Léonie

16 avril 2011 à 17h39

Qu'ai-je besoin au fond d'être en couple, quand une fille me montre, sur ma demande, des photos d'elle nue ou quasi nue ? Quand elle veut, quand elle réclame que j'aie envie d'elle ? Et quand je peux lui dire combien je la désire, à la seule condition de ne pas employer les mots crus ou trop directs qui donneraient une couleur de réalité à un désir qui, tout en étant bien là, doit demeurer une abstraction ?

J'ai besoin de désirer, j'ai besoin d'être désiré, je recours à Léonie. Certes, pas de satisfaction du désir. Mais pas non plus les désagréments de la présence d'autrui. En revanche, la beauté de la chair, la réalité presque palpable du désir, le plaisir de la réciprocité, une réciprocité tendre et élective... C'est tout ce qu'il y a de bien dans l'acte amoureux, et je l'ai de cette manière. Pourquoi voudrais-je davantage ?

Heureusement que Margot m'a appelé, vers seize heures, car je ne pas sortais pas des désirs et des mots qu'excitait Léonie en moi.

Nuit
Comme Léonie redoute Philia, qui est plus radicalement féline qu'elle ne l'est - la langueur de Philia n'est pas amoureuse, elle - j'ai joué du piano à Léonie. Sur un coup de tête. J'ai mis la caméra, elle n'a vu qu'un bout de mes cheveux hirsutes, la main que je passais devant l'objectif, et les ombres dansant au plafond. Philia m'avait donné rendez-vous pour aujourd'hui mais n'est rentrée qu'à dix-neuf heures, bien désolée. Mais je jouais déjà pour Léonie, justement. Je l'avais sommée de choisir vers qui je devais incliner désormais : Angèle, ou Philia ? C'est Philia qu'elle redoute, parce qu'elle est également virtuelle : elle occupe son territoire, son domaine. Je lui ai donc permis de l'emporter cette fois-ci sur Philia. Philia l'aurait emporté de nouveau dans la nuit, mais la nuit n'aurait pas appartenu à la même journée. - La nuit aurait été un temps à part, encore une fois. Si seulement Philia ne s'était pas endormie. J'ai attendu trois heures sans rien faire de décisif. Et puis je suis allé dormir. Je ne sais pas ce que j'aurais dit à Philia, si j'avais attendu son réveil, peu de temps après.

Voix

19 avril 2011 à 2h33

Margot m'a appelé comme chaque jour, et nous avons parlé pendant une heure de sa situation et de la mienne. Elle avait une nouvelle d'importance. Le Russe de Paris qui la drague depuis une semaine a fini par l'appeler au téléphone, hier soir. Ils se sont parlé pendant plus d'une heure et ensuite c'est toute tranquille et sereine qu'elle a pu aller s'endormir.

En effet, c'était si médiocre que tous ses désirs et ses espérances s’étaient effondrés d’un seul coup. Elle n'avait plus envie de continuer quoi que ce soit avec lui. Il s’était montré aussi pédant, aussi rebutant au téléphone qu’il s’était montré, dans les dialogues en ligne, charmant et attirant. Elle avait eu exactement l'impression de parler à Adrien. Etait-ce possible ? se demandait-elle. Il avait mon érudition, mais la façon de parler d’Adrien. Curieux mélange ! D’abord, il avait une voix affreuse : nasillarde et trainante. Il se lançait dans de grands discours, sans trop la laisser parler, des discours entrecoupés de euh, après lesquels il se mettait à parler soudain très rapidement. Il ne supportait pas le moindre silence, s'empressait de les combler, ce qui horrifiait Margot et la mettait mal à l'aise. De surcroît, le son nasillard de sa voix rendait ses euh épouvantables ; les mêmes euh qu’Adrien, interminables et étranglés en même temps, trop accentués, rompant immédiatement tout l’agrément de ses développements.

Comme son visage exprimait la même douceur que le mien, elle s'attendait à ce que sa voix fût aussi douce que la mienne. Elle se demandait à présent s’il ressemblait toujours à l’image de lui où il était le plus beau, vieille de trois ans. Il devait avoir pris du poids. De toute manière, elle ne pouvait être séduite par un garçon qui avait une telle voix. La différence était trop grande entre le visage et la voix ; et elle s’était rendue compte à quel point la voix lui importait. Elle avait tout de suite aimé la mienne pour sa douceur, que ce soit ma vraie voix ou celle que j’avais au téléphone.

J’ai essayé de lui faire comprendre que les conversations s'amélioreraient avec le temps, qu'il devait être intimidé. Il avait longtemps hésité à l’appeler. Les conversations au téléphone, c'est délicat. Margot trouve qu'il n'y a pas pire mode de conversation. Comment avais-je fait pour parler au téléphone pendant des heures à une fille que je ne connaissais même pas ? Je varie les plaisirs. Je lui ai raconté un peu plus de mes impressions sur la Brestoise, dont elle avait été jalouse à tort. Je lui ai répété que vraiment, il n'y avait aucune raison. Sa voix, justement, était affreusement grasse, sans doute parce qu'elle fumait, mais pas seulement pour ça. Je l'imaginais enrobée. Or, elle était toute mince, d'un minois assez joli. Mais la voix... Non, je ne pouvais pas.

J’ai voulu interdire à Margot de faire une croix sur Andreï. Elle n'allait pas le faire tout de suite, mais elle m'a prévenu qu'elle le ferait si cela ne s'arrangeait pas très vite. Je lui ai dit qu'elle ne devait pas éliminer ses prétendants de la sorte. S'ils s'avéraient décevants d'un point de vue amoureux, elle pouvait toujours les garder comme amis. Elle devait poursuivre un autre intérêt que l'intérêt amoureux. Elle m'a répondu qu'elle en était incapable, qu’elle n’avait rien à dire à des amis.

Je lui ai expliqué qu'avec tous ceux à qui je parlais encore maintenant, j'avais traversé une phase d'incompréhension mutuelle, aussitôt après le moment de la rencontre. C'est une phase déroutante, parce qu'elle succède souvent à une rencontre parfaitement harmonieuse, mais c'est une phase en réalité nécessaire à toute relation durable et profonde : il y a l'expression d'une incompréhension mutuelle lorsque les deux interlocuteurs cherchent à accorder leurs schémas de conversation en vue de créer une conversation qui leur est propre à eux deux. Sans ce moment d'incompréhension, chacun reste dans son schéma de conversation particulier, et toute entente devient bientôt impossible.

C’est un personnage que cet Andreï, cependant. Elle lui a tout expliqué de ses rapports avec moi. Samedi soir. Parce qu'elle avait tout de même trop de respect pour lui. Elle lui a expliqué aussi qu'il était le premier de ce site à qui elle s'intéressait autant ; qu'elle voulait être honnête avec lui par conséquent. Il n'a pas eu de mauvaise réaction. Lui-même vient seulement de changer son statut amoureux sur le réseau social bien connu ; et il a apparemment la manie de sortir avec des femmes mûres... très mûres - cinquante ans... Comme il ne pouvait pas venir à Strasbourg, il a proposé à Margot de le rejoindre à Lille en juin. À Lille où il serait hébergé... par une amie, afin de réviser plus tranquillement que chez ses parents. Il lui a proposé un séjour d’une semaine. Mais je doute qu'il ne ferait que réviser pendant cette semaine, bien qu’il n’ait pas abordé le chapitre sexuel avec Margot.

J'ai dit à Margot que nous devrions y aller ensemble. Oui, tu sais, la fille du colloque, sur laquelle tu t'étais précipitée ? Puis j'ai dit que je ne sortirais pas de mon célibat avant un an au moins. Pourquoi se pressait-elle ? Pourquoi ce sentiment d'urgence ? Je n'avais même pas envie pour ma part d'une autre relation. D'une relation normale, où il faudrait habiter avec quelqu'un. Avoir des rapports quotidiens. Avec des lycéennes ou de fraiches étudiantes dont je me sentirais responsable ? Ah non, certainement pas. Il n'y a que Philia dont je sois sûr qu'elle me laisserait tranquille. Avec toi, je n'avais pas le droit d'oublier ta présence. Approbation rieuse et confiante de Margot.

Mais ce n'est pas comme si tu manquais soudain de quelque chose, ai-je dit en continuant. Je suis toujours là. Tu n'as pas de besoin urgent à assouvir. Prends ton temps, il faut procéder avec lenteur, pour apprécier toutes les étapes d'une relation. Ne serait-ce que pour cette raison. Mais après tout, si tu as envie d'éliminer l'un après les autres tes prétendants, je ne t'en empêcherai pas. Je voulais aussi d'abord papillonner d'une amitié à l'autre. Maintenant je me concentre sur quelques relations fructueuses. Ethique de la variété, ai-je dit à Philia. Je pourrai toujours revenir aux précédents plaisirs.

Tu vois, une semaine après notre séparation, tu as déjà des histoires à me raconter, et je suis tout content de les entendre. Je t'écoute avec attention. C'est vrai que tu es tout gentil avec moi, me répond-elle avec candeur. Il fallait que nous nous séparions pour que tu sois aussi gentil qu'au début. C'est parce que tu as de nouveau des choses à m'apprendre ! J'ai dû te forcer pour que tu te tournes comme moi vers la nouveauté. Une unique personne n'a-t-elle pas sans cesse des nouveautés à apporter ? C'est ce qu'on m'a déjà dit, et c'est indéniable. Mais quand bien même cela serait, je ne verrais toujours pas en quoi il faudrait en rester à une unique personne. Chacun est constamment nouveau, et on trouvera d'autant plus sûrement des nouveautés en se tournant vers plusieurs personnes. Eh oui, ai-je fait en riant.

Et je lui parle de mes interlocutrices virtuelles sans changer mon discours. Elle croyait sans doute que je me mettrais à révéler les sordides intentions que je couvais tous ces mois en secret. Mais non. Il n'y a pas d'intentions sordides. Je n'ai jamais été au point où elle en est avec Andreï. Même avec Philia. C'est tout à fait différent. De l'intérêt des sites de discussion : on ne demande pas à l'autre quelle relation il recherche. Même quand il y a des espoirs amoureux de part et d'autre, on définit d'abord des schémas de conversation communs. C'est plus intelligent.

J'ai évoqué la déclaration de Philia. Je l'ai évoquée d'une telle façon qu'elle devait en rire. Elle est amoureuse, c'est certain. Mais non, si elle l'était, elle me l'aurait dit. Elle est plus froide encore que je ne le voudrais. Philia, c'est Bethany rendue appréciable d'un point de vue amoureux. C'est Bethany sans le côté enfantin et babillard qui la rendrait insupportable en amour. Qui empêche même de la considérer d'un regard amoureux.

Chats

19 avril 2011 à 16h25

Léonie est un petit chaton joueur et câlin ; elle miaule à longueur de journée et se pâme de chaleur quand on la contente. Philia est une chatte adulte et nonchalante.

Léonie est un chat d'intérieur ; qui passe ses journées à se lécher, à se soigner, à guetter les caresses et les attentions. Elle ronronne rien qu'à la vue de ses maîtres.

Philia est un chat d'extérieur. Elle ne ronronne pas ; elle vous regarde à peine ; elle continue sa route en posant mollement, l'une après l'autre, ses pattes molletonnées. Elle vagabonde un peu au hasard, s'étend dans les nappes de soleil, oublie de se lécher, ignore les passants. Elle est heureuse, et son bonheur est triste. Elle regarde tout calmement, mais son regard est insondable. La surface métallique et dorée de ses yeux ne brille que des reflets du dehors. C'est comme si elle n'observait rien de particulier ; elle absorbe pourtant tout ce qui se trouve à sa portée.

Léonie, c'est la langueur amoureuse. Des pâmoisons de volupté, de chair en émoi, de chair satisfaite. Philia, c'est la langueur indifférente. La vraie langueur des chats. Pour Léonie, les êtres sont remplaçables ; ils ne sont que les mains qui la caressent, qui la nourrissent. Pour Philia, les hommes ne sont même pas des mains. Ils ne sont rien. Seul compte le soleil, le grand soleil cuisant qui brille au loin, dans lequel elle s'oublie comme on s'oublierait dans la mort.

Je devrais me réjouir

19 avril 2011 à 19h14

Je suis paisible et studieux aujourd'hui. J'étudie sans anxiété, sans hâte. Je ne sens presque plus la nécessité d'une précipitation. Je suis allé au palais universitaire ; j'y suis allé lentement ; je me suis imprégné de la chaleur de l'air. Je vais maintenant aller à l'aventure près des berges.

Hier je ne me réjouissais pas, alors que j'avais toutes les raisons de me réjouir. Pourquoi ? Pourquoi n'ai-je pas pensé à Philia ? La simple pensée de Philia aurait dû me ravir. Les paroles de Margot, d'abord rassurantes et drôles, m'ont rempli de désarroi. Mais peut-être que j'avais un désarroi de même nature auparavant. Que me disais-je ? Qu'avec elle j'aurais pu être tranquille au fin fond de la campagne ?

Ma mère était passée aussi pour faire des tâches ménagères inutiles - depuis une semaine au moins elle insistait pour venir les faire. C'est répugnant comme avilissement. Une heure et demie j'ai dû supporter sa présence.

Cet empressement est bizarre. Que sera-ce dans quelques mois ? Aura-t-elle trouvé quelqu'un avec qui "faire sa vie" ? Non. Je ne crois pas que mon désarroi venait de cette idée. Mais de quoi ?

Et d'un autre

19 avril 2011 à 20h43

L'autre vélo a disparu, lui aussi. Celui de Margot, que j'avais rangé devant le palais universitaire. Littéralement disparu. Rien, aucune trace.

Suis-je maudit ? Cette fois, je me rappelle très bien avoir fait le geste d'enrouler l'antivol autour de la borne. De l'avoir fermé. Ce n'est pas le dernier des antivols non plus. Est-ce seulement possible ? De voir disparaître deux fois son vélo, à une semaine d'intervalle ?

J'ai examiné les alentours pour m'assurer que tout était bien réel. J'ai mis du temps à revenir de ma stupeur. Ou plutôt à réussir à entrer en stupéfaction. C'est étrange. En sortant du bâtiment, je m'étais dirigé vers le vélodrome opposé et j'avais eu un instant de perplexité, avant de me rendre compte que je m'étais trompé d'endroit. A ce moment-là, déjà, j'avais eu un pressentiment, je m'étais dit qu'au fond, il n'aurait pas été surprenant que mon vélo ait disparu.

Il avait bien disparu. Là, devant ces parents qui jouent avec leurs enfants, et devant ces couples qui s'embrassent sur les bancs. Il n'était que dix-neuf heures. Ces gens étaient restés tout l'après-midi sur la place, mais mon vélo avait disparu.

Il y a des arrangements de circonstances tels qu'on n'arrive pas à leur trouver d'explication rationnelle. J'ai eu beau regarder autour de moi - voir tous ces gens qui souriaient, béats - je ne suis pas parvenu à me dire autre chose que : je dois être maudit, que puis-je comprendre de plus ?

J'étais complètement atterré. C'était une petite chose, un rien, en lui-même l'événement ne m'inspirait rien, mais... pourquoi maintenant ? Pourquoi une seconde fois ?

Je n'avais plus envie de rien, je suis rentré. Et je me demande toujours : quel sens donner à cette malédiction ? Je n'arrive simplement pas à croire qu'il est rationnellement possible que mon vélo ait disparu au milieu de tout le monde. Ecoeurant ? Oui. Ou bien l'effet d'un sortilège, d'un enchantement. Ne m'est-il pas arrivé, ces derniers temps, des événements, une accumulation d'événements, de rencontres, de confessions, de découvertes, complètement invraisemblable ? C'est la magie qui se venge.

Et dire que

20 avril 2011 à 5h09

Et dire que je n'avais pas repris le vélo depuis la première disparition. Pire : je n'avais pas repris le vélo de Margot depuis mon accident. C'est à croire que, quel que soit le moment où je l'aurais repris, il aurait été aussitôt et naturellement dérobé.

Je ne sais pas si je dois aller chez Margot demain. Elle va évidemment continuer à me réprimander.

Elle était déjà triste au téléphone, m'appelait sans doute pour que je la réconforte. Mais à cette nouvelle elle a éclaté en pleurs.

Chez Margot

20 avril 2011 à 22h49

Quand je suis arrivé chez elle, elle semblait être dans un état normal. Sa mère faisait le ménage, elle ne m'a pas vu entrer, et je ne savais pas si je devais la saluer. Je n'en avais pas envie. Une fois dans la mansarde avec elle et sa soeur, elle m'a regardé et m'a dit : "Tu n'as pas lu le message que je t'ai envoyé ce matin, n'est-ce pas ? - Non, quel message ? - C'est bien ce que je pensais. Si tu l'avais lu, tu ne serais pas venu. - Ah oui ? Qu'est-ce que tu disais donc ?" Elle a fait une moue, a baissé les yeux. J'ai dit que je pouvais le lire maintenant si elle voulait. Mais tout l'effet serait raté si tu le lisais maintenant. L est descendue et elle me l'a tout de même donné à lire sur sa messagerie. Je devais rembourser une partie du vélo. Et elle avait lu dans les carnets que je laissais trainer dans le salon. Que je laissais trainer si impudemment.

Eh bien ? Ma réaction ? Mes carnets ?... Je ne sais plus ce qui s'y trouve. Je savais que tu allais me quitter ; c'était évident ; je me demandais seulement quand tu le ferais. J'ai haussé les épaules. Je ne sais pas. Nous nous sommes installés sur le lit, je voulais lire. Elle voulait discuter. J'ai haussé les épaules. Au bout d'un moment, j'ai posé ma main sur son dos et elle s'est laissé câliner. De toute façon c'est moi ton immortelle. Bien sûr que c'est toi. J'ai cité la phrase de Thérèse. Les êtres nous deviennent supportables dès que... Et donc ? Je suis redevenue supportable ? Plus que ça. Tu es redevenue désirable. Quand bien même, au moment où je la caressais, l'étendue lisse de son dos m'apparaissait dans toute sa simplicité, je n'avais aucune répugnance pour elle. Rien que le désir d'elle, chaste et fatigué. Tant pis pour Andreï et la façon qu'il a - parisienne ? - d'allonger ses mots, de les prononcer avec une emphase propre à Adrien - anagrammes. Elle acceptait toujours mes caresses, elles l'apaisaient.

Nous sommes allés dehors, dans le jardin. Elle m'a installé d'une telle façon... Sur la chaise longue avec mon ordinateur, puis le chat sur mes pieds. J'étais comme un pacha quand son père est passé, m'a vu, m'a dit bonjour - je ne me suis pas levé de ma chaise, je faisais une espèce de sourire faux, que j'accompagnais d'un mouvement de tête agité et tout aussi faux.

J'ai eu l'impression que les regards... Les regards de son père, de sa mère aussi, même si elle souriait du même sourire, étaient changés. Une sorte de méfiance de la part de son père. Evidemment, ils sont au fait. Tandis que mes parents, non. Margot m'a posé la question alors que nous dînions, en compagnie de L. Tu comptes le leur dire ? Non. C'est inutile. Ils continueront donc de passer le bonjour.

Je suis sûr que le regard de son père disait quelque chose comme : pourquoi viens-tu encore chez nous ? Pourquoi viens-tu t'y prélasser ? Pour charmer le chat et qui encore ? Je me suis souvenu qu'il y avait l'affaire du vélo. Et je n'en avais même pas touché un mot, j'avais souri comme si je n'avais aucun reproche à me faire, comme si je n'en avais cure. Je ne m'en souvenais réellement plus. Pas une fois je ne l'ai évoquée, ou n'ai semblé sur le point de l'évoquer. Pas de pli soucieux sur mon front. Pas de main qui frottait mon front pour faire sortir la parole de la délivrance.

J'ai fini par lire à Margot, dans son jardin, une partie de la conversation de lundi avec Philia. Quand j'eus fini, elle a juste déclaré, regardant devant elle : Elle est intéressante. Tu trouves ?ai-je fait en me remuant avec dégoût. Elle ne parle pas beaucoup pourtant. Elle s'exprime bien et elle a l'air intéressante... Je ne suis pas jalouse en fait. Je suis contente de savoir que tu as trouvé des filles intéressantes à qui parler. J'ai ri : Mais si elles sont intéressantes, c'est alors que tu devrais être jalouse ! Non. Je sais maintenant que ce n'est pas pour une chimère ou pour un fantasme que tu me délaisses. Cela me rassure, d'une certaine façon.

La mère de Margot était entrée dans sa mansarde en ne sachant pas que j'étais déjà là. Margot et moi étions étendus l'un à côté de l'autre sur son lit ; je me suis levé et elle s'est excusée. Son sourire était presque celui de d'habitude ; elle a dit que si elle avait su, elle ne serait pas entrée. Le père de Margot en revanche, lorsqu'il m'a vu en faisant le tour extérieur de la maison, a détourné son regard ; n'a souri qu'au dernier moment, sans l'agitation bonhomme et timide qu'il prend d'ordinaire dans les saluts. L'air de reproche inscrit sur son visage n'était peut-être que l'expression de la morosité quotidienne, ou bien celle de l'embarras. L n'avait jamais été aussi agréable ; elle riait à tout ce que je disais à table. Je me suis attardé. Je ne suis parti qu'à vingt-et-une heures.

Je me sentais étrange, et je songeais au bonheur qu'éprouvent les gens à avoir une voiture. Signifie la liberté de mouvement. Et à mettre la musique en conduisant. J'ai lancé la musique de mon père et j'ai pensé que je n'avais plus écouté ça depuis un voyage dans le Sud, sans doute pas depuis trois ans. Que c'était très bien à écouter dans le mouvement, mais pas de nuit, sous un soleil cuisant et au milieu d'un trafic monstrueux.

Souvenirs

21 avril 2011 à 16h18

Je me demande parfois quelles auraient été mes impressions au lycée si j'avais été tel que je suis maintenant. Dans la situation où j'étais, parmi les gens que je côtoyais. N'avais-je pas ce que maintenant je désire ? Un groupe de francs camarades, et une certaine solitude. Des rapports épisodiques avec les autres. Ni trop polis, ni trop familiers - car la familiarité épuise. Une foule de gens dont observer les coutumes et les énigmes. Ne serais-je pas complètement heureux dans ces conditions ?

J'ai encore raconté hier à Margot et sa soeur mes tribulations à Paris. La vantardise de L alors que je touchais le fond du désespoir. La nuit où il couchait avec deux Allemandes successivement. Ses habitudes avec C : plusieurs fois par nuit. Je me marrais éperdument en racontant ça. Et donc j'en suis à penser : si insatisfaisantes qu'étaient mes relations à l'époque, je connaissais l'insatisfaction qui m'exalte, qui me transporte à présent.

Elle ne m'exaltait pas alors. Elle me laissait exsangue, pantois. Mon regard se tournait en moi plutôt que vers les faits humains. Il ne savait pas faire quelques détours au milieu du monde pour trouver le chemin jusqu'à moi.

Imaginons. Mon mépris aurait été plus souriant, plus agréable. J'aurais tout enduré, tout regardé les mains dans les poches. Je me serais amusé de mes déboires, de mes amitiés, du spectacle des autres. J'aurais été heureux. J'aurais frissonné du bonheur de Philia, simplement en me tenant dans le couloir, dans le fond de la classe ou dans la cafétéria, aux interclasses, pendant les pauses, pendant les cours. L'isolement où l'on me laissait m'aurait apparu comme un préalable au vrai contact. J'aurais été heureux d'être l'éternel disponible, de regarder librement, d'avoir une humanité à observer, au lieu de regarder vaguement devant moi et de ne rien creuser, de ne rien analyser, de ne voir partout que ce dont j'étais exclu, et de tout réduire par conséquent à une négation.

C'est une transposition un peu fallacieuse. Peut-être avais-je besoin de connaître le bonheur pour sourire au monde - pour transformer mon désespoir, pour le rendre amène et plaisant. Peut-être est-ce mieux ainsi, plus logique. Mais peut-être serais-je tout aussi agacé maintenant qu'à l'époque du lycée par le tourbillonnement des fanfarons et des familiers. Peut-être n'y a-t-il pas de commune mesure entre les élégantes conversations qu'on accepte maintenant avec moi, élégantes non sans légèreté, et les rapports grossiers, irrespectueux, essentiellement masculins, que j'avais au lycée. Ces rapports ne me donnaient pas envie de me tourner vers le monde ; ils ne constituaient pas le juste contrepoint, le contrepoint nécessaire, aux impuissances du regard extérieur.

Nate

22 avril 2011 à 2h42

Je n'avais pas vraiment envie de voir Nate. Quand je me suis trouvé près de lui, je l'ai regardé et je me suis dit que ce n'était pas ce soir que je lui parlerais de ma séparation. Donc nous avons pris place dans le réfectoire, plutôt vide avant les fêtes de Pâques, et je l'ai interrogé sur ses deux tentatives de séduction réussies. Il s'amuse en ce moment à obtenir le numéro de téléphone de n'importe quelle fille dans le train ou le bus, me disait-il d'entrée de jeu. Nous étions à une table ronde, et la conversation des autres convives nous interrompait. Il y avait, en face de nous, un étudiant de médecine, mauricien, son amie, à côté de Nicolas un vieux monsieur bedonnant qui avait été le patient de l'étudiant de médecine, et à côté de moi un jeune musicien de Bucarest engagé pour un semestre dans le conservatoire de Strasbourg grâce à une bourse de son pays.

Je ne sais pourquoi, pour une fois j'ai dit à ma mère où j'allais et qui j'allais voir. Elle m'a amené parce que j'étais avec mon frère toute la journée. Elle a parlé de C., "le seul qu'elle connaissait", j'ai dit que non, je ne le voyais plus, et j'ai commencé à me marrer très franchement.

Le vieux bedonnant avec son crâne rougeaud et dégarni était de bonne humeur et extrêmement gracieux, extrêmement attentif aux étudiants à qui il parlait. Je crois que c'était lui qui s'était mis à côté de Margot une fois, et qui l'avait dérangée avec ses coudes. C'est le même ventre qui sort, bien rond, et le même crâne parsemé de plaques rouges. On voyait du premier coup d'oeil qu'il venait souvent au foyer protestant et qu'il aimait avoir ces entretiens légers avec les jeunes étudiants. En revanche, il était plus compliqué de déterminer en quelle qualité il se trouvait ici.

Il restait tourné exclusivement vers les autres convives, je me suis bien gardé d'intervenir dans la conversation. Il y eut des silences à partir d'un moment. Par curiosité j'ai attendu. Il a été obligé de nous regarder, enfin ; a demandé : Que faites-vous ? à Nate, qui a répondu puis a dû se lever. J'ai encore attendu. Il a dû répéter sa question. Alors seulement j'ai levé les yeux sur lui et j'ai noué la conversation. Il faut se montrer sévère avec les gens qui ne regardent pas autour d'eux. Il ne faut surtout pas hésiter.

Il s'est trouvé qu'il avait fait des études de littérature. J'ai voulu en savoir plus. J'ai découvert un individu extraordinaire et complètement fou. Dans ma surprise, je riais avec une légèreté que peut-être les vieillards ne comprennent plus, si plaisantins soient-ils autrement. Ce type avait fait sa khâgne en son temps mais avait passé les examens de droit en même temps ; avait réussi le barreau ; avait exercé le métier d'avocat jusqu'au moment de prendre sa retraite ; l'année d'avant s'était inscrit de nouveau à l'université. Depuis lors, il avait fait des licences et des maitrises de : lettres classiques, histoire des arts, philosophie, histoire, histoire du droit. Il faisait maintenant une thèse. Mais il avait déjà achevé... deux thèses. L'une en lettres classiques, l'autre en histoire. Sachant que la première prend six années, cela fait nécessairement plus de neuf à douze ans qu'il mène cette existence. On peut raisonnablement penser que cela fait plus de douze ans.

C'est pour avoir la carte d'étudiant et pouvoir manger ici. Bien sûr qu'à mon âge encore on peut avoir le statut d'un étudiant. J'ai juste besoin de la carte d'étudiant. Mais quel but est-ce là ? Ce type aurait été toute sa vie avocat, et aurait multiplié les études et les thèses depuis quoi ? une quinzaine d'années ? tout cela pour avoir la carte d'étudiant et le privilège de prendre ses repas avec la jeunesse ?

Nous avons dû nous lever pour débarrasser la table, puis il a voulu nous inviter à le suivre au bar souterrain. Nate a suggéré que j'allais le prendre pour modèle. Certainement pas, ce type a toute une vie professionnelle derrière lui. Puis il m'a demandé s'il était vrai que j'avais "expulsé" Margot de chez moi ? Il savait donc, par Margot.

Nous étions dehors déjà, il devait être huit heures et demie. J'ai ri : "Expulsé ? Ce n'est pas du tout le bon terme, puisqu'elle pourra toujours se loger chez moi. - Alors quoi ? - Eh bien, nous sommes séparés sentimentalement. C'est tout et c'est très simple. Nous n'avons plus d'engagement l'un envers l'autre." Ce qu'il savait évidemment. Il avait d'ailleurs une opinion et il tint à me la dire : Je n'avais pas été clair avec Margot, je devais lui dire qu'elle n'avait plus rien à attendre de moi, que je ne me remettrais jamais avec elle. Pendant plus d'une heure, tandis que nous marchions au hasard dans le centre, il n'a pas voulu abdiquer ce jugement et ce conseil. Il les reprenait inlassablement, dans le but de m'arracher une promesse. Je riais aux éclats. Je répondais : Mais je ne peux pas lui dire ça, ce serait trop douloureux pour elle, et pour moi aussi. Il continuait : Il faut que tu sois honnête avec elle. Je rétorquais en explosant de rire : Mais je suis honnête avec elle, puisque je lui dis la vérité. Et la vérité, c'est que je change constamment de dispositions, que je ne sais pas moi-même ce que je veux. - D'accord. Alors mettons que tu es honnête mais lâche. - Ah oui ? Dis-moi donc ce que je dois faire pour ne plus être lâche ! - Tu dois lui permettre de ne plus rien attendre de toi. - Mais je lui ai rendu sa liberté, et elle l'a très bien compris. - Tu sais très bien que c'est faux. Tant que tu ne lui auras pas dit clairement que tout est fini, elle continuera de t'attendre. - A tel point qu'elle compte voir quelqu'un en juillet. - Mais elle ne fera rien avec lui ! Ouvre donc les yeux ! - Que voudrais-tu donc qu'elle fasse avec lui ? (Je me tords de rire, évidemment.) - Tu reconnaitras que c'est une situation bizarre. - Bien sûr que c'est une situation bizarre. Et alors ? - Le pire, a-t-il une fois ajouté, c'est que cette bizarrerie te plaît sans doute. Pour rien au monde tu ne voudrais d'une situation plus normale. - Ah non. Elle me gêne beaucoup et d'ailleurs j'ai évité le plus possible d'en parler pour le moment. Tu vois bien.

Au bout d'une heure, comme j'en avais assez de ces répétitions et que nous nous dirigions vers la gare, je lui ai soudain fait : "Donc, si je comprends bien, je dois prendre exemple sur toi pour ce qui est de la rupture amoureuse. Voyons voir. (Je le regarde avec un sourire narquois.) Par exemple, j'aurais pu la gifler... c'est vrai, nettement plus honnête et radical comme procédé, j'approuve... comme toi avec... A ce moment-là, il s'énerve en riant et fait le geste de me gifler tout en me demandant de me taire. J'essaie de voir ce qu'il en est des autres. S. Qui l'attendait toujours six mois après. De lui-même il a dit : Ce n'est pas de ma faute, je lui pourtant ai dit que j'avais une relation homosexuelle avec T. Quand elle est revenue pour savoir ce que cela donnait, je lui ai dit que c'était l'éclate totale. - Oh, tu as été très honnête avec elle. Et courageux à un point... On ne peut certes pas dire que tu t'es inventé des excuses !

J'ai parlé à Margot de cette scène et aussi de ce qu'il voulait me faire promettre. Elle a beaucoup ri, mais calmement : tout était clair pour elle, et elle n'allait pas pour autant se comporter différemment ! Il voulait peut-être qu'elle couche avec le premier venu ?

Vélos

23 avril 2011 à 4h09

Bethany a inspecte les vélodromes pour moi et n'a rien trouvé. Elle a raconté qu'il y a deux ans elle avait retrouvé son vélo, un jour sur le campus : qu'il avait disparu plusieurs mois durant (tout un semestre). Il n'était pas attaché, elle l'avait repris - mais maintenant il est bel et bien démantelé.

C'est une histoire douteuse. Elle dit qu'il n'était assurément pas à l'endroit où elle l'avait laissé ; que cette découverte étrange lui avait fait penser à une secte de fantaisistes qui se serait donné pour but de faire circuler les vélos, ou bien de les voler seulement pour les déposer autre part.

Mais son nouveau vélo, lui aussi, a fait l'objet d'une attaque ce vendredi : les deux roues ont été soustraites. Elle l'avait laissé sur le campus la nuit.

Elle ira demain à une bourse aux vélos, je devrais peut-être aller la rejoindre. Elle pense que beaucoup de vélos volés s'y retrouvent.

Cela doit être vrai

24 avril 2011 à 3h24

Cela doit être vrai, que les mots et les sons musicaux n'ont pas la même provenance. Je n'ai aucune envie d'écrire, ni quoi que ce soit, ni pour quiconque.

Plusieurs jours que je n'ai pas répondu à Angèle, que je ne me préoccupe pas de Léonie. Deux semaines que je n'ai pas daigné être là pour Macha.

Ce pourrait être amusant cependant. De la séduire définitivement. Une jeune fille belle et stupide. Pour l'expérience, pour me faire de l'expérience. Mais je ne dois pas aimer séduire pour séduire. Elle ne m'intéresse pas, sous aucun point de vue. Depuis ma rupture avec Margot j'ai évité de lui parler, au point de lui cacher pendant un certain temps ce changement. J'avais peur de sa réaction. Macha est tout de même celle qui m'a le plus incité à la quitter. Peut-être pas celle qui m'en a le plus parlé, mais du moins celle qui avait l'opinion la plus établie sur le sujet.

Je n'ai rien fait de toute la journée. Pas plus aujourd'hui que hier donc. J'ai été pris d'un furieux besoin de paresser. De liquéfaction. J'ai senti les mots se disloquer en moi petit à petit. Comment reprendre le travail dans cet état ? En revanche, dès que je me mettais au piano, les sons sortaient de moi, s'articulaient avec une espèce de force ou de pureté primitive, sauvage, terrifiante par moments. Faut-il que je me convertisse chaque fois à l'état d'ennui ridicule où je suis pour que, dans la débâcle de mes mots, de tous mots et de toute pensée, se réveille cette rage musicale ?

Je ne sais pas. Que serait-ce si Philia était disponible ? Margot est partie aujourd'hui en vacances, comme Philia lundi. Comme chaque année, je suis dans l'attente d'une résurrection au bon moment. Cette année, c'est tout simplement à cause des jours fériés ; je sais que je ne pourrai pas vraiment errer, travailler, me restaurer dehors, alors je reste chez moi, et je me concocte avec délice un petit cocon d'habitudes bêtes et machinales. Je me transforme en une véritable machine ; je cesse de penser à ce que je fais ; je le fais, et c'est tout. Quand je me surprends, ensuite, au milieu d'un geste ou d'une activité, j'ai des regrets, mais je ne m'arrête pas.

J'ai des envies de voir Philia, de la serrer contre moi, de la regarder dans les yeux. De l'admirer. Ces envies oscillent entre le désir sale et les songeries légères. Je ne sais pourquoi je sens que je pourrai l'admirer, elle, indéfiniment. Lorsque nous nous proménerons, peut-être pas côte à côte par les rues, mais plutôt... chacun le long d'un trottoir. En nous regardant, langoureusement. Je sens déjà aussi la touffeur de la ville sous le soleil de midi, qui nous enveloppera et nous rendra un peu désespérés. Je sens que je pourrai toujours admirer ses grands yeux froids.

Pesanteur

27 avril 2011 à 14h55

Il est des évolutions insoupçonnables. J'ai commencé ma relation avec Philia sous le signe de la légèreté. A cause de mon annonce, qui était un appel à la légèreté. Notre première conversation était entièrement guidée par cette idée. Et elle parlait beaucoup alors - suffisamment.

Mais maintenant, je n'ai pas de relation où la parole ait plus de poids. Où elle soit aussi pesante. Elle m'a dit cette nuit : Tu ne trouves pas que nos dernières conversations avaient un air... inachevé ? Insatisfaisant ? Dis-moi quelque chose, ou je vais mal dormir !

C'est donc qu'elle nourrit au moins une attente à mon égard : elle s'attend à ce que nos conversations soient chaque fois abouties.

Qu'elles aient une espèce d'unité, qu'elles forment un tout. Qu'elles soient... satisfaisantes.

Y a-t-il une entorse plus sérieuse que cette attente à la légèreté de la parole ? C'est donc cela : elle se retient de parler, elle économise sagement ses mots, pour que tout, absolument tout, ait un sens, ou soit du moins en conformité avec l'esprit de la discussion, ait un sens relativement à l'ensemble.

C'est une folie ! Elle m'émeut autant qu'elle me fait peur. Je suis obligé moi-même de donner un poids extrême à mes mots. Cela ne me dérange pas, j'en ai trop l'habitude lorsque j'écris, lorsque je me corrige. Mais elle, peut-elle se contraindre indéfiniment ? Elle sait qu'elle pourrait être plus légère ; elle le sait bien, mais elle s'est fixée cet objectif. Ce n'est pas un défi, c'est ce qu'elle attend de plus pur de moi ; la seule chose qu'elle attende de moi ; une manière d'amour peut-être, mais dès lors elle ne peut y renoncer ; cela équivaudrait à renoncer à un sentiment très fort et irrépressible.

Déchirure

1 mai 2011 à 18h42

Vendredi soir en la retirant pour dormir (ce devait être samedi matin alors), j'ai déchiré la chemise bleue que Margot m'avait offerte au début de notre relation. Un petit peu déchirée, au niveau du col. Je me suis arrêté dans mon mouvement avec effroi. Il ne faudrait pas la déchirer jusqu'au bout.

Le matin je l'avais mise, je m'étais regardé dans la glace : et je m'étais dit que, décidément, le tissu en était affreusement usé. Une misère. Etait-ce le cas déjà auparavant ? Qu'il allait bientôt céder, aujourd'hui même, il suffisait de la moindre pression.

Vendredi soir, au moment d'aller trouver Nate à dix-neuf heures, j'ai manqué saigner à nouveau du nez. J'ai regardé le mouchoir que j'avais sorti : c'était celui que j'avais le jour où j'étais allé chez Margot, la semaine dernière. Il était maculé de taches de sang séchés. Je ne saigne jamais du nez, plus depuis l'année de première. J'étais couché sur son lit, la tête au-dessus de son oreiller, accoudé sûrement, pour lire ou pour l'écouter, lorsque d'un seul coup de grosses gouttes de sang liquide se sont écoulées de mon nez. Je n'ai pas pu arrêter la première, qui s'est épandue sur l'oreiller. Margot avait ri et dit pour plaisanter qu'ainsi nous étions quittes : elle avait taché tous mes draps de son sang ; c'était mon tour de lui laisser un souvenir sanglant, juste avant de partir.

Je crois que je développe l'habitude d'appeler Philia toutes les nuits. Tout au long de nos nuits. Simplement pour qu'elle sente ma présence, qu'elle entende ma musique, qu'elle suive une émission sur sa télévision pour les images, et avec moi pour le son ; qu'elle perçoive mes mouvements, mes baillements, mes soupirs. Elle ne coupe plus le son de son côté maintenant, se comporte presque au naturel ; je l'entends un peu taper sur son clavier ou cliquer sur sa souris, mais elle ne fait vraiment pas beaucoup de bruit. Même son rire est discret, alors qu'elle dit rire fréquemment. Je me souviens du rire qu'elle avait soudain eu - le seul que j'aie surpris et qui se soit gravé en moi - lorsque je lui avais dit, l'avant-dernière nuit : Mais... c'est ça que j'appelle la légèreté. En un instant elle venait de comprendre à quel point nous nous étions éloignés de la teneur de nos premiers échanges. Elle n'avait pas pu réprimer son rire ; il lui avait immédiatement échappé ; un éclat de rire, aigu, un peu strident, absolument enfantin. Comme si elle s'était renversée en arrière pour donner à son hilarité sa pleine mesure - même s'il était évident qu'elle ne s'était pas penchée. Trop bref pour être assourdissant ou vraiment bruyant ; non maitrisé peut-être, mais incapable de prendre de l'ampleur. Un rire de petite fille malicieuse, presque narquois.

Nous sommes restés dix heures silencieux cette nuit. Je l'ai appelée pour jouer du piano, vers vingt-et-une heures, et puis nous ne nous sommes pas déconnectés. Je n'ai terminé de jouer qu'à vingt-deux heures et dix minutes. L'ensemble de cette improvisation, de ces airs mis bout à bout, de ces reprises lancinantes, avait comme la première fois une sorte de perfection terrifiante. Inattendue. J'avais commencé par trébucher mollement dans l'exécution de sa valse. Mais ensuite. Je ne sais pas d'où me venait cette profondeur dans la concentration. C'était comme si je n'avais plus besoin de penser à ce que je faisais. Je ne me concentrais que sur les sons. C'était triste comme ses attentes nocturnes.

Il faudrait que je me couche dorénavant à trois heures, pour être levé dès le matin et avoir le temps d'exécuter plus de choses dans le cours normal du temps. Aller par exemple faire des rencontres au foyer protestant. Ou ne serait-ce qu'appeler mes amis. Appeler Bethany, achever enfin d'organiser une soirée. Poster du courrier.

Je me lève à de telles heures qu'en commençant à suivre mes élans, mes inspirations (après les moments d'hébétude presque inéluctables), il est déjà trop tard pour ces petites obligations de la vie ordinaire. Et ensuite la nuit m'a déjà happé.

Quand je discute avec Léonie, je pense encore aux autres et je ne perds jamais de vue Philia. Quand je parle à Philia, j'oublie tout le monde... et Léonie en premier lieu. Je ne me l'explique pas encore. Philia me laisse pourtant extrêmement libre, disponible pour n'importe laquelle de mes pensées ou de mes envies spontanées.

Excitation

2 mai 2011 à 8h46

Je suis dans une excitation fébrile depuis trois heures du matin. Je ne suis pas vraiment arrivé à trouver le sommeil. Mon état est quasi maladif. C'est à trois heures que j'ai découvert que le support sur lequel j'enregistrais tous mes fichiers était considéré comme vierge par mes deux ordinateurs.

Le sort s'acharne sur moi. Je savais pourtant que je trainais une espèce de malédiction. Pourquoi n'avoir pas pris mes précautions en conséquence ? C'est n'importe quoi.

Je n'ai pas perdu en somme plus de cinq articles de journal ; un considérable, mais que je saurai récrire. Rien de particulièrement grave de ce côté-là. En revanche, j'ai perdu vingt jours de notes et d'idées pour mon mémoire.

Tant pis, je ne crois pas que cela me freinera ou sapera mon enthousiasme. J'aime trop les textes que j'étudie, je saurai retrouver l'essentiel de mes idées. Mais j'ai pris une décision en me tournant et me retournant dans mon lit : si je ne recouvre pas mes données et qu'il soit ainsi établi que le sort fait n'importe quoi avec moi, je ferai moi aussi n'importe quoi avec Lolita. Ce qui ne veut pas dire que je coucherai avec elle. Ce n'importe quoi pourra prendre n'importe quelle forme, naturellement : c'est l'idée. Je ne peux pas savoir laquelle au préalable. Je ne la saurai que quand elle s'imposera à moi.

J'attends de déposer le support chez un récupérateur de données. Je me suis levé exprès pour cela. Vingt jours. Pas grand-chose, certes, pour ce qui est de mes textes personnels, mais pour ce qui est de mon mémoire... J'ai quasiment tout perdu.

Sentiment grisant

6 mai 2011 à 12h30

Heureux. Le coeur léger. Je vais dans un instant sortir de chez moi avec l'idée de ce que j'ai accompli grâce à Philia. En trois nuits, j'ai écrit quantitativement le cinquième de ce que j'ai écrit l'an passé. Je me suis réveillé après quatre heures de sommeil, mais je n'avais plus sommeil, et je me sens frais comme jamais.

Bien sûr, je vais récupérer tout ce que j'ai écrit pendant vingt jours. Mais même si je ne l'avais pas récupéré, je sais que j'aurais tout refait. J'en avais la force et la volonté. Et c'est un sentiment grisant : le sentiment que la vie, la vie vivante, est encore devant moi.

Où il est question de vélos et de sexe

10 mai 2011 à 4h07

Mardi 10 mai 2011 15h24
J’ai envisagé deux choses à faire : la première, c'était de faire de même — pour me venger. Ce qui était stupide, je le conçois, et aurait lié pour longtemps nos deux vélos. La seconde, c'était de laisser un mot. Par exemple : « Tu as uni nos deux vélos, je te propose que nous nous unissions à notre tour. Car c'est un signe. Mais c'est un signe seulement si tu es une fille, que tu as moins de vingt-cinq ans, et que tu es assez jolie. Sinon, ce n'en est pas un. »

Mais je n'ai pas écrit ce mot. Voici le message que j’ai laissé dans panier du vélo posé à côté du mien sur le vélodrome de Gallia :

C’est très gentil d’avoir attaché une seconde fois mon vélo, mais comment faire pour le reprendre ?

Je te propose une compensation : si tu es une fille, que tu as moins de vingt-cinq ans et que tu es assez jolie, tu me laisses ton numéro. Si en revanche tu n’es rien de tout ça, eh bien va au diable. Je resterai poli. Ou bien va te faire foutre tout simplement.

Amitiés.

Et au bas du mot, j’ai recopié le numéro de téléphone de Nate.

23h51
Ça m'ennuie de devoir raconter tout le temps des histoires de vélos. Je n'en sors pas depuis quelque temps.

Nate m'a appelé ce soir. Je n'étais pas encore retourné voir du côté du drame. J’ai cru que c'était parce qu'il avait été contacté. Mais il m'a demandé ce qu'il en était de mon vélo. Puis il m'a parlé des méthodes employées par les voleurs de vélos.

Il était une fois à une soirée où un type avait annoncé, l'air de rien : « J'ai volé un vélo aujourd'hui, j'ai pris ma grande pince et j'en ai choisi un. » Il s'en était fait voler trois en un mois.

Les vélos, c'est comme un terrain de jeu et d'expérience. Tout le monde se vole réciproquement, et tout est (presque) pour le mieux dans le meilleur des mondes. C'est l'expérience communiste de la circulation des biens. Sur celui-ci on prend une lampe, sur celui-là une roue. Le propriétaire le remarque, il prend la lampe du vélo voisin. Et ainsi de suite.

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Lolita a reporté hier notre rendez-vous à la semaine prochaine. Elle n'avait qu'une heure pour déjeuner. Je me suis invité au rendez-vous intime entre Margot et Aglaé ; Margot m'a dit que je faisais ce que je voulais. Il est étrange qu'elle ait décidé, avant que mon propre rendez-vous avec Lolita ait été différé, de manger avec Aglaé près de mon ancien lycée. Je regardais d'un œil un peu anxieux les environs de la place, tout en étant ravi naturellement de m'afficher auprès de la pétillante Aglaé.

Tout grouillait de lycéens. Je faisais attention, que ce soit dans le restaurant ou sur les berges ensuite, de faire l'ignorant dès que l'une ou l'autre faisait mention de Lolita. Même lorsqu'elles me regardaient. Je continuais à regarder ailleurs comme s'il ne s'agissait nullement de moi, ne me sentais pas obligé de commenter, et les laissais causer entre elles moqueusement.

Aglaé nous considérait tous les deux avec un grand amusement. Elle a été étonnée de me voir apparaître sur la place, pour sûr. Elle comptait s'entretenir en privé avec Margot. Et qu'était-ce que ces deux amoureux séparés qui voyaient ensemble leurs amis communs, qui parlaient chacun des amourettes de l'autre et qui rigolaient à leurs dépens, un mois après s'être séparés ? Aglaé était époustouflée. C'est de la prostitution ! s'écriait-elle. Vous donnez chacun votre avis sur les amants de l'autre, comme si vous demandiez l'autorisation de l'autre.

Cela peut devenir malsain. Elle a raconté comme son amie J. s'était trouvée la cible d'un couple libertin. Union libre. La femme était celle qui avait le plus de relations ; il fallait compenser ; l'homme avait remarqué J., la femme avait donné son autorisation, après l'avoir vue ; J. fut donc approchée, mais refusa. Quelque temps plus tard, l'homme était prêt à rompre son union libre pour une relation exclusive avec J.

Aglaé se trouva naturellement placée entre Margot et moi. Margot parlait de Lolita et des autres. J'étais le plus succinct possible. Je renvoyais en riant la conversation à Andreï. J'étais léger au possible, en tenue d'été. Margot portait la jupe que je lui avais achetée. Il faut qu'elle puisse séduire à nouveau. De la prostitution. Disait Aglaé. Elle me regardait et me disait que j'avais bonne mine, pourtant, bien meilleur teint qu'en janvier. Elle commençait une tirade sur l'amour et sur la délicatesse de notre situation pour s'interrompre, une, deux, trois fois, à la vue de cannetons passant en file devant nous. La première fois que j'ai entendu sa voix changer soudain d'inflexion et monter dans les aigus, je n'ai pas tout de suite compris qu'elle avait interrompu son discours. Je me suis moqué d'elle bien sûr : ne pouvait-elle aller jusqu'au bout de ses accusations sans se laisser distraire aux moindres cannetons qui passent dans l'eau ? Mais non, impossible.

Margot rencontrera Andreï à Nancy samedi prochain. Non, cela ne me fait rien, pourquoi me ferait-ce quelque chose ? Ah, mais il a Lolita. Et toutes les autres. Je fais la sourde oreille, je hausse les sourcils, je souris à Aglaé qui me fixe avec étonnement. Elle aussi, elle a failli conclure avec un jeune homme qu'elle dénomme "Sylvie". Ils avaient eu des échanges virtuels. S'entendaient très bien. Elle avait voulu le voir. Pendant combien de temps vous avez parlé ? Quelques semaines. C'est tout ? Moi, j'attends toujours plusieurs mois. J'attendrais volontiers plusieurs années. Je pense qu'il faut attendre plusieurs années. Oui, mais je ne suis pas comme toi. J'ai des besoins. Et j'ai besoin de savoir tout de suite. C'est l'épreuve du lit ; après cela, tu sais si c'est un monstre ou non. Exactement ! Tu as très bien compris comment cela fonctionne. Mais regarde : si tu supprimes tout simplement l'épreuve du lit, il ne pourra jamais être monstrueux. Elle approuve en murmurant et en secouant la tête.

Elle a revu Samuel ; j'imagine donc qu'elle a couché avec lui. C'est une loque, il ne faisait déjà aucun effort pour s'inscrire dans la société, il a même renoncé à faire des efforts dans l'acte sexuel ; il laisse faire les filles. Nous allons tous ensemble à l'annexe de la bibliothèque. Nous nous y servons en eau fraîche et restons dans le vestibule à bavarder. Aglaé me regarde : avec mes lunettes de soleil, j'ai l'air d'une "star dostoïevskienne". Un garçon sort des toilettes sans s'être lavé les mains, et Margot le remarque. Aglaé exprime son accord, je spécule aussitôt : pourquoi faudrait-il se laver les mains ? Parce que c'est sale. Mais non, ce n'est pas sale : ce n'est qu'un bout de chair comme un autre. C'est comme si je soulevais un doigt à l'aide des autres. (Et je mime le geste, je prends un doigt entre deux autres, puis je m'empoigne le bras.) Aglaé me regarde interloquée. Mais l'urine ? Quand tu t'es lavé le matin, il n'y a plus trace de rien du tout, la chair est propre, comme neuve. Elle me regarde stupéfaite, moi à qui répugne la nudité. Je dois alors la rassurer : cela ne m'empêche pas de me laver les mains.

Tandis que Margot reste travailler dans l'annexe, j'escorte Aglaé pour lui parler de l'état où en est mon mémoire. Elle pousse sa bicyclette et la mienne est là où je l'ai garée à midi. C'est sincèrement que je la décrétais insupportable la veille, mais quand je suis avec elle je ne peux m'empêcher d'admirer à quel point ma légèreté et mon humour plaisent à Aglaé. J'aurais pu discuter longtemps encore avec elle, j'ai sauté dans un tramway dès que j'en ai eu l'occasion.

Le dernier en date, qu'elle appelle « Sylvie », soit parce que c'est vraiment son nom, soit parce que c'est le prénom tatoué sur son corps, s'est enfui de chez elle à vingt-trois heures. Elle n'a pas du tout apprécié d'avoir fait des allusions sexuelles en vain. Bien sûr, le type a fait savoir, deux jours plus tard, qu'il ne voulait pas être instrumentalisé — utilisé comme instrument sexuel. Seulement, il avait déjà fait savoir, avant l'entrevue, qu'il était sentimental et qu'il ne voulait pas faire l'amour le premier soir. Quelques minutes après son entrée dans l'appartement d’Aglaé, en retirant son petit sac en bandoulière, un objet flasque et transparent tombe par l'une des poches. Un préservatif. Aglaé l'a bien vu ; il a fait une moue, comme pour dire : « ce n'est pas très malin, ça »; et il a dû le ramasser.

Et ensuite, rien. Elle lui a fait un dîner, s'est appliquée en plus ; a fait des allusions sexuelles. Il a pris la fuite à vingt-trois heures. Comme s'il avait pris peur à l'idée d'être utilisé. C’est du moins ce qu’il a voulu faire croire. Il est revenu au bout de deux jours, croyant se faire pardonner. Mais on ne joue pas de la sorte avec les besoins d’Audrey.

En marchant avec moi, elle m'a dit, spontanément, qu’elle ressentait une excitation sexuelle en écrivant son mémoire. Qu’il en était de même pour C. Chaque fois qu'elle trouvait une idée, elle ressentait une satisfaction intellectuelle, qui, pensait-elle, ressemblait à la satisfaction de l'acte sexuel. Je lui ai dit que moi aussi j'étais excité, mais que c'était une excitation morbide.

Avant que je n'arrive au lieu de rendez-vous, elle a pris Margot par les épaules et l’a regardée dans les deux yeux pour lui dire qu’il fallait absolument qu’elle déménage de chez moi. Cette situation ne pouvait pas durer. Calculatrice, la petite Aglaé ? Peut-être.

Elle ne m’intéresse plus. Je lui ai dit que j'étais pour les relations à distance. Et c'était vrai. Aglaé et Margot ont exprimé leur fatigue à l’idée de devoir tout refaire. Margot a dit qu’elle ne comptait plus avoir la même relation. J’ai dit, en souriant significativement à Aglaé, que moi aussi je m’orientais vers un autre type de relation : vers encore moins de chair.

Mémoire

11 mai 2011 à 22h43

Quel casse-tête ! Je fais défiler devant mes yeux des milliers et des millions de signes, parmi lesquels, soudain, surgissent des bribes de passé. Bribes d'un passé récent : mes conversations avec Philia. Bribes d'un passé lointain : l'article où je constatais la laideur de Margot. Et ce sont toujours les mêmes fragments qui rejaillissent. D'antiques versions de mon récit. Lorsque ce n'était encore qu'une confession subjective. Mais, plus loin encore, des scènes que je ne me souvenais plus d'avoir écrites, au point de me demander si elles sont bien de ma composition. Et toujours ces scènes qui reviennent. Dans le style, j'ai presque eu l'impression que j'aurais pu les avoir écrites cette année. Mais c'est le regard qui a changé.

Durant toutes ces années d'adolescence, mon regard s'est fait plus pénétrant ; il l'était déjà suffisamment, mais je l'appliquais à l'examen d'un seul objet : moi. Les autres me semblaient trop fondamentalement autres, et d'ailleurs je les méprisais. Ils vivaient dans un monde différent, mais je décidais d'avance que ce monde était un monde de vanités. Ils ne valaient pas assez pour être étudiés.

Là est le changement : j'ai appris à m'intéresser aux autres et à les observer d'une façon soutenue, quand je ne savais pas les regarder sans m'arrêter immédiatement à des jugements méprisants. J'ai appris à fixer les apparences et à voir en elles l'intérêt, plutôt que de me détourner aussitôt pour boire à la coupe de mon mépris. Je ne connaissais pas autrui, je l'imaginais trop différent de moi et c'est pourquoi je ne savais pas le peindre. Je connais maintenant autrui comme moi-même, je sais qu'il n'est pas si différent. Je sais qu'il n'est pas nécessaire de lui prêter mille aventures qui soient comme mille frivolités : c'est partout la même misère, et la même grandeur. Il était inutile de postuler une différence pour faire sentir la séparation entre les êtres. La similitude des destinées ne change rien à la séparation entre les êtres. Cette séparation n'est pas seulement celle d'un individu par rapport à un groupe : elle est celle de chacun par rapport à tous les autres.

Déclaration

13 mai 2011 à 16h25

Je ne sais trop que dire de cette nuit, à part qu'elle était belle et finalement étrange. J'ai dit à Philia mes craintes, elle m'a fait analyser ses sentiments pour moi. J'ai lu entre les lignes, et j'ai réussi à lire en elle, faut-il croire, car elle a exprimé sa satisfaction.

Une manière d'amour donc. Mais ensuite, malgré tout le sérieux de la situation, je me suis remis à écrire et je l'ai encouragée à s'endormir tout doucement. Ce qu'elle a fait sans doute, car elle n'a plus répondu entre cinq et six heures.

Je me suis endormi moi-même avec la sensation de quelque chose de très achevé. Or, je me rends compte maintenant que c'est la conversation la plus inachevée du monde. Je lui dis qu'elle m'aime, elle approuve, je continue comme si de rien n'était et elle s'endort. Aucun engagement de part et d'autre. Rien de changé.

C'est très bien ainsi. Je ne voudrais pas avoir trop de certitudes dans mes relations avec Philia. Ni avec quiconque. Combien de temps puis-je supporter une relation où il n'y a pas d'incertitude majeure ? Car c'est cela au fond qui nourrit mon désir : ne pas arriver à lire tout à fait en autrui.

Oui. Mais je crains qu'encore une fois mon attachement aux mots ne l'ait emporté sur toute autre inclination en moi. Dès que j'eus fini mes analyses, je me suis relu, j'ai trouvé cela parfait : jolis mes mots, jolie la situation, parfait le caractère inattendu de ces analyses dans une conversation. Pendant une heure, en pesant toutes mes idées, je démonte les savants mécanismes de mon interlocutrice, celle-ci ne m'interrompt pas, et puis elle est contente ! Je n'attendais rien de plus, c'était parfait.

Elle savait cependant que n'importe qui aurait pensé à l'amour. Elle n'a pas hésité à le dire. Avec une espèce d'intelligence provocatrice elle a elle-même soulevé l'hypothèse : des sentiments qu'elle n'arrive pas à nommer, mais qu'elle exprime tout de même, bien sûr que les autres auraient pensé à l'amour !

C'est à moi de décider de l'orientation à donner à ses sentiments, à moi de décider ce qu'elle peut désirer, ce qu'elle peut attendre de moi. Elle s'en remet à moi. Son sentiment n'est que celui d'une immense disponibilité à tout ce qui viendra de moi. Confiance est sans doute le mot le plus adéquat : la confiance dans son sens le plus profond et le plus mystérieux. Si je décide que nous pouvons nouer des liens d'amour, elle me suivra et cette confiance deviendra amour. Elle me suivra de toute manière. Et c'est déjà, une manière d'amour.

Gamineries

15 mai 2011 à 16h02

Quelles gamineries, n'empêche.

Margot est rentrée vers dix-neuf heures (j'ai renoncé à aller la chercher à la gare). A vrai dire, elle m'a longtemps suivi du regard avec inquiétude tandis que je lui posais des questions avec indifférence et incuriosité.

Il semblait bien qu'elle avait à m'apprendre quelque chose de délicat. Je lui jetais quelques coups d'oeil à la dérobée, cela me paraissait très net. Le matin à la pépinière de Nancy, déjeuner au restaurant, l'après-midi dans des parcs. Au début, peu de choses à dire, à la fin, c'était très bien, presque trop bien. L'après-midi, elle a eu un épanchement de sang soudain, alors qu'elle marchait avec Andreï. Elle a dû s'arrêter, elle a dû les faire s'asseoir sur un banc. Il t'a embrassée ? ai-je finalement demandé. Oui. Comme elle était immobilisée par la sensation du sang, il s'était rapproché d'elle sur le banc et l'avait embrassée. Où ça ? Un peu partout. Pas dans la bouche ? Non, mais sur les lèvres, oui.

Eh bien ? m'a-t-elle demandé. Cela ne te fait rien ? J'ai haussé les épaules. Cela devrait me faire quelque chose ? Je la regardais, je me disais que ce visage ne m'appartenait plus. Oui, quelque chose comme cela. Peut-être un vague dégoût. Si j'apprenais que tu avais embrassé une fille, je crois que je piquerais une crise de colère. Ah oui ? ai-je fait en haussant les sourcils. Non, je ne suis pas en colère. Je trouve juste que vous vous êtes embrassés un peu vite. Et je ne comprends pas non plus pourquoi il l'a fait, alors que tu lui avais dit de ne tenter aucune approche physique.

J'étais bien avec lui. Il était aux petits soins avec moi, n'arrêtait pas de me complimenter, il était amoureux, cela se voyait, et d'ailleurs il m'a dit son amour. Cela t'a surprise ? Ses sentiments semblaient assez évidents pourtant, ai-je ajouté en hochant la tête. Mais je ne pensais pas qu'il me ferait de déclaration. Je ne pouvais pas le refuser. Tu es trop bonne, ai-je répondu en souriant, ou bien sans sourire. Et puis j'avais envie de lui faire plaisir, tu comprends. C'est si rare, qu'on me porte une telle attention... Je me suis sentie aimée.

Dis-moi, tu étais donc timide ? Comme au début avec moi ? Oui. Ah tiens. Je n'imaginais pas que tu serais timide avec lui. Quand je vois comme tu te comportes avec moi... J'étais totalement différente. Je parais réfléchir et je continue mes déplacements. Donc. Tu ne m'en veux pas ? Non. Je hausse les épaules.

Tu sais, en une journée il m'a fait plus de compliments et de tendresses que toi en quatre ans. Je ris. Et tu crois que tu le supporteras ?

Puis. Je suis à plat ventre sur mon lit, fatigué, et je fais des manipulations sur l'ordinateur. Margot s'est lavée et vient s'étendre sur le dos à côté de moi, parce qu'elle est fourbue et qu'elle a ses douleurs menstruelles. Elle me parle un peu et je baille en me contractant. Avec les talons, elle faisait sa taille : pas beaucoup de changement. Il était habillé de façon démodée, veste en tweed, mais il n'était pas bedonnant du tout. Il avait de petites mains rondes, grasses, aux doigts courts, des mains de paysan russe. Elle ne trouverait jamais quelqu'un avec d'aussi belles mains que moi. Elle me frôle de la jambe et je réponds à son geste sans la regarder. Sans interrompre mon activité.

Et puis soudain, après de nombreux et languides frôlements, elle me fait : Tu ne me sautes pas dessus ? Je la regarde interloqué. Mais tu as mal. Elle sourit. Et alors ? Je continue un peu mon activité. Je baille et je souffle au travers de mon baillement : J'ai eu du désir toute la journée, c'était pénible. Mais maintenant je n'en ai plus. Enfin, je ne crois pas. Et je n'ai pas été là pour en profiter ? Je finis ceci, dis-je. J'éloigne l'ordinateur, je m'étire et je me mets sur elle (elle est restée allongée, immobile). Tu en as mis du temps. Fait-elle en souriant.

Je me suis satisfait cette fois. Pendant tout l'acte, au début surtout. Quand nos visages étaient très proches l'un de l'autre. Je regardais le sien, et je me demandais si je pourrais encore l'embrasser. Je crois que j'ai essayé, une fois, de presser ses lèvres. Mais aussitôt j'ai ressenti une espèce de goût amer et je me suis rabattu sur son cou. Mes lèvres étaient presque rigides au contact des siennes.

Je suis resté sur le lit, exsangue, et elle est allée téléphoner à l'autre, dans le salon, pendant longtemps.

Quelles gamineries. A quel jeu jouons-nous ? C'est comme si elle avait essayé de me rassurer. Non, de confirmer que je resterais toujours... Et pour cela, il fallait unir les chairs après la rencontre avec l'autre, peut-être même après le premier contact physique. Il le fallait coûte que coûte. Bizarre. Ou bien c'est à croire que nous avons besoin de ça. De ces détours, pour nous retrouver.

Bien qu'évidemment nous ne soyons pas faits pour nous retrouver. Ou alors, pour nous retrouver au-delà de nos destins, de nos routes séparées, quelque part dans une sphère qui ne connaît pas le temps, dans un endroit éternel où nous avons un statut d'éternels.

Je ne sais pas, je n'y pense pas beaucoup en définitive.

Varia

19 mai 2011 à 0h46

J'ai passé une heure au téléphone avec Margot, une heure de vains bavardages, de considérations inessentielles, d'attente inutile, et ça m'embête. Je m'embêtais déjà pendant l'appel : je pensais à ces deux livres qu'il me reste à analyser. Plus de mille pages encore. En quatre jours ? Ai-je vraiment du temps à perdre à analyser mes états d'âme et à me projeter dans un futur bien lointain ? Bethany nous avait envoyés à tous les deux un long message hier soir ; ce n'est qu'aujourd'hui, à mon lever dans l'après-midi, que je l'ai lu ; je n'y ai pas pour autant répondu.

Elle nous appelle encore : ses parents adoptifs. Et se dit toujours orpheline. Seulement maintenant, elle risque de l'être pour de bon, orpheline.

Je n'ai pas vraiment de temps pour penser à elle. Quand ma mère est passée pour des courses puis m'a déposé sur le campus (dix-sept heures déjà, et elle devait me chercher deux heures plus tard pour faire d'autres courses avec moi), j'ai appelé Bethany. Les autres ne répondent jamais à ses messages, à ses appels. N'honorent pas ses rendez-vous. Elle avait peur que ce soit de même avec moi : trois rendez-vous pris avec des camarades de promotion pour faire des exercices oraux avec elles. Toutes les trois ont répondu favorablement, aucune ne s'est présentée. J'ai dit qu'il fallait demander à Marie V. Elle m'a avoué un peu plus tard qu'elle avait justement demandé à Marie V., qu'elle n'était pas non plus venue, et qu'elle avait fait absolument comme si de rien n'était le lendemain. Aucun mot, aucune gêne, rien. Même elle donc. Mais c'est que Marie V. est trop sérieuse : elle fuit le contact. Tandis que les autres sont juste trop inconsistantes, ont leur vie, feignent d'avoir une vie en-dehors des cours - ou font en sorte d'être convaincues elles-mêmes d'avoir une vie en-dehors des cours. Et pour ce faire, il faut manquer les rendez-vous. Tant pis si on ne fait que rester chez soi à paresser : l'essentiel est d'avoir cru avoir une vie bien trop intéressante pour... les autres, ceux qu'on fréquente. Une intéressante avec d'autres. Ceux qu'on aime fréquenter. Qui n'ont rien de foncièrement différent de ceux qu'on se doit de snober. N'importe.

Donc elle en a assez de ceux de sa promotion. Marianne ne lui répond pas depuis quatre jours. Deux témoins de Jéhovah ont sonné à sa porte ce matin. Elle était dégoûtée du contact humain, elle leur a ouvert. Ils avaient plus de qualités de conversation que tous ceux de sa promotion. Etaient ouverts au débat, ne venaient pas seulement transmettre leurs convictions. Par certains traits, lui ont rappelé un peu mes propres qualités de conversation. Et donc, après vingt minutes, m'a remercié et laissé travailler.

Ma mère me stupéfiera toujours par sa nullité. Pour chacun des actes qu'elle effectue en ma présence, elle se sent obligée de prononcer quelques mots, d'ailleurs d'une voix timide, hésitante, comme si elle se les disait pour elle-même. Mais elle cherche alors mon regard, de ses yeux mouillés, et semble toujours croire à mon approbation tacite.

Elle range quelque chose dans le frigidaire : elle le dit. Elle cherche une place de parking : elle énumère toutes les possibilités. Nous nous dirigeons vers le supermarché, elle me dit : "c'est vers là". Nous en sortons, elle dit : "où est-ce que j'ai mis la voiture ?" Viens, il faut tourner. Les céréales sont deux rayons plus loin. Je n'en trouve plus (elle me cherchait un produit, je l'avais rejointe un peu plus tard), est-ce que c'est là, non, ce n'est pas là que je l'avais trouvé la dernière fois, c'était derrière (je l'y suis de nouveau), non, ça n'y est pas. Et toujours anxieuse, tendue.

Je ne réponds jamais rien. J'évite le plus possible de la regarder, même pas vraiment par mépris, mais plutôt pour lui éviter de trop sentir sa nullité. Je regarde très loin devant moi, ne remue même pas les lèvres. Rien ne s'émeut sur mon masque de sphinx. De toute façon, à son âge, c'est un être fini, impossible de la changer. Penser à voix haute est sa façon d'exister. Sauf que... elle a fini par n'avoir que des pensées ridicules. Tout est catastrophe pour elle, elle marmonne dans le but d'atténuer ses maladresses présumées, et c'est elle seule la catastrophe, de par cette manière de se comporter. Je lui fais peur en fait.

J'ai tout de même fini par dîner chez mes parents, parce que c'est ce qu'elle attendait. Mon père devant une série télévisée. Son laisser-aller, son humour leste, ses gauloiseries perpétuelles n'ont pas eu d'autre effet sur ma mère au fil des ans que de la pousser dans une position inverse. Tout, absolument tout, l'angoisse et la laisse tendue. Je ne comprends pas comment elle n'est pas plus affectée par les ans. Elle est mieux conservée que mon père, mais son pouvoir de séduction est absolument nul ; mon père aurait toujours plus de chances qu'elle de nouer une aventure. L'affaire Dominique et la soubrette par exemple : dimanche mon père m'appelle hilare pour me demander si je sais, et rit avec moi cinq minutes. Ce soir, j'accepte d'en parler, et d'emblée j'en arrive presque à me disputer avec ma mère sur la question des faits et des informations livrées ; son rigorisme l'empêche à la fois de rire de quoi que ce soit et d'apporter de la relativité à ses paroles. C'est fatigant de parler dans ces conditions.

Bon, je ne ris pas longtemps avec mon père. Je ris cinq minutes et déjà quelque chose me démange dans son rire : son propre rigorisme moral, qui ne manque jamais de se manifester dans une conversation. Ce n'est donc pas avec ces gens que je peux rire tranquillement.

Margot avait à m'apprendre qu'elle commençait à s'éprendre d'Andreï. Elle a hésité avant de me le dire, se demandait si c'était vraiment une bonne chose. J'ai n'ai toujours rien ressenti. Elle a l'impression que c'est irrémédiable, et ça l'effraie. Vendredi elle le reverra à Paris à l'occasion d'une exposition. Elle avait refusé d'admettre d'abord que c'était un prétexte pour le voir (elle avait prévu de s'y rendre avant d'avoir fait son voyage à Nancy) . Mais elle s'est empressée de le reconnaître ce soir, alors que je n'avais rien dit de désobligeant.

A partir de maintenant, m'a-t-elle dit, je ne serai plus jalouse d'aucune fille. J'ai réfléchi. Tu peux aimer Philia, c'est ma préférée. (Ce qu'elle m'avait déjà dit une autre fois.) Mais je ne suis pas amoureux d'elle. Pourquoi ? Parce qu'elle n'est pas non plus amoureuse de moi. Puis elle a essayé de me démontrer que je l'avais épouvantée avec mon cynisme et qu'elle n'osait pas y contrevenir.

Mais la vérité, c'est que je sors à peine de mon rôle de récepteur. Je n'impose plus mes convictions, je ne dis même plus mes idées, de peur d'influer sur mon interlocuteur, de compromettre son personnage. Quel besoin d'exprimer ses idées quand on en est sûr ? J'ai façonné Margot à mon image parce que je n'étais pas sûr de moi. Maintenant, je guette les positions des autres et je m'y adapte. Quelque chose de moi. Non, absolument tout de moi. Se fait sentir au travers de mes lignes, sans que j'aie besoin de l'expliquer. Mais je ne conçois pas que Philia se soit faite indifférente pour moi.

Errances

20 mai 2011 à 2h44

Je crois que j'ai été réveillé toutes les deux heures ce matin. Par mon réveil, par mon père, par un message de Bethany, par un numéro masqué finalement. A midi. Je n'ai pas trouvé la force d'aller aux cours du matin, où voulait m'inviter Bethany. Je n'aurais eu que deux heures de sommeil.

Ce qui fait que je ne l'ai pas vue, et que j'ai du retard en tout.

Je continue mes errances et cela fera donc quatre jours de suite. Solitaires errances. Quand je suis sorti de la bibliothèque, le ciel était couvert de si beaux nuages bleus que je n'aurais renoncé pour rien au monde à aller dîner au foyer protestant. J'ai téléphoné mais Bethany n'a pas répondu et Nate est toujours aussi occupé par ses publications de statistiques. L'orage a grondé, mais rien ne tombait quand je me suis installé dans le réfectoire. Un autre garçon seul au bout de la table, trois garçons vulgaires, dont l'un faisait des pirouettes dans la file et a parlé de son intérêt pour les spiritualités d'une voix stupide. Les deux filles en face de moi m'ont seulement souri lorsque je suis resté seul avec elles.

Il pleuvait dehors, de grands traits d'eau languissants. Toute l'après-midi je m'étais silencieusement exalté pour la façon de converser du prince Mychkine, et j'en restais tellement ébloui que je ne songeais même pas à parler aux gens autour de moi. Etait-ce encore utile ? Je me sentais juste bien en étant près de ces gens qui discutaient.

Je suis descendu dans la cafétéria souterraine pour attendre que la pluie tombe un peu plus. Dans le couloir retentissaient des échos de musique terriblement prometteurs. Je suis entré : il n'y avait là qu'un étudiant barbu, faisant office de serveur, et que j'avais déjà repéré : les mêmes traits du visage que Dostoïevski. J'ai travaillé sur l'Idiot devant lui, sans lui parler. Etrange atmosphère dans cette cave sans fenêtres, trop bien aménagée, baignant dans les accents des années soixante. Tout est reluisant, le bar, les tables, les sofas, et personne n'y va.

Vers vingt heures trente seulement, des pensionnaires du foyer sont venus et ont déplacé les tables de façon à libérer un espace. Je suis parti à ce moment-là. Il ne pleuvait plus.

Au portique, Danny m'avait demandé un euro pour un café à ma sortie de l'ascenseur. Un euro ? Pour un café ? Le bougre !

Sidonie

2 juin 2011 à 4h32

Comme je pense de nouveau un peu à Céleste, je suis allé voir ses photos sur notre adoré réseau social. Histoire de voir quelle Céleste l'emportait sur l'autre : celle au regard conquérant, élégante et parfaite, ou celle aux cheveux sales, enfantine et banale ?

J'avais fait défiler quelques photos déjà quand je me suis aperçu que l'une des cinq filles avec qui elle était partie dans un voyage en Espagne me disait fortement quelque chose : c'était la même fille qui était venue à notre table lui adresser quelques mots.

Céleste n'avait pas paru surprise, ni de rencontrer ici cette fille, ni de ce que l'autre rustaud, futur pasteur du lycée professionnel, connût cette fille et lui eût parlé de leurs révisions futures. Non. Elle avait paru plutôt craintive que surprise. L'avait suivie des yeux, elle, plutôt que de regarder le balourd qui se retournait pour lancer encore quelques paroles à cette fille fade et informe.

Puis je lui avais demandé s'il s'agissait de l'étudiante de théologie dont elle avait parlé précédemment au balourd. Une connaissance qu'ils avaient ainsi en commun. Elle m'a regardé, m'a dit que non, ce n'était pas elle. Un peu troublée peut-être. Mais elle aussi est en théologie ? Oui. Et elle ne m'a pas dit son nom.

Je l'ai lu au bas des photos : Sidonie. La fille avec qui nous étions censés dîner...

Je doute qu'elle connaisse deux filles portant un prénom aussi ridicule. Mais elle s'est gardée de dire que c'était elle, et, au début, avait simplement déclaré que Sidonie ne viendrait pas. Qu'est-ce que cela veut dire ? Si cela veut dire quelque chose.

Aurait-elle demandé à cette Sidonie, lorsqu'elle a su que je viendrais seul, de ne pas nous gêner et de se tenir à l'écart ?

Ou bien elle ne savait pas que Sidonie viendrait manger ici tout de même, et voulait justement ne pas donner l'impression de s'être arrangé un rendez-vous intime avec moi.

Mourir de honte

27 juin 2011 à 18h37

Hier soir, Margot m'a demandé si je pleurais. J'ai répondu que non, je croyais juste que j'allais mourir de honte. L'appel s'éternisait. J'étais si rouge que je ne pouvais pas parler, ou alors seulement pour émettre d'obscurs murmures.

Avant qu'elle n'eût à m'annoncer la révélation, lorsqu'elle me pressait encore de tout dire dans la semaine, le lendemain même, de toute urgence, je réfléchissais pour envisager la chose et elle, c'était très étrange, elle me donnait des motifs à donner à mes parents. Des motifs à notre propre séparation. Tu leur diras que ce n'est ni de ma faute, ni de la tienne. Que c'est ainsi, nous n'y pouvons rien. Tu leur diras que c'est à cause de nos choix : je vais dans une voie, tu vas dans une autre. Et elle continuait de me donner des raisons, comme si j'en avais besoin pour me défendre, comme si, surtout, il n'y avait aucune raison profonde à notre séparation.

Il n'y en avait pas, nous ne les connaissions pas, et c'était sans importance aucune. Elle n'était pas gênée par cette idée. Elle me donnait toutes ces raisons gentiment, simplement pour me venir en aide. Je sentais, pour chacune de ses propositions, qu'elle-même leur trouvait un caractère artificiel. Il y avait une hésitation dans sa voix. Et elle ne cherchait pas de confirmation de ma part.

Mais ce fut inutile.

Cette nuit, je n'y pensais presque plus avec Philia. Je ne lui ai pas raconté cela bien sûr. J'ai préféré en parler à Maryam, et faire le point avec Philia sur nos relations et nos sentiments. C'était un échange d'une sincérité presque aberrante. C'était de l'amour. Il ne faudrait pas parler d'amour. Ce n'était pas de l'amour au fond, pas comme l'entendent les autres. Et si nous avions chacun de notre côté une relation amoureuse normale ? Ah oui. C'est sûrement de l'amour alors.

Elle dit qu'elle n'en sait rien, parce qu'elle n'a jamais éprouvé ce sentiment. Ni aucun sentiment d'amour pour quiconque. Absurde. Nous pouvons même définir ensemble quels mots, quelles expressions nous devons employer pour décrire nos sentiments.

De moi jaillissent à la fois les rapports les plus francs et les plus lourdes chaines de secrets indicibles.

Jolis mots

28 juin 2011 à 18h23

Je devrais poster une annonce qui dirait dans les grandes lignes : "Ne nous leurrons pas. Dans la plupart des amours, les êtres sont interchangeables. On pourrait en remplacer un, on pourrait changer les deux même : la comédie de l'amour continuerait exactement selon le même fil de scènes et de répliques. Les sentiments seraient les mêmes ; dans les entrevues physiques on aurait au moins l'illusion de la différence : les circonstances, les enveloppes organiques auraient un air de nouveauté ; dans toutes les formes de conversations à distance en revanche, il n'y aurait plus place pour cette illusion. Que resterait-il alors pour faire la singularité d'un amour ? Les mots ! Car l'amour est d'abord une affaire de mots, mesdemoiselles. Vous qui lisez cette annonce, vous n'aurez pas avant un certain temps les réconfortantes illusions de la nouveauté, puisque vous vous apprêtez à enchaîner des causeries désincarnées pour "faire connaissance". Voici mon conseil par conséquent : ne vous souciez pas de ce qu'est celui que vous choisissez, ne vous souciez pas de rêver l'union charnelle, ni d'éprouver des sentiments ; préférez les mots, c'est plus sûr ! La plupart des hommes vous offriront des mots sans saveur, remâchés et recrachés des millions de fois. Je peux vous promettre qu'avec moi vous n'aurez ni les sentiments, ni les admirations charnelles : mais vous aurez les mots de l'amour, et la beauté des mots. Parlons ensemble pendant trois ou six mois, puis allez vous faire enconner par le premier venu ; mieux vaut cela que souffrir des discussions interminablement banales pour la seule promesse d'illusions futures. Réfléchissez-y."

Pour vous servir, G., enchanteur et pourvoyeur de jolis mots.

J'ajouterais certainement que oui, je conçois que le stade des mots est un stade qu'il faut dépasser, et qu'il n'y a pas d'amour sans la volonté de l'incarnation, sans l'aspiration à quelque chose de physique et d'indicible. Cependant, "toutes vos relations incarnées se ressembleront, vous les confondrez plus tard, car elles brasseront le même langage, les mêmes expressions ; si vous voulez varier vos souvenirs, attachez-vous aux mots de l'amour, et laissez de côté tout le reste dans l'amour ; une relation de ce genre vous sera plus utile que dix relations normales".

Pas une seule discussion avec Léonie sans qu'elle me dise que je lui ai manqué. Tout ce qu'il lui faut, à elle, ce sont les mots de l'amour. Et elle s'accroche à moi parce que, coûte que coûte, je fais varier les mots, les expressions, les situations. C'est un jeu épuisant mais je crois que j'y suis plus endurant que beaucoup d'autres. Jamais je ne recours aux formules ordinaires. Je préfère disparaître pendant plusieurs jours plutôt que d'avoir à y recourir.

J'ai peut-être assez facilement de l'influence sur ceux que je côtoie. Margot dit que chacun retient de moi un aspect différent. Il y aurait donc plusieurs endroits par où je pourrais avoir de l'influence ? Il y a l'amour des mots, mais pas seulement. Même ce que mes mots disent, parfois. Que me prendra Philia ? Peut-être la théorie de son mode d'existence. Peut-être le goût de raconter tout ce qui, dans ses journées, a retenu son intérêt ; et de le raconter avec ordre, pendant des heures s'il le faut, en restituant les circonstances et les impressions.

Etat d'esprit

29 juin 2011 à 1h58

Je ne saurais même pas dire ce que j'ai fait ces deux dernières heures. A part que j'ai joué du piano ?

Je pourrais passer mes journées à jouer du piano. La chaleur, qui subitement m'a écrasé, ne m'a pas permis de faire autre chose aujourd'hui . Je n'ai pas su me remettre à l'écriture et je sais d'avance que je ne terminerai rien cet été. Je suis beaucoup trop oppressé par les événements que je n'ai pas consignés dans mon journal. Je n'arrive pas à les écrire d'une traite.

Mon attraction vers le piano est morbide. La musique : presque la dernière drogue qu'il me faut vaincre - dès que je lance des chansons sur mon ordinateur, je perds le fil de ma pensée, je ne peux plus écrire de façon claire ; ce doit être l'effet de la musique lorsqu'elle est conjuguée à la chaleur.

J'ai sans doute un don pour la musique. Mais ce don m'est complètement inutile. Si j'ai un don pour l'écriture, il est beaucoup moins brillant, beaucoup moins perceptible en tout cas. Mais il ne peut pas être plus inutile que ne l'est mon don pour la musique. Parfois je me dis qu'il l'est autant. En musique comme en littérature, je ne fais que poursuivre des objectifs désuets qui m'orientent vers des formes elles-mêmes désuètes. Alors à quoi bon choisir entre l'un et l'autre domaines ? C'est un dilemme pareillement inutile. L'art occidental est mort dans son ambition à comprendre le réel ; l'avenir est dans le cinéma et la musique dansante. Mais comme il me faut bien faire quelque chose, tant pis, je continuerai d'évoluer, sans efficacité, entre les mots et les sons.

Manque

29 juin 2011 à 18h57

Je continue d'être là tous les jours pour Philia, et pour elle seule quasiment.

Lundi je crois, je suis apparu à quinze heures, elle aussi, presque dans l'instant. Nous avons commencé à parler quelques heures plus tard. Je lui ai joué du piano avant de partir en ville. Nous avons discuté à un rythme soutenu pendant la nuit. Et nous avons fini par nous appeler - mais nous ne parlons toujours pas à voix haute.

Je ne suis pas apparu mardi après-midi, alors que j'aurais pu le faire.

Je sais que je lui manque tout le temps. Je sais que c'est mauvais, que je ne supporterais pas cette obsession si elle était physiquement avec moi. Mais je ne peux m'empêcher, maintenant, d'avoir peur de ne plus lui manquer en ne continuant pas d'apparaitre aussi assidûment.

C'est idiot. Je voudrais qu'elle reste à ma disposition, disponible pour moi à tout moment de la journée, pendant les vacances à venir. Mais ce n'est pas encore le moment. Le moment d'écrire avec elle. Et je me replie déjà sur moi-même, parce que, paradoxalement, je veux en finir le plus vite possible avec mes autres obligations et ne rien faire ensuite qui ne puisse lui être destiné.

Je me suis couché hier avant trois heures, alors que j'aurais pu prendre un thé pour me maintenir éveillé. Je ne suis pas resté beaucoup d'heures avec elle. Aujourd'hui elle est de sortie avec une amie.

J'ai peur aussi - je ne sais même pas comment formuler ce sentiment. J'ai peur de ne plus lui manquer que d'une façon banale. Comme un amoureux manque à son amoureuse. Je voudrais qu'elle se sente toujours embarrassée, coupable presque, à l'idée de ne pouvoir se passer de moi. Je voudrais lui manquer, non comme un amoureux, mais comme celui qui donne du sens à tout. Et j'ai peur qu'en m'éloignant temporairement et en étant obligé ensuite de la rassurer, son manque devienne modéré, raisonnable. Qu'il devienne... amoureux, en quelque sorte.

C'était un état passager

3 juillet 2011 à 12h57

Andreï n'a plus envie de s'évader de son institution. Il est de nouveau dans sa phase de manie et a entamé l'écriture d'un récit historique. C'était la vue de la professeur de français, éclopée, rentrée ivre de sa permission, qui l'avait plongé dans cet état. Elle partira bientôt, elle profite de chacune de ses permissions pour boire.

J'ai donc dîné hier soir avec Margot et ses parents, dans la petite ville voisine où elle habitait et où elle habitera peut-être à nouveau. Elle était contente, ses parents étaient souriants, ils avaient déjà entamé le repas pendant que Margot passait me prendre. Je les ai salués en souriant moi-même ; j'ai vu dans leur grand sourire un dernier soupçon de gêne - sa mère en tout cas m'a regardé avec un doute. Je sais que je devrais me souvenir un peu plus qu'elle a tout dit à mon père. Mais ça n'a plus d'importance maintenant. Je ne prenais même pas la peine de m'embarrasser à cette idée. Peut-être m'ont-ils offert ce dîner pour se racheter ? Aucune importance.

Margot avait passé sa soutenance le matin. Le bâtiment était fermé, elle n'a pas tout de suite reconnu la professeur assise sur le pavé en tailleur. La tantouze est arrivée avec un badge, d'où l'avait-il ? Tiens, il n'en avait aucune idée ! Il a pris Margot pour la Luxembourgeoise, avant la soutenance et encore après. Il avait lu son mémoire, était ravi, mais ne s'en souviendra plus dans quelques jours. Quand il est sorti après les quelques instants de délibération, il a eu un doute en revoyant Margot, n'était même plus sûr de la reconnaître...

La veille elle était chez son amie L-L dans l'après-midi. Elle pourrait se mettre en colocation avec elle. Son histoire avec le Chilien est définitivement morte. Au lieu d'aller rendre visite à ses proches comme il le disait, il allait perpétuer certains rites avec toutes ses anciennes colocataires (il en a une au moins à Londres et une à Paris). Il a toujours eu l'habitude de dormir avec ses meilleures amies dans le même lit. Ce n'est pas après quatre ans de relation qu'il va changer. Le soir où il est revenu d'Allemagne, où il allait voir sa tante paraplégique, il n'y avait pas de train en provenance d'Allemagne. Il y en avait un en revanche en provenance de Paris. L-L est allée consulter son compte sur un réseau social : il continuait, tous les jours, de répondre aux messages enflammés de ses anciennes colocataires. En hippie consciencieuse, elle a songé aux fautes qu'elle commettrait nécessairement à l'avenir, en chrétienne qui s'ignore, elle a pensé qu'elle voulait lui faire des enfants et lui a pardonné, mais en catholique ultra le J. lui a solennellement déclaré qu'il n'avait plus de sentiments pour elle et qu'il était donc forcé de la quitter.

Margot a été légère ; elle a imaginé en riant de donner une soirée où chacun de ses anciens amis se trouverait au coeur d'un triangle d'attirances. V. entre Céleste et M. M. entre V. et Nate - at last. Céleste entre... V. et moi ? Et ainsi de suite. Elle-même, entre Andreï et moi, car il faudrait qu'il vienne.

En somme, nous aurons été depuis le début de très bons amis. Des amis qui se racontent les événements de leur vie et ce que leur racontent leurs amis respectifs. Nous avons cru que nous nous aimions parce que nous ne connaissions pas d'amitié de ce genre. Et parce qu'on aime toujours croire à l'amour. Mais je ne suis évidemment pas capable d'amour. Seulement d'une amitié poussée jusqu'à induire en erreur.

Nous nous sommes délestés de la mystification amoureuse. Et nous voilà tels que nous avons toujours été ensemble.

Pleurer de joie

3 juillet 2011 à 15h55

Je me rappelle ce moment. C'était il y a six mois. Ce moment où j'ai manqué de pleurer de joie, une nuit. J'ai dû me lever, faire quelques pas, tant j'avais envie de pleurer. A cause de ce que Philia me racontait.

Je viens de me rendre compte que je pourrais très bien. J'en sens les prémices dans mes yeux. Pleurer de joie, à nouveau, lorsqu'elle réapparaitra et qu'elle me racontera quelque chose, n'importe quoi. Avec sa façon à elle, qui me donne l'impression que jamais personne ne me raconte ces choses-là.

Pourtant elle n'est pas la seule à tout me dire. Ses facultés d'analyse ne sont pas encore bien formées. Elle sent les choses, elle ne sait pas toujours les dire. Là où les autres savent tout dire. Et le savent tellement qu'ils ne sentent rien. Rien de profond, rien de subtil, rien de tragique. Leur facilité à tout dire gâte le prix de leurs confidences. C'est comme s'ils ne pensaient pas leurs mots, tellement ils sont pressés de les dire. Les réalités les plus tragiques deviennent des riens dans leur langue, dans leur parole.

Comme cette fille que C. courtisait, et qui racontait sans préambule qu'on l'avait abusée et violée à treize ans. Nous avions organisé une discussion à quatre : C. et cette fille d'un côté, Philia et moi de l'autre. Philia se taisait, cette fille racontait son histoire et j'écarquillais les yeux de stupéfaction. Il y avait encore plus de tragique dans le silence de Philia que dans ce récit spontané.

Avec Margot j'avais très vite l'impression de ne jouer que la comédie de l'amour, avec Philia j'ai toujours l'impression d'être en lien avec la tragédie de l'existence. Et elle me remplit d'un respect infini pour cette tragédie.

Farce

5 juillet 2011 à 4h14

La farce a trouvé un dénouement quand mon père m'a cherché dimanche soir. Il est monté et, tandis que je rassemblais mes affaires, m'a dit en faisant effort sur lui-même (une espèce de soupir devant la difficulté de la question) : Alors comme ça, ça ne va plus avec Margot ? J'ai continué de m'activer, pour ne pas avoir à soutenir son regard ; je n'ai paru ni trop embarrassé, ni trop détaché. Je me suis arrêté un moment en regardant ailleurs puis j'ai répondu par l'affirmative en haussant les épaules et en allant chercher quelque chose.

Non, mon moral n'est pas trop affecté. Non, ce n'est pas une catastrophe. Non, je suis encore en bons termes avec Margot. D'ailleurs il est possible qu'elle restera ici l'an prochain. Nous verrons. Nous verrons.

Dans la voiture, ce fut le florilège de préjugés auquel je m'attendais. A la question de celui qui avait quitté l'autre, je dus répondre que c'était une décision prise ensemble. Au préjugé : "tu sais, quand on quitte quelqu'un, c'est qu'on a quelqu'un d'autre en vue", je dus répondre que non, il n'y avait personne. Puis concéder, très vaguement, en riant, que bien sûr il y avait toujours des possibilités... mais Marion aussi, "qu'est-ce qu'il croyait", des garçons lui "couraient après". Ce qui entraina le préjugé "convoiter la femme de son prochain, c'est mal". J'ai seulement été embarrassé - mais il convenait que je le sois - lorsqu'en sortant de la voiture et en s'éloignant vers les poubelles, il m'a lancé : "donc ce n'est pas avec elle que tu t'imaginais faire ta vie ?" Faire ma vie ? Je le suivais un peu, gauchement, et je levais les yeux. Avec personne je ne m'imaginerais "faire ma vie". Mais cela, je ne peux pas le dire.

Je suis resté chez mes parents jusqu'à aujourd'hui lundi. Surtout pour leur ôter l'idée que cette rupture pourrait m'affliger. Je ne veux pas avoir à supporter leur compassion - surtout celle de ma mère. Il fallait donc que je laisse ostensiblement percer mon indifférence ordinaire.

Ma mère n'a pas participé aux discussions sur ma rupture ; elle n'a, je crois, rien entendu à ce sujet. Qu'aurait-elle dit ? Ses commentaires auraient été encore plus déplorables. Elle aurait cherché des phrases toutes-faites à dire et comme elle ne dispose même pas de phrases toute faites, elle aurait assené quelque chose en haussant le ton - pour se donner une contenance. Mais elle n'était là que le soir, tandis que mon père était déjà rentré du travail lorsque je me réveillais, vers midi. Il a essayé, plusieurs fois, de savoir s'il y avait une autre fille. Est-ce qu'il était possible d'aider les étudiants plus jeunes ? Est-ce que je revoyais parfois des gens du lycée ? Pas des filles ? J'ai continué de dire non en riant méchamment.

Rencontres

7 juillet 2011 à 20h25

Lolita ne m'a toujours pas répondu mais je ne pense plus à elle. Je fais de nouveau quelques rencontres en ce moment. Et des rencontres intéressantes, toujours. En choisissant une annonce qui n'était pas particulièrement prometteuse (on demandait des conseils de lecture), j'ai finalement rencontré une jeune fille qui était bien plus qu'une lectrice vorace : une violoniste qui va partir (demain) à Avignon pour y jouer au festival et dans les rues ; qui est atteinte de synesthésie et qui a l'oreille absolue ; dont la soeur est une comédienne assez connue. Cela me donne à penser. Je construis des pans de récits. J'ai parfois l'impression que je pourrais répondre à n'importe quelle annonce postée sur ce site : que je ferais nécessairement une heureuse surprise. Pourvu qu'elle soit bien orthographiée cependant, c'est ma condition, et cela n'exclut pas des gens très peu intéressants à première vue.

J'ai fait quelques provisions d'adresses pour l'été ; ou, parfois, répondu à des annonces pour rire. L'une des petites lycéennes dont j'avais voulu me moquer est revenue me parler il y a une semaine. Et j'aime bien discuter avec elle. Elle est assez curieuse pour retenir mon intérêt.

Il y a ceux auxquels je ne parle plus mais qui m'intéressent encore. Comme ce poète dont je viens de découvrir, je crois, l'une des compositions. Un morceau de piano d'une virtuosité époustouflante - genre indéfinissable, ligne atonale, sons alambiqués, mais un tel désespoir que je ne pouvais m'en détacher en l'écoutant.

Céleste m'a laissé un message sur le réseau social que l'on sait. Un très court message. Comment je vais ? Un message tout de même : c'est elle qui revient me chercher. Elle n'a rien envoyé à Margot. Que lui répondre ? Quelque chose de formel. Je ne provoquerai rien, mais je l'examinerai attentivement ; je resterai naturel lorsque nous serons en présence l'un de l'autre ; elle n'osera jamais aller plus avant avec moi.

Et Philia ? Philia au milieu des autres ?

Elle est celle qui ne me fatigue pas. Celle vers laquelle je reviendrai toujours. Que mon intérêt pour les autres se soit tari ou non. S'intéresser aux autres est une fatigue, un éreintement.

Avec les autres. Par exemple avec la violoniste. Je dois toujours faire face à un surplus de mots, et par conséquent je me sens obligé de leur répondre moi-même avec un surplus de mots. Je suis mal à l'aise lorsque je ne leur sers pas une même quantité de paroles. Mais je m'épuise, je nage difficilement parmi tous ces mots ; je finis par couler avec dépit. Les épithètes, les formules phatiques, les concepts compliqués. M'épuisent. Consument mes forces.

Avec Philia, tout est simple et tout reste pourtant empreint de subtilité. Peut-être pas aussi complexe qu'avec certaines filles plus âgées, plus raffinées - ou juste plus loquaces. Mais du moins, en la quittant, je ne suis pas fatigué des mots, je n'ai pas cet insondable dégoût qui fait que tous mots, les mots oraux comme les mots écrits, paraissent se ressembler et n'avoir pas de valeur définie. C'est comme si nous employions la langue de la comtesse de Ségur et l'appliquions sur un univers à mi-chemin entre Tolstoï et Dostoïevski.

J'ai toujours rêvé au fond de ces échanges dépouillés, beaux dans leur dépouillement. Où l'on ne se presse pas de tout dire. Où l'on ne se hâte pas de bousculer les mots les uns contre les autres pour être sûr de paraître subtil. Dès ma première conversation avec elle, ce jour où j'avais reconquis Lolita, je ressentais le bonheur d'une expression pure. D'une patience réciproque. Cette attente de l'autre, de ses mots, qui était assez mesurée pour être toujours la même aujourd'hui.

Philia

9 juillet 2011 à 1h49

Quand Philia m’a donné à lire, jeudi soir, le courrier qu’elle devait rédiger et envoyer à Régis, j’ai éprouvé une sorte de pincement au cœur. Une sensation de malaise instantanée. Je découvrais beaucoup de petits événements de son existence survenus dans les dernières semaines ; qu’elle avait trouvé un appartement, qu’elle s’exerçait au karaoké dans des bars avec son amie A., qu’on la draguait pitoyablement dans des soirées. Je découvrais qu’elle avait encore une vie bien trop normale par rapport à la mienne.

D’où cette question douloureuse : pourquoi se confie-t-elle à moi ? Quelle place est-ce que je peux espérer occuper dans son existence ?

Mais c’est idiot, je sais que c’est idiot. Si elle m’a envoyé ce message, c’est aussi pour m’apprendre ces menus événements, à moi d’une façon détournée, car elle rougirait d’en parler dans nos conversations. Il n’y a aucune information qu’elle destine exclusivement à Régis puisqu’elle me montre leur correspondance. Et puis, on m’aime comme je suis. Je devrais le savoir. Pourquoi me soucier d’être hors du monde ?

Philia sait bien que je n'en fais pas partie et que je ne suis qu’un miroir incapable de garder pour lui la consistance des autres. Elle m’a néanmoins choisi. Et c'est parce que son détachement est complet qu'elle peut se permettre quant à elle d'avoir une vie ordinaire. Ce qu’elle dit à Régis, elle le dit avec insouciance ; elle ne me le dirait pas, à moi, justement parce qu’elle emploierait le ton d’insouciance dont elle use avec les autres ; avec moi elle prend son rire naturel, celui qui peut advenir même après une analyse poussée des événements : avec moi elle analyse, elle raconte en profondeur ; et puis elle rit, d'un rire de détachement et non de ce rire à moitié enthousiaste qu’elle feint de prendre avec Régis. Et cela, je devrais définitivement le savoir.

Aglaé et les autres

10 juillet 2011 à 0h47

Aglaé a dit à Margot qu'elle ne savait plus comment me joindre. Je ne répondrais à aucun de ses appels ou de ses messages. J'ai vérifié. Oui, elle m'a appelé une fois vendredi. Sans doute pour me féliciter.

Elle était à Paris cette semaine. Mais je ne suis pas censé le savoir. Elle y était afin de poser nue pour une amie photographe. Séance payante. Cette chère Aglaé tient à avoir une photographie parfaite de son corps, tant qu'il a encore la vigueur de la jeunesse.

Lolita m'a répondu aujourd'hui (elle n'avait plus de crédit, dit-elle). Son meilleur ami n'ira pas dans une filière littéraire ; je m'en doutais et c'est dommage ; il aurait réussi Normale à coup sûr - plus certainement que Léna, qui était embourbée dans des querelles théologiques interminables.

J'ai échangé quelques messages avec Lolita, et maintenant je ne sais quoi lui dire. Elle s'est crue obligée de me féliciter pour ma réussite, alors que je lui disais quelque chose d'assez bizarre dont elle aurait pu s'étonner. Pourquoi me féliciter quand je lui donne un moyen de continuer notre échange ? Je crois qu'elle a de sérieux problèmes de conversation. Je la crois même désespérée dans une certaine mesure. Je ne devais pas me tromper quand je supposais que c'était par désespoir qu'elle se montrait à ses contacts. Tout ce qu'elle sait faire, c'est offrir ses câlins, suivre des sentiers tout tracés, et, peut-être, offrir son corps. Pauvre Lolita. N'être finalement bonne qu'à être baisée quand on est aussi cultivée. Il est très possible qu'à son âge elle ait lu plus de livres qu'Aglaé, qui a pourtant sept ans de plus qu'elle. Elle passe ses nuits d'insomnie à lire. Entre elle et son meilleur ami régnait une sorte de rivalité intellectuelle. Je me les rappelle qui rejouaient devant moi des séquences de tendres disputes et de conseils admiratifs. Tu devrais lire Sade, disait Lolita à ce disciple de Schopenhauer, je ne comprends pas pourquoi tu n'aimes pas ; et elle faisait une petite moue craintive et suppliante. Il répondait par une même petite moue dédaigneuse. Ils s'appelaient papa et maman, comme Jean-Jacques et sa maitresse ; ou bien se donnaient des noms de héros de tragédies grecques. Puis il faisait l'éloge très austère de Salammbô, et Lolita, les yeux brillants, déclarait qu'elle le lirait très bientôt. Je n'avais quant à moi donné aucun conseil de lecture.

La raison pour laquelle je préfèrerai désormais Lolita à Aglaé, c'est qu'Aglaé m'a trompé là où Lolita m'a au plus déconcerté. Aglaé joyeuse ? Elle est beaucoup trop anxieuse. Aglaé libre ? Elle est l'esclave stupide de ses besoins sexuels. Spontanée ? Même pas : elle prévoit ses soifs et se désaltère par principe.

Lolita, elle, s'est tout de suite présentée comme érotomane. La trouver petite fille était inattendu, mais gentiment inattendu. Elle ne sait pas elle-même ce qu'elle est. Ses contradictions essentielles n'ont rien de concerté. Il y a presque une candeur chez Lolita. Que ce soit dans son sadisme ou dans son sentimentalisme. Quand ce ne sont plus que fausses candeurs chez Aglaé. Candeurs simulées. Sa corruption ne tient pas à ce qu'elle fait, mais à ce qu'elle le fait sans plus réfléchir qu'au vernis idéologique de ses actions. Elle s'adonne à la chair et aux ambitions par fatalisme plus que par conviction. "S'adonner" est encore trop inexact : elle organise ses plaisirs, au lieu de céder à des impulsions. Où est la vie dans son comportement ? Où est la vie joyeuse et passionnelle qu'elle promettait ? Même ses sommeils de douze heures, elle les organise. Je ne me laisse plus tromper par sa mixture de mignardises puériles et de théâtrales envolées.

Quel con

13 juillet 2011 à 17h23

Je repense aux réactions de mon père quand je lui ai annoncé mes résultats. A ce graphique qu'il s'est senti obligé de faire le lendemain - et de m'envoyer. A ce qu'il continue de me dire depuis quelques jours. Tu sais, les gens me demandent. Ils veulent savoir ce que fait le fils du médecin. Quel con. Les gens te demandent parce que tu en parles. Parce qu'il est sans doute impossible de te parler d'autre chose. Ne peux-tu te contenter de soigner les villageois ? Non, il faut que tu exprimes à toute occasion ta fierté crasse.

J'ai l'impression d'être revenu à mes années de collège. Quand il photocopiait mes bulletins pour les montrer à tout le monde. Il n'a même pas bien compris les chiffres. Et Margot qui me disait à la publication des résultats : tu le diras à tes parents ? Ils ont le droit de savoir. Evidemment que j'allais leur dire ; il fallait justifier mes années d'études supplémentaires.

Je comprends maintenant pourquoi je ne leur dis rien : je leur ôte des occasions de se couvrir de ridicule. Eh oui. Que diront-ils lorsqu'à la fin j'échouerai ? Ils se feront tout penauds, comme lorsqu'ils ont appris que j'étais séparé de Margot.

Mais j'ai pris une décision. Je ne leur rappellerai pas que le système des donations-partage prend fin en septembre. Ils ne s'en souviendront pas eux-mêmes ; il sera trop tard. Comme au bout du compte je me trouverai défavorisé par rapport à mon frère, j'invoquerai cette injustice toutes les fois qu'ils voudront me pousser à prendre un emploi. Je n'aurai aucun scrupule à le faire. Mon frère a treize ans, il a déjà reçu des biens d'une valeur supérieure aux miens, alors qu'il ne travaille pas à l'école. A mon tour d'être un parasite. Je ne me gênerai pas.

Formes

14 juillet 2011 à 0h08

Il y a un an je crachais sur l'amour. J'étais avec Margot et je me dépérissais. Et maintenant ?

Je ne sais pas si je me dépéris autant. Je ne me suis pas beaucoup dépéri l'été dernier. Mais je sais que, cette année, je me dépéris librement.

Je ne me soucie plus depuis samedi de ma petite comtesse parisienne. Avec qui, d'une certaine façon, je perpétuais la forme des rapports amoureux. Amour dans la forme, sans la substance de l'amour. Cela a sa valeur. C'est toujours mieux que l'amour dans la forme aussi bien qu'en profondeur - supposément en profondeur. Mieux qu'un amour où les formes périclitent parce que la matière se corrompt.

Mais maintenant je me retrouve seul avec moi-même. Et avec Philia, qui est comme mon double, mon reflet.

Débarrassé des formes amoureuses. Enfin, je peux avoir l'esprit entièrement occupé par les formes de vie objectives.

Il est difficile de changer de filtre de perceptions et de préoccupations. C'est une tâche longue et ardue. Je sais que je reprendrai, bientôt, ou épisodiquement, le filtre amoureux. Je m'inventerai, le temps d'un soir, des fantasmes et des histoires d'amour. Mais j'aurai noté déjà toutes mes idées, toutes les situations, tous les personnages (presque tous), et je n'aurai plus besoin d'avoir l'esprit complètement objectif pour créer une narration objective. Il suffira de suivre tous les jalons.

L'année dernière encore, il s'agissait de sauver, il s'agissait de trouver un sauveur. Une salvation. La belle illusion de l'amour était toujours là, qui m'empêchait de voir, qui m'empêchait de ne faire que voir. Tout effort de vision soutenu démonte les illusions, nécessairement et cependant. Innocemment. La destruction des illusions n'est même pas un objectif. C'est le plus innocemment du monde qu'on parviendra au désespoir. Tout ce qu'on aura fait, c'est voir. Comme un enfant qui découvre le monde. Et en s'amusant, comme un enfant. L'enfant s'étonne, il n'a pas encore absolument appliqué de filtre sur sa perception. Rien ne fait sens pour lui. Et pourtant sa vision n'est pas désespérée. C'est qu'il n'a pas encore conçu d'espérances. Mis en marche la machine des grandes espérances. Ne peut-on, à l'âge adulte, voir aussi purement qu'un enfant sans être envahi par le désespoir ? Pourquoi faudrait-il qu'il y ait un sens à ce qu'on voit ?

Ne pas chercher de sens, avoir une vision fraiche, comme lorsqu'on ne cherchait pas de sens. Voilà pourquoi il me faut tenir éloignée de moi toute l'imagerie amoureuse. Il faut s'amuser. S'amuser comme un enfant qui n'a encore connu l'amour. S'amuser à propos de n'importe quoi, pour ne rien exclure de sa vision.

Six mois

14 juillet 2011 à 5h51

Six mois pour arriver avec Philia au point où j'étais arrivé en quarante-huit heures avec Léonie. Six mois ! Cela me fait une impression étrange. Et très désagréable pour tout dire.

Tout est remis en question. Je l'aimais sans doute plus profondément que je ne voulais le dire. Et c'est cela qui est remis en question. Nous n'allons pas vers plus d'amour, nous refluons vers une situation plus définie.

J'aurais voulu que notre amour, au moins, n'en permette aucun autre et les remplace tous.

Rien ne me plaît mieux, en théorie, que de rester un être de parole, mais je prends peur dès que je sens que c'est n'être pas un amoureux entier pour Philia. Et qu'il lui en faudrait d'autres par conséquent. De la même façon que je pouvais songer de mon côté à avoir une relation plus normale avec Lolita.

Elle n'aurait pas l'impression d'avoir des comptes à me rendre. Elle n'aime pas cette idée de rendre des comptes. Elle a attendu R., m'a dit qu'elle n'avait rien à lui dire, a accepté qu'il vienne la voir une fois et m'a dit qu'elle savait à peu près à quoi s'attendre. Elle pense qu'elle serait capable de multiplier les relations sexuelles. Pourquoi ce ne serait pas drôle pour toi ? Je pense que tu peux t'imaginer pourquoi. Oui, je peux, mais tu peux quand même le dire. Parce que je serais jaloux. Elle disait tout cela comme si elle s'était préparée à le dire, longtemps à l'avance, uniquement pour susciter mes réactions. Pourtant j'avais toujours la sensation qu'elle le disait, peut-être en l'ayant préparé, mais avec indifférence, désinvolture, dans le but de me heurter, certainement, mais pour me refroidir, et non pour m'amener à lui donner des preuves de mon affection. Je trouve quand même bizarre, en admettant que ce soit seulement sexuel par exemple, que tu sois jaloux. J'aurais pu, plus souvent, lui dire : et à ma place, dans ma situation ? Tu ne serais pas jalouse ? Je l'ai fait une fois, elle m'a juste répondu : Si !

Il me répugnait de recourir à ce procédé. A la fin, elle n'a plus répondu. Elle a dit qu'elle allait se coucher. J'attendais ce moment pour lui demander. Et nous, ne pourrions-nous avoir une relation physique également ?

Je ne sais pas. Si, certainement. Je ne vois pas ce qui nous l'empêcherait. C'est tout ce que tu voulais me dire ?

J'ai dû lui avouer qu'elle était pour moi plus qu'une interlocutrice désincarnée. Beaucoup trop de précisions en une nuit. Et toutes ces précisions à cause de moi. Bientôt des engagements seront nécessaires. C'est moi qui les demande. Moi qui demande un amour aux contours définis et qui le déplore ensuite amèrement.

Comme Léonie il y a six mois, elle voudrait que je reste un être virtuel. Ou plutôt... qu'elle reste, pour moi, un être qui ne soit que parole. Elle ne m'interdit pas de l'aimer autrement. Mais elle me dit : Tu ne devrais pas.

Margot

17 juillet 2011 à 18h43

Margot m'a appelé. Une heure. Je ne lui ai pas tout de suite dit que cette nuit j'avais fait la lecture, à voix haute, pour Philia. Elle m'a relaté les circonstances de la journée mouvementée de jeudi qu'elle n'avait pas eu le temps de me raconter.

Aglaé lui a dit exactement le contraire de ce qu'elle voulait me faire dire. Aglaé est décidément de plus en plus inconséquente. Elle est allée consulter une psychiatre pour savoir si sa relation avec S. pouvait durer. (En somme, elle a ressenti une énième fois le besoin narcissique de raconter son histoire avec S. à une personne nouvelle. Toujours à une nouvelle personne. Et à défaut de garçons à séduire, il fallait bien qu'elle tente le divan.) La psychiatre lui a dit que Samuel était malade, qu'il n'y pouvait rien, qu'elle devait être patiente et lui donner sa chance ; Aglaé a immédiatement senti la justesse de ces considérations et donc a dit à Margot qu'elle devait donner sa chance à Andreï, qu'il était malade, que ce n'était pas sa faute.

Quand Margot a reçu le message d'Andreï, elle n'était plus avec Aglaé mais elle sortait du cinéma avec T. Elle a éclaté en sanglots et T. a eu des mots durs mais vrais : elle était en train de devenir une larve, ne pouvait-elle considérer avec distance cette relation ?

De retour dans la capitale, Andreï a repris une forte dose de codoliprane ; il était accompagné de son ex catholique lorsqu'il s'est présenté aux urgences.

Et moi ? Oh, j'ai vu Nate hier. Trop d'événements en ce moment. Impossible d'écrire. Sais-tu, m'a avoué Margot, Aglaé était persuadée, au temps où elle voyait Nate, que celui-ci était amoureux de moi ; il ne cessait de parler de moi, de faire mon éloge pendant leurs entrevues intimes. J'ai haussé les épaules et je suis resté allongé confortablement dans le lit. J'ai longtemps souhaité, en secret, que Nate me prenne Margot ; ce n'était pas sans espoir que je l'entendais louer ses qualités.

Fondamentaux

22 juillet 2011 à 17h22

Nous voilà donc revenu au dilemme fondamental : Philia, ou Lolita ? Un amour purement esthétique, ou l'amour dans ce qu'il a d'absolument terrestre ?

Philia n'aime sans doute rien de plus en moi que ma conversation. Mais c'est le plus important pour elle ; ma conversation l'occupe toutes les nuits et permet à sa conscience de se déployer en même temps qu'elle me permet de déployer la mienne. Est-ce que j'ai besoin moi-même d'autre chose ? J'ai seulement besoin de m'imaginer parvenir aux autres formes de l'amour. Avec elle, avec une autre.

En somme, je rejoue avec deux figures nouvelles mon dilemme entre Margot et Aglaé. Avec une Aglaé et avec une Margot plus jeunes. Et je dois reconnaître que cette jeunesse m'attire ; c'est elle qui fait la différence entre Philia et Margot et entre Lolita et Aglaé. Malgré leurs inquiétudes et leurs angoisses, Aglaé et Margot sont déjà parvenues à une forme d'immobilité. Aglaé sans s'en rendre compte, car elle se démène trop, Margot en le revendiquant sombrement. Je n'ai besoin que de toi, disait-elle, je ne veux pas rencontrer d'autres personnes. Ou bien, une fois avec Andreï : cela ne m'intéresse pas de parler à d'autres que lui, je n'ai besoin que de parler tous les soirs à une même personne. Elle perpétue le schéma de l'exclusivité amoureuse. Et Aglaé ne veut qu'une chose : S. ou un substitut.

Toutes les deux savent exactement ce qu'elles attendent des autres. Ce qu'elles attendent de l'amour et de la vie. Savoir ce qu'on veut. Je crois qu'il n'y a rien de plus terrifiant en vérité. Cela me fait presque horreur. Ces gens qui dès les premiers échanges font la liste de tout ce qu'ils entendent trouver dans une relation amoureuse, et qui ensuite se livrent à une espèce de comptabilité. La vie peut-elle encore surprendre ces gens ? Il ne m'intéresse pas de correspondre à des attentes prédéfinies, je me refuse à entrer dans un cadre. Je veux surprendre, et qu'avec moi les attentes s'écroulent, que d'autres se dessinent, insoupçonnées, que jamais il n'y ait d'attentes bien déterminées.

Peut-être que c'est faiblesse de caractère de n'attendre rien de précis - de juste attendre et recevoir ce qui se présente. Mais je ne sais pas non plus ce que je veux, et je ne suis pourtant pas le plus vulnérable des hommes. En cet instant, je suis prêt à croire qu'au contraire il demande beaucoup plus de force de caractère de rester indéfini. De rester perdu entre les diverses formes d'existence. C'est pour se rassurer qu'on identifie ses désirs et qu'on n'en change pas, même si l'on continue d'être perdu et anxieux ; on aime alors à montrer son manque et son anxiété, parce que sur l'essentiel on est rassuré : sur ce qui doit nous combler et apaiser en nous toutes inquiétudes ; on a d'autant plus de plaisir à se montrer inquiet qu'on ne l'est plus en profondeur.

Bilan

25 juillet 2011 à 22h22

Philia va partir demain ; je ne sais pas comment je me sens ; je ne sais pas à quel point ces dernières semaines ont été vaines. Nous allons achever de lire le Joueur cette nuit. Je ne lis pas vraiment d'autre livre. Je me contente d'accumuler des notes et des idées ; ce que je rédige me paraît d'un intérêt médiocre par rapport à ce que j'imaginais.

Je ne raconterai certainement pas à Bethany que Philia a trouvé que j'avais un très joli visage, cette nuit, en me voyant à la caméra. Pourtant cela m'a fait plaisir, je ne le nierai pas, un peu comme si c'était la première fois qu'on me le disait. Mais est-ce que Bethany ne serait pas capable, elle aussi, de remarquer que j'ai un très joli visage ? Nous ne nous disons pas de ces choses parce que nous ne sommes pas liés par les liens de l'amour ; cela ne m'empêche pas d'aimer regarder le visage de Bethany comme Philia a aimé observer le mien, pendant que je lui lisais deux chapitres du Joueur. Il n'est pas nécessaire d'être uni par les liens de l'amour pour admirer un visage, surtout le visage d'un proche. Peut-être même est-ce préférable d'admirer en silence, de n'avoir jamais à le dire. Voilà donc ce qui me gêne : je raconterais à Bethany cet épisode et ces compliments comme s'il s'agissait de choses exceptionnelles, qu'on ne trouve qu'en amour. Alors que, si on les trouve dans mes rapports avec Philia, c'est parce que Philia et moi sommes disponibles et parce que nous avons décidé, quelque part, que nous pourrons nous aimer - nous confier l'un à l'autre d'une quelconque manière. Et je rapporterais ce compliment à une amie qui ne me l'a pas fait juste parce que nous n'avons pas décidé que nous pouvions nous aimer - parce que nous n'étions pas libres l'un et l'autre. Mais oui, tu as un joli visage. Cela te surprend ?

Ces considérations ne m'arrêteraient pas s'il s'agissait d'Aglaé au lieu de Bethany. Il me plaisait déjà de penser, lorsque je lui racontais mes attirances, qu'elle aurait pu être l'objet de ces attirances et les autres mes confidentes. Inversion des rôles. Mais avec Bethany, non. Je ne voudrais pas que soit sensible la possible permutation des rôles. Je mesure donc à l'extrême mes informations, chaque fois que je parle de Philia. Je souligne que nos rapports n'étaient qu'amicaux au début - si ce n'était le cas, pourquoi l'aurais-je mis en contact avec Bethany ? Je tiens à suggérer, mais sans emphase, que l'amour s'est imposé à nous comme un hasard de concordances. Je ne voulais que rencontrer des personnalités intéressantes, j'avais assez de Léonie pour me faire penser à l'amour ; elle ne voulait elle-même que se divertir en parlant à des inconnus, elle avait son Suisse pour s'imaginer compter au moins pour une personne. Nous nous sommes trouvés innocemment. J'avais déjà rencontré tant de personnes avant elle en décembre et en janvier que notre rencontre ne pouvait être à mes yeux qu'une redite insipide, sans magie et sans importance. Il n'y avait place en moi ni pour un nouvel attachement, ni pour la magie de la rencontre. Je n'avais plus besoin de croire avoir fait une rencontre exceptionnelle, par conséquent je ne crus pas en avoir faite une. Dès la première nuit pourtant, tout était parfait. Même mes tentatives de briser notre harmonie, pour qu'elle ne puisse pas y croire. Je lui avais parlé de Léonie, exprès. Je me souviens encore très bien, il devait être quatre ou cinq heures du matin. Je lui avais proposé que nous choisissions chacun dans notre coin une musique pour qualifier notre rencontre et les impressions que nous avions ressenties. Nous devions révéler simultanément nos choix. Je lui disais qu'il n'était pas nécessaire de se parler tous les jours - impératif de légèreté. Parce que si on se contraint, ou si l'on s'excuse lorsque plusieurs jours se sont écoulés sans contact, les relations expirent bientôt. Surtout dans le monde cybernétique. On préfère tout rompre que de manquer à des obligations présumées que personne ne peut respecter - et qui font que les relations virtuelles sont si courtes. Puis je lui avais dit que je cherchais une certaine chose dans ce mode de relation, et que je ne l'avais trouvée jusqu'à présent que chez une personne, ma chère Léonie. Je m'en souviens : j'avais dit "ma chère Léonie" et je n'avais pas révélé quelle était cette chose que je cherchais. Elle-même, je l'avais sentie réticente, doucement désappointée, et c'était si touchant, déjà, de le sentir au travers de ses mots, alors qu'elle n'en disait rien. Elle m'avait parlé de sa relation privilégiée avec R. Quelques semaines plus tard, elle m'avouait, sans émotion, que non, ils ne se disaient pas de tendresses. Que non, il ne lui racontait rien de ses journées.

Les jours suivant notre rencontre, mes pensées ne s'en éloignaient jamais longtemps. J'avais décidé à part moi que j'avais fait toutes les rencontres souhaitables. Que toutes mes aspirations étaient comblées. Et cependant, je sentais, sans que cela correspondît à aucune de mes attentes, que j'avais vécu avec cette Philia des moments plus forts qu'avec tous les autres. Je ne voulais pas en vivre de plus forts. J'en avais vécu de suffisamment forts déjà. Et puis, étaient-ils vraiment plus forts ? Plus intenses ? C'était différent, c'était autre chose. Et c'est, toujours, autre chose. Léonie m'accaparait, sûre d'elle. Mais Philia. Toujours modeste, ne voulant à aucun prix empiéter sur ma liberté. Cynique et incroyablement modeste dans son cynisme. Elle s'était présentée avec énergie, comme sûre d'avoir à mater un énième imbécile. Et c'est moi qui l'avais matée finalement. Je ne savais pas ce qu'il y avait de particulier en elle. Mais il y avait quelque chose qui faisait d'elle une mauvaise comédienne, une mauvaise interlocutrice, une mauvaise amoureuse. Qui faisait d'elle plus qu'une comédienne, plus qu'une interlocutrice et plus qu'une amoureuse. Quelque chose qui faisait oublier tout le reste pour ne laisser que la merveille de sa personnalité.

Je ne pensais ni à l'aimer, ni même à m'attacher à elle. Même lorsque je me fus rendu compte que je n'arrêtais pas de penser à elle. Pour beaucoup d'autres avant elle, je n'excluais pas la possibilité de l'amour. Avec elle, tout fut une surprise, essentiellement. Elle-même, je ne l'attendais pas.

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27 juillet 2011 à 14h44

Je ne sais pas quel message envoyer à Philia. Cela fait depuis hier que j'y réfléchis et que je ne sais pas. Un message où je lui raconte ma journée, ma nuit ? Un message où je lui pose des questions ? Ou bien un message où je commente notre dernière nuit, pour reprendre nos discussions ?

Je ne peux pas détacher d'elle mes pensées. Vaines, ces dernières semaines l'ont peut-être été ; mais elles ont été remplies de Philia, de la pensée de Philia, de l'image de Philia. Je suis devenu stupidement amoureux et le premier indice de ce dérèglement, c'est que les sensations amoureuses me suffisent, m'occupent, me détournent de tout le reste ou me le font considérer comme secondaire. Certains jours. Et celui-ci en en est un. Je ne peux faire que rester au lit et penser à Philia. Penser à ce que je dirai à Philia, penser à ce que je dirai d'elle. Je n'ai même pas envie de manger. Je n'ai envie de rien vraiment.

Hier soir vers minuit, les lampes de la hotte s'étaient éteintes brusquement. Le fusible avait sauté et je n'y avais pas fait trop attention ; j'avais dû laisser débranché le fusible affecté à la hotte et à quelques prises de la cuisine pour remettre en marche d'autres circuits.

Ce matin vers neuf heures, Margot me tire de mon sommeil pénible en me disant que le frigidaire ne fonctionne plus. Je me lève et je regarde : le congélateur non plus ; ils dépendaient du même circuit que la hotte, sans que ce soit indiqué. Je change les ampoules de la hotte mais rien à faire : le fusible ne veut toujours pas se relever. Au bout d'une heure je m'avise de débrancher les appareils sur le plan de travail. C'était la bouilloire qui posait problème. Pendant quelque neuf heures frigidaire et congélateur en panne. Rien de très important.

Je me suis recouché sans avoir l'intention de dormir. Margot est venu continuer la pièce dont nous avions lu la moitié la veille. Mais elle n'a pas continué longtemps à voix haute, parce qu'essoufflée, disait-elle. Elle est partie et je me suis rendormi malgré tout. Je venais de trouver enfin une position où ma jambe ne me causait plus cette douleur lancinante, pas très forte et pourtant intolérable.

Je crois que je raconterai ma nuit à Philia : "Cette nuit, j’ai discuté avec un garçon de dix-neuf ans qui a refusé de passer son BAC cette année. Cela fait deux ans qu'il ne se présente qu'à quelques épreuves. Il est insomniaque, psychotique et doit souvent faire des séjours en asile. Après avoir passé l'épreuve orale d'anglais il a appris qu'il n'était reçu nulle part, ni dans les écoles d'art ni dans les facultés de Paris (même à Nanterre !) ; il n'a pas passé les suivantes. A cinq heures du matin, je lui ai donné l’adresse d’Ab en lui disant qu'il allait trouver des gens comme lui et s'amuser. Il devait prétendre venir de la part de mon ami T. Ce qu'il a fait. Mais Ab ne fait plus de conversations groupées ! Je me suis réjoui de découvrir tes derniers mots ce matin. Sans eux, je crois que j’aurais douté encore de tes impressions. Je pense à toi. Je rêve de toi. Te voir n'a rien changé. C'était juste une confirmation." Ce que j'ai fait en son absence et que je n'aurais pas fait si elle avait été là. Mais il faudrait lui faire comprendre cela.

Comme Margot passait la nuit chez moi, et qu'elle dormait d'ailleurs dans notre lit, je suis resté dans le salon avec mon ordinateur sur les genoux. Ou plutôt sur les cuisses. En allant me coucher après cinq heures, j'avais une jambe toute dolente et ankylosée. Il ne faudra plus que je me mette ainsi (mais d'ailleurs les voisins sont revenus, donc je resterai certainement dans ma chambre).

Le grand lit est plus confortable. Et puis de toute façon, tu viendras te coucher à peu près quand je me réveillerai. Elle a voulu aussi que je lui fasse un câlin, par deux fois hier soir. J'ai répondu à chaque fois, en fronçant les sourcils, que je ne savais pas si Philia l'accepterait, que je n'aimerais peut-être pas qu'elle prenne de son côté des garçons dans ses bras. C'est peut-être ce qu'elle fait, sans que tu le saches. Non. Il n'y a pas de garçons dans son entourage. Même parmi les filles, elle n'a pas d'amis proches. Mais après tout. Puisque nous sommes censés être toujours libres amoureusement, ai-je dit plus tard. Mais Margot ne voulait plus. Et ensuite je crois que je ne voulais pas non plus.

Libres dans les actes, pas dans les sentiments. Autant de rapports amoureux que je le souhaite ? Je crois que ça ne me dérangerait pas. (C'était il y a quelques jours. Je parlais de Léonie et elle n'était pas sûre de vouloir en savoir plus.) Je crois que, si tu tombais amoureux d'une autre fille... je ne serais pas seulement triste. Tu serais au désespoir. Oui. (C'était en mai.) Mais, je ne comprends pas pourquoi ça te dérangerait. Si je couchais avec d'autres garçons. Parce que tu n'aurais pas de sentiments pour eux ? Oui. Mais ils auraient quelque chose de toi que je n'aurais jamais. Il faudrait qu'il y en ait beaucoup, parce que sinon je ne le supporterais pas.

Comme d'habitude, j'écoutais ma musique dans la nuit, à la lueur de la petite lampe du salon ; j'entendais Margot se lever pour aller aux toilettes. La seconde fois, je l'ai suivie pour me coucher. Je ne pouvais pas maintenir ma jambe allongée contre le lit, mais pas non plus repliée au-dessus de mon autre jambe. Margot m'a demandé ce que j'avais et m'a proposé... un massage ?

Pourrais-je lui refaire l'amour ? Andreï, lui, ne se prive pas de prendre Laure dans ses bras. Il ne lui dit rien de ses entrevues avec elle, qui sait ce qu'ils font ? Mais depuis deux mois je ne songe même pas à coucher avec elle. C'est assez soudainement, ou brutalement même. Que nous avons cessé notre sordide rituel. A la mi-mai, et nous inclinions déjà elle vers Andreï, moi vers Philia. Nous nous étions encore livrés à la chair. Pourquoi ne le ferions-nous plus maintenant ? Je ne songe pas à profiter de la situation. Ou à profiter de ma liberté. Qu'est-ce qui nous arrêterait ? Qu'est-ce qui m'empêcherait d'y songer ?

Margot est venue hier à S. pour faire des achats dans l'après-midi. J'étais trop occupé par ce que la vue de Philia avait suscité en moi d'impressions pour arriver à l'heure ; je partis à l'heure où je devais retrouver Margot. J'étais dans une ivresse ou une fatigue telles. Que je pouvais avoir les rapports les plus libres, les plus insouciants avec n'importe qui. Quand ce fut mon tour d'essayer des chaussures, je dus reprendre deux fois la vendeuse, une petite matrone desséchée et trop bronzée, alors que je m'exprimais très clairement. Elle ne me regardait pas ; en revanche, elle parla spontanément au garçon à côté de moi d'un arrivage de chaussures particulières je ne sais quand ; encore à la caisse elle sympathisa longuement avec lui tandis que je l'inspectais et me demandais en quoi il avait l'air plus riche que moi ; il avait un aspect assez minable et les poils de ses fesses dépassaient de son jeans ; sans doute avait-il depuis peu un emploi. J'ai réfléchi et je crois que j'ai l'air d'un très jeune étudiant. Ou d'un étudiant sans-le-sou. Je soigne trop peu ma mise, un pickpocket dédaignerait de me faire les poches.

Dans une boutique de vêtements où je devais acheter des jeans, il y avait un original qui s'amusait à parler très fort avec son amie. J'étais en train de parcourir les rayons quand je l'ai vu s'agenouiller devant une fille et déclamer. Voulez-vous me garder l'article jusqu'à samedi ? S'il vous plaît, s'il vous plaît ? La fille riait aux éclats - était-ce une vendeuse, ou son amie qui en jouait le rôle ? Elle a accepté, mais sans conviction, et il a poussé de hauts cris pour la remercier. Il était assez gros, portait des lunettes, et ne se souciait pas de regarder autour de lui en faisant son vacarme. Au moment où j'allais essayer un jeans en cabine, Margot a reçu un appel d'Andreï - le premier depuis longtemps. Quand je suis sorti, elle avait disparu mais on entendait partout les cris de l'original et de son amie. Se comportaient ensemble comme s'ils étaient chacun homosexuels. J'ai cherché Margot et finalement j'ai réussi à comprendre qu'elle s'était enfermée dans une cabine pour plus de calme. Alors qu'elle s'était d'abord rendue au-dehors de la boutique. Je m'impatientai et l'appelai deux fois. J'essayai en attendant des jeans de filles, il n'y avait aucune indication, et c'est seulement ensuite qu'on me l'a fait observer. J'ai souri et je n'ai pas pris la peine de me sentir ridicule.

Nous revinmes ensemble vers l'endroit où j'avais laissé mon vélo. Je me retournais un peu vers Margot dans la rue quand je vis deux personnes vaguement familières arriver pour nous dépasser. Et peut-être même se séparer pour contourner l'obstacle. Je les montrai à Margot, qui n'avait rien vu : c'étaient son amie L. et Jordan ! Toujours ensemble et se reprenant aussitôt la main devant nous. L. encore enflée, les cheveux très courts, sales comme ceux de son Jordan. Marche triomphale, tous deux s'éloignant l'un de l'autre pour montrer la réunion glorieuse de leurs mains. Et qu'est-ce qu'ils étaient laids ! Je me suis tout de suite marré et j'ai invité Margot à les suivre. Mais elle est restée en arrière et n'a pas voulu. Elle croit qu'ils nous ont reconnus et qu'ils nous ont snobés. C'est probable, mais être snobé par de tels tourtereaux, c'est juste à mourir de rire !

Plutôt que le passage : Je pense à toi. Je rêve de toi. (Qui n'a pas sa place dans un message de ce genre. Je raconte ma nuit : je ne peux pas lui dire des tendresses dans le même mouvement.) J'écrirai simplement : Voilà comment je m'occupe en ton absence. J'essaierai de faire en sorte que tu aies plus de pages à lire et relire la prochaine fois.

Ce qu'elle représente

28 juillet 2011 à 3h57

Il faut que je me ressaisisse. Bientôt j'aimerai Philia pour ce qu'elle est et non plus pour ce qu'elle représente.

Le message que je lui ai envoyé est mauvais, infiniment trop long, transpire l'amour d'une façon irritante. Elle va m'en vouloir, je m'en veux déjà moi-même.

Il ne faut pas que je me dilue dans une excessive fascination. Ce n'est pas ce qu'elle veut et elle a raison d'en être ennuyée. Elle sait qu'elle est un être vide, sans forces et sans qualités. (Comme moi, en somme, à son âge.) Je finirais certainement par n'admirer que sa beauté en continuant de l'admirer aussi platement, aussi bassement.

Il ne faut pas que j'oublie que Philia représente ce que je peux apporter au monde tout en suivant de près mes penchants égoïstes - mon amour narcissique. Il m'est donné de m'aimer à travers un être, et de combler cet être de cette manière. Cela ne me sera pas donné une seconde fois. Il faut qu'à travers Philia je me retrouve, plus fort et plus confiant, et c'est à elle à rester dans une fascination aliénante. Elle n'a rien à y perdre, car il n'y a rien qui la définisse. De plus, sa fascination n'est pas servile, car elle n'implore jamais.

Il ne me semble pas avoir vu de fascination plus belle que la sienne. Elle est paisible, ne demande pas à s'exprimer, ne demande rien, jamais ; reçoit tout ce qu'on lui tend avec un égal bonheur, ne proclame même pas ce bonheur, se tait pour ne pas risquer de corrompre son objet. Comme si, en venant à se manifester, elle se rendrait indigne de lui et n'aurait plus qu'à mourir.

Je rougis du bruit que je fais, quand je vois cette immensité de retenue.

Prends un coussin

28 juillet 2011 à 16h37

Je me souviens de ce que j'ai dit à Margot lorsqu'elle s'est plainte de s'être engagée avec un fou et d'être privée en fin de compte de toutes tendresses pendant plusieurs mois. Je lui ai dit : Eh bien, tu fais comme moi. Tu prends un coussin et tu le serres tout contre ton coeur en faisant de jolis rêves. Essaie, c'est encore mieux qu'un câlin. Il n'y a pas la présence de l'autre à supporter, et puis... un coussin, c'est tout de même plus moelleux.

Penser aux autres plutôt que les voir ou leur parler. Ce n'est même pas un pis-aller. En ce moment, c'est mon bonheur le plus grand et le plus calme, et je n'y vois pas matière à rire. Je ne m'inquiète pas de la suspension de notre groupe d'écriture. Peut-être qu'il appartient au passé, je n'en sais rien encore et c'est de peu d'importance. Revenez plus tard, chers amis, vous m'empêchez de penser à vous, à la forme pure et quintessenciée de vos êtres, que vous ne connaissez sans doute pas vous-mêmes.

Annonces

29 juillet 2011 à 5h43

Je me marre. J'ai laissé l'annonce la plus indélicate qui soit, pour que personne ne me réponde qui ne soit intéressé par ma proposition envers et contre tout. La proposition était elle-même d'un genre bizarre, j'étais certain qu'elle ne tenterait personne et d'ailleurs je ne voulais pas trouver de réponse à mon message. Franchement, qui aurait été assez fou pour répondre à ça :

''Bonsoir. J'aime à lire à voix haute, la nuit, en sachant que quelqu'un m'écoute et, peut-être, arrive à comprendre ce que je lis. S'il prenait à quelqu'un l'idée de s'ennuyer assez pour m'écouter, nous déterminerions ensemble d'un livre.

J'arrive mieux à me concentrer sur ma lecture ainsi. Si l'on pouvait s'abstenir de faire connaissance, ce serait bien.''

Deux personnes m'ont contacté. Et sérieusement en plus. Un garçon de dix-huit ans - lire à voix haute à un garçon, qui l'aurait cru... et je l'ai pourtant fait. Et une fille de seize ans.

Un olibrius de mon âge avait aussitôt écrit sur le site une parodie de mon annonce :

''Bonsoir. Moi aussi j'aime lire à voix haute, la nuit dans les chiottes, en sachant que quelqu'un m'écoute sans être gêné par l'odeur. S'il prenait à quelqu'un l'idée de s'ennuyer assez pour m'écouter, nous déterminerions ensemble du rouleau de PQ (j'ai du triple épaisseur !).

J'arrive mieux à évacuer ainsi. Si l'on pouvait s'abstenir de faire connaissance, ce serait bien.''

Comme ça me fait rire, je le contacte bien entendu, je lui explique que j'avais surtout envie de faire une expérience, et j'apprends en passant que sa compagne a un piano à queue Steinway dans son salon. Le garçon de dix-huit ans me contacte - je lui lirai du Goethe. Pendant ce temps, celui qui me parodiait m'annonce qu'il l'a été par une fille... et qu'elle s'attendait vraiment à ce qu'il lui fasse la lecture ! Serviable, il la réoriente vers moi et je lui lis Sexus (trente pages tout de même). La pauvre enfant me dit que j'ai une belle voix et veut que nous continuions demain ! J'ai tellement ri que je n'ai pas résisté à l'envie d'envoyer un message à Lolita pour lui faire la même proposition - toi, tu comprendrais au moins ce que je lis !

Désespoir

30 juillet 2011 à 5h17

Je ris encore ce soir, mais je me sens perdu, égaré. J'ai des instants de calme désespoir. J'ai des envies de fuite, d'autre chose encore, et je ne saurais pas en dire les motifs.

J'ai l'impression d'attendre Philia et en même temps de n'avoir plus rien à attendre.

J'ai l'impression de ne parler que d'amour au lieu de parler de ce dont il s'agit vraiment. Parce que je n'arrive pas à identifier moi-même de quoi il est question.

Je me demande aussi comment j'ai pu m'accorder avec tant de gens, quand je vois à quel point je manque de tact. On me l'a redit ce soir et c'est vrai. Le génial pianiste qui me recontactait tout d'un coup. Je l'ai introduit dans ma discussion avec Théodore et j'ai répété tout ce que nous nous étions dit sur son compte en privé. Comment peut-il mépriser sa vie au point de passer son temps à écrire des annonces aussi longues et inutiles ? Combien de temps avant que je ne me montre insupportable avec Philia ?

Elle ne répond pas à mes messages, mais c'est ce dont nous avions convenu ensemble. J'aurais pourtant besoin de ses mots.

Tant que je simulais l'amour et ses sensations avec Léonie, je n'avais pas besoin d'entretenir des rapports amoureux avec Philia. Le sentiment, trouble, indécis. Qui me reliait à elle. Ne demandait pas à s'exprimer amoureusement. Je n'avais pas besoin de la voir, pas besoin de l'entendre, pas besoin de savoir, qu'un jour, nous nous rencontrerions. Pas besoin d'imaginer faire, par conséquent, tout ce que deux amoureux ordinaires feraient en se rencontrant. Mais depuis que Léonie est au loin ou délaissée, il me semble que je transpose sur la substance mouvante de mon sentiment des formes plus précisément amoureuses. Et c'est une opération dangereuse. Je ne peux pas, bien entendu, reproduire avec Philia les formes dont je jouais avec Léonie. Toutes ces demandes de câlins, de mots doux, de tendresses. L'abus des surnoms et des compliments. L'excitation et les démonstrations du désir. Tout cela a fait place à quelque chose d'incomparablement plus modeste. C'est que le sentiment est réel, cette fois. Mais, comme toute forme amoureuse, ces formes-là ont également leur caractère répétitif. Combien de fois lui ai-je proposé un marché ces deux dernières semaines ? Pour obtenir, à mon tour, un échantillon de son écriture, le son de sa voix, et finalement pour la voir ? Il faudrait toujours destiner à deux personnes différentes ses sentiments et l'expression de ces sentiments. Afin que les sentiments profonds ne souffrent pas de répétitions navrantes. Et parce que la répétition est beaucoup moins consternante quand les sentiments, dès le début, sont simulés. Avoir à simuler des sentiments qu'on n'a plus, c'est triste. Mais simuler des sentiments qu'on n'a jamais eus, on peut le faire à l'infini et ne s'en lasser qu'à la façon dont on se lasse d'un bon divertissement : en sachant qu'on y reviendra plus tard - inutile alors de changer les pièces du jeu.

Je repense à ce que Philia m'a avoué il y a une semaine exactement. A cette concordance inattendue entre nos rêves. Je lui avais raconté celui que je venais de faire. Elle m'avait répondu simplement... mais plus tard, pourtant. Pas tout de suite. J'ai déjà pensé à ça, moi aussi. A nous errant.

Je ne lui avais jamais parlé d'aucun désir de la sorte, elle ne m'aurait jamais confié le sien si je n'avais commencé à nous imaginer. Vagabondant... Puis expirant.

Quelque part, je voudrais me mettre à vagabonder avec elle déjà. Et mourir, à la fin. Tout ce que j'ai l'impression d'avoir à accomplir auparavant me semble peu de chose, sans signification.

Plaisir

30 juillet 2011 à 18h43

Il y a un certain plaisir, en fait, à converser avec toutes sortes de gens, à plaisanter avec des garçons comme si son existence se résumait à peu près à cela, et à vivre d'autre part, sans que personne ne le sache vraiment, l'intimité la plus pure et les émotions les plus subtiles avec une fille. On pourrait passer une vie entière de cette façon. Et on devrait peut-être le faire.

20h49 Troisième jour que je viens chez mes parents. Demain ils partiront et je resterai. J'aurai à ma disposition leur appartement, les chats et une voiture. Trois jours que ma mère me répète qu'A-M viendra certains jours. Elle me le dit d'une telle façon... Croit-elle que j'aie besoin de cette dondon retraitée pour remplir mes journées ? A-M pourra venir dormir quand elle le souhaite, elle appellera pour prévenir. Après tout, ajoute mon père aujourd'hui, tu as voyagé avec elle, tu devrais être content de la revoir. Ah oui. Et j'imagine que je suis toujours censé, pour être un bon fils modèle, trouver une mie, l'inviter, la présenter ? C'est la perfection même : je dois dormir dans leur appartement mais, n'importe quel jour, A-M peut décider de passer pour dormir. La dondon et moi dans cet appartement... Ils croient vraiment que je ne vais pas déguerpir des lieux dans l'instant ?

Il faudrait que Nate se décide pour une destination. Que je fuie d'ici et laisse les chats avec la dondon.

Surprise

31 juillet 2011 à 16h12

Philia a réussi à se connecter dans l'hôtel où elle était cette nuit. Pour une raison quelconque, j'étais justement en ligne pour elle.

Je l'ai abordée sans songer à avoir des explications et elle m'a dit après quelques instants avoir son portable bloqué depuis le début. Elle n'avait lu aucun de mes messages, ne savait même pas si je lui en avais envoyés. Je les lui ai récrits à sa demande. Tous sauf le premier. Elle ne voulait pas s'endormir avant moi, vraisemblablement, et s'est endormie vers cinq heures et demie, alors qu'elle était toujours connectée. Seule dans sa chambre d'hôtel, dans un village où elle était de passage. Elle semblait heureuse mais je ne lui avais pas manqué. Non, on ne peut pas dire que cela me vexait, puisque je m'y attendais.

J'étais rentré chez moi, aux environs de minuit, avec l'une des voitures de mes parents. En chemin, j'avais déjà cette impression. Singulière, ni agréable ni désagréable. Quand je suis monté chez moi et que je me suis arrêté dans la cuisine, elle s'est confirmée. Je me sentais complètement seul. Libre de tout faire. Pourtant, je n'avais pas beaucoup fréquenté ma famille ces dernières semaines, si l'on exceptait les trois derniers jours. Mais c’était de savoir que le lendemain, ils seraient tous au loin : je me sentais dès ce moment-là complètement seul. Philia n’était pas là non plus. Je n'avais rien à faire, sinon continuer à écrire. Et savourer cette impression.

Je m'apprêtais vraiment à reprendre mon récit, seul et pas à pas, quand Philia est apparue. Je crois qu'elle désirait me voir écrire dans notre conversation ; mais j'étais dans d'autres dispositions.

Peut-être ferais-je bien de décider de ne pas la rencontrer avant d'avoir accompli quelque chose ? C'est une idée. Et ce ne serait que logique : mes repères se brouilleraient si je la rencontrais avant d'avoir tout fini. Je m'en voudrais certainement de ne pas y tenir et d'éprouver le besoin urgent de la rencontrer.

Plan

2 août 2011 à 0h09

Idée de plan pour amener Philia à me rencontrer : ne plus faire d'efforts dans nos conversations ; répondre à ses questions (qui mettent du temps à venir) mais ne plus en poser ; pratiquer nos activités habituelles mais me montrer paradoxalement froid. Elle aura tellement peur de me perdre qu'elle voudra cette fois me rencontrer d'elle-même. De la même façon qu'elle souhaite rencontrer ceux avec qui elle n'arrive pas à discuter convenablement en ligne.

Abandon

2 août 2011 à 14h46

J'ai abandonné mon plan très vite après l'avoir conçu bien sûr. Elle s'en allait et me répondait, sans colère : Tu ne veux pas de moi ce soir. Je n'ai pas su résister à la sobriété de son explication et je lui ai dit le plan que j'avais conçu pour l'amener à accepter, à réclamer que nous nous rencontrions.

Elle m'a dit : Je t'aime, à la fin, et elle se demandait ce que j'en penserais. Je n'en pense évidemment rien de mal, qu'aurais-je à penser de moi ? Je ne peux compter les fois où je lui ai dit un "Je t'aime". En avril déjà, et elle l'avait noté. Il n'avait pourtant pas grande signification... Je l'avais écrit une poignée d'heures avant ma rupture avec Margot. Ce "je t'aime", c'est sans doute ce qui lui fait croire que j'ai commencé avant elle à exprimer mes sentiments.

Quand bien même elle serait maintenant amoureuse de moi. Commencerait à l'être. Je n'en serais pas effrayé parce que je le suis d'elle depuis plus longtemps. En moi est monté le désir sourd qu'elle m'aime d'amour à son tour. Afin que j'aie au moins la consolation de partager ma faiblesse avec celle qui l'inspire. Je ne crains plus ce rapetissement, et j'ai peut-être tort.

Je ne me souviens plus

3 août 2011 à 20h10

Quand je veux me représenter Philia, ce sont les images que j'ai d'elle que je convoque dans ma mémoire. Mais je ne me souviens pas d'elle telle qu'elle m'est apparue la semaine dernière à la caméra. Plus depuis plusieurs jours déjà. Je savais qu'il en serait ainsi. Son apparition n'a donc rien changé à la représentation que je me fais d'elle. Je me souviens de ses yeux, je me souviens du trait de ses lèvres. Je me souviens du haut noir argenté qu'elle portait. Des colliers ou des chaînes qui descendaient jusque sous sa poitrine. Je me souviens du morceau de son dos que l'on voyait parfois dans l'obscurité. Le reste m'apparaît très confusément. Je sais au moins une chose avec certitude : c'est qu'elle était belle. Et c'est tout ce qui compte.

Hier encore, fatigué par mes lectures audio, je me suis allongé sur le lit de mon frère, j'ai affiché l'une de ses images - ma préférée, celle où elle porte un haut bleu clair et où elle a un petit air renfrogné. Je l'ai agrandie suffisamment, j'ai laissé l'enregistrement, et j'ai incliné l'écran de façon à la regarder tout en ayant la tête sur l'oreiller. J'aurais pu passer des heures de la sorte. Quelquefois je fermais les yeux ou je me tournais de l'autre côté ; mais toujours son image me suivait, m'arrachait des soupirs et des attendrissements.

1h40 : Cet après-midi j'étais invité à un pique-nique au bord du R. avec Margot et T., mais je me suis levé trop tard pour m'y rendre. A l'heure où je devais m'y trouver pour tout dire.

Margot m'avait déjà réveillé le matin et j'ai eu du mal à me rendormir. Elle est passée une poignée d'heures en début de soirée ; elle m’a dit (j'étais ailleurs, comme d'ordinaire) qu'elle n'avait plus de sentiments pour Andreï et qu'il n'en avait certainement plus de son côté pour elle.

Quand elle a sonné chez moi, j'étais au piano, en train de répéter un thème que je ne maitrisais pas bien (le thème rythmé que j’ai joué à Philia ce soir). Je ne suis pas tout de suite allé ouvrir et elle s'est impatientée. Puis je me suis remis au piano pour m'enregistrer et elle est encore venue me parler - pour me demander où étaient ses chaussons. Andreï l'a appelée à ce moment-là ; elle est allée s'enfermer dans une pièce.

Toutes ces précautions pour pouvoir constater ensuite qu'il ne lui raconte plus rien et que, surtout, il ne lui demande pas ce qu'elle fait, elle ; il ne cherche plus à savoir quoi que ce soit de ses journées alors qu'elle aurait des choses à lui raconter. Mardi, une infirmière de l'hôpital a appelé Margot pour lui dire qu'il venait de rentrer. Ah... Non... Finalement il vient de repartir en courant. Margot n'a pas pu s'empêcher de rire. Aujourd'hui il lui annonce donc qu'il est rentré, définitivement ; mais il ne précise absolument pas ce qu'il a fait pendant sa fugue. Le seul argent qu'il a, c'est celui que Margot lui a donné samedi. Il n'a pas eu la fierté de refouler sa requête, et il n'a pas eu la force de chasser Laure. En somme, déclare Margot, je lui sers juste de distributeur de billets. Je ne vois pas pourquoi il reste avec moi autrement.

Moi, je me contente de rire, et de toute façon elle a décidé de ne plus prendre qu'à la légère ses tribulations ; elle ne ressent plus rien pour lui ; il lui est indifférent désormais qu'il chute ou qu'il se rétablisse. Elle dit seulement qu'il pourrait au moins ne faire que chuter — ou ne faire que remonter la pente. Dans les deux cas, ce serait plus digne, plus cohérent. Je hasarde l'une ou l'autre informations sur Philia, en retour, et elle me demande si nous avons donc toujours des choses à nous dire.

Bethany ne répond pas à son message ; elle lui racontait qu'elle avait rêvé d'elle ; plus précisément, qu'elle avait rêvé de sa mort — de son suicide, je crois : Bethany était avec elle sur une île déserte, un prêtre indigène avait décidé qu’elle était folle et qu’elle devait mourir, et elle s’était jetée dans la mer du haut d’un rocher. Mais Bethany met toujours du temps à répondre, surtout quand elle est dans l’une de ses phases mystiques où elle s'imagine qu'elle doit se remettre en question.

Les autres

4 août 2011 à 5h13

Les autres. C'est là ce qui ne va pas. Je me suis détourné des autres pour Philia quand elle aurait dû me permettre de ne jamais me détourner d'eux.

Je me suis détourné des autres pour Philia parce que, précisément, elle était celle qui me laissait une entière disponibilité de leur côté et grâce à laquelle j'aurais dû toujours m'intéresser à eux. Et toute ma liberté, tout mon intérêt, j'en suis venu, paradoxalement, à ne les consacrer qu'à un seul objet : Philia.

L'infinité des autres m'empêchait justement de l'aimer trop. En février, en mars, j'avais je ne sais combien d'amorphes à qui distribuer des attentions et de gentils mots avant de pouvoir - enfin - parler à Philia... Et de lui dire seulement ce qui ne ressortissait pas aux attentions et aux gentils mots. Toute fibre sentimentale en moi était déjà à l'excès remuée, émoussée, lassée, usée.

Mais maintenant que je ne vois plus qu'elle parce qu'elle n'obstrue pas mon champ de vision, maintenant je l'aime trop et mon amour tourne à la monomanie : je ne peux plus rien voir d'autre qu'elle avec méthode et plus de deux instants. Il faut que je revienne vers les autres. Il faut que je les remette entre nous. Y compris ces inutiles petites filles pour qui il faut être là, à tout instant là, qui vous réclament et qui se contentent ensuite de dire : tu me manques, en pensant qu'on leur reviendra.

Il faut que j'use tous les jours ma fibre sentimentale, il faut que je l'irrite jusqu'au dégoût, pour ne plus penser avec Philia qu'à la description objective du monde.

A quand

15 août 2011 à 3h07

A quand l'instant où je me réveillerai et prendrai conscience ? A quand l'instant où je me dirai : Qu'est-ce que j'ai fait ?

Mon Dieu, qu'est-ce que j'ai fait ? Mais pourquoi j'ai quitté Margot ? Quel besoin j'avais de te quitter ? Suis-je donc complètement insensé ?

Je me prendrai la tête dans les mains et je ne comprendrai plus. Elle était pourtant celle qui te soutenait en tout, celle qui croyait en toi. Celle qui, encore maintenant, te soutient et se sacrifierait pour que tu réussisses. Etc., etc.

Cet instant n'arrivera jamais, parce que je ne veux pas qu'il arrive. Je serais trop embarrassé. Je trouverais cela déraisonnable et pathétique. Donc il n'arrivera pas.

Je ne m'étonne même pas qu'elle continue de me soutenir. Ou si je m'en étonne, je me dis qu'elle ne devrait pas, qu'elle est au second plan maintenant, que je le lui rends très mal - avec cet infini mauvais gré qu'elle ne semble plus voir. La persistence de son soutien m'embête. Je préfère ne pas la remarquer, ne pas m'en étonner. Il n'y aurait pourtant pas lieu de m'en étonner particulièrement : elle reste ma meilleure amie, ne peut-elle me soutenir en tant que telle ? Même Bethany. Si je suis très proche d'elle lorsqu'elle est présente, il suffit qu'elle soit au loin, dans l'exploration de ses horizons toujours nouveaux, pour que je n'aie plus rien envie de lui dire. Je ne sais pas lui écrire de messages. Au bout de quelque temps d'absence je ne pense plus à elle et c'est une torture de lui écrire. Pourtant, quand elle sera là de nouveau, je serai si curieux de tout apprendre, je serai si désireux de tout lui dire. Et tout redeviendra comme avant.

Désespoir

18 août 2011 à 6h03

Comment peut-elle être. Cette tragédie perpétuellement présente, éternellement douce et toujours ravivée ? C'est ce que je me demande chaque fois. C'est ce que je ne comprends pas : comment peut-elle l'être après tout ce temps d'harmonie ? A une période de l'année où l'on n'a d'ordinaire plus rien à partager ? Après tout ce temps de bonheur aussi, car elle était heureuse. Après tout ce temps d'amour, même, parce qu'elle m'aime. Bien qu'elle n'ait pas la sensation de l'amour.

Et pourtant... Je ne l'ai jamais sentie aussi vive. Et son désespoir aussi grand. Aussi terrible. Dans sa discrétion. Par tout ce qu'il lui fait cacher, par tout ce qu'il lui fait dire et remuer en elle, dans des fulgurances insoutenables. Insupportablement belles. Par tout ce qu'il pourrait lui faire faire, enfin.

Par désespoir elle pourrait cesser de me parler. S'éloigner au moins pour un temps. Et elle l'a déjà fait, au fond - par désespoir également. Pourquoi ne saurais-je plus l'accepter maintenant sans éprouver une affliction immobilisante ?

Elle disait vrai quand elle prétendait être capable, en quelques jours, de se détacher de moi. La nuit où nous devions trouver des paroles méchantes à nous dire. Elle disait vrai aussi quand elle m'a rassuré, ensuite ; et quand elle m'a répété, à l'instant, qu'elle m'aimait. Un jour, je te dirai une chose très cruelle, et tu devras me tuer. D'accord ? Elle m'aime, mais cela ne l'empêcherait pas de se détacher de moi. Et de ne plus me parler, car quel intérêt y aurait-il de me parler ? Cela n'a rien à voir : si elle me fuyait, ce serait précisément pour ne plus me parler et mieux m'aimer. Je suis désespérée parce que je fais semblant d'être intéressée, semblant d'être contente, et semblant de t'aimer. Cela aussi n'a rien à voir : elle m'aime, mais il faut faire semblant tout de même. Je suis sûr qu'elle pensait exactement cette phrase, jusqu'à la fin. Je sais aussi, malgré le choc que j'ai reçu, qu'elle m'aime et qu'elle aime son sentiment. Il est une jolie chose. Comment s'en passerait-elle ? De la parole, oui. De moi, oui. Mais de cela. Difficilement. Peut-être de cela aussi, à la fin ? Peut-être.

Je vais aller jouer du piano encore. J'aurais pu pleurer auparavant. Je serai triste malgré tout.

L'étrange, c'est qu'elle ne sent le plus son désespoir que dans les moments où elle est le plus occupée et entourée. Dès qu’elle retourne à la solitude, à l'inaction, elle se trouve presque heureuse. Son désespoir est toujours là, mais il dort.

Préférence

19 août 2011 à 18h56

Je n'avais pas dormi trois heures quand ma mère m'a réveillé. Elle proposait de passer me chercher afin que je déjeune avec mon frère et peut-être m'occupe de lui ensuite. J'ai accepté, parce que j'ai pensé que j'avais des fruits et légumes à lui transmettre.
Il était onze heures quand elle est arrivée ; je buvais mon thé et avais entamé une tartine ; elle l'avait bien vu mais elle a tout de même trouvé à me dire : ne mange pas maintenant !

J'ai dit : Si.

J'ai continué de manger et elle s'est manifestement sentie obligée de monologuer en marchant dans le fond de la cuisine (pour se donner une contenance) : Je ferai à manger pour midi et demi parce que je dois partir ensuite ; mais vous pourrez tous les deux manger plus tard. On fait comme ça ? D'accord ? (Avec l'accent aigu et affectueux que je déteste.) Elle a répété : On fait comme ça ?

J'ai dit : Oui.

Elle a confirmé : Vous pourrez manger vers une heure. Nous étions chez moi ; une fois là-bas, elle a dit : Je fais tout de suite à manger, parce que je dois partir, moi. Mais vous pourrez manger vers midi et demi. Il me semblait avoir à peine installé mon ordinateur quand elle a dit : C'est prêt ! Venez manger maintenant !
Il était midi. Et elle a insisté sans la moindre hésitation : Venez manger, maintenant ! Allez ! Plusieurs fois. Voilà comment est ma mère.

Après déjeuner, je me suis rapidement endormi et mon frère a tout fait pour me réveiller. A chaque fois que je sortais de mon sommeil, je prenais une voix très calme, comme si je ne m'étais pas vraiment endormi. Il ne le sait pas, mais quand je suis fatigué de la sorte, je suis comme rempli de tendresse ; j'avais de nouveau envie de penser à Philia ; de penser à Philia amoureusement.

Ce qui est certain, c'est que je préfère m'occuper du désespoir de Philia plutôt que des anxiétés de Margot. Ce n'est pas que ces anxiétés soient basses et matérielles, c'est qu'elles sont impérieuses, c'est qu'en s'exprimant elles se font nécessairement tyranniques - et je crois que Margot ne s'en rend pas bien compte, alors qu'elles n'ont jamais été aussi ouvertement pressantes.

Le désespoir de Philia, lui, me semblera toujours beau et d'une forme de beauté absolument douce et suave. Quand bien même il me tiendrait à l'écart et me ferait souffrir. Je serai reconnaissant à Philia des souffrances qu'elle m'infligera, tandis que le harcèlement de Margot me fait tout juste souffler d'ennui. Je comprends mieux son désespoir, bien mieux que j'ai jamais compris l'hypocondrie neurasthénique de Margot.

Je me souviens comme je m'asseyais à côté d'elle dans les couloirs, au début, en attendant que ses maux de tête diminuent. Et déjà cela m'embêtait. Je regardais devant moi, je faisais taire mon ennui en pensant que je l'aimais. Son état ne me touchait pas.

Je ne peux être le garde-malade que des filles comme Philia.

Lundi

23 août 2011 à 3h41

Je suis resté allongé sur un terrain du campus. J'ai regardé le ciel et les passants, et je savais que tout cela aurait aussi bien pu exister sans Philia. Cela aurait été tout aussi désespérant.

Je me suis installé pour manger près de la cathédrale. J'avais le choix entre une chanteuse baroque accompagné à la guitare. Par un musicien tatoué et crâne rasé qui avait l'air d'un skinhead punk. Et un bal de tango improvisé - musique crachée par deux enceintes vieillotes, accents des violons étrangement attirants et nostalgiques. Une trentaine de personnes à peu près s'étaient données rendez-vous sur une place à l'écart. Il y avait l'une de mes professeurs de russe. Je les ai regardés, ai téléphoné à Nate et suis rentré en suivant à vélo un bateau-mouche nocturne. Sur lequel jouait un violoniste accompagné d'une boîte à musique. Je l'avais entendu de loin mais l'avais d'abord cherché en vain, c'est en suivant les quais pour rentrer que je l'ai retrouvé. J'ai adapté ma cadence et je suis resté à sa hauteur tout le long des quais.

Puis Margot a réussi à me traiter de minable. Dans une de ces conversations téléphoniques où elle semble toujours attendre - que je reste, que je m'étende, que je raconte tout et n'importe quoi. Où elle ne se résout jamais à me quitter. Elle me dit : Au fond, tu ne m'as quitté que pour une histoire de fesses. Il te fallait une plus jeune, c'est aussi simple que ça. Puis elle attend, presque confortablement, que je continue de parler après cette sortie - prononcée sur un ton aigre et péremptoire. Moi, je ris, mais elle ne rit pas du tout. Et qu'elle m'ait dit auparavant avec mépris : Tu n'es même pas capable d'obtenir de voir ta Philia, ne l'empêche pas de maintenir que ce n'est qu'une histoire de fesses.

J'essaie de lui expliquer que je n'ai pas besoin de calmer, de rassurer Philia autant que je devais le faire avec elle ; elle me rétorque ceci qu'elle a relu tous nos messages et qu'elle a pu en voir l'évolution, depuis le début jusqu'à la fin : une lente et irréversible dégradation. Tu crois peut-être y échapper avec Philia ? J'essaie de lui dire que j'étais celui qui s'ennuyait et que je suis maintenant celui qui aime. Elle me répond : Tu crois que tu lui dis des choses différentes de ce que tu me disais à moi ? (Je prononce un oui mitigé en hochant la tête.) Eh bien tu te trompes, tu lui dis exactement la même chose, mais tu ne t'en souviens plus. Tu te persuades que tu lui dis des choses différentes, mais c'est toujours le même langage, les mêmes expressions, les mêmes promesses. Tu as aussi joué le rôle de l'amoureux avec moi. Seulement tu préfères ne plus te le rappeler.

Que puis-je répondre à cela ? Rien. Mais elle attend tout de même, et l'appel s'éternise.

S'émerveiller

29 août 2011 à 21h02

Je m'émerveille peut-être trop. L'une des rares occasions où Philia arrive à me blesser, c'est lorsqu'elle me dit : Tu trouves tout merveilleux. Et ce tout n'est que la relation que j'ai avec elle.

Cette nuit où je m'étais énervé en silence contre elle. Avais achevé de m'épuiser au piano, étais allé me prostrer dans mon lit pour cuver mon désespoir. Je lui avais lu à haute voix un article de mon journal. J'y parlais d'elle - je faisais le point sur notre rencontre, sur ces six mois. Elle m'avait dit en riant : Tu trouves tout merveilleux. Il était près de huit heures du matin, je la quittai rapidement, cessai brutalement toutes nos connexions - mais elle ne s'aperçut pas de cette brutalité. J'étais sorti de mes mauvaises pensées auparavant : j'y retournai à l'instant, à la simple idée que je ne savais pas même être cynique. C'est complètement désespéré que je suis endormi.

Cynique : n'est-ce pas pour moi une obligation d'être cynique ? Une obligation en tant que diariste, en tant qu'écrivain ? Comment puis-je me satisfaire de tout trouver merveilleux ? S'il en est ainsi, c'est que je m'aveugle, c'est que ma lucidité souffre de lacunes. C'est que je ne suis pas encore dans les bonnes dispositions pour bien écrire.

Philia, quant à elle, est suffisamment cynique et suffisamment neutre à la fois - suffisamment froide, distante, inaccessible à toute émotion superlative. Pour être vraie, elle n'a pas besoin de soumettre ses émotions au crible de l'observation objective : celle-ci est à tout moment plus forte que l'émotion en elle. Et Margot qui voulait transcrire la candeur de ses émotions avant qu'elle ne soit gâchée par la conscience lucide... Vain dilemme des natures passionnées que méconnaît Philia. Philia est dans les dispositions idéales pour écrire, et il m'arrive de la jalouser, de la haïr pour cela. Moi, celui qui porte le projet de son roman. Qui exposais à sa vue, honteux, le désastre de mon abattement, de mes doutes, de ma stérilité. Moi à qui elle donnait le coup de grâce : Tu trouves tout merveilleux. Je lui suis inférieur et je viens lui expliquer mes angoisses... Plus jamais je ne m'y abaisserai - ou le moins possible, car je me connais : il y a des angoisses que je ne sais pas réprimer, ces angoisses-là assurément.

Ce matin encore, elle m'a redit que je m'émerveillais à tout bout de champ.

Dimanche matin, pourtant, elle s'était écriée : Demain, je veux que tu me lises deux articles ! Je lui en avais lu un. Nous avons pris l'habitude de lire mon journal, la nuit, lorsque nous ne lisons pas autre chose. L'article que je lui avais lu, cette nuit-là, n'était pas pour la rendre confortable. Elle a bien vu que je voyais trop de choses ; elle ne conteste pas les impressions que je peux avoir sur elle : que serait-ce si nous nous rencontrions ? Ce qu'elle n'a fait remarquer qu'à cause de mes questions renouvelées pendant la nuit.

Taire mes enthousiasmes, à défaut de savoir ne plus les ressentir ? Peut-être. Philia est mon modèle, et elle ne le sait pas. Elle trouverait absurde cette phrase, elle trouverait absurde que je l'envie pour cette raison. Ne puis-je être content que mon rival le plus craint soit aussi mon amoureuse ? Me disais-je il y a deux ou trois semaines. Et je répondais : Non. Je ne peux m'en contenter. Rivale, oui, amoureuse, oui. Mais si au moins elle avait un tant soit peu conscience de ses prédispositions ! Si au moins elle pouvait comprendre que je l'envie ?

Avoir une raison de lui en vouloir

5 septembre 2011 à 14h56

L'avantage des filles qui ne s'empressent pas de vous satisfaire, c'est qu'on a des raisons de leur en vouloir ensuite, et qu'elles comprennent elles-mêmes qu'on leur en veuille.

Alors oui, Margot se serait certainement montrée à moi toutes les fois que je le lui aurais demandé. Peut-être serait-elle restée plus longtemps encore que Philia la nuit - bien que dans les faits j'arrive à retenir Philia une heure ou plus après qu'elle songe sérieusement à partir. Elle m'aurait exprimé ses sentiments.

Margot m'aurait rassuré chaque fois que j'aurais conçu une crainte. Elle aurait répondu à toutes mes questions et à toutes mes requêtes, dans la mesure du possible. Mais elle n'aurait pas compris que je lui en veuille. Après tous ces efforts faits pour moi. Il y avait des moments où je lui en voulais, quoi qu'elle ait fait et peut-être, justement, parce que je ne m'empressais pas autant à la satisfaire quant à moi. Je devais refouler mon ressentiment ; je croulais malgré tout sous ses reproches.

Avec Philia, c'est tout l'inverse. Elle comprendrait que je lui en veuille, elle aime que je lui en veuille, je sais pourquoi je lui en voudrais. Et c'est infiniment reposant. Je ne lui en voudrais peut-être pas exactement pour les refus qu'elle m'oppose : mais j'aurais malgré tout une raison de lui en vouloir.

Suspension

9 septembre 2011 à 15h40

Je suis dans l'attente de connaître le nouvel état d'esprit de Philia. C'est étrange, cette joie qu'elle a manifestée lorsque je lui ai fourni des échantillons mon écriture cet été. Elle est censée m'écrire sur papier ses pensées et me donner à voir ainsi son écriture. Elle ne voulait pas m'attrister cette nuit.

De quoi s'agira-t-il ? Je sais ce qu'elle a décidé : qu'il faudrait cesser de nous aimer pendant un temps. Qu'elle en avait assez que je l'aime, et de m'aimer. Mais ce sont les motifs qui m'intéressent, et ce sont les motifs qui seuls pourront m'attrister. Tout me paraît un jeu autrement.

Quoi ? Seulement parce qu'elle s'est endormie la nuit dernière ? Seulement parce que je l'ai suppliée de revenir et que nous avions déjà pris toutes nos dispositions pour nous regarder mutuellement et pour lire ensemble ?

L'idée que nous cessions de nous aimer - de nous parler par conséquent - de me déplaît même pas. Tout de suite j'ai pensé que je pourrais mieux remplir ainsi mes obligations sociales présentes. Léonie qui est revenue depuis plus d'une semaine et avec qui je n'ai pas eu de vraie conversation depuis vendredi dernier ; qui a cessé d'apparaître, avec qui je dédaigne de faire le moindre effort. Je ne manquerais pas de discussions, il me serait toujours donné de me confier. Et si même il me fallait éprouver une obsession amoureuse, je trouverais bien quelqu'un vers qui tourner mes pensées. S'il me devenait trop douloureux de penser toujours à Philia.

Ou bien c'est parce que j'ai réellement réussi à la faire se sentir indigne ? Vulgaire, indigne de moi ? Je ne lui ai pas parlé du piercing, du tatouage. Qu'indirectement elle me racontait vouloir se faire. Mais j'ai fait mention de l'alcool, des drogues. De sa capacité présumée à coucher avec le premier garçon venu. Je lui disais cependant qu'elle s'efforçait de paraître vulgaire et qu'elle faisait exprès de l'être. Ce avec quoi elle était d'accord, avant qu'elle se mît à observer de grands silences de cinq, de sept minutes. Je n'avais jamais formulé de jugement auparavant, sur aucun de ses penchants, sur aucun de ses désirs. N'en est-elle pas venue à penser qu'elle était vulgaire malgré tout ? Qu'elle devait l'être un peu, nécessairement, en s'efforçant de paraître vulgaire, en faisant exprès de l'être ?

Résolution

10 septembre 2011 à 16h24

J'ai l'impression de comprendre encore moins que hier. L'état où est plongée Philia. Je ne comprends pas la fermeté de ses silences, la violence de sa résolution. Car il semble bien qu'elle ait pris une résolution : sinon, pourquoi s'obstinerait-elle dans ces silences soudains ? Je voyais bien qu'elle pouvait me répondre ; elle me répondait presque avec hâte parfois - en attendant juste un peu pour que ne soit pas évidente sa capacité à me répondre.

Mais, si elle avait pris une résolution, pourquoi se mettrait-elle encore en ligne pour moi ? Si elle avait pris la résolution, par exemple, de ne plus rien me dire de ses pensées secrètes ? Pourquoi est-elle restée jusqu'au petit matin ? Si longtemps que c'est moi qui ai brisé nos liens à mon réveil à dix heures.

Elle semblait d'accord avec chacune de mes interprétations. Au moins avec la première, de manière explicite. Pourquoi, dans ce cas, ai-je toujours l'impression de ne pas la comprendre ? Peut-être a-t-elle pris une résolution, et celle-là même que je supposais ; peut-être ne l'exprime-t-elle avec cette violence que parce qu'elle n'a pas le courage de s'y tenir. Elle ne rendrait pas si apparente sa résolution si elle avait le courage de l'exécuter : elle l'exécuterait froidement, calmement, presque sans me prévenir ; elle ne chercherait pas à lire mes réactions ou à les provoquer ; elle n'attendrait pas de moi que je prenne la même résolution de ne plus lui parler, ou que je m'emporte contre elle pour lui rendre sa décision plus facile.

C'est cela qu'elle veut, en somme. Que je sois fort pour elle. Que je m'éloigne le premier. Que je l'aide, que je l'accompagne, que je la conforte dans sa résolution de ne plus m'aimer, de ne plus me parler...

Malade

2 octobre 2011 à 13h02

Je suis toujours aussi malade ; ma toux n'a pas diminué et j'ai vomi des glaires pendant une heure à mon réveil. Je n'arriverai à rien aujourd'hui. Tout comme hier.

Je reste si inactif, si dépourvu de toute volonté, que ma pensée revient inlassablement à Philia. A son mécontentement subit cette nuit. Je n'ai pas pu lui raconter d'histoire dans ces conditions. Elle s'est endormie, je l'ai imitée, sans prendre le soin de rester connecté. Comment lui raconter une histoire et ignorer le fait qu'elle est contrariée pour une raison que je ne saisis pas bien ?

Ce n'est pas notre malentendu le plus spectaculaire ou le plus incompréhensible. Mais comme je ne fais rien et que j'ai tout loisir d'y songer, il me bouleverse beaucoup plus que certaines de nos précédentes bouderies. Tantôt je lui en veux de ne pas m'avoir permis de lui raconter cette histoire - que je lui avais promise, qu'elle attendait. Tantôt je suis simplement terrassé par la peur qu'elle ne m'aime plus et je voudrais juste savoir qu'elle pense toujours à moi.

Je compte me faire porter malade toute cette semaine. Ce qui ne m'empêchera pas de me déplacer, de vaquer à mes occupations. De travailler. Je veux simplement pouvoir passer cette journée à m'en vouloir, à penser à Philia et à déplorer son éloignement. Au lieu de la passer à lire comme je devrais le faire.

Tristesse

2 octobre 2011 à 23h16

Je me languis tellement que j'ai une envie de pleurer impossible à réaliser. Je me languis de voir Philia apparaître. De lui parler. De lui raconter enfin l'histoire promise.

Je suis triste que nous soyons capables de nous priver aussi bêtement du plaisir d'une histoire et du bonheur silencieux de nous savoir aimés de loin. Du bonheur de notre éloignement.

Nous quitter de la sorte. Pourquoi ne lui ai-je pas raconté l'histoire ? J'aurais pu le faire, malgré tout ; j'étais sûr autrement de faire de notre éloignement un supplice de tous les instants.

Morne supplice, absurdement morne, dans lequel je ne sais pas la part que j'ai. Elle m'en veut, mais m'en veut-elle pour les bonnes raisons ?

Je suis dans ce degré de tristesse où l'on ne peut plus se masturber pour s'occuper et où l'on ne se masturbe pas encore pour se détruire. A moins que, dès le début, il s'agissait de me détruire. Je ne sais pas ; pourquoi aurais-je voulu me détruire ? C'est donc que mon mal-être serait plus profond ? Qu'une simple langueur amoureuse ?

Je parle à la violoniste, qui semble être, presque, une Philia balbutiante. Une Philia avec un an de retard. Elle vagabonde la nuit, seule, et dort sur des plages isolées. Elle ne prévient jamais quand elle part, et part toujours dans les endroits les plus décisifs de la conversation. Rien que de frustrant et de ridiculement inachevé. Mais c'est peut-être ce dont j'ai besoin maintenant.

Léonie est en ligne. Je n'ai pas seulement fait l'effort de répondre à son dernier message. Samedi matin. Elle me demandait si j'allais mieux. Est-ce qu'on peut se permettre de ne pas répondre à un tel message ?

Je m'allonge sur le parquet, sous les enceintes diffusant la musique. Pour attendre.

J'imagine ce que je confierai à Bethany, qui ne répond pas au téléphone. J'imagine que C. sera à côté de nous, et m'entendra dire. Que B., curieusement, ressemble au meilleur ami de Lolita, mais avec des cheveux longs - je l'imaginais beaucoup plus séduisant ; et j'ai trouvé son image sur le site d'une de ses nombreuses conquêtes.

Je ne sais déjà plus ce que j'imaginais d'autre ? En essayant de me le rappeler, je n'ai eu que des idées tristes, alors qu'il faut bien évidemment que mes propos soient d'une nature ambiguë, à la fois déconcertants et jubilatoires.

Hier soir, avant de parler à Philia. Et peut-être parce que je n'avais pas vraiment envie de lui parler. J'ai donné à une fille quelconque - de Normandie, comme beaucoup de mes interlocuteurs en ce moment - l'occasion de m'aborder. En peu de phrases, comme elle ne voulait pas me raconter comment sa mère l'avait abandonnée, elle m'a rappelé que je devais lire et je me suis retrouvé lui faisant la lecture. Alors que j'avais une voix râpeuse et proche de l'extinction, et que je connaissais à peine cette fille.

Elle semblait contente ensuite, spécialement de me dire que sa soeur, avec qui elle allait dormir, criait pour que je cesse.

Léonie a voulu que nous nous échangions nos numéros il y a quelques semaines. Voilà que je dois en plus lui envoyer des messages le soir pour qu'elle s'endorme. Confidence déjà faite à Bethany. C'est amusant, cette conception de l'amoureux abstrait qui survit à tous les amoureux bien physiques. Oui, c'est amusant. Et fatigant. Quand apprendrez-vous la liberté ? Et à voguer vers d'autres horizons ? Et à savoir maintenir le cap sur ces horizons ? Suffisamment longtemps. Pour me laisser tranquille dans ma maladie et dans mes cogitations ?

Philia

3 octobre 2011 à 14h13

Nous nous disputons une fois toutes les deux semaines au moins. Il faut compter trois jours pour qu'elle m'explique ses reproches. Nous passons donc trois jours dans le doute et, quand nous nous réconcilions, nous retrouvons, nous revoyons, c'est alors tout comme si nous recommencions à nous aimer pour la première fois.

Je devais trouver moi-même la raison pour laquelle elle m’en voulait. C’était la même qu’avant mon voyage à T., lors de notre première fâcherie. Elle est toujours aussi étrange, ou dérisoirement impénétrable, et ne m’a pas fait comprendre avant ce matin que je devais moi-même trouver la raison et la rassurer. Je t'en veux parce que tu ne sais pas pourquoi. J’avais passé cinq heures dans l’incertitude ; j’étais resté quatre heures à dormir sous ses yeux.

Comme elle acceptait de me voir, je me disais qu’au fond elle était rassérénée depuis quelque temps et voulait seulement ne pas le montrer. Pourquoi ne l’aurait-elle pas été ? Mais elle était toujours aussi triste au matin ; elle n’en avait presque pas dormi.

Je me servirais d’elle, donc. Mais je ne veux pas me servir de toi, surtout pas. Et c’est ce qu’il fallait lui dire.

Elle a voulu passer toute la matinée avec moi, malgré les quelques cours qu’elle avait ici et là. Elle s’est même montrée à moi, à la fin. Après que je lui ai joué du piano, après que j’ai projeté notre rencontre et tout ce que j’imaginais : que ce serait une rencontre purement physique ; que je la toucherais, que je l’embrasserais. Ces mots que je ne lui dis jamais — nous n’avons même jamais abordé le sujet de la sexualité.

Elle souriait. Elle ne voulait pas s'en aller. Même quand j'eus coupé le son et l'image. J'en étais presque ennuyé pour elle, plutôt que flatté.

Je n’en sais pas vraiment plus, au fond, sur ce qui lui fait penser que je me sers d’elle. Ce qui est certain, c’est qu’elle sent notre inégalité. Qu'a-t-elle à m'apporter ? Des souffrances, la vivacité des souffrances, des heures d'efforts bizarres, la joie de consolations qui se font attendre. D'autant plus saisissantes qu'elles se font attendre. Et qu'elles effacent, mais pas tout à fait encore, l'impression de versatilité grotesque attachée aux choses de l'amour.

Discordance

7 octobre 2011 à 16h58

J'ai été réveillé deux ou trois fois. A huit heures par un message de Margot. A dix heures par une sonnerie, peut-être aussi par un message de Léonie. Ce sont pendant les deux dernières heures, de dix heures à midi, que j'ai dormi du sommeil le plus lourd.

A huit heures je pensais déjà à envoyer un message à Philia. Quelques phrases dansaient dans mon esprit engourdi. A dix heures, j'en avais pris la décision mais d'autres phrases s'étaient ajoutées ; ou d'autres souvenirs, car il fallait que je lui rappelle mercredi, que je lui rappelle lundi surtout, cette journée de lundi où nous sommes restés si longtemps ensemble, où elle ne voulait pas partir, où à la dernière minute encore elle se plaignait de ce que nous soyons restés ensemble aussi longtemps, elle n'avait plus envie de partir, elle n'arrivait plus à se détacher de moi, et ce n'était pas bien ! Harmonie, sourires, veston noir qu'elle enfilait, avec des boutons d'argent, proprement serré ; ses mouvements rapides, son espèce d'instinct à se placer de profil sur sa chaise, comme pour se dérober à moi sans y paraître.

Je ne savais pas encore dans quel ordre j'ordonnerais tous ces éléments. Ces images, ces phrases. Je me suis rendormi et à mon réveil définitif, à midi, j'avais tout perdu. J'ai pris le bus pour avoir le temps de retrouver ces phrases et de les mettre bout à bout dans un ordre à peu près convenable. Ces phrases qui m'avaient attendri, rempli d'une sorte de tristesse délicieuse :

7 octobre 13h36 Quand je me suis endormi, je pensais de nouveau à toi avec chaleur. A partir du moment où tu m'as dit que tu pensais froidement à moi, je crois, j'étais content de penser à toi. Mais je trouve que tu te montres souvent désagréables la première ces derniers jours. Et c'est tellement étrange, quand je repense à notre réconciliation de lundi. Comme nous étions bien ensemble alors ! Est-ce que nous devons vraiment essayer autant de nous faire souffrir ? Je ne sais pas. Tu ne trouves pas tout cela étrange ?

14h04 Hier soir tu m'as demandé de te parler et je voyais bien que tu étais sincère et affectueuse, à ce moment-là. Mais tu n'as pas insisté, et tu n'as rien dit ensuite. Est-ce que je peux te parler si tu ne fais pas de même, ma Philia ? Si je sais que tu ne fais pas de même. Je me servirais de toi, au moins par moments, si cela ne me gênait pas, si cela ne m'arrêtait pas. Tu étais toi-même mécontente de tout ce que je t'avais écrit mercredi. Et tu avais peut-être raison. Je ne voulais pas risquer de te mécontenter davantage.

Pour nos dernières paroles, les plus affreuses au fond, à cause de leur froideur persistente, je m'étais enfin couché dans mon lit. J'étreignais mon oreiller, un peu, pas tout à fait. Mais j'amais Philia presque avec bonheur. Et nous savions que la conversation n'aurait pas d'air achevé ou cohérent ; qu'elle se terminerait sur une note discordante qui ne dit pas sa discordance.

17h Non, pas hier soir : mercredi soir. J'avais l'esprit troublé. J'avais l'esprit troublé. Depuis huit heures, je pensais à t'écrire un message. J'avais l'impression que la nuit n'était pas encore finie. Et je me suis réveillé deux fois, ou trois. J'aimerais te jouer du piano, mais je suis déjà très engourdi. J'aimerais te regarder dormir toute une nuit.

Pensée

9 octobre 2011 à 16h04

Avec Margot, j'ai renoncé au monde de la campagne. A un monde fait de sage simplicité et de bonheur domestique. Le monde de Philia est plus inquiétant. Est-ce que j'en ai déjà rencontré les limites ? Elle disait être plus amoureuse que moi ce matin. Dans le même temps, elle envisageait de dormir désormais à son retour de l'université, pour sortir seulement à son réveil. C'est-à-dire dans la nuit. Qui est notre temps à nous.

Et comme je ne sais pas quoi faire dans la journée, qui n'est pas le temps de Philia et qui n'est plus le temps de personne. Ni de Léonie, ni de Théodore ; et d'une nouvelle personne encore moins. J’ai envoyé un bref message à Bérengère après être allé voter. Je lui ai ordonné de voter pour le candidat socialiste originaire de la même ville de province qu’elle (M). Je ne me suis rendu compte de cette coïncidence qu’au moment où j’ai essayé de l’en convaincre. Inutilement, car elle n’avait jamais vu sa carte d’électeur et ne savait pas où elle était censée voter.

Si je te donne des instructions à suivre, c’est parce que je sais que tu n’as pas d’opinion et que tu n’irais pas voter spontanément. Lui ai-je expliqué au téléphone - elle était d'accord. La prochaine fois, je te donnerai à choisir entre plusieurs candidats, de tous bords, mais tous minoritaires. Ou il n’y aurait pas de plaisir.

Je reste persuadé que les vraies présidentielles ont eu lieu aujourd’hui. Les suivantes seront juste une élégante foire, où il s'agira de s'amuser. Mais de s'amuser sans conséquence. Et je ne suis pas sûr de vouloir me livrer à une nouvelle débauche de démonstrations politiques.

Matins

10 octobre 2011 à 15h53

Je sors manger le soir comme si j'avais travaillé tout le jour durant. Alors que je viens généralement de passer douze, treize heures, plus qu'une demi-journée, en compagnie de Philia - et cela, personne ne s'en doute.

Je sors le soir avec le souvenir de la nuit précédente ; je reviens quelques heures plus tard pour m'apprêter à une autre nuit avec Philia. Nous commençons par nous parler entre vingt-et-une heures et minuit. Nous parlons jusqu'à ce que la fatigue nous emporte. Emporte l'un de nous et force l'autre à une veille tendre et patiente. Nous nous attendons, nous dormons ensemble, nous nous regardons dormir. Nous ne partons plus pour dormir, ou lorsque nous nous réveillons ; nos couchers et nos réveils ne marquent plus la fin de nos entretiens : nous reprenons la discussion dès que nous nous réveillons. Parfois même nous nous réveillons tous les deux au même moment ; c'est arrivé ce samedi ou ce dimanche. Samedi matin, car nous pouvions nous voir tous les deux, les yeux hagards, sortant d'un sommeil où nous avions succombé plus ou moins inconsciemment. On ne peut pas dire involontairement, car il y a une certaine douceur à s'endormir ensemble et à cent lieues de distance l'un de l'autre. Nous reprenons lentement nos esprits, nous commençons une conversation langoureuse, pendant des heures, sans nous lever ni vraiment remarquer la lenteur de nos répliques. Nous nous disons ce que nous n'avons pas pu nous dire, et qui nous grise si bien que les heures du matin insensiblement s'écoulent. Nous nous quittons vers quatorze heures, les lundis. Nous nous quittons à l'heure où nous devons partir physiquement de chez nous. Et nous ne nous déconnectons plus pour faire notre toilette ou pour déjeuner.

Hier, à treize heures je devais partir. Elle a pu me voir jusqu'au bout me préparant - ou plutôt quittant l'écran pour aller me préparer et revenant pour boire mon thé en souriant. J'allais voter, trouver le bureau de vote, déposer mon bulletin en jetant un coup d'oeil sur la populace. L'une des militantes, lorsque j'ai déposé mon obole, a déclaré que nous pouvions donner plus, parce que ça ne suffisait évidemment pas. Non merci, ai-je répondu.

J'ai de la difficulté à distinguer les jours relativement à Philia. Tout me semble une vaste journée d'amour ininterrompue. Une journée qui couvrira bientôt une année entière peut-être. Journée ininterrompue malgré toutes nos disputes et les moments où pourtant je ne pense plus à elle que comme à une partie très isolée de mon existence.

Et tout à l'heure, j'ai confondu pour la première fois deux éléments, deux personnages de son univers. Les jours, les heures sont trop bouleversés avec elle : notre espèce de routine cybernétique s'asseoit sur les toutes les habitudes, et renverse celles que le rythme de la vie sociale nous aurait poussés à prendre ordinairement dans la réalité.

Après que je suis allé voter, dans un monde maintenant gris - l'éclat du jour ne perce plus à travers les rideaux. J'ai attendu Philia, sagement, en regardant la télévision et en me morfondant un peu. Philia ne venait pas, j'étais presque heureux de cette liberté qu'elle me donnait. J'en ai profité pour parler plus assidument à d'autres personnes. A un pauvre bougre qui me prenait au début pour une fille, avec qui j'avais résolu de m'amuser, mais qui, il y a une semaine, était venu me trouver, ivre et éploré, et me dire qu'il aimerait parfois m'élire pour confident et me parler plus fréquemment. Il ne me prenait plus pour une fille, étrangement. Or, je voyais hier soir, un peu par hasard, qu'il disait être de S. Sans doute la raison pour laquelle je l'avais contacté en premier lieu. Je l'ai donc abordé, décidé à lui proposer une vraie rencontre à brûle-pourpoint.

Il habitait dans la même ville que Margot. Nous avons eu une conversation bizarre, presque sérieuse, presque intime, longue et précipitée. Je l'ai quitté à trois heures du matin. J'avais nécessairement moins envie de le rencontrer ; mais je le lui avais décrit, dès le début, dans les détails la manière dont cela se passerait ; et nous avions finalement échangés nos numéros de téléphone. Il m'a dit savoir que je faisais le tri dans mes contacts. J'étais intrigué, c'était en partie faux (puisque je ne supprime personne), et j'ai tout de suite pensé qu'il le savait par Théodore. Mais ce n'était pas Théodore : c'était P., son amie laotienne, dont j'ai marqué l'esprit en conversations seulement. J'ai eu une sorte d'émotion indéfinissable en lisant son nom. En sachant que c'était elle, et qu'elle parlait de moi. Elle était étonnée, comme lui, de figurer toujours parmi mes contacts. Et cette fille, je le sais, est dotée d'une personnalité intéressante. Ce n'est pas parce que je ne lui parle pas, que je n'aime pas lui parler, ni surtout que je ne l'apprécie pas. Sans doute par elle qu'il a su que je n'étais pas une fille. Créature exaltée qui, comme Théodore et comme tous ceux qui l'entourent, cherchent sans le savoir la vérité dans les conversations.

Il me faudra un jour rendre hommage à cette communauté. Je me suis couché le coeur léger, en prévenant Philia de m'appeler dès qu'elle se réveillerait, pour me réveiller également. Elle l'a fait ; j'étais tellement fatigué que je me suis rendormi pour une heure au bout de quelques échanges. Sur le dos, littéralement, alors que ça ne m'arrive jamais. Elle m'a laissé un message d'amour, que j'ai lu vers six heures. Et à midi, elle était bien là qui m'attendait, se mettant en ligne dès que j'étais apparu. Pour que nous ayons la conversation habituelle du soir - entre midi et quatorze heures trente.

Substance de l'amour

14 octobre 2011 à 15h52

Je ne sais pourquoi j'ai maintenant l'impression que, dans ma relation avec Philia, la seule expression renouvelée de nos sentiments me contenterait. Nos conversations auraient l'amour pour unique objet, comme unique substance. Il ne me serait pas seulement supportable de ne pas leur donner d'autre substance : il me serait presque désagréable d'avoir à le faire à présent.

Je ne veux plus lui raconter mes journées. Je ne veux plus lui raconter mes rencontres, mes impressions. Pour les soirées à venir, je n'envisage que ceci : Philia et moi, présents l'un pour l'autre, nous rappelant de loin en loin notre présence, elle s'endormant, faisant je ne sais quoi, et moi écrivant, pour moi seul.

Lui raconter tous ces événements, ce serait comme... Faire des remous à la surface d'une eau paisible et pure. Mêler des impuretés à quelque chose d'indéfiniment pur, qui aurait pu demeurer dans ce sommeil de la pureté une éternité durant. Je ne veux pas troubler nos sentiments. Je ne veux pas offenser sa retenue. Et peut-être que je ne veux pas non plus étouffer sous de vains récits l'espèce de désespoir qui l'a tenue loin de moi ces trois derniers jours.

Appel de Margot

16 octobre 2011 à 1h11

Margot semblait contente d'avoir croisé deux anciens camarades en même temps. V, celui qui a profité d'une fête arrosée pour l'embrasser maladroitement, une unique fois, et qui s'est avisé soudain de la reconnaître. De s'arrêter pour la saluer - je me souviens qu'il n'avait même pas levé les yeux vers elle il y a quatre ans. Il savait par L que Margot était célibataire depuis peu. L avec qui il dormait, dans le même lit, jusqu'à un âge avancé.

L avait retrouvé l'une des soeurs de V. en travaillant un été à la préfecture. Elle s'était présentée comme la soeur de Margot ; aussitôt la fille avait su de qui il s'agissait, disant que V. avait beaucoup parlé de Margot à un moment.

V. avait d'abord hésité, l'avait dépassée à vélo, mais il s'était arrêté quand elle s'est retournée. Pendant qu'elle lui parlait sur le trottoir le long des quais, elle a remarqué une fille qui attendait le bus près d'eux et baissait la tête, comme si elle ne voulait pas les reconnaître. C'était Céleste. J'imagine aisément l'expression de surprise exagérée qu'elle a prise lorsque Margot l'a appelée.

Sait-elle maintenant que Margot et moi sommes séparés ? N'importe. L'acné que Margot a perdue en un an, recouvre maintenant le visage de Céleste tout entier. Une multitude de petits boutons, non pas irrités ou rougeoyants comme ceux de Margot l'an passé, mais plus nombreux, beaucoup plus denses. Et voilà que Margot est heureuse de m'annoncer que nous irons sans doute manger ensemble au foyer - ou peut-être pas avec V, mais au moins avec Céleste.

Epuisement

23 octobre 2011 à 6h15

Maintenant que nous ne nous disputons plus, n'avons plus à nous réconcilier, nous n'avons plus autant à nous dire.

Mais ce n'est pas gênant. Nous nous sommes trop disputés, nous nous sommes trop dit notre attachement. Voilà que déjà je n'ai plus besoin que nous arrivions à quelque chose dans nos conversations ? Qu'elles aient un but, une cohérence ? Et elle non plus, semble-t-il.

Nous restons là, comme hébétés par le contentement de nous savoir là et de n'avoir rien à dire.

Je l'avais vue qui était apparue, ce soir, plus tôt que d'habitude. J'avais à faire à ce moment-là (à dîner, notamment), mais j'ai pensé que si elle était apparue dans l'après-midi, j'aurais certainement choisi de ne pas répondre à son appel tacite.

Parce qu'alors j'avais envie de penser à elle. Une envie délicieuse et quelquefois doucement violente. Et que je serais moins bien arrivé à penser à elle si j'avais dû lui parler.

Etrange

28 octobre 2011 à 2h31

C'est étrange. J'en suis à me demander comment nous faisions auparavant, Philia et moi, pour nous raconter des histoires à tour de rôle. Pour arriver, dans la même soirée, à tout nous dire l'un sur l'autre. Toutes nos impressions ?

Maintenant c'est elle qui se confie, qui me raconte tout, absolument tout. Et je ne vois plus comment je pourrais décemment ajouter mes confidences aux siennes. Comment ne me suis-je jamais dit, tous ces mois avec elle, qu'il valait mieux se confier à quelqu'un qui ne nous dit rien, et recevoir les confidences de ceux à qui l'on ne dit rien ? Voilà ce sur quoi je médite depuis le début de ses histoires. Je ne veux pas lui raconter mes journées ! Je ne le peux pas !

Ce qu'elle me dit est intéressant. J'oriente toujours ses récits, quand il le faut, et ma curiosité est sincère. Mais elle ne me demande plus mes journées. Cela ne l'intéresse donc plus ? Mes rencontres ? Mes discussions ? Mes sentiments pour C. ? N'importe quoi.

Parle-moi. Raconte-moi quelque chose. Tu ne me racontes pas ta journée ?... Où sont passées ces phrases ?

Interrogations

29 octobre 2011 à 16h54

Est-ce parce qu'elle est devenue plus charnelle à mes yeux que je ne la vois plus partout ? Désincarnée, elle pouvait épouser l'univers entier. Incarnée, elle se fige nécessairement dans son enveloppe.

Ou est-ce parce qu'il y a C. maintenant ? C. et tous ceux que j'ambitionne d'approcher ? C. qui m'a fait regretter hier de ne pas m'être levé plus tôt, en dépit de ma fatigue, pour aller au foyer à midi et, peut-être, l'y voir ? Qui m'a fait désirer d'y aller, d'abord. Pour quelle autre raison y serais-je allé ? Je l'ai tellement désiré, j'ai tellement souhaité l'apercevoir un instant, que je suis resté dans mon lit, sans volonté, sans même penser précisément à ce qui voulait m'obliger à me lever et à sortir.

Je n'y ai toujours pas joué de piano... Il me reste lundi, avant la reprise des cours et de l'existence normale du pensionnat. Lundi, il faut que j'aie été dans le pensionnat, pour être déjà une sorte d'habitué lorsque je me heurterais à d'autres pianistes. L'image de C. passant soudain près de moi, fière et résolue, tandis que je baissais la tête d'un air rêveur, et souriais imperceptiblement. Cette image ne me quitte pas.

Incarnation

5 novembre 2011 à 13h08

En presque dix mois, j'ai connu si peu de ratés dans ma relation avec Philia que je ne sais pas comment j'arriverais à supporter l'imperfection dans de nouvelles relations amoureuses.

J'ai échoué cette nuit à lui raconter quelque chose à voix haute. J'étais fatigué ; mes souvenirs, mes mots s'organisaient médiocrement. Mais il y en a si peu depuis le début, de ces ratés, que cela ne compte pour ainsi dire pas. C'est comme un rappel de ce qui pourrait être la substance de nos rapports, qui l'est dans toutes les autres amours - j'ai trouvé que Louis "grinçait" sur Skype avec son amoureuse. Et qui n'est qu'un jeu pour nous.

Mercredi soir, mon récit oral était parfait, aussi composé et fluide que le tout premier. Et cette nuit ma seconde histoire était si laide qu'elle s'est endormie.

Dès qu'il y a de l'oralité, il y a des ratés. Ma relation avec Bethany en est pleine malgré tout ce qu'elle présente d'idéale : des bredouillements, une question qui intervient trop tôt ou trop tard, une histoire qui ne vient pas au bon moment. Idéale dans l'ordre des relations normales. Mais pas idéale comme peuvent l'être seulement les relations désincarnées. Désincarnées quant aux mots, et incarnées pour le reste, qui se passe de mots. Des relations où les paroles échangées soient privées de chair, et demeurent dans la perfection de l'abstraction.

Quand elle est apparue à la caméra. Etendue en profondeur face à la caméra. Un coussin sous les coudes ou entre les bras pour se rehausser, et se reposer alternativement. Elle avait un haut rouge comme un vin opaque et capiteux ; il lui couvrait entièrement les épaules, et ses cheveux flamboyaient, parfaitement beaux dans leur désordre. Ils ne tombaient plus le long de ses tempes. Ils se déployaient partout ; se mêlaient, s'entrecroisaient ; et ce désordre était chaste et enfantin. Tout autour de ses yeux atones et du trait impassible de ses lèvres.

Son incarnation est complète. Maintenant, quand je pense à elle, c'est son corps que j'évoque, que je désire. Je la désire depuis que je me suis réveillé. Je la désire depuis trois heures. Je me suis recouché pour mieux la désirer. Pour sommeiller dans la simplicité de ce désir. Et ce désir m'émeut aussi fort que le faisait ma fascination.

Où s'en est allée la Philia qui vagabondait ? La Philia qui m'inspirait des histoires ? Cette ombre immense qui m'éclairait tout l'univers ? Et malgré tout, elle reste si pure dans son incarnation. Si abstraite. Aussi idéale que si elle était restée une idée. Il n'y a pas de ratés de son côté ; elle ne se montre que silencieuse, ne m'a jamais fait de récit oral, ne me permet même pas d'entendre le froissement de ses draps, le bruit de ses doigts sur le clavier.

Il ne faudrait pas que nous parlions, le jour où nous nous rencontrerons. Il faudrait que nous murmurions, que nous glissions nos paroles, comme des souffles, à l'oreille l'un de l'autre. Que tout ne soit que murmure dès le moment où j'entrerais dans sa chambre et où nous nous ferions face. Et si nous finissions par parler, il faudrait parler aussi lentement, aussi posément que si nous composions nos réponses dans nos dialogues en ligne.

Parole

11 novembre 2011 à 17h35

J'aurai bientôt tellement parlé qu'il me faudra me replier sur moi-même pendant une longue période. Pendant plusieurs années tout renfermer en moi-même, avant d'avoir de nouveau le désir de me confier et de reprendre la parole.

C'est ainsi que, déjà, les choses se sont passées au sortir de mon enfance : j'avais été, pour mes parents, pour mes premiers camarades, si transparent. J'avais eu un nombre si satisfaisant de contacts - certes, pas autant que j'en ai maintenant, et pas au point de ne pas souffrir du sentiment de ma solitude. Mais j'avais eu l'occasion, couramment, quotidiennement, d'exprimer mes petites impressions, et tout en gardant mes lourds et mes précieux secrets amoureux, j'avais si naturellement saisi ces occasions que j'ai dû me taire pendant plusieurs années pour être pris d'une véritable envie de me confier. J'avais mangé la parole comme tout enfant ; je n'ai connu la valeur de la parole qu'en m'enfermant dans la chambre et en refusant les rapports trop courants, trop faciles.

Je n'ai plus envie de me confier. Et je n'aurais jamais cru que cela serait possible un jour. Je ne vis plus pour trouver les moments de dérouler ma confession. Je vais vers les autres avec pour objectif de leur en dire le moins possible sur moi. Noble aspiration, la plus logique quand on cherche la compagnie des autres. Et il va bien falloir que je n'aie plus du tout envie de leur parler.

Groupe

12 novembre 2011 à 3h25

Pendant la conférence, jeudi après-midi, j'ai cherché à en savoir plus sur le groupe des nav. J'ai trouvé les photos d'une de leurs sorties estivales. On les voyait sauter ensemble dans une piscine. Se livrer à des sports de plein air. Se pousser, s'amuser. J'ai reconnu C sur quelques photos (les yeux amenuisés) et, sur une image, Céleste. Il n'y avait pas une image où on ne les voyait sourire éperdument et se démener à l'unisson.

C'était bien un groupe religieux. Les quelques commentaires sur le site disaient toujours : la relation avec Jésus a changé ma vie. Ce qui devrait répondre aux interrogations sur ce qui fait l'originalité de ce groupe. Mais où est le changement ? Où est cette "relation avec Jésus" ? Ce qu'on voyait sur ces images, loin de l'air épanoui et serein qu'on attendrait, c'étaient les mêmes sourires, les mêmes délassements, la même excitation aveugle que dans n'importe quel groupe qui ferait une sortie.

Je me suis dit : ces gens avaient juste besoin de faire partie d'un groupe, et l'identité religieuse est un prétexte tout comme un autre au regroupement. Puis, comme mardi soir j'ai pensé en me rembrunissant : Est-ce que je veux vraiment me mêler à ces gens qui profitent d'être dans un groupe, peu importe qu'il soit religieux, pour y reproduire tous les comportements de groupe actuels ? Est-ce que je m'abaisserai à frayer avec des gens qui, pour la plupart, ont juste peur de la solitude et avaient besoin de faire, de dire quelque part ce que tout le monde fait et dit ?

Non, tout de même pas. Et Aglaé, qui se penchait pour lire mes notes, a tout de suite vu une phrase de mon journal qui apparaissait au bas de la page. Elle a détourné les yeux avec un faux air d'ingénuité, puis nous avons ri ensemble : Elle pouvait continuer de regarder, il n'y avait qu'une ligne de visible. Oui, eh bien c'est suffisant pour que je comprenne tout. Elle s'est éclaircie un peu la voix ; haussait les sourcils, et maintenait une main près de son visage, en guise de paravent. La phrase était : Je me demande si je dois appeler la jeune fille rencontrée lundi soir.

Rapport

7 août 2012 à 15h34

Le sentiment d'être séduisant. Débordant de santé. Propre et conquérant. N'aura duré qu'un petit moment.

J'ai les cheveux courts mais je suis aussi abattu qu'auparavant.

Je ne me décide pas à. Sortir. Aller à la mairie refaire mes papiers. Faire des courses. Passer chez moi de nouveau pour aérer la cuisine - odeur de brûlé affreuse, qui persiste, qui semble s'épaissir encore. Simplement me promener. Regarder les passants et respirer la vie à pleins poumons - c'est l'expression ?

Je crois en avoir assez de tous ces gens à qui je m'attache uniquement parce que je tiens à ce qu'ils me soient attachants. Mes derniers échanges avec Léonie me l'ont confirmé : je me suis attaché à elle parce que je n'avais pas fait suffisamment de rencontres ; et uniquement parce que je voulais croire à la magie d'une rencontre cybernétique. Et il en est de même pour tant de gens, maintenant.

Cette volonté - de les trouver attachants - serait encore bien légitime si elle reposait sur des appréciations justes et particulières. Mais les motifs que je me mets devant les yeux sont comme autant de prétextes. Pour oublier qu'en réalité n'importe qui ferait, aurait fait l'affaire. Si je n'avais pas ce besoin de trouver les gens plaisants, ils ne suffiraient pas à soulever mon intérêt - naturellement, ils ne soulèvent d'ailleurs pas mon intérêt.

Hope va entrer en hypokhâgne, il faut donc que tu lui accordes une attention particulière. Anaïs est gravement malade, il faut donc qu'elle te soit agréable. Baptiste, Paciane. Ils s'intéressent à toi, ce qui est un exploit : il faut donc que tu trouves des choses à livrer, et rien qu'à eux. Et qu'importe qu'il n'y ait pas d'autre trait de caractère intéressant. Ils sont censés te plaire, tu dois leur faire don de toi en conséquence.

Heureusement qu'il y a ceux, comme Elizabeth, comme Théodore, que je ne peux m'empêcher d'apprécier. Auxquels je suis attaché même lorsque je ne suis pas d'humeur à trouver n'importe qui attachant. Sans ceux-là, je finirais par croire que personne ne l'est intrinsèquement. Ou qu'ils le sont tous à égalité, ce qui revient au même, et qui rendrait toutes mes rencontres pareillement vaines. Presque vaines.

Théodore a vaincu Léonie - cette phrase résonnait dans ma tête il y a quelque temps. Frissonnement d'une jouissance insoupçonnée. A l'idée qu'une compagne se soit fait vaincre par un camarade ?

Je n'attends plus mon amoureuse comme l'été dernier. Je ne connais plus les grands désespoirs qui ponctuaient l'espérance. Je suis retourné à cet état nauséeux, simplement désespéré, qui était le mien tous les étés précédents depuis de longues années. Je végète, je me masturbe, j'essaie de lire, je ne me détends que devant la télévision.

J'ai des compagnons à qui penser pourtant - des compagnes, pour mener des existences parallèles à la mienne. Jamais je n'en avais eu autant que maintenant. Cette dernière année m'a apporté plusieurs de ces repères, de ces illuminations dont chacun et chacune auraient fait la joie de mon été une autre année.

Mais ce n'était donc pas suffisant. J'avais besoin de cette diminution de mon être.

Et écrire me donne une envie de me salir encore plus forte, irrépressible, tellement j'ai du mal à trouver les mots.

Impression

8 août 2012 à 11h39

J'ai l'impression de m'enfoncer sous des milliers de mots. De ne faire que m'enfoncer, cet été, dans un amas toujours plus étouffé de mots insonores.

Et j'en ai assez d'écrire à tout bout de champ : J'ai l'impression que, le sentiment que, la sensation que ; je me dis que ; je pense que ; il me semble que. Je ne me renouvelle pas. Mais comment me passer de ces tournures ? Tout ce que j'écrirais me semblerait immédiatement bancal, imprécis, faux.

Ces autres filles

11 août 2012 à 13h29

Quand je mettais sur la balance une année de travail et une année d'oisiveté, je n'avais même pas pensé une seule fois à Auriane ou à Magdalena. Je ne m'étais pas ressouvenu non plus de Juliette, que je rencontrerais, à qui je me lierais, dont je ferais une camarade permanente.

J'ai nombre d'histoires à commencer ou à reprendre. Je laisserai à Bethany le soin de choisir si je partagerai ses cours ou non. Si elle décide que oui, quel trio je formerai avec elle et Marianne ! Comme il me plaira de jouer le prétentieux, de nouveau ! D'énerver Marianne et de déconcerter Bethany, à chaque fois ! Tout me semblera neuf, car peu importe ce que je dirai pour énerver Marianne, peu importe que je ressasse des opinions, des goûts mille fois exprimés : l'essentiel sera de passer pour prétentieux.

C'est décidé, j'ai un rôle pour l'année, et ce rôle rendra toutes choses nouvelles.

Je t'attends

18 août 2012 à 23h21

Je t'attendrai une semaine, et tu reviendras. Je t'attendrai un mois, et tu reviendras. Puis tu partiras trois mois, et tu reviendras un soir encore, une unique fois comme à chaque fois. Puis tu partiras une année, et je serai toujours là à t'attendre, jour après jour, sans te réclamer. J'aurai à t'attendre dix ans ainsi ; au bout de dix ans tu reviendras, pour une unique nuit, encore. Mais ce sera la dernière nuit car ensuite je t'attendrai en vain.

J'aurai pris l'habitude d'attendre. Progressivement. Le mois, l'année, la décennie auront la même durée que la première semaine passée à guetter ton apparition. Je me mettrai en ligne tous les soirs, et chaque soir fourbu, je m'endormirai en renonçant aux autres. La fatigue ira s'accroissant, les soirées seront toujours plus courtes, et mes patiences, adoucies. Tu viendras toujours au moment attendu. Même à la fin, à l'extrême fin de nos vies, tu n'auras pas failli à notre rendez-vous : je savais que la mort te précéderait, et je n'aurai pourtant pas cessé de t'attendre.

Journée

19 août 2012 à 1h43

Pendant plusieurs instants aujourd'hui, étendu sur la terrasse chez mes parents, j'ai fixé la verdure, la lumière, la chaleur en face de moi, et malgré mon scepticisme retournais toujours à la pensée que j'étais décidément - désormais ? - à mille lieues de la sexualité et des frustrations du désir. La chair des femmes - la chair de n'importe quelle femme extraordinairement faite passant près de moi : je l'aurais considérée avec indifférence. Pas seulement avec indifférence. Dans une stupeur inflexible. Je me rappelais toutes les fois où, cet été chez moi, j'avais cédé à une petite débauche solitaire. La stupeur demeurait. Comme un écoeurement tenace après des relents fétides. Il s'agissait de la plus belle chose du monde : le corps de la femme. Objectivement. Je le pensais toujours. La plus belle chose du monde. Mais pourquoi vouloir la toucher ? A quoi bon ? J'étais étonné - pour la combientième fois ? - de constater que mon incompréhension de la sexualité ne procédait pas d'un dégoût intellectuel. Je la vivais, je la sentais dans mes entrailles. Et cette stupeur qui me saisit, je ne la comprends pas plus que son objet.

J'ai eu une pensée pour Philia en partant ce matin pour le premier magasin de meubles. Puis, plus vraiment. J'aurais peut-être dû sentir un peu plus comme il était bizarre de devoir paraître amorcer une nouvelle période de ma vie. Alors que je me sentais si peu d'humeur à un recommencement. Mais je n'ai rien vraiment senti, ou pas assez longtemps.

Je me suis cherché un rôle, et je l'ai tenu. Père et mère font les introductions, on nous guide, on me montre quelque chose, je dis quelques phrases et me montre attentif (ce que je cherche, les points négatifs), puis père et mère se chargent de dire les compliments qui s'imposent (oh oui, c'est une belle pièce, c'est un beau bois, tu es sûr que ça ne te convient pas ?). J'observe un silence neutre, on peut passer à autre chose. Je n'ai besoin ni de mentir, ni de trop parler.

J'ai réellement cru qu'ils mentaient - qu'ils jouaient leurs rôles - lorsqu'ils ont fait d'emblée des compliments dans le second magasin (celui du centre-ville, plus petit, où l'on ne pouvait éviter les vendeuses). Pas du tout : ils se persuadaient eux-mêmes que ces meubles étaient plus jolis. Résultat : c'est là que nous en avons pris, tout de suite, alors que rien ne me plaisait de prime abord. Huit mille euros pour une table, des chaises et un buffet.

A dix-huit heures passées, je suis encore allé avec mon père - sa proposition - au magasin de meubles suédois bon marché : cent euros une table à monter. Et tout de suite à notre disposition. J'ai droit aux observations les plus fraiches de mon père : ton frère commence à s'intéresser (parce qu'il cherchait un fauteuil où s'asseoir et ne cachait pas qu'il s'ennuyait), il commence à comprendre que ses amis ne sont pas de vrais amis ; depuis la fin du collège aucun n'est venu lui rendre visite : aucun. Je ne fais toujours pas l’effort de répondre — les vrais amis ne viennent pas davantage ; ce n’est pas ainsi qu’on les reconnaît ; et pourquoi mon frère chercherait-il de vrais amis ?

Il avait un peu plus d'acné sur le visage que d'ordinaire aujourd'hui. Mais, au moment d'entrer en classe de seconde, j'avais déjà tout le front recouvert de boutons. Il n'en aura jamais autant que j'en ai eu, et je n'en ai pas de jalousie. A la façon dont il se prépare pour séduire les filles, je crois sentir qu'il n'y a aucune urgence en lui. Il pourrait traverser les années de lycée sans amourette, il n'en serait pas inquiété.

Mon besoin d'amour, dans ces années-là, était aussi pressant qu'étaient nuls mes efforts de préparation. Il a peut-être pris un tantinet exemple sur moi : lui, au contraire de mes parents, doit deviner dans ma légèreté combien l'attente m'est supportable. J'ai aussi appris à me préparer, d'ailleurs ; quand une adolescente comme Lise vient me parler (elle a l'âge de mon frère), il m'arrive de penser que, dans trois années, elle pourrait faire une amoureuse très comestible. Cela demande des années de préparations diverses. Mais je ne suis pas pressé, et si rien n'aboutit finalement, je ne serai pas déçu.

____

Philia n'est pas apparue ce soir. Je n'ai pas l'impression qu'elle joue au même jeu que moi.

Je me suis demandé à qui j'allais me confier. Envoyer des messages à Paciane ? Pourquoi faut-il que chaque période de ma vie me soit représentée par un confident en particulier ? Ce que je dirais à Isabelle, je pourrais le dire à Paciane ; pourtant, c'est vers Isabelle que je me tournerai, parce que c'est la confidente du moment.

Chaise longue

19 août 2012 à 16h07

Couché sur la chaise longue, de nouveau. Mais la chaleur est étouffante aujourd'hui. Etourdissante. Impossible de penser à quoi que ce soit.

Isabelle. J'ai échangé avec elle plus qu'avec la plupart de ceux dont je cite les noms régulièrement dans ce journal. Et cela en un mois. Cela donne à réfléchir.

17h43 Le discours amoureux entre nous est comme un filtre qui empêche de nous comprendre. Nos conversations sont des parties d'échec où chacun avance ses pièces en soupesant bien son coup et sa réplique. Comment retrouver cette communication directe où nous ne poursuivions aucun but et où je n'avais que le souci de l'honnêteté ?

Elle m'a peut-être compris certaines fois. Je crois me souvenir que ses réactions laissaient transparaître qu'elle me comprenait. Mais maintenant j'ai pour but de la garder, et cette intention rend indéchiffrables toutes paroles vraies.

Elizabeth

23 août 2012 à 19h50

J'ai dit à Elizabeth que Juliette serait son substitut, sa représentante. Mais elle sera bien plus que ça en fait : elle la remplacera purement et simplement. Dans mon esprit autant que dans le monde physique.

La manière désinvolte dont elle m'a répondu la dernière fois. Cela me donnait juste envie de rire, et de lui écrire, à elle, des lettres d'amour pour m'amuser. Je savais que son éloignement ne me ferait plus rien ; que notre relation devait finir ; et que cette fin, de par sa nécessité pleine et naturelle, serait quelque chose de tout à fait charmant.

Je sentais en outre que Juliette avait acquis la légèreté d'Elizabeth. Le ton, la désinvolture à son degré convenable. Je le sentais : si, désormais, je voulais des échanges et des réponses à la Elizabeth, je n'aurais qu'à me tourner vers Juliette. Je ne cesserais pas vraiment d'aimer Elizabeth - de l'estimer. Puisque je continuerais de l'aimer et de l'estimer en Juliette.

Il me deviendra juste complètement inutile de continuer une relation avec l'originale.

Ebloui

24 août 2012 à 18h23

Je ne sais pas combien d'idées ont déjà guidé mon existence et irrigué mes pensées. Je me souviens par exemple de l'habitude que j'avais, au lycée, de disserter sur l'amour-propre et l'humilité. Je crois aussi me rendre compte de la prégnance de mes idées sur l'amour dans mes réflexions, ces dernières années et jusqu'à maintenant.

Rarement cependant je me suis senti aussi ébloui qu'à présent par une idée. Depuis que j'ai mis en mots mon pressentiment. Depuis que toute conversation me semble réfléchir le phénomène de la parole, et que toute relation humaine me paraît réfléchir celui des relations humaines. Il est toujours question de ce que j'aime dans une conversation, ou chez les autres, et je ne forge de jolies conversations et de jolies amitiés qu'en me moquant de ceux qui ne savent parler que d'autre chose. Les conversations où il est question d'autre chose ne m'intéressent pas. Et je ne m'y intéresse pas plus qu'auparavant. Mais je ne peux plus parler, je ne peux plus avancer dans une relation, sans voir que je cite d'autres paroles et que je me réfère à d'autres relations. J'en reste accablé. Je peine à me reprendre. Je sens pourtant la nécessité de me reprendre. Parce que j'ai trop longtemps été imprégné d'un amour de la parole ?

Deux idées majeures s'opposent en moi et je ne peux exclure l'une ou l'autre parfaitement ? Mais la dernière semble déjà l'avoir emporté. Déjà j'arrive à grand peine à concevoir que j'aie pu converser sans me rendre compte de cette duperie. Qu'il y a six mois encore ? Qu'il y a un an du moins ? Je ne portais pas ce fardeau ?

Cette idée m'éblouit, m'accable, et, de même que je ne voyais pas comment je me délesterais de la notion d'ennui, je ne sais pas envisager d'avenir où cette idée ne me poursuive. Même quand je m'en serai défait, elle restera. Dans les tréfonds de mon silence. Mon éblouissement restera aussi. Je continuerai de regarder sur le côté, fixement, les yeux baissés et habités par une lumière étrange, tenace quoique vacillante.

Ne suis-je ici-bas que pour déconstruire ce qui fait la vie des hommes ?

___

Heureusement, je ne sais pas encore exprimer mon idée d'une manière compréhensible. Toutes mes tentatives se sont soldées par des échecs. Peut-être cette idée ne me hantera-t-elle, justement, que tant que je n'aurai pas su la formuler correctement ? Peut-être qu'elle cessera de me hanter lorsque j'aurai enfin su l'exprimer d'une manière qui restituera tout ce qu'elle soulève en moi de pensées, tout ce qu'elle touche, tout ce qu'elle implique, tout ce qu'elle signifie pour moi ?

Pourquoi

25 août 2012 à 2h40

Ce que je fais avec Isabelle. Lui exposer tout ce que je fais, tout ce que je pense. Dès que je le fais, dès que je le pense. Je le faisais avec Philia, et je suis loin de l'amour. Ce que je fais avec Hope. Ces lectures à voix haute depuis hier - c'est elle qui me fait la lecture ! Je le faisais avec Philia, et je suis loin de l'amour.

Bien loin, bien loin de moi tout sentiment. Ce sont de purs esprits. Quelle affection éprouver pour de purs esprits ? Même à supposer qu'un élan d'affection soit possible, d'esprit à esprit, je ne projette rien qui puisse servir de support - pas plus immatériel que physique - à une tendresse éventuelle. Pourquoi ?

Pourquoi pas avec celles-ci ? Ou bien pourquoi pas cet été ? Quelle est la bonne question ?

Sans repères

29 août 2012 à 18h46

J'ai envie de mourir, sans repères.

Qui peut me dire à quoi je sers ? Y a-t-il une seule des personnes qui me sont proches qui en est capable ?

C'est à moi qu'on demande toujours quelle importance on peut avoir pour moi. Et je sais l'expliquer. A Elizabeth, à Philia, à tout le monde vraiment.

Et ma nécessité à moi ? Que me disait la Québécoise l'autre nuit ? Que les paroles des autres sont vaines sans personne pour les recevoir ? L'écoute qui les met en valeur ? Mais je ne vais plus pouvoir écouter.

Bethany ? Bethany n'a pas besoin de repères. Ne suis-je pas aussi solitaire qu'elle ? D'ici quelques jours, quelques semaines, ne me serai-je pas accommodé de ma situation ? Et comme je chérirai alors ma liberté nouvelle !

Tous ces gens que je n'aurai plus à voir. Que je n'aurai plus à écouter.

Oui, mais, en attendant, c'est Margot et Nate que je vais devoir fréquenter. Encore. Elle veut me donner des documents demain matin. Je ne veux pas. De quoi me sont-ils le repère ? Que m'indiquent-ils ? Médiocrité, ma médiocrité.

Bethany. J'ai envie de l'appeler, j'ai envie qu'elle me dise. Mais saurait-elle me le dire ? Quel est mon rôle ? Mon rôle auprès d'elle. Le rôle que je continuerai de jouer ! Suis-je un repère pour toi ? Et pourquoi Bethany ne serait-elle pas mon repère ? Ne suffit-il pas de savoir que nous comptons l'un pour l'autre ? Et, forts de cette pensée, traverser l'existence. Traverser ses vastes étendues stériles. Avons-nous même besoin de toutes ces précisions ?

Liberté ? Je voulais dire stérilité. Liberté n'est que l'autre nom du désespoir.

J'ai encore reçu un appel tout à l'heure. J'ai eu trois interlocuteurs en tout. Le dernier voulait savoir pourquoi je n'étais pas présent aux journées d'information. J'ai dû lui expliquer que cela ne faisait qu'une heure que j'avais un poste. J'ai vérifié auprès de Margot : mon nom n'a pas été prononcé, à aucun moment pendant les appels. Ces messieurs cherchent à me faire culpabiliser pour ne pas se sentir eux-mêmes coupables.

Si j'obéis en tout point, et endosse ma charge dès à présent, je perdrai mon rendez-vous avec Juliette vendredi. J'ai l'affreuse conviction - pressentiment - que si je ne la vois pas vendredi, je n'aurai jamais le temps de la voir, pas dans de bonnes conditions. Il faut que je la voie vendredi, avant le commencement de cette année, pour qu'elle me devienne un repère, un appui. Autrement, je serai un parmi tant d'autres - et elle aussi, un changement parmi beaucoup d'autres qui l'éclipseront. Ce rendez-vous, c'était presque ma seule perspective tangible. J'en avais besoin pour clore mon hibernation.

La nuit va se poursuivre. Je la sens longue et interminable.

"Tu étais prêt à venir me voir le soir même, et voilà que tu n'as plus envie de me voir du tout ? - Mon envie de te voir était un désir de fuite. Je pouvais échapper au désespoir qui me guettait ; tu m'y aurais aidé. Mais maintenant que j'en suis submergé, tu ne m'es rien qu'un petit élément indifférencié, dans le décor de mon désespoir. Tu ne peux plus rien m'être que ça."

Je serais venu aujourd'hui, comme je le lui ai proposé. Je me serais difficilement imaginé riant, curieux et aimable. Pourtant je l'aurais été. A partir de la semaine prochaine, en revanche, je ne m'imagine pas autrement que terne et impuissant à me relever de mon abattement. Je m'imagine dormir entre les cours, dans les salles de professeurs. Et si l'on me fait une remarque à ce propos, je sourirai en faisant mine de rire un peu, et j'articulerai : Insomnies.

D.

8 octobre 2012 à 20h21

A quinze heures, je me posais dans la salle des professeurs, désireux de partir tôt, attendant juste d'avoir rédigé ma dernière retenue, heureux en fait de n'avoir pas croisé D.. Elle est arrivée. A blagué avec S. (le remplaçant), s'est mise près de moi, avec son sourire contraint. Et jusqu'au dernier moment, je ne croyais pas, je ne voulais pas croire qu'elle vînt pour moi.

Je n'ai pas laissé paraître mon espèce de surprise. De déception. J'ai essayé de faire comme si j'avais préparé quelque chose. Comme si je savais quels cours j'allais livrer dans une semaine ou plus. Comme si je n'avais pas oublié que, à cette heure le lundi, nous étions censés échanger.

Elle me répondait sèchement. Chacune des choses que je lui disais vouloir faire, ou avoir faite, la laissait perplexe, dubitative. Elle regardait bientôt ailleurs, se rembrunissait, fronçait les sourcils. L'air de penser : "Mais pourquoi je l'ai laissé faire ?"

Puis. Soudain. Elle était au bord des larmes. Alors que je continuais très gravement à lui dire ce que je projetais de faire, je me suis redressé d'entre mes papiers et je l'ai vue qui, une main à hauteur de la bouche, tentait d'en cacher les coins. Ces coins qui s'abaissaient nerveusement. Elle avalait sa salive avant de répondre, je restais un peu plus plongé dans mes notes - mais comment ne pas entendre l'inflexion aiguë que prenait sa voix, sur le point de se briser ?

Etait-ce moi qui... ? Elle ne me regardait pas, mais... Etait-elle en train de regretter ? Ou de me maudire de désespoir ?... A quoi pensait-elle ? A sa famille ? Ou à ce que lui avaient dit les inspecteurs à mon sujet ? Il paraît que l'un d'entre eux viendra m'observer avec les quatrièmes de M. Pour me donner des conseils. Parce qu'elle ne sait plus lesquels me donner. C'est ce qu'elle m'avait dit samedi.

Elle avait cours ensuite. Je ne pouvais pas ne pas me tourner vers elle parfois. Elle aurait su que je savais. Et elle a lutté dix minutes peut-être avec sa voix et ces traits qui se contractaient sur son visage blême. Il y avait quelqu'un d'autre pourtant dans la salle à un moment...

Comme j'ai soufflé en prenant la route ! Mais c'était loin d'être fini. Oh non. Chaque semaine j'oublie que j'aurai des comptes à rendre. J'acceptais de nouveau l'idée de perdre ces quatrièmes et, puisque ça n'avait pas l'air de les déranger outre mesure, de m'amuser avec eux. Ce n'est bien sûr pas possible.

J'ai la sensation que je n'y arriverai pas. J'ai le coeur et le corps tout noués à l'idée que ça se saura. Que ça se verra. Que je devrai passer des heures interminables encore à expliquer, à analyser, à chercher des solutions. Alors que des solutions, je ne peux pas en mettre en oeuvre plusieurs à chaque cours. Je ne peux pas avoir tout expérimenté tout d'un coup. Je ne peux pas résoudre les problèmes existants et en même temps affronter ceux que soulèvent chaque cours nouveau par son contenu.

Lau. était de nouveau assagie, terrassée. Ou faussement pitoyable. M. en revanche ne semblait plus croire à sa participation au voyage à Paris. Quand je lui faisais comprendre qu'elle devait prendre son cours avant d'aller au tableau, elle répétait avec un geste mou de la main - le coude sur la table, la tête frémissante, la bouche finissant entrouverte - que je lui avais perdu son cahier. Même quand je me fus attardé à lui démontrer que je n'étais pas responsable d'un cahier où, du reste, elle n'avait rien écrit, elle a continué de me dire, absolument comme si je n'avais pas déjà mené jusqu'au bout et remporté cette discussion, que je lui avais perdu son cahier.

Lor. s'est présenté à moi au début du cours avec quelques liasses de punitions : sa mère lui avait fait recopier et conjuguer à tous les temps, plusieurs fois je dirais, la phrase : Je respecte notre professeur M. G. Cela m'a fait rire. Sans doute a-t-il jugé nécessaire d'avertir sa mère qu'il aurait une retenue. Tant mieux - je venais de la déposer. Moins insolent, certes, mais il n'a fait que grossir le contingent des élèves n'ayant ni livre, ni cahier sur leur table. Ils n'étaient pas moins de sept. Presque un tiers de la classe. Pendant une demi-heure j'ai lutté pour qu'ils dégagent définitivement leur table de leurs sacs. Ils les replaçaient dès que j'avais le dos tourné. Je n'y ai finalement réussi qu'en chargeant Ilo. et la seconde M. de réfléchir à la fonction d'une table en cours.

J'ai senti que Laur. hésitait à rester me parler à la fin de la première heure. Elle m'a juste dit, depuis sa place, avant de suivre les autres, que c'était gentil d'avoir retrouvé son portable, mais que la prochaine fois je devais éviter de le remettre au principal, parce qu'il l'avait tancée. Je lui ai souri amicalement. Elle était un peu confuse sans doute.

Ce matin, après un cours avec les cinquièmes, elle m'avait demandé si je n'avais pas trouvé son portable. Elle passait dans les couloirs pendant la récréation. Un portable noir, c'est ça ? J'en ai trouvé un, mais je l'ai remis au principal. Elle s'en est allée souriante et, quelques pas plus loin, s'est mise à pleurer tout en marchant. J'entendais ses pleurs, à peine contenus - sauf un autre élève, le couloir était désert. Des pleurs de petite fille craintive, ébranlée par la perspective d'affronter le principal. Et c'est cette fille que je suspecterais d'éprouver de la pitié pour moi ? D'avoir des intentions tout court lorsqu'elle me parle ?