Sarah, une jeune fille en détresse, cherche de l'intérêt à sa vie

Un journal de Journal Intime.com

Archive du journal au 11/10/2018.

Sommaire

I

6 mars 2012 à 16h10

Sarah, 19 ans, 1m65, 60kg, yeux verts, blonde, bonnet C. Pour qu'un garçon discute avec vous sur internet, il faut toujours commencer par lui donner ces informations là. Pour qu'il vous imagine et qu'il vous classe ensuite sur l'échelle de ses fantasmes. Parfois, il vous demandera aussi une photo, parce que même bien proportionnée, une fille avec une tête un peu étrange, un peu asymétrique, avec un œil au dessus de l'autre, ça ne lui plait pas. L'homo internetus ne veut pas vous voir telle que vous êtes, mais l'image parfaite de son idéal féminin.

Pourtant, je m'appelle bien Sarah, j'ai bien 19 ans, je fais bien 1m65 pour 60 kg, yeux verts, blonde et bonnet C. A quoi bon mentir dans son journal ? Je peux même avouer que je me trouve laide. Et je ne suis pas la seule de cet avis, croyez-moi. Quand je regarde un garçon dans les yeux, quand pénétrant son intimité mon sourire lui confie mes sentiments, l'expression presque effrayée de son regard me renvoie toujours à ma laideur. Même en me fardant jusqu'à ressembler à une poupée russe, rien n'y fait. Parfois, je me dis que c'est pour ça que les gens, en général, et les filles, en particulier, m'aiment bien : à côté de moi, ils se sentent sûrement terriblement attirants. Sans des filles comme moi, il n'y aurait pas de beauté, il n'y aurait qu'une norme claire et définie. C'est sans doute aussi pour ça que Claire m'a choisie comme meilleure amie. Tellement cliché. La belle et la bête. La belle papillonne et fait rêver la bête, et la bête se morfond et console la belle de ses déceptions amoureuses. Pas de concurrence, ni de trio amoureux possibles. C'est pour cela que nous pouvons nous livrer sans retenue, avoir une tendresse infinie l'une pour l'autre, de la compassion, de l'empathie.

Nous sommes l'une pour l'autre un repère stable. L'étoile polaire au milieu de l'océan. Les relations amoureuses sont destinées à échouer : on finit toujours par rompre ou alors, il faut se résigner à rester, sans passion, sans amour. La dernière solution étant sans doute la plus douloureuse, du moins à long terme. Mais ces amitiés-là sont quant à elles destinées à braver toutes les épreuves, à subsister malgré toutes les déceptions possibles. Car si l'amour est un absolu qui exige la perfection des sentiments, l'amitié est une chose relative qui s'adapte aux circonstances. C'est un sentiment de fond, qui reste malgré le temps passé sous silence, quand l'amour demande à être entretenu en continu. Il est vrai, parfois, j'envie Claire, les regards lascifs et les sourires niais qu'elle suscite quand elle marche dans la rue, j'aimerais échanger nos vies. Mais si je laisse cette jalousie me gagner, je sais que je la perdrais. Et je ne peux pas la perdre.

Si on regarde ma vie, on est bien en droit de se demander pourquoi je tiens tant à tenir un journal intime. J'aime bien l'idée selon laquelle toute chose a un intérêt à partir du moment où on la regarde suffisamment. L'idée de ce journal c'est d'observer ma vie, de m'obliger à la regarder en face, de la transcrire à l'écrit en détail.

Et peut-être que j'y trouverais alors un intérêt.

Peut-être le néant, aussi.

Sans doute.

II

7 mars 2012 à 11h18

Benoit est réapparu, par hasard sur le campus de la fac. Il est venu me voir, comme ça, un an après, sans excuse ; j'ai failli le claquer et partir en courant. Les derniers mois que nous avions passés ensemble au lycée, il m'avait courtisée ouvertement. Il me prenait par la main, me caressait le visage, et quand il me sentait attristée, il me serrait tendrement dans ses bras. Un baiser dans le cou, parfois. Un regard complice, aguicheur, souvent. Il est plutôt beau, dans son genre. Un peu rustre, de grandes mains puissantes, un visage carré, des sourcils fournis, et des lèvres sèches. Grand, musclé : sécurisant, en un mot. Quand il me prenait dans ses bras, j'avais l'impression de m'enfermer dans un cocon dans lequel rien ne pouvait m'arriver, coupée que j'étais de la réalité, du temps, des autres et de leurs incertitudes. Alors un jour j'ai demandé à Claire si elle pensait qu'il m'aimait. Avec son expérience, elle devait pouvoir deviner ce genre de choses. Pour une fois qu'un garçon s'intéressait à moi... Elle m'avait sourit : à moins qu'il soit gai... Confortée, je l'invitais un soir à se promener. On s'était assis sur un banc, dans un parc. C'était le début de l'été, avec un soleil frais et rosé. Je posais ma tête sur son épaule. Je t'aime ! Ca m'avait échappé. Je voulais tant faire résonner ces mots en moi, qu'il en perçoive par un sens inconscient les vibrations, et qu'il m'embrasse. Il explosa de rire. Sarah, tu as toujours le mot pour rire. Mais... Il était inutile de se justifier, je m'étais déjà suffisamment humiliée.

Mais qu'avait-il donc cherché ? Que voulait dire cette mascarade ? J'étais dégoûtée... Dans la solitude du parc devenu oppressant, je versais de chaudes larmes adamantines, invisibles aux yeux de tous, mais dans lesquelles je trouvais mon seul réconfort. Il y a quelque chose de magnifique dans l'acte de pleurer, dans cette concrétisation physique de l'abattement de l'âme. Je l'ai haï à ce moment, de toutes mes forces, je l'ai haï comme je n'avais jamais haï personne. Je ne voulais pas entendre ses excuses, ses je ne savais pas, je ne voulais pas, je pensais pas : trois verbes qui fondent une nouvelle religion dans laquelle se sont jetés les hommes avec dévotion. Mais qu'avait-il donc cherché ? Je me sentais idiote. Idiote ! Sans doute avait-il cherché à enorgueillir son ego, avait-il voulu se prouver qu'il était capable de séduire, de plaire... Quelle idiote je faisais d'avoir cru en ses avances ! Mais quel lâche avait-il été aussi : il savait bien que je me serrais jetée dans les bras de n'importe quel homme, pourvu qu'il m'aimât avec un peu de sincérité !

Je passais le reste de l'année à l'éviter, ne pouvant plus soutenir son regard, ni même supporter sa présence, qui me rappelait à chaque instant ma nullité. A peine le voyais-je que je voulais disparaître, sous une table, derrière une porte, mourir foudroyée sur place au besoin. Claire avait cherché à savoir ce qu'il s'était passé : rien, j'ai juste compris que c'était pas réciproque. Oh ma Sarah, t'es déçue ? Je déteste quand elle m'appelle 'ma Sarah' ; je ne sais pas, avec sa voix mielleuse, ça sonne faux. Comme je restais muette, elle me prit dans ses bras, et déposant un baiser sur ma joue : on va faire comme avant, toutes les deux seules contre le monde. Bien sûr, ça ne durait jamais longtemps, notre solitude à deux, elle finissait toujours par tomber éperdument amoureux d'un idiot qui la décevrait quelques temps plus tard. Mais en attendant, c'est ce dont j'avais besoin.

Benoit était donc en face de moi, ses longs bras ballants le long de son corps, maladroits. Moi aussi je suis content de te revoir, Benoit... Ce n'était évidemment pas vrai, mais je n'étais pas d'humeur à me justifier. Qu'il me fasse un sourire et qu'il s'en aille... Pardon ? Mon numéro de téléphone ? Donne-moi ton carnet... Tiens... Je dois partir... Oui, on s'appelle bientôt...

Une fois parti, je m'en suis voulu de lui avoir donné mon numéro, d'avoir été aimable avec lui... J'ai répondu machinalement, sans réfléchir... Il faudrait que je me prenne en main, que je retrouve un peu de volonté. Mais pourquoi faire un tel effort alors que je ne sais même pas où cela est censé me mener ? Il y a, dans la dérive perpétuelle dans laquelle je me complais, beaucoup de lassitude et un peu d'euphorie, de suspens... Il y a un bonheur à ne plus rien espérer.

III

8 mars 2012 à 15h38

Je suis en première année de fac d'histoire. Pourquoi ? Parce qu'il fallait bien faire quelque chose après le bac, et je me disais qu'avec un peu de chance je deviendrais prof. Prof, ce n'est pas une vocation pour moi ; c'est simplement que je n'ai pas suffisamment d'imagination pour faire autre chose. L'histoire me fait rêver des fois. Pour sûr, on m'aurait envoyée dans un couvent, en disant aux bonnes sœurs prêtes à m'accueillir qu'il fallait que Dieu lui-même s'occupât de moi. A prier sans cesse, on finit sans doute par oublier toute notion du temps qui passe. J'aurais mené une existence taciturne et terne, mais dans le secret du couvent obscure, je n'aurais pas senti la vieillesse m'emporter comme le vent qui arrache à l'arbre une feuille morte. J'aurais aussi pu être une princesse, ou duchesse, une femme de grande noblesse, mais puisque je sais que je ne suis pas enfant chérie de la providence...

Quand, au moment où il s'agissait de s'orienter, Claire m'avait annoncée qu'elle ferait une classe prépa, j'avais longuement hésité à la rejoindre. Pour la suivre, pour ne pas me retrouver seule dans un milieu inconnu. Mais mon niveau était clairement insuffisant : les examinateurs auraient rapidement raillé mon dossier en m'adressant un refus sec. Je suis donc allé en fac d'histoire... un peu par hasard, il faut l'avouer.

Hier soir, j'ai dîné avec Claire. A vrai dire, ça m'a un peu déprimée. Elle parlait sans cesse de 'son Maxime'... « Il me plait vraiment, je crois... mais lui il ne me regarde même pas. Il y a cette Sophie, devant laquelle il est béat d'admiration. La dernière fois, je l'ai vue lui parler à la fin d'un cours. Il fallait le voir, droit comme un piquet, la respiration suspendue, buvant ses paroles comme un fanatique qui aurait trouvé son gourou. Il est gentil avec moi... mais j'ai l'impression de ne pas exister, qu'il se contente d'être aimable et poli... Tu comprends ? ». Si je comprends ? Claire, regarde-moi ! A chaque fois que j'ai aimé je me suis retrouvé à maudire une fille, à devoir lutter, en vain, pour exister. J'approuvais mollement de la tête : «Oui, je comprends... je comprends...». Et elle continua tout le repas durant son monologue. Au fond, j'avais une satisfaction malsaine et inavouable à la voir souffrir de ce refus. De la sentir impuissante. De transpercer l'idéal que j'avais forgé autour d'elle. J'avais honte, mais la honte n'empêche pas les mauvais sentiments. Je remarquais que je l'écoutais même plus. « Je crois que j'aime pour la première fois ; le reste, tout le reste, ne compte plus ». Elle surprit mon sourire en coin et s'en offusqua en riant : elle était trop intelligente pour se prendre au sérieux. « Hier, Marc est venu me dire que... ». C'était reparti. Elle racontait sa vie avec tellement d'emphase et je me sentais tristement inerte à côté d'elle. Elle conclut son discours par « Et toi, alors? ». Je lui racontais, puisqu'il n'y avait dans ma vie rien d'intéressant, quelques anecdotes de cours, la mort de Félix Faure en épectase... Claire se mit à rire « C'est un belle mort, dis-donc ! Oh, je voudrais bien mourir comme ça, mourir de plaisir... Il est tard, je dois encore travailler... La prépa, tu sais... » Oui, je sais. Mais moi, je n'ai rien à faire ; enfin, c'est plutôt la motivation que le travail qui me vient à manquer.

Je me suis assise sur un banc ; seule. J'ai regardé les gens passer, les gens pressés, les gens qui ont l'air stupides, les gens effrayants, et les gens heureux. Les pires. Un sourire de satisfaction planté sur leurs lèvres, ils vous jettent leur bonheur à la figure. On devrait toujours avoir l'air triste, dans la rue ; c'est une question de respect par rapport à ceux qui le sont réellement. Qui s'empiffrerait devant un affamé ? Qui embrasserait passionnément son fiancé devant une amie qui viendrait de recevoir une lettre de divorce ? On ne peut savoir tout le mal qu'on fait à traîner son bonheur dans la rue parmi la foule des insatisfaits, des miséreux, parmi les mendiants d'humanité et d'amour... C'est dégueulasse...

Je suis rentrée chez moi, j'ai bu une tisane, et je suis allé me coucher, comme une quadragénaire sans avenir.

IV

9 mars 2012 à 21h39

Sur les bancs de la fac, je suis souvent assise à côté d'Anne-Clarisse. C'est incroyable comme ça sonne mal, Anne Clarisse, comme un accord trop dissonant. Elle est plutôt belle dans son genre. Un visage très régulier qu'on se surprend à vouloir caresser, mignon et fragile en même temps. Quelques tâches de rousseur, particulièrement nombreuses sur les pommettes, semblent rendre son visage pétillant. Toujours maquillée sans excès avec quelques touches de crayons et de fard à paupières qui rendent ses yeux intensément expressifs, quasi hypnotiques. Des yeux incroyables,  toujours trop dilatés comme pour exprimer une extase permanente. Verts telluriques. Avec de tels yeux, on peut conquérir le monde. Ou au moins le coeur d'un homme...

Nous nous sommes rencontrées le jour de la rentrée. Ou plutôt, perdue comme j'étais, il serait plus juste d'écrire qu'elle m'a recueillie comme l'on adopterait un chaton retrouvé esseulé dans la rue. Elle est venue vers moi, et l'instant d'après, j'avais l'impression qu'elle me parlait comme si nous nous connaissions depuis toujours. D'habitude, j'exècre les gens qui font preuve d'un tel comportement, qui vous donne faussement des gages d'amitiés alors qu'ils ne savent rien de vous. Ce sont les mêmes, généralement, qui vous oublient sitôt qu'ils vous connaissent un temps soit peu, drogués comme ils le sont de contacts humains, accumulant toutes les amitiés possibles sans en honorer aucune. On ne peut pas être ami du genre humain. L'amitié est un art qui nécessite de la dévotion. Et donc, du temps, et de la patience. Mais j'étais bien trop heureuse que quelqu'un me parlât pour ne pas accepter sa compagnie.

Elle m'avait raconté sa vie d'un trait. Elle venait d'un petit village dans les Landes, d'une famille très catholique. Mais elle n'était pourtant pas croyante, même si, quand elle rentrait elle accompagnait sa mère à la messe, pour lui faire plaisir. Et aussi pour éviter un discours moralisateur sur les affres de l'enfer, les flammes qui brûlent les âmes... Elle disait qu'elle avait gardé de la religion l'esthétique de vie, contrairement à Anne-Charlotte, sa soeur. Les prénoms composés, c'était une tradition familiale... Elle n'avait jamais eu de petit ami et attendait celui qui saurait être une évidence. Sa soeur, par contre, c'était « une gueule d'ange avec le corps en feu ». Élégant. Elle avait voulu faire des études d'art auxquelles ses parents s'étaient fermement opposés. Pas d'issue, lui avaient-ils rétorqué. Pourtant, elle se sentait artiste. Elle aimait créer, ajuster les couleurs d'un tableau, susciter une émotion, et perdre le spectateur dans une rêverie molletonnée. Un jour quelqu'un lui avait même acheté un de ses tableaux... Une femme de dos, nue, qui contemple le soleil s'écraser sur l'horizon avec un enfant qui court les bras levés vers le ciel trouble. «Tu ne peux pas savoir comme j'étais heureuse... »...Elle parlait très rapidement, et avec beaucoup d'agitation. Et moi, je l'écoutais, presque religieusement. Ce n'est pas que je suis taciturne, je n'ai rien à raconter, tout simplement. Parfois, je me dis qu'il faudrait que je m'invente une vie...

Le reste de la semaine, elle n'était pas venue en cours ; j'étais étonnée, parce qu'elle ne m'en avait pas prévenu. Étrangement, une journée avait suffit pour que je m'habitue à elle. Le vendredi, la solitude finit par m'oppresser sérieusement. J'allais parler à Jean, un garçon ténébreux et sinistre, que j'avais repéré, quelques jours auparavant. Mal m'en prit. Il considéra mon initiative comme une approche amoureuse. Passant sans cesse sa main dans ses cheveux visiblement gras, il se plaisait à prendre une voix grave et atrocement mielleuse et tentait de me séduire de la façon la plus vulgaire qu'il soit. Je ne parvins à me défaire de lui et je dus supporter sa compagnie toute la journée. Anne-Clarisse, où étais-tu ?

V

11 mars 2012 à 22h50

Quand Anne-Clarisse revint la semaine suivante elle m'expliqua qu'elle avait du rentrer précipitamment à cause de sa grand-mère qui avait trépassé. Mes condoléances... Non, elle n'était pas en deuil. D'ailleurs, elle ne la connaissait pas vraiment. Il y a des enterrements qui sont vraiment pathétiques. A l'église, c'était par un concours grotesque à celui qui mouillerait le plus abondamment son mouchoir, quand ensuite, par un retournement improbable, c'était à celui qui trouverait l'anecdote la plus drôle sur le défunt. Comment peut-on pleurer quelqu'un lorsqu'à l'annonce du décès, la seule réaction est «  Ah ! Elle était encore en vie ? » ? C'est pathétique. Quand on pleure des personnes qui n'ont jamais accroché notre intimité, c'est notre propre sort que l'on pleure. Parce qu'un jour il faudra bien finir dans le cercueil et être pleuré par les idiots venus par pure convenance ; un enterrement, c'est « une vision prémonitoire qui fout le cafard », voilà tout. 

Quand je lui confiais que j'avais essayé de me lier d'amitié avec Jean, elle éclata de rire. En réalité, elle le connaissait depuis le collège. Un individu sombre, une sorte de mythe, sur lequel courrait les rumeurs les plus folles. Il y en a toujours un par établissement, destiné à entretenir l'imaginaire collectif. Certains racontaient que sa sœur s'était pendue, et que l'ayant trouvée accrochée au bout du fil, il en demeurait traumatisé à jamais. D'autres prétendaient que son père était alcoolique, et que le suivant dans cette sinistre voie, il passait ses vacances en centre de désintoxication. D'autres encore, racontaient des histoires incroyables qu'ils semblaient avoir tirées d'un feuilleton policier vu la veille. Sans doute, rien de tout cela n'était vrai ; même s'il se trouve dans tous les mythes un fond de vérité. Anne-Clarisse me confiait qu'elle était désolée, au fond, de ne jamais lui avoir parlé : « Il était tellement seul, et si visiblement triste... Quiconque lui parlait était regardé étrangement, comme jugé d'office coupable de trahison... » . Des regrets un peu faciles, après tout ce temps... Tout à coup, j'avais envie de lui pardonner sa maladresse grossière qu'il avait manifestée quand j'étais allée lui parler. Ce qui un instant avant m'avait semblé être vulgarité était devenu la conséquence logique d'années de solitude et de désespérance. À être toujours écarté des conversations, l'on finit sûrement par ne plus savoir comment soutenir un échange, les mots qu'il faut dire et ceux qu'il faut éviter, les expressions qui font rougir, celles qui plaisent, celles qui vexent... On finit par balancer les mots tels qu'ils viennent à l'esprit, sans censure, avec toute la violence d'une âme écorchée... Finalement, j'éprouvais même des regrets de n'avoir su voir tout cela, d'être partie trop vite, de n'avoir cherché à comprendre.

Il demeurait intimidé par Anne-Clarisse ; même dans un autre lieu, dans des circonstances parfaitement dissemblables, elle lui rappelait toujours ce passé qu'il cherchait irrémédiablement à oublier. Quand elle n'était pas là, il s'autorisait à m'approcher, à s’asseoir auprès de moi, parfois. Mais notre première rencontre ratée dressait entre nous un mur au-dessus duquel nous échangions quelques politesses gênées.

Mais avant-hier soir, alors que je m'apprêtais à rentrer chez moi, il me retint. Il me demanda si je voulais bien l'accompagner au cinéma la semaine à venir... il me laisserait le choix du film... mais ça lui ferait plaisir de passer un moment avec moi... Sa voix mal-assurée et craintive contrastait terriblement avec la voix pathétiquement mielleuse qu'il avait employée la première fois. Je le trouvais sur le moment infiniment attendrissant. Oui, d'accord... on voit ça lundi...

Anne-Clarisse m'attendait au bout du couloir. Quand j'arrivais à son niveau, elle m'interrogea du regard « Que voulait-il ? ». Un regard un peu suspicieux... Je lui répondis par un sourire « Rien ». Elle fronça ses sourcils et prolongeais mon sourire, amusée. A quoi bon les regrets, quand ils ne sont qu'un remède insidieusement utilisé pour soulager la conscience ?

VI

12 mars 2012 à 17h56

Le monde est laid, tristement laid. Je devrais m'arrêter à cette phrase, et la laisser résonner encore et encore, comme un diapason qui inlassablement donne sa vérité. Pourtant, j'observe les gens, scrupuleusement, méticuleusement ; je cherche dans leurs mots et dans leurs actes quelque signe de grandeur d'âme, mais je ne trouve rien, absolument rien. Il n'y a, dans leur comportement que de petites intrigues, des sentiments faciles et des paroles sans valeur. L'amitié est devenue mièvrerie, et l'amour est devenu luxure. La compassion est fustigée au nom d'un rationalisme forcené et d'un individualisme toujours plus fort. N'y a-t-il pourtant rien de plus beau, rien de plus enviable, que la compassion, que de sacrifier son propre bonheur pour souffrir avec celui qui est acculé ? D'offrir à celui que l'on aime l'assurance inconditionnelle de ce soutien n'est-ce pas cela qui fait la grandeur de nos sentiments, et la grandeur de notre humanité ? Qui est encore capable d'une bonté désintéressée ? Qui oeuvrera dans le silence et l'anonymat plutôt que d'étaler dans chaque conversation la liste de ses bonnes actions du mois ? Monnayer sa réputation et sa gloire contre quelques bienfaisances : quelle indécence ! Je le redis : le monde est laid, tristement laid. Un nouveau déluge, voilà ce que nous méritons. Je m'emporte... et je caricature, évidemment. Mais tout de même...

Je m'applique à moi-même ce constat : que la vague m'emporte sans état d'âme ! J'ai l'impression d'exister si peu aux yeux des autres, et mes rares amis me sont si indispensables que chacune de mes actions vise à exister, et à garder ces amitiés. Je prostitue mon amitié, mon amour, mon affection pour avoir de le droit d'être. Pour susciter à mon tour un peu d'amour. Personne n'a besoin de moi pour exister : que je disparaisse, et personne ne se sentira affecté pour longtemps. « C'était une gentille fille », dira-t-on lors de mon oraison funèbre. Oui : gentille, juste gentille. Inutile, en un mot. Mais que l'on me prive d'Anne-Clarisse, que l'on me prive de Claire, et je suffoquerais comme un poisson jeté hors de l'eau et que l'air empoissonne. Puisque personne ne dépend de moi, il faudrait donc, pour devenir réellement généreuse, que je me désintéresse totalement de mon propre sort, que je cesse d'exister pour moi-même et que je me dévoue aux autres. Un suicide de tout espoir de bonheur : comment pourrais-je franchir ce pas ? Comment peut-on décider de cesser d'exister pleinement ?

La misère dans le monde, les guerres, les enfants qui meurent de faim, les gens qui sont martyrisés ne m'arrachent aucune larme, et je n'ai envers eux aucune empathie. Si nous devions souffrir pour tous les indigents, il faudrait nous crucifier tout de suite. Mais ce matin, alors que je prenais le bus, je me suis retrouvé en face d'une femme qui provoqua en moi un trouble insoupçonnable. Habillée avec des vêtements trop amples destinés à masquer les formes trop généreuses de son corps, elle était assise, lovée profondément dans son siège, la tête affalée contre la vitre. Son visage renfrogné dégageait une tristesse d'une mélancolie qui me gagna en un instant. Elle devait avoir la quarantaine mais elle portait un serre-tête avec une petite fleur rouge que n'importe quelle adolescente aurait moqué. Tout en elle disait : « J'ai raté ma vie, et il n'y a plus rien pour me rattraper ». Je me surpris à vouloir pleurer, à vouloir la serrer dans mes bras en lui soufflant des mots rassurants. Comme je me suis suis sentie vivante, aussi !

Si je ne sais être charitable, au moins sais-je peut-être ressentir l'abattement là où le regard des autres est aveugle. Evidemment, cela ne change rien. J'attends toujours la vague. Mais c'est une consolation...

D'autre part, j'ai promis à Jean que nous irions ensemble au cinéma après-demain. Je crois que j'espère qu'il se passe quelque chose, qu'il me laisse le comprendre... Tout cela est vague...

VII/a

14 mars 2012 à 16h35

Ma mère me téléphona. Mon père, me confia-t-elle, l'avait ridiculisée devant ses amis. Quelques moqueries insignifiantes qui d'habitude ne la heurtaient pas. Mais cette fois-ci, le ton n'avait pas été le même. Beaucoup plus sec ; et méchant aussi. Une jubilation dans ses yeux de la voir souffrir. Et puis il y avait les autres, leurs rires et leur bêtise. Et mon père se grisait de leurs regards complices, et poursuivait son discours destructeur. Elle avait eu envie d'éclater en sanglot, mais elle avait sa dignité. Alors elle s'était écartée d'un pas, elle avait baissé la tête, et s'était tue, prenant les mots cruels dans l'âme comme un boxeur qui ayant refusé de combattre se prendrait des coups au visage. Quand ils se retrouvèrent seuls, elle lui demanda pourquoi il avait agi ainsi. « Rien, ce n'était rien ! ». Alors, elle ne put continuer à retenir ses larmes. Il s'excusa, mais non parce qu'il se sentit désolé, mais parce qu'il cherchait à s'extirper d'une situation embarrassante. Cela ne la calmait pas. Elle lui demanda s'il l'aimait encore. Il la regarda avec étonnement : après tant d'années de mariage, comment pourrait-il encore l'aimer. De l'affection, ça il en avait encore un peu... mais de l'amour... « ça n'existe que dans les films »... Les pleurs redoublèrent, jusqu'à lui donner un mal de crâne affreux. Mon père restait planté, face à elle, penaud, décontenancé. Elle lui expliqua que ce qui la blessait le plus profondément, c'était qu'il ne comprît pas à quel point il avait été odieux devant ses camarades, se jouant d'elle comme d'un animal exposé lors d'une foire. Il la prit dans ses bras, sans un mot, « Je ferai attention, dorénavant ». Elle savait bien que leur couple était insipide, qu'ils s'étaient mis ensemble parce qu'ils se sentaient seuls et non pas parce parce qu'une passion les poussait l'un vers l'autre. Mais ils avaient appris à se tolérer, à défaut de s'aimer. De pardonner par le caractère ce que les sentiments absolvaient aisément. Ils paraient même leurs conversations de « je t'aime », comme une incantation, comme un souffle sur un gâteau d'anniversaire chargé d'un voeu secret. Alors, oui, elle lui pardonnerait tout, mais elle craint que leur union depuis toujours factice ne finisse par être brisé. Elle y perdrait un confident, un ami intime. Quelqu'un à qui parler, quelqu'un pour combler la solitude d'une vie. Elle raccrocha sans me laisser le temps de la consoler et de la rassurer. Elle avait juste eu besoin de tout dire, de matérialiser par des sons la souffrance qui la brulait. Je restais interdite quelques minutes ; pour la première fois, je compris combien la vie de mes parents n'avait été qu'une suite de compromissions.

Je vois Jean tout à l'heure. Il faut que je parvienne à le faire parler de son passé, faute de quoi nous ne pourrons jamais être sincère l'un envers l'autre.

VII/b

14 mars 2012 à 23h59

L'entrevue avec Jean fut des plus étranges. Je le trouvais adossé contre le rebord de la devanture d'un bar, dont la lumière rouge teintée de vert s'étendait à mesure que la nuit tombait. Comme la séance n'était qu'une heure plus tard, nous décidâmes de nous promener. Les dix premières furent insoutenables, et comme ni lui ni moi ne savions au juste pourquoi nous étions réunis, un silence gêné nous maintenait séparés dans nos pensées respectives. Le claquement régulier de mes talons au dessus des bruits de la ville régulait nos pas devenus synchrones. « Tu connais Anne-Clarisse ? ». Je lui posais cette question à brûle-pourpoint. Il marqua un temps d'arrêt, visiblement irrité que je le ramène d'une façon détournée à son passé. Il me demanda sèchement si j'avais accepté de venir à cause de ce qu'Anne-Clarisse avait pu raconter de son passé. Je lui répondis que non, que cela n'avait rien à voir, bien que c'était un mensonge : il n'aurait pas compris la vérité. Je poursuivis en l'assurant que ce passé ne pouvait altérer d'aucune façon mon amitié envers lui. Je lui racontais que chacun suffoquerait de honte et de regrets s'il pouvait se souvenir de tous les torts, de tous les méfaits, et de toutes les erreurs accumulés, que si pouvions vivre avec un peu d'insouciance c'était parce que nous étions capable d'oublier. Avec le temps, va, tout s'en va. Bien sûr, ce n'était pas facile. Il sembla satisfait de ma réponse et m'adressa un sourire empreint d'un soulagement auquel il ne croyait sans doute pas entièrement. Errant au hasard dans des rues étonnamment désertes, nous discutâmes d'avenir, de ce que nous espérions devenir. Il serait conservateur d'un musée, bibliothécaire, ou quelque chose dans le genre. Au fond, cela ne l'importait pas réellement. Il souhaitait juste avoir le temps, le temps de tout faire ou le temps de ne rien faire. Le temps, c'était quelque chose qui l'angoissait terriblement. Il préférait l'ennui aux emplois du temps trop chargés, parce que l'ennui, disait-il, oblige à nous sentir vraiment vivant : « c'est une ballade tranquille et ceux qui courent et s'agitent ne comprennent rien ». Lui rétorquant que je n'avais pas de vie, mais que cela n'était en rien un choix et que les circonstances m'y contraignaient, il s'enflamma : « Tant mieux !  Tant mieux !». Tant mieux, donc...

Entrés dans le hall du cinéma, dont la lumière contrastait avec l'obscurité qui était entièrement tombée au dehors, je remarquais ses cheveux peignés avec soin, et ses yeux azurs qui pétillaient. Sur ses lèvres, un sourire presque imperceptible qui pourtant effacait la dureté des traits de son visage. Comment l'être ténébreux que j'avais rencontré pouvait-il dégager une telle lumière ? Il n'y avait plus dans son visage aucune trace d'apathie ou de langueur. C'était comme une de ces illusions d'optiques, où le regard voit tantôt une forme, tantôt l'autre. « Sarah ? ». Je rêvassais... Oui... J'arrive... Allons-y...

Je passais le film à revoir ces deux visages, si différents. Ce n'était pas une question de forme, c'était une question de couleur, d'éclairage. Il y avait un visage que l'on voudrait fuir et l'autre que l'on voudrait adorer.

Les lumières de la salle noire se rallumèrent. Jean se retourna vers moi. Non... j'étais fatiguée, j'allais rentrer chez moi... oui, c'était une soirée agréable... à refaire, oui...

VIII

15 mars 2012 à 22h11

En entrant dans la salle de cours, mon premier regard se porta sur Jean, impatiente que j'étais de savoir si son visage témoignerait d'une gravité obscure ou de la lumière entrevue dans le hall du cinéma. Je ne vis ni l'un, ni l'autre, mais plutôt un entre deux, comme l'aurore entre la nuit et le jour. Un rapide échange de sourire. Anne-Clarisse n'était pas là, sans doute trop occupée à ramasser les souvenirs émiettés de sa soirée. Ca lui arrivait environ une fois par mois d'aller à une de ces fêtes étudiantes où l'objectif tacite est de se retrouver ivre le plus vite possible. Elle se réveillait alors le lendemain, le cerveau embué, et essayait alors de retracer le cours des évènements. Il n'était pas rare que quelqu'un lui apprit, même quelques semaines plus tard, des aventures dont elle n'avait aucun souvenir. Un jour, m'avait-elle raconté, un inconnu l'avait appelée pour savoir si elle comptait le revoir. Il lui raconta comment elle l'avait embrassé, avec quelle fougue elle s'était jetée sur lui et comment il avait du la retenir ; il avait ensuite obtenu son numéro par une connaissance. Elle avait d'abord cru à une blague, elle qui était si prude avec les garçons. Mais on lui confirma la chose par la suite. Deux choses l'angoissait : d'abord, qu'elle put avoir agi de la sorte sans en garder aucun souvenir, et ensuite, elle craignait de le rencontrer par hasard, sur le campus, dans la rue, et qu'il la reconnut sans qu'elle s'en aperçoive. « Un type brun, légèrement bedonnant » : personne n'avait su lui donner une description plus précise. Je lui avais demandé pourquoi elle se livrait à ce qu'elle appelait sa débauche mensuelle. Elle m'avait répondu que c'était une nécessité et qu'elle y entretenait ses amitiés. Quand on n'a jamais connu la solitude, elle apparaît comme terriblement effrayante. Alors, elle allait à ces soirées, en se promettant à chaque fois de ne pas se risquer aux excès, mais les amis, réunis en bande, ont un pouvoir tyrannique et rares sont ceux à pouvoir le contester. Mais je trouvais dans sa manière de se justifier, caché à demi-mots, l'aveu - qu'elle ne pourrait jamais entièrement admettre - que cela lui plaisait : l'euphorie, l’insouciance parfaite, être grisée et tout oublier... Nous avons tous des aspirations que nous cherchons à réprimer vigoureusement . Enfoui profondément en nous doit se trouver un idéal de destruction, comme si la nature s'était réservée le pouvoir de détruire sa création au besoin. Faisant émerger cet idéal des entrailles de nos pensées, elle est capable de nous ordonner de nous annihiler, et nous n'avons alors d'autre choix que de nous incliner. Enfin...

Jean était déjà parti à la pause de midi. Alors que je m'apprêtais à rentrer chez moi pour déjeuner, je trouvais Camille, une fille de ma classe, assise sur un banc, le regard hagard. Elle venait de pleurer : ses joues, encore humides, étaient vermeilles et étincelaient au soleil. Elle m'expliqua qu'elle venait de recevoir un appel de son employeur qui la congédiait. Elle avait du trouver un petit travail quand elle était arrivée, parce que ses parents ne pouvaient à eux seuls assumer tous les frais. Elle faisait le ménage deux fois par semaine, et le samedi. C'était souvent éreintant, mais elle n'avait pas d'autre alternative. Mais maintenant qu'elle était congédiée, il lui fallait absolument trouver un autre travail, peu importe la tâche, les horaires. Et rapidement. Quand je lui demandais pourquoi elle avait été remerciée, le désespoir habilla tout son visage. « Il vaut mieux que je n'en dise rien... ». Je m'assis à côté d'elle, en silence. Quand il n'y a rien que l'on puisse dire, quand il n'y a pas de mots possibles pour consoler, la présence silencieuse est le seul réconfort à apporter. Nous nous étions que peu parlé, et j'avais peur qu'elle considérât cette présence indélicate. Mais, prenant confiance, elle entreprit de m'expliquer les raisons de son malheur. Depuis qu'elle faisait ce travail, elle n'avait eu pour clients que des personnes âgées. La plupart étaient d'une gentillesse surprenante. Il y avait bien Mme D. qui ne se satisfaisait jamais de son travail, quelque soit la minutie avec laquelle elle astiquait, rangeait, et balayait. Il y avait aussi le petit vieux dont elle ne parvenait jamais à se souvenir du prénom, qui l'assénait sans cesse de plaisanteries au goût douteux. Mais tout cela, elle s'en accommodait facilement. Comme toujours, rajouta-t-elle. Mais on l'avait ensuite envoyée chez un avocat d'affaire, à l'autre bout de la ville. Un appartement splendide. Dès le premier jour, il lui avait fait des avances, qu'elle avait poliment décliné. Mais à chaque passage, il se montrait plus oppressant, jusqu'au jour où il se frotta contre elle mordillant sa nuque en l'enlaçant. Elle n'avait pas réfléchi, elle l'avait poussé violemment d'un coup de coude dans le bas ventre, et elle s'était enfuie. Elle n'avait rien dit, à personne. Elle s'était arrangée pour ne plus avoir à retourner chez lui. Se taire et oublier. Mais, sans doute blessé dans son orgueil, il avait demandé à ce qu'elle soit virée, prétextant le vol de bijoux de sa femme. « Et vous avez de la chance qu'il n'aie pas suffisamment de preuve pour porter plainte contre vous... ». Evidemment... Je lui proposais de passer la soirée avec moi, je réfléchirai avec elle pour trouver un moyen d'arranger la situation. Mais elle refusa, elle voulait rentrer, se coucher, dormir, oublier.

IX

16 mars 2012 à 23h56

Un matin de cristal qui s'éclate contre la vitre de ma chambre. Il est huit heures, et je n'ai aucune envie de sortir, d'aller en cours. Je préfère rester seule, à ne rien faire, à m'ennuyer, à regarder passer le temps. Sans rire, il faut s'entrainer pour quand viendront les vieux jours, quand nous serons entassés dans une maison de repos, à mourir d'ennui. J'avais une grande tante, que je visitais souvent il y a quelques années. Elle était dans un de ces refuges où l'on va lorsque l'on a perdu tout espoir de vivre encore. Quand éreinté d'avoir joui de trop de vie, on finit par espérer la mort en la priant avec la même dévotion qu'une bonne sœur aux laudes. D'ailleurs, on rentrait là-dedans comme on rentrerait dans un monastère : avec gravité, en essayant de passer inaperçu et de ne pas déranger le calme morbide qui était angoissant pour quiconque n'avait pas l'habitude de venir. Assis les uns à côtés des autres dans une grande salle, personne ne se parlait. Comme si tout avait déjà été dit, comme si à partir de ce moment, les mots n'avaient plus d'intérêt, plus de sens. Devenue un expédient inutile, la parole avait été bannie, comme une indésirable, comme l'on chasserait l'illusion de toute une vie. Un téléviseur restait toujours allumé au fond de la salle, mais jamais personne ne le regardait. Ils avaient glissé tous ensemble vers le néant absolu : il n'y avait plus de vie dans leur regard. Leur cœur palpitait encore, mais il battait à vide, comme un chef d'orchestre qui continuerait à gesticuler alors que les musiciens ont cessé de jouer. L'image de ces corps sans âme est effrayante, et l'idée d'achever sa propre vie entre les murs d'un tel mouroir l'est encore davantage. Il faudrait pouvoir décider d'en finir à temps, mais la vieillesse est une amante vicieuse qui nous jette dans son lit sans que nous puissions nous en rendre compte. Un baiser fatal de sa part, et il n'y a plus rien à espérer. La lune, presque transparente, est encore visible dans ce ciel hyémal.

Un appel de Camille. Non... je ne suis pas venue ce matin... la fatigue, je ne me sens pas bien... non, bien sûr, je ne répète pas ce que tu m'as confié... bien sûr, je comprends... si je pouvais faire quelque chose pour l'aider... Au ton de sa voix, je compris qu'elle regrettait de s'être confiée. Elle était embarrassée. D'autres se seraient sans doute insurgés, mais Camille était de celles qui subissent les affres de la providence sans sourciller. C'était comme, si s’étant accommodée de trop de choses, plus rien n'avait d'importance, plus rien ne pouvait l'atteindre tant qu'on ne la privait pas de quelque chose de vital. Il se peut que je me trompe, mais j'ai souvent une intuition infaillible. C'est d'ailleurs mon seul talent.

X

19 mars 2012 à 11h23

J'ai rendu visite à Claire, ce week-end, dans sa petite chambre de l'internat. Très dépouillée : un lit haut, en dessous duquel un bureau avait été arrangé, une chaise, une petite armoire qui faisait face à la fenêtre, et un miroir sur lequel était gravé des motifs floraux. Elle m'invite à grimper sur le lit, nous nous couchons l'une à côté de l'autre. Le matelas est étroit, elle coince sa tête contre le creux de mon épaule. Un silence : viennent en moi les souvenirs de ces après-midis d'été, où nous étions couchées l'une à côté de l'autre dans l'herbe fraîche à nous raconter nos secrets. C'est étrange : il me semblait que nous avions à ce moments tellement de secrets à partager. Nous avions l'impression de découvrir la vie, ses rouages, ses subtilités, ses lois, et chacune de nos pensées devenait alors une découverte précieuse que nous brûlions aussitôt de confier. La jeunesse et son effervescence... « Alors, ma Sarah ? ». Oh tu sais, pas grand chose... Je lui parle de Camille et d'autres commérages encore. Et toi ?... Maxime ? « Oh, ne me parle pas de Maxime... il ne me remarque toujours pas... c'est terrible, plus je me sens invisible à ses yeux et plus mes sentiments ont de l'emprise sur moi. J'ai l'impression de lui appartenir, à lui, cet étranger qui sait à peine que j'existe. Pourquoi a-t-il fallu que j'aime quelqu'un pour qui je n'existe pas ? Oh, mais ma Sarah, sais-tu, plus je le sens loin de moi, et plus je compense cette distance par un amour effréné. Plus il s'éloigne de moi, et plus je l'idéalise ; encore un peu, et je ferais de lui mon dieu absolu. L'amour est une chose idiote, ma Sarah : il nous donne l'impression de vivre, mais nous prive secrètement de nous même. Tu veux voir sa photo ? ». La photo est mal cadrée, sans doute prise en cachette. On ne voit pas grand chose, il est de profil, échevelé avec une barbe de quelques jours, les mains profondément rangées dans les poches de son jeans , l'air de dire « Je m'en fous un peu de tout. ». Je lui explique que sans violence, il n'y a pas d'amour, que la force des passions ne peut pas se contenter de sentiments faciles. On ne peut aimer vraiment que lorsque l'on sait que cet amour peut se résoudre dans le désespoir le plus absolu, dans la perte totale de l'envie de vivre. Mais lorsque l'on a conscience de cela, alors on peut tout pardonner, on peut tout sacrifier, on peut se livrer à une nudité totale. Je veux la persuader que c'est pour cela que Maxime ne peut pas aimer. Ne peut pas l'aimer, elle. Pas encore. Il y a un âge avant lequel on ne sait pas aimer vraiment. Elle me sourit. « Hier, j'ai rencontré type. Il doit avoir dans les trente ans. J'étais seule, assise au comptoir d'un bar à attendre Cécile. Il a pris place à côté de moi. Veste de costard et cravate. Il m'offre un verre et on commence à discuter. Il est agent immobilier, de passage pour affaires. Quand il me regarde, je sens qu'il me désire. Son regard est fixe, il ne sourcille pas. Il y a quelque chose d'hypnotique dans ce regard. Quelques secondes passent, je me sens gênée, je ne sais pas comment répondre... Oh... mon amie est arrivée... Il me sert la main, et y glisse une carte de visite : il s'appelle Daniel P.. En rentrant chez moi, je l'ai appelé. Comme ça, sur un coup de tête. A cause de Maxime, évidemment.» Non, elle n'avait pas osé ? A cause de 'son Maxime' ? « Je sais, quand je suis allé le rejoindre dans son hôtel, je tremblais de peur. De honte aussi, je crois. Mais je voulais me prouver que mes sentiments pour Maxime n'étaient pas vraiment réels, qu'ils étaient une erreur qu'il me serait facile de corriger. Tant d'amour en vain, ma petite Sarah, ce n'est pas supportable. Personne ne devrait jamais vivre ça. Alors je suis allé dans sa chambre. Nous n'avons que peu parlé. Je savais pourquoi j'étais là, et il savait pourquoi j'étais venue. Entre les murs de cette chambre, Maxime n'existait plus. C'est une chose étrange que de faire l'amour sans les sentiments. C'est plus facile, aussi. Du désir pur : il n'y a pas besoin de faire attention, de se montrer tendre, de communier l'esprit avec l'union des corps... Mais quand je suis sortie de la chambre, je me suis mise à pleurer. Je me sentais coupable, tellement coupable... J'avais trompé mon Maxime. Je me sentais sale... » Je la prends dans mes bras... Ce n'est pas grave... Ma petite Claire (j'imite sa voix, ce qui la fait sourire), le bonheur tient à peu de choses, mais il faut parfois savoir se résigner quand on ne peut gagner ce que l'on désire ; s'accommoder de ce que l'on a et de ce que l'on peut avoir. Ses yeux humides se lèvent vers moi, je l'embrasse sur le front, et pose ma tête sur la sienne. En silence. Les mots ne peuvent faire trouver raison à un coeur qui incline à la folie.

XI

20 mars 2012 à 18h26

Anne-Clarisse, Jean, et Camille : un trio d'amis et une situation digne d'une pièce de théâtre burlesque, faite d'inimitiés et de secrets qu'il faut s'appliquer à ne pas trahir. La situation est angoissante, en réalité. Mais étrangement, je pus au cours de la journée, entretenir sans mal ces trois amitiés.

Anne-Clarisse, me raconta longuement les déboires de sa soeur. Elle s'était entiché depuis quelques mois de Pierre, un rustre de cinq ans son aîné. Cette romance était un accident destiné à se rompre dans les premiers jours. Il s'était échoué sur Anne-Charlotte comme une épave qui s'enfonce dans le sable de la plage. Elle l'avait recueilli, par compassion, comme l'on recueillerait un chat abandonné, qui miaulant son désespoir, viendrait se frotter avec supplication contre votre jambe. Sans l'aimer, d'abord. Il y avait dans son regard une nitescence à la fois empreinte de nostalgie et d'un désir vif permanent qui lui donnait « un charme fou ». Timide dans un premier temps, il s'était montré agréable, prévenant les besoins de celle qu'il appelait « ma dulcinée » et avait fait mille efforts pour susciter en elle un sentiment passionnel. Et Anne-Charlotte succomba, et elle tomba amoureuse. Elle qui se moquait habituellement des ses relations qu'elle savait d'avance toujours d'avance éphémères, elle qui semblait aspirer l'essence vitale de ses amours avant de les bafouer, s'était mise à aimer, à aimer sincèrement. Pierre prenait confiance en lui à mesure que son emprise sur elle grandissait. Et tout d'un coup, sans autre explication que la conscience de ce pouvoir qui le grisait, il devint abject. Il finit par se permettre tout, et Anne-Charlotte finit par tout accepter, sans rechigner. En un mot, elle perdit dans cette relation toute sa dignité. Il la trompait et ne s'en cachait même plus, prenant parfois même un plaisir vicieux à lui raconter, à demi-mots, les frasques dont il semblait tirer gloire. Il fallut qu'il la giflât pour qu'une révolte s'amorçât en elle, révolte furieuse nourrie de semaines de frustrations et d'humiliation qui allait briser tout lien. Puis, comme toujours, la honte. La honte d'avoir laissé piétiner son idéal de vie, son idéal de personne, de s'être laissée transformer en un objet encombrant. Un bout de chair que flétrira le temps. La honte de trouver sur son visage encore si jeune quelques plissements nouveaux, gravures impérissables des angoisses passées, imperceptibles au premier regard mais que l'oeil avisé découvre aisément. L'inévitable, face à de pareilles situations, est de se demander si notre comportement aurait été différent. Question cynique pour moi : la solitude me rongeant de toute part, je suis certainement de celles qui se laisserait manipuler le plus facilement. Il se pourrait bien, d'ailleurs, qu'une relation dont je rougirais de honte et d'embarras me soit moins pénible que le vide qui m'entoure. Quelque chose à la place de rien, et peu importe le quelque chose ; devise scélérate !

Camille m'aborda avec en souriant. Elle avait retrouvé un travail : vendeuse dans une boulangerie. De cinq à sept heures, du mardi au samedi. Elle savait qu'il lui serait dur de se lever, de tenir au fil des jours, mais elle se répétait qu'elle n'avait pas le choix. C'était une fille de son groupe de discussion qui lui avait indiqué le poste. Le groupe de discussion était une de ses idées. Pour pallier l'ennui de ses journées qu'elle trouvait toujours trop creuses, elle avait invité un groupe de gens trouvés sur un forum à la rejoindre, pour discuter, tout simplement. D'abord, ils s'étaient donnés des thèmes. Des thèmes idiots, souvent sentimentaux : « Aimer est-il une raison de vivre ? »... Ils avaient pourtant fini par devenir de véritables amis, et n'ayant plus besoin d'expédient pour se voir, le principe avait été oublié. Seul le nom, groupe de discussion, était resté, comme un hommage à leurs débuts. Elle m'invita à venir les rejoindre ; des gens sans a priori, qu'elle disait, comme lançant un argument imparable. J'acceptais vaguement, c'est-à-dire sans enthousiasme.

Jean, inévitablement, vint me parler à la fin de la journée, avec un enthousiasme qui donnait à ses yeux le pétillant qui m'avait déjà tant intriguée dans le hall de cinéma. J'appris qu'il habitait non loin de chez moi, et nous décidâmes de rentrer ensemble. Il parla tout le long du trajet, mais épuisée, je ne l'écoutais pas et me contentait, dans les moments de silence où sûrement il attendait une réponse, de hocher la tête en signe d'approbation.

XII

22 mars 2012 à 0h00

J'ai passé une heure à errer dans un parc, heureuse comme une vagabonde. Je me délectais du temps qui passait, marchant au hasard le long des allées que bordent de petits buissons. Je ne pensais à rien, vide et légère comme une bulle de savon qui flotte tranquillement dans l'air. Le soleil avait fini par s'imposer après que quelques averses eussent laissées derrière elles une odeur suave de terre mouillée. Je parcourais les parties secrètes du parc, et j'empruntais les faux-fuyants dans lesquels ne se trouvaient que quelques promeneurs solitaires. J'arrivais bientôt sur un étroit sentier, en contrebas duquel se trouvait un petit lac où jouaient quelques enfants. Un saule pleureur, magnifique par sa taille et ses branches sans fin qui caressaient l'eau, obombrait un couple allongé dans l'herbe haute que balayait le vent. Et tout au bout du lac, assis sur un banc de fer forgé, un jeune homme lisait un livre. Des cheveux blonds et bouclés, le visage que le soleil printanier rendait rubescent, une mollesse dans la tenue qui passait pour élégance. Je l'ai aimé, de cet amour que l'on accorde parfois aux passants dans la rue, qui nous brûle tout entier de désir en un instant avant de s'effacer avec la même fulgurance. Les cris des enfants qui m'avaient irritée d'abord n'étaient devenus que de lointains échos auxquels je ne prêtais aucune attention, admirative que j'étais de cet inconnu. Il y a des hommes pour lesquels on s'assujettirait à la folie la plus pure. Quelques minutes plus tard, il s'en alla par le chemin par lequel j'étais venu. Je le regardais m'échapper, avec sa démarche calme et décidée, comme un rêve qui se referme. Je restais plusieurs minutes à essayer de cristalliser son image dans mes souvenirs. Quelqu'un m'avait-il déjà aimé de cette façon, sans que je puisse m'en apercevoir ? Oh ! Comme ce serait beau ; mais triste aussi, car nul doute que si quelqu'un fut capable de s'éprendre de moi avec tant d'entrain, je l'aurais aimé en retour avec la même passion. C'est effrayant, quand on pense à toutes ces rencontres avortées, à toutes ces possibilités refermées avant même d'avoir été entièrement ouvertes.

XIII

23 mars 2012 à 9h03

Camille m'accompagna sur la terrasse d'un bar après les cours, et Anne-Clarisse nous rejoignit peu de temps après. Nous engageâmes un long échange de souvenirs d'enfance, ressassant la nostalgie d’une époque où la naïveté nous berçait d’illusions que le temps s’échinerait à détruire ensuite, une à une. Nostalgie, aussi, d’un bonheur simple et sans alibi, que l’imagination nourrissait quand l'existence manquait de sel et que la vie devenait insipide. L’imagination prolixe de l’enfance, que la raison et la connaissance font oublier, est la pâte que pétrie le rêve. Et même les pensées les plus intellectuelles ne peuvent rien face à ce rêve et à son pouvoir. Camille parlait de son enfance avec un détachement tel que l'on eût pensé qu'elle parlât d'une histoire qu'elle avait apprise d'une autre. Il n'y avait pas dans ses traits d'expression accompagnant son discours, et tout du long, elle restait neutre et impassible. Elle avait dix ans quand pour protéger Louis, son camarade de classe dont elle avait été secrètement amoureuse,de cet amour qui fleurit chez les enfants, un amour qui semble représenter tout et qui pourtant ne signifie rien. Elle avait menti : elle l'avait vu dérober la petite statuette qui trônait sur le bureau de l'institutrice, qui, étonnée de ma déclaration spontanée finit par l'accuser. Elle bafouilla un « non » inaudible, quand Louis, ce même Louis qu'elle avait défendu quelques instants auparavant, témoigna qu'il l'avait vue prendre l'objet. L'histoire fit scandale. Ne pouvant rendre la statuette qu'elle n'avait pas volé, ses parents avaient été convoqués. Mais malgré les sanctions, elle se refusa jusqu'au bout à dénoncer Louis. Non pas tant qu'elle l'aimât trop, mais parce que l'idée d'un tel sacrifice était dans sa nature. Elle se mit à rire, sans retenue. Dans sa nature... C'était pourtant vrai... Son caractère trop égal faisait qu'elle préférait s’accommoder de tout plutôt que de s'insurger contre les évènements. Le sourire toujours collé aux lèvres, elle supposa qu'elle pouvait devenir une de ces femmes de malfrats. Et bien qu'étant une personne d'une gentillesse remarquable, elle finirait complice dans de sombres affaires, sous l'influence d'un mari dont elle accepterait tout inconditionnellement. Le jour du procès, on lui demanderait un « Pourquoi ? », et elle répondrait que c'était sa vie, et son caractère qui l'avait mené jusqu'ici. On chercherait à savoir si elle éprouvait quelque regret, mais elle dodelinerait négativement de la tête, en explicitant qu'on ne peut pas regretter ce que l'on n'a pas vraiment choisi. Amusée, elle lança comme en conclusion « Le destin... » avant de tremper ses lèvres dans son verre. Anne-Clarisse, avec une voix affectée de comédienne qui surjouerait son texte, lui promit qu'elle veillerait sur elle, et qu'elle ne laisserait jamais une chose pareille arriver. Evidemment, c'étaient des paroles en l'air, placées à ce moment parce qu'il fallait dire quelque chose. Ce genre de compassion feinte semble être dans le goût de l'époque, dans laquelle la vertu ne tient plus tant à nos actes qu'à la flamme de nos déclarations.

XIV

23 mars 2012 à 23h47

Longue promenade avec Jean. Nous discutâmes avec un enthousiasme enlevé. Nous parlâmes d'amour, et nous cherchions avec les mots à le disséquer quand bien même nous savions l'entreprise vaine. Il y a une jouissance à tergiverser sur l'indicible. Et à se taire d'impuissance ensuite, en sentant toutes ces choses qui nous gouvernent et pour lesquelles nous n'avons pas de mots. D'ailleurs, c'est en cela que le silence est une chose extraordinaire : pour qui sait l'écouter, il contient des mots, des sentiments et des idées que la parole ne sait exprimer. Nous nous assîmes sur un banc qui faisait face à une petite église. Sur le parvis, un flûtiste exécutait avec maladresse un morceau que je ne parvenais pas à identifier, tandis qu'un sans-abri mendiait de passant en passant, tendant sa main droite et trimbalant dans sa main gauche un sac troué de toute part qui devait contenir son fatras d'objets accumulés au cours du temps. Quand il s'approcha de nous, quémandant de sa voix rocailleuse une pièce, je vis les traits de son visage que le temps avait abîmés, creusant de saisons en saisons des sillons marqués que rien ne pourrait jamais plus combler. Quand bien même il retrouverait une vie normale, il garderait pour toujours ce masque, relique insupportable d'une vie détruite. « Désolé... » Jean l'avait renvoyé. Il se sentit contraint de s'excuser devant moi, cherchant mille prétextes que je ne demandais pas de ne pas avoir été charitable. Avait-il cette vision surannée du preux chevalier qui devant sa demoiselle devait, pour la conquérir, faire preuve de la vertu la plus pure ? Un sourire traversa mes lèvres comme une étoile filante qui détalerait dans le ciel d'une nuit d'été. Le flûtiste, ignoré par la foule, rangea son instrument, maugréa quelques mots inintelligibles et s'en alla, pantois. Pendant que je regardais passer les gens et que j'examinais avec minutie leur visage, ce qui me distrayait fréquemment, je sentis le regard de Jean se porter sur ma nuque, et remonter peu à peu. Bien qu'une partie de moi se sentît flattée, ce renversement spéculaire me paralysa. Je me retournai brusquement, et lui demandai s'il lui arrivait d'imaginer la vie d'un passant. Il parut étonné, car non, il ne regardait jamais les gens. Il n'avait pas besoin des figures apathiques qui hantent les rues comme des fantômes pour rêver toutes les vies qu'il n'avais pas eu et celles qu'il n'aurait jamais. Un silence, un moment de solitude partagé. Alors je fermais les yeux, et me concentrait à sentir les rayons blafards du soleil couchant, Jean se tourna vers moi, lentement, se saisit de ma main et la serre entre les siennes. Il entrouvrit ses lèvres qui tremblaient, comme pour dire quelque chose, mais se ressaisissant, il détourna son regard vers l'église. Ma main restait captive. Etais-je censée dire, penser quelque chose ? Je sentis ses doigts s'agripper un peu plus fermement. Devais-je voir dans cette affection soudaine une déclaration intime d'amitié ou la preuve d'un amour naissant ? Maintenant qu'il retenait ma main prisonnière, qu'allait-il faire ? L'aimais-je, moi ? Il se leva, tout à coup, et gêné il me dit qu'il devait me laisser, me souhaita une bonne soirée « Il y avait dans ce moment un goût de perfection.».

XV

26 mars 2012 à 23h26

Le calme nonchalant d'une vie exsangue s'est brisé d'un coup, et mes pensées d'habitude si paisibles et ordonnées s'agitent follement vers la seule question devenue d'importance : « l'aimé-je ? ». Je ressens avec fébrilité la chaleur de ses mains gagner les tissus de la mienne... et il y a ce regard embarrassé de quelqu'un qui s'aperçoit tout à coup qu'il s'est trop dévoilé. C'est une chose étrange, au fond, que l'amour. On l'espère avec acharnement, et puis, lassé de ne trouver aucune promesse, on s'égare, on se résigne. Ayant alors perdu toute volonté de croire, on oublie toutes les prières secrètes formulées dans la solitude d'une chambre froide et obscure, on oublie tout ce que l'on avait été prêt à perdre pour être aimé, et on oublie même combien ce mot était porteur d'un rêve happé dans les entrailles de la nuit. Et puis, un rien suffit à ressusciter toutes les espérances restées tapies on ne sait où, sommeillant, comme une rivière asséchée depuis longtemps dont le lit se gorge tout à coup d'une eau tumultueuse après une averse formidable. Et en un instant, voilà que tout est effacé, et le souvenir de la sécheresse s'échappe comme un songe au sommeil. L'amour, l'amour, voilà donc cette chose étrange qui me gagne, petit à petit, comme l'océan conquiert la plage. Mais l'océan toujours se retire... A-t-on déjà aimé pour une poignée de main et un regard hésitant, alors que l'on ne sait rien, ou si peu, sur ces mains et sur ce regard ? A-t-on déjà eu cette impression que la providence, dans ses desseins que nous ne savons comprendre, a tissé de fil blanc une histoire qu'il nous faut suivre ? A-t-on déjà aimé, finalement, sans comprendre le pourquoi ? Ah ! Que je suis idiote ! L'on peut parler d'amour précisément quand on sait avec une certitude absolue que l'on ne comprendra jamais rien, que ce sentiment toujours recèlera un mystère qui nous fuira. L'amour sans mystère est un succédané d'amour : une parodie, mon Dieu ! Ce mystère, ce feu derrière lequel se cache toutes les passions, doit être entretenu avec le soin le plus grand. Aimer, c'est chercher avec avidité les secrets de l'autre, c'est vouloir le dépouiller de tout ce qu'il est, mais c'est aussi lutter avec acharnement pour conserver ce mystère sans lequel aucune transcendance n'est possible. Rien n'a changé, et pourtant tout a changé, comme une lampe à huile dont on découvrirait soudain qu'il suffit de la frotter pour en extraire un génie. Pourtant, tout ne tient qu'à un fil, fin, si fin, que je peine à le distinguer. Tout cela a-t-il bien existé ? Ne me suis-je pas risqué à voir, dans un moment d'imprudence, ce que mon désir ensommeillé souhaitait ? Ma main dans les siennes, c'est si peu de choses, et pourtant il aura suffit de ce contact prolongé, quelques secondes, une éternité de pacotille, pour croire. Et croire, c'est déjà aimer. Mais n'est-il pas vrai que la déception de sentiments trop facilement acquis n'a d'égal que la fulgurance des premiers troubles ?

XVI

31 mars 2012 à 0h05

Quelques jours que je n'ai pas écrit. Tout s'est un peu figé, à vrai dire. Le parfum d'un champs de bataille encore vierge, avec les bruissements des armées, ennemies, qui s'affairent tout autour. Une nervosité qui gagne l'air et se répand à la vitesse d'une onde qui glisse sur l'eau.

Jean me fuit. Et lorsque je le contrains à me parler, il me répond avec un sourire gêné et courtois quelques mots convenus avant de s'éclipser, déclinant toute amorce de conversation. Mais ma main, à cause de cette mémoire du corps que l'on ne contrôle pas et qui nous laisse en souvenir le goût des choses indicibles, est parcourue d'un tremblement étrange sitôt que son image effleure ma pensée. C'est inique, aigrefin, de pénétrer dans l'intimité de quelqu'un - ne serait-ce qu'en lui prenant la main - et de retomber ensuite, pour une raison des plus mystérieuses, dans une convenance devenue outrance et cynisme. L'on s'imagine souvent que haine et inimité sont les excès les plus difficiles à supporter. On a tort, car il n'y a rien de pire qu'un sourire convenu et méprisant, affichant de façade une pleine satisfaction, mais rejetant, sitôt retombé, l'anathème sur une amitié que l'on pensait sincère.

La situation l’effarouche peut-être : je suis prête à lui fournir mille excuses, mais mon comportement envers lui n'est-il pas une réponse claire à tous les doutes qu'il peut éprouver ? Ne voit-il pas que je me languis de lui comme un poisson se languit de la mer de laquelle il vient d'être pêché ? Ne voit-il pas combien il me tarde qu'il fasse à nouveau sienne ma main ? Je ne sais comment le défaire de cette timidité devenue couardise... à moins que... non... serait-ce possible ? On ne peut pas être inconséquent à ce point ! Est-il possible que tout cela ne soit qu'une erreur, un vulgaire quiproquo ? Est-il possible, que comprenant trop tardivement toute la symbolique de son geste et lisant sur mon visage l'éclosion d'un transport qui l'effrayait, qu'il se décida à fuir, transit qu'il était par les conséquences d'un acte auxquelles il n'avait pas songé ? Jean ! Jean ? Jean... Je ne peux rester dans ce doute qui me ronge, et qui détruit par la suspicion un moment que j'avais peint, splendide, dans la galerie des souvenirs immarcescibles. Galerie pourtant déjà si limitée...

Hier, j'ai accepté d'accompagner Camille à son groupe de discussion. Elle avait tenu à m'informer de quelques détails avant d'y aller. On serait cinq, ce soir là. Il y aurait Clémence, une fille plutôt drôle et qui avait la réputation de ne jamais s'offusquer. La nature clémente de son caractère l'avait désignée comme la cible de toutes les railleries, qu'elle acceptait en sourire, presque flattée d'être sans cesse au cœur de l'attention générale. Une fois, m'avait-elle dit, elle s'était emportée ; c'était par ailleurs une affaire obscure. Elle ne savait pas trop comment ils en étaient arrivés là, mais Pierre, un de ceux qui seraient là, avait insinué que si ses petits amis l'abandonnaient tour à tour, c'était sans doute parce qu'elle ne parvenait pas à les satisfaire. C'était une moquerie, une de plus, ni plus méchante, ni plus aimable que toutes les autres qu'elle avait déjà endurées, mais pour une raison qu'elle gardait sécrète, celle-ci l'avait mise hors d'elle. Tout le monde en était resté interdit. Un silence de plomb... « Désolée, je ne pensais pas... Tu ne pouvais pas savoir... » et tout était déjà oublié. De toute façon, Pierre était un idiot mais les idiots sont des gens souvent nécessaires à la cohérence d'un groupe, parce qu'ils sont prolixes, parce qu'ils comblent à eux seuls tous les trous des conversations, mais surtout parce qu'ils parlent librement, insensibles aux regards souvent réprobateurs que suscitent leurs interventions. Et puis, il y aurait Annette, une fille dont les cheveux brunâtres ondulaient jusqu'aux épaules et entouraient un visage que la dureté des traits rendait sévère. Enervante à essayer sans cesse de faire preuve de sa culture en glissant dans la conversation quelques citations souvent mal choisies. Et des références bibliques, parfois, en plus de ça ! Camille éclatait de rire : s'il y a une personne dont elle s'est inspirée dans la bible, c'est bien de Marie-Madeleine. Mais Annette répétait à qui voulait l'entendre qu'elle était la brebis égarée, l'enfant prodigue qui allait revenir sur « le droit chemin » et « être sauvée ». Il suffit d'y croire...

J'avais décidé de rester en retrait, et de participer le moins possible à la conversation. On me demanda ce que je faisais, d'où je venais, et quelques autres informations inutiles qu'il est pourtant de bon goût de demander. J'observais, minutieusement. J'étais sidérée de voir à quel point chacun dans le groupe jouait son rôle, comme un rouleau qu'on insère dans un orgue de barbarie et qu'on actionne ensuite, mécaniquement. Camille jouait d'empathie avec Clémence, d'arrogance avec Annette, et semblait trouver du charme à Pierre. D'ailleurs en partant, je la questionnais : « Pierre ? Ah non ! Tu veux rire, c'est cela ? », accompagné d'un gloussement, conséquence d'un rire trop forcé et aveu involontaire de la véracité de mon impression...

XVII

3 avril 2012 à 10h31

Claire est venue me voir hier après-midi, avec le visage de quelqu'un qui prie que l'on lui demande « Que se passe-t-il ? ». La faisant patienter un peu avec des histoires qui ne l'intéressaient visiblement pas, je m'amusais de voir ses mains trembler d'impatience, et ses lèvres s'agiter comme pour dire « Oui, oui, mais tout cela n'importe peu, attends d'entendre ce que j'ai à te dire » et former par moment un rictus hilarant. Je lui parlais de tout ce qui me passait par la tête et qui était sans importance. Autrement dit, je lui parlais de tout, sauf de Jean. « Ma petite Sarah, il faut que je te dise... » Je répondais « Attends... » et continuais mon monologue ; ses yeux se faisaient suppliants et cela m'amusait toujours plus. A parler pour parler, il n'y a plus besoin d'esprit qui contrôle les mots, qui sortant de ma bouche, se heurtent, se contredisent, et forment un galimatias incompréhensible.

« Ma Sarah, ma petite Sarah... écoute-moi maintenant. L'affaire avec Maxime est résolue. Non... Non... je ne l'aime plus... en fait, je crois bien ne l'avoir jamais aimé. Je l'ai désiré avidement sans jamais l'aimer, voilà tout. Ce sont des choses si différentes, l'amour et le désir, et pourtant, c'est la première fois que je les distingue. Tu te souviens de Sophie ? Oui... la fille dont s'était épris Maxime... Il s'avère qu'elle a un petit copain. Je l'ai vu de loin, un grand longiligne, cheveux noirs, habillé à la mode hippie... peu importe. Quand il est arrivé et qu'il a embrassé Sophie à la manière d'un homme jaloux qui cherche à montrer sa domination, Maxime était juste devant eux. La tête qu'il a faite, alors qu'il se rendait compte que tous les efforts qu'il avait déployé pour la conquérir étaient vains. Un plissement de colère sur le front : il comprenait petit à petit qu'elle s'était jouée de lui, qu'elle l'avait laissé espérer comme on laisserait rêver un enfant auquel on vient de raconter une histoire. C'était alors le moment idéal pour l'approcher : il se présentait là une occasion que je n'espérais même plus. Mais je n'ai rien fait. Non pas que j'avais quelque réticence à conquérir un homme que la peine rendait faible et vulnérable (je l'ai d'ailleurs déjà fait, tu te souviens, avec Henri, c'était un peu la même histoire), mais parce que je me suis alors rendu compte que plus rien ne m'attirait en lui. Oui, ma petite Sarah, tu avais raison, je crois : c'était parce qu'il m'était inaccessible que je l'aimais. »

Je l'écoutais, avec un sourire bienveillant et légèrement moqueur qui rehaussait mes joues. Je lui répondais que le désir était une chose curieuse. D'ailleurs tous les désirs ne sont pas faits pour être assouvis ; un désir réalisé est pareil à une petite mort, en réalité, tant la disparition de cette force qui croit avec le temps laisse derrière elle un vide que seul un nouveau désir, encore plus fort et plus vif peut remplacer. Le problème survient quand la lassitude submerge le désir de sa désespérance. Car le désir, aussi, est une affaire de croyance. Croire toujours et n'assouvir jamais est une sorte d'idéal cathartique épris d'utopisme. Tant mieux donc, si Jean me fuit. Pourvu que je ne cesse jamais de croire en lui...

XVIII

11 avril 2012 à 14h27

Il m'aura donc fallu toute une semaine pour sortir Jean de sa froide contenance. Le remède était pourtant si évident, que je peux m'en vouloir de n'avoir su le trouver plus tôt. Les relations humaines sont tantôt à symétrie variable, tantôt d'un caractère spéculaire surprenant. Un mot pour un mot, une confession pour une confession, un geste pour un geste : et c'est bien de cela qu'il s'agit, d'un geste, de sa main qui avait maintenu la mienne captive. A vrai dire, cela je ne l'ai compris qu'une fois les évènements achevés. Car plus les jours passaient, et plus Jean se complaisait dans sa désinvolture, et plus je rageais. Une colère sourde était montée en moi, nourrie par une sorte de désespoir qui m'inclinait à tout détruire, puisque la relation dans laquelle j'avais placé mon espoir s'avérait être sans issue, non avenue. Détruire tout et trouver dans l'hécatombe que laisse la furie, la consolation d'avoir réduit à néant ce que le temps aurait érodé petit à petit et se satisfaire ensuite d'avoir livré un dernier baroud d'honneur avant d'être prise par l'amertume que donnent les regrets d'un élan brisé. On ne sait jamais à l'avance de quelle noirceur nous sommes capables : j'étais donc prête à saborder toute notre relation.

Jean est devant moi, hagard, indécis. Je l'appelle, il me sourit mais prétexte devoir partir, qu'on se parlerait une fois prochaine et qu'il était désolé. Une semaine qu'il était désolé. Pour le retenir j'agrippe sa main, et alors que je m'apprête à débiter mon réquisitoire que j'avais rêvé, éveillée, mille la fois la nuit passée, je vois son visage retrouver sa lumière déconcertante. Le discours que j'avais préparé et dont je connaissais par cœur chaque mot, sur lequel j'avais imaginé les intonations nécessaires pour le rendre plus saillant encore s'était dans l'instant effacé dans l'oubli. Ses sourcils un peu trop garnis, qu'il avait toute la semaine durant gardés froncés et tendus étaient devenus lisses comme la plateur imperturbable de l'océan après un orage et ses vents violents. « Sarah... je suis désolé. C'est juste que... » Le silence qui parachevait sa phrase, son regard qui s'excuse contre mon regard langoureux faisaient de cette scène un moment d'anthologie que l'on reverrait à l'envie dans une comédie sentimentale destinée à la ménagère de moins de cinquante ans. Sans rire, c'était à la fois d'une sincérité émouvante et d'un ridicule absolu.

Il tente de se justifier, m'explique que ne sachant comment agir, il s'était réfugié dans les bras de « sa bienveillante fantaisie ». En quoi consistait cette fantaisie ? A vivre au hasard comme l'on cocherait les cases d'une grille de loterie à l'aveugle : en un mot, vivre avec le détachement le plus grand de toutes les choses. Jean me considère d'une façon étrange, visiblement étonné que je ne comprenne pas le principe d'une telle fantaisie. « Sarah, c'est pourtant si évident... quiconque n'a jamais agi par fantaisie ne peut se targuer d'avoir vécu réellement. C'est seulement lorsque l'on agit au hasard, ou mieux encore, quand on se déploie contre ses propres intérêts qu'on peut ressentir pleinement ce qu'est la vie. Si l'on ne se fait pas violence un tant soit peu, comment ne pas s'imager être pareil à la pierre de Spinoza qui s'imagine dévaler la pente par sa propre volonté ? Il faut s'obliger à s'élever vers les hauteurs dont cette pente nous éloigne, et avoir l'orgueil de se dire que nous en avons été capable. Comment se sentir vivant, si vivre signifie se laisser bercer d'évènements en évènements ? Vivre et éprouver à chaque instant cette vie, n'est-ce pas beau ? ». Je lui réponds que non, que ce n'est pas beau, qu'il s'agit de considérations égoïstes, et que s'il avait pris la peine de considérer les tourments dans lesquels son comportement m'avaient jetée, il n'aurait pas osé avoir pareille posture. Je continue, échaudée, en rétorquant qu'avec une telle indifférence aux conséquences sur les autres, on pouvait imaginer les choses plus affreuses. Il sourit, visiblement amusé de la véhémence déployée à le contredire. Un vague rictus sur le visage, il se décide à persévérer. « Sarah ! C'est justement parce que je pensais à toi, c'est justement parce que toute mon attention était tournée vers toi que j'ai du agir de la sorte. Tu ne comprends donc pas ? Il fallait que je te laisse le choix, il fallait que tu te fasses violence à toi-même pour que tu te rendes compte des choses, que toi aussi tu te sentes vivre... Il fallait que je devienne un moment inaccessible pour que notre relation ne sombre pas dans la facilité d'une mièvrerie sentimentale. » Et pourquoi faudrait-il donner au bonheur d'une relation un alibi, quelque qu'il soit ? Et quand bien même nous nous complairions dans une relation facile que rien n'entrave, quel serait le mal ? La facilité n'est pas la vertu des pauvres d'imagination ! Elle est, au contraire, un aboutissement, une conclusion heureuse. La beauté est toujours dans ce qui a l'air évident, inné, intuitif, dans ce que nous pensons pouvoir maîtriser mais qui nous échappe en réalité, comme un pianiste dont les doigts glissent avec simplicité et élégance sur le piano qui se met à chanter. Car sitôt que l'on découvre la difficulté, que les rouages deviennent perceptibles, on est pris de réflexions et cela nous empêche de nous laisser transporter. Quelle allégresse de se retourner alors, et considérer le chemin parcouru, sans mal... qu'y a-t-il de mal là-dedans ? Ses paupières clignaient d'excitation, révélant ses cils qui semblaient sans fin, à faire pâlir de jalousie la plupart des filles. « Parce que si l'on se laisse porter comme cela, Sarah (il prononce mon prénom avec lenteur, comme pour donner à son discours un ton didactique, comme pour me montrer qu'il comprenait bien mieux les choses que moi...) il faut s'attendre à se demander un jour 'est-ce bien ce que j'ai voulu' ? C'est le drame des gens qui papillonnent d'instants en instants, et qui, un jour, parce que les circonstances les y forcent, se demandent pourquoi ils se sont engagés dans la vie qu'ils mènent. C'est pour ça qu'il faut y réfléchir avant, parce que... » Il prend un air décidément amusé et commence à chantonner : « Dis ! Au moins le sais-tu ? Que le temps qui passe ne se rattrape guerre... que tout le temps perdu, ne se rattrape plus ! » Il chante terriblement faux, d'une voix éraillée entrecoupée des spasmes des rires qu'il tentait vainement de réprimer. Tout de même... je ne sais pas... d'ailleurs, comment peut-on être sûr d'un choix, comment peut-on être sûr que le choix considéré meilleur un jour ne se révélera pas être l'option la pire par la suite. « On ne peut pas savoir, mais lorsque cela se produit, on a toujours la consolation de se dire que l'erreur commise était inévitable. » Hé bien, moi, j'aurais toujours la consolation du temps passé dans mon bonheur insouciant. Jean fait une drôle de moue « Oui, peut-être bien... n'empêche que... ».

On sort, l'air frais me saisit. Il n'y a plus rien à dire, où plutôt toutes les choses à dire sont si confuses dans mon esprit que je préfère me terrer dans le silence. Il me parle de ce qu'il voudrait bien écrire un livre. Un roman d'amour, évidemment. L'histoire, il l'avait déjà en tête. Un homme, une femme, tous les deux aveugles et muets qui apprendraient à s'aimer. Un amour dans le silence, c'est-à-dire l'amour originel. Sans se parler, il finirait par se comprendre par un sens nouveau que personne en dehors d'eux ne pourrait comprendre. Privés des mots, ils montreraient comment la tendresse peut se muer en un amour sincère. « Je veux montrer qu'il n'y a pas besoin de se dire 'je t'aime' pour comprendre que l'on s'aime ». Cette dernière phrase reste en suspend dans l'air, comme une interrogation. J'acquiesce de la tête, sans savoir ce que cela veut dire. Il me prend la main, comme une cadence parfaite qui conclurait une symphonie, et nous restons de longues minutes à attendre que passe le temps. Dans le silence. Je ferme les yeux.

En partant, je me retourne vers lui « Ce moment avait décidément un goût de perfection... ».

XIX

16 avril 2012 à 9h39

Cette nuit, j'ai fait un rêve des plus étonnants. D'habitude je n'ai aucun souvenir de mes rêves, mais ce matin au réveil, mon rêve s'est imprimé en moi avec violence. Je me promenais sur une crête entre deux sommets d'une montagne. J'avais l'impression que le ciel était à porté de main et que je pouvais arracher des bouts de nuages comme on se servirait de cette friandise rose et filandreuse dont raffolent les enfants. Il y avait la lumière du ciel, aveuglante et fière, qui plongeait le reste du décors dans un flou verdâtre. Le chemin, inquiétant par ses détours multiples, s'enfonçait dans une forêt drue, prête à happer le voyageur imprudent et à l'enserrer de son obscurité énigmatique. Ensevelie sous l'écume verdâtre des pins et des cèdres qui semblaient se moquer du passant du haut de leur âge vertigineux, chaque pas sur ce sol sablonneux et indécis grandissait le trouble en moi. Le chant sporadique des oiseaux, invisibles, résonnaient pareils à des cris de détresse qui s’élevaient tout à coup avant de disparaître petit à petit, aspirés progressivement par les échos de la montagne qui les conservaient comme un secret. Le vent balayait les ramures des arbres, les agitant follement, et faisait danser les nimbes de lumières téméraires qui transperçait la forêt criminellement, comme une lame de couteau qui s'enfoncerait dans un corps encore chaud. Tantôt le vent se calmait, tantôt une rafale impétueuse faisait siffler d'angoisse les arbres, et couvrait de cette musique dissonante tous les bruits. Il était comme le souffle d'un géant haletant, faible par instant, et d'une puissance rare lorsqu'il reprenait sa respiration. Avançant avec soin, j'atteignis la lisière pareille à un trou d'où s'écoulerait la lumière, à une serrure équivoque. La lumière m'aveugla, me transperça, mais l'angoisse accumulée ne se dissipa pas, et je la traînais avec moi comme un faix inutile et dangereux. Des fleurs, de toutes les couleurs, edelweiss blanches, joubarbes rosâtes au teint pâle, œillets d'un orange qui tirait vers le brun, rhinanthe d'un jaune effacé qui se confondait avec l'herbe courte qui se faisait rare et d'autres encore dont je ne savais pas le nom semblaient offrir un sourire accueillant à quiconque venait de traverser les ombres flottantes du bois. Mais sans que je ne m'en rendis compte tout de suite, ce rire aussi était moqueur, cynique. Je me sentais prise au piège, sans que je ne sache au juste de quel piège il s'agissait. J'avançais, je courrais presque ; en un mot : je fuyais. Et derrière une petite butée, se cachait un large plateau que cernaient les montagnes, qui s'élevaient priapiques et obscènes, défenseurs fiers de ce lieu qui par cette mise en scène avait quelque chose de sacré. Un milieu de ce plateau, un lac, d'un bleu azur d'une pureté rare que les peintres essayeraient de reproduire en vain, qui était pareille à une iris d'un œil maladroit tombé du ciel, et venu s'écraser ici pour y demeurer à jamais. Plus un bruit, plus un mouvement, tout semblait figé, comme suspendu au temps. Je m'assis un instant, épuisée, et m'assoupis. Quand je me réveillais, un cerf au bois majestueux buvait avec élégance l'eau limpide du lac. Ce cerf, c'était Jean. La conscience des rêves est parfois étrange, mais il faut accepter ses messages et ses codes. Je me relevais. Mais alors que je me dirigeais vers lui, la terre se mit à trembler, comme un frisson gigantesque, comme un avertissement que je ne comprenais pas. J'avançais encore, inconsciente de ce que je faisais. Sitôt que je pénétrais la petite planure, le ciel s'assombrit, et un éclair rageur fendit le ciel de tout son long. Le cerf avait disparu, et l'angoisse fit place à une peur bien plus nette. Je me retournais, pour revenir sur mes pas, et découvrais, effarée, un paysage fuligineux et désert, un amas de cendres encore chaudes. Le vent toujours soufflait et s'amusait, mesquin, à faire voltiger tout ce qui était devenu poussière, dans un ballet incroyable et insolent, leur donnant mille formes, et livrant à mon esprit mille images terribles que je ne pourrais plus oublier. Un oiseau, d'un noir absolu, vint se poser sur une branche calcinée qui gisait par terre. Et de son chant rogue, sembla vouloir montrer sa domination. Il me fixa longuement, jusqu'à me terrifier. Et dans un cri qui n'avait plus rien d'animal, il s'envola, et disparu dans l'horizon flou. La terre trembla encore une fois... et me réveilla.

XX

19 avril 2012 à 16h36

En attendant Jean je m'installais sur une rambarde qui surplombait un petit canal qui borde la ville. Deux cygnes, d'un blanc encore tacheté, avançaient majestueux à contre courant. Derrière eux, une horde d'oiseaux étranges, à mi-chemin entre le canard dont ils avaient la gueule et le corbeau dans ils revêtaient la robe noire, virevoltaient dans tous les sens. Ils flottaient sans grâce, maladroits malgré leur petitesse. Battant follement des ailes, certains se mettaient à courir sur l'eau, se coursant les uns les autres. Cela me rappelait les cours de récréation chaotiques de mon enfance et les jeux puérils que l'oeil devenu adulte trouverait soudain indécents.

Le soleil entamait doucement son coucher, et, par un jeu de clair obscur qu'il n'est possible de saisir qu'à ce moment précis de la journée, faisait reluire les feuilles des peupliers qui, tels des sentinelles vigilantes surveillaient sans relâche le flot tranquille de l'eau. Un petit chemin de terre, encore humide de l'averse de la veille, bordait le canal. Un couple passa, main dans la main, trainant le pas comme pour ralentir le temps qui par son mouvement régulier achève ce que l'on souhaiterait éternel. Un des oiseaux d'eau termina sa course à leurs pieds et les considéra avec suspicion. Ils s'arrêtent, et se murmurèrent à l'oreille quelques mots sans doute doux, attendris qu'ils devaient être du regard éberlué de l'animal. La chose la plus commune peut devenir d'un intérêt vif, pour peu que l'on la considère à deux. Les paysages les plus sublimes et les oeuvres les plus admirables me laissent souvent un goût amer lorsque je suis seule, car l'émotion suscitée m'échappe, insaisissable, dans les recoins de l'infini. Ainsi, la beauté demeure un mot creux dans la solitude, mais sitôt qu'elle est partagée, elle devient un sentiment véritable, grandiose, un moyen de communion de l'esprit.

Quelques minutes plus tard, un adolescent arrivé en vélo s'arrêta en-dessous de moi. Il avait des épaules larges que l'on devinait solides, quelques poils mal rasés sur le visage, un regard profond et nocturne que surmontaient des sourcils qui ne semblaient faire qu'un, un nez rond comme l'on en voit rarement… une tête de bon vivant, ou de gai luron, aurait-on envie de conclure. Il avait à la main une canne à pêche à moulinette, au bout de laquelle était accroché un appât doré en forme de pieuvre. Le jeune homme s'assit, sans précipitation, et lançait au loin l'appât avant de le faire revenir doucement. Il répétait ce geste, sans fin, et moi, je le regardais, sans lassitude. Le temps n'était plus le temps, et la fatigue accumulée jusqu'à là me plongeait dans un état de semi conscience. Je guettais que la pieuvre étincelante se défît des abîmes sombres du canal, filant à tout vitesse vers la surface, espérant qu'un poisson s'y fût accroché.

La main de Jean sur mon épaule m'extirpa de mon vagabondage. Il prit ma main d'un geste lent mais assuré, et il m'entraîna avec lui. Nous marchâmes alors dans les rues, ma main enserrée dans la sienne. Je ne saurais expliquer pourquoi, ni comment, mais ce moment avait le goût de l'évidence. C'était comme si les évènements ne pouvaient pas se dérouler autrement, et que toute variation eût été étrange, fautive. Le silence nous bénissait : nous n'avions pas échangé le moindre mot, pas même une salutation. Le silence nous liait, aussi, nous couvrant de son halo protecteur et nous isolant comme deux âmes éthérées du monde trop palpable que nous parcourions avec insouciance. Le silence, enfin, nous unissait par la promesse tacite de partager pour toujours nos deux solitudes. J'étais heureuse.

Il m'emmena devant les portes lourdes de l'église en face de laquelle nous nous étions assis quelques jours plus tôt. Il m'interrogea du regard, et je fermai les yeux et baissai la tête. Quand mes paupières se relevèrent, je compris à la frayeur qu'il exprimait que nous allions transgresser les lois humaines, marcescibles et destinées à l'oubli, pour nous offrir à l'éternité. Une chaleur épouvantable, comme un pressentiment de feu, s'empara de moi tout entière. Je sentis ma main devenir moite, et mon regard se dérober. La frayeur sur son visage sembla se propager à tout son corps, et il se mit à frémir. Il hocha la tête, et je me pinçais les lèvres en retour. Il ouvrit la porte, et dès lors que l'église nous happa de son atmosphère pesante le silence se fit absolu. Nous avançâmes, fébriles, vers l'autel sur lequel avait été déposé un bouquet de lys blanc. Les vitraux, que le soleil rendait resplendissants, ne laissait passer qu'une lumière pâle qui dessinait sur le sol des motifs réguliers. Arrivé devant l'autel, il porta ma main à sa bouche et l'embrassa avec ferveur. Je restais de marbre, devenant pour quelques instants la compagnon d'infortune des statues qui, entre les murs froids et épais de l'église, gardent dévotement les secrets sacrés que régit l'ineffable. Fallait-il que je répondisse à son baiser, ou valait-il mieux que je restasse dans mon immobilité ? L'angoisse sourde de gâcher un moment que touchait la grâce me paralysa entièrement. Jean, devinant sans doute mon trouble, me salua d'un sourire, et partit, laissant s'échapper ma main qui, privée tout à coup de son enveloppe charnelle et brûlante, fut parcourue d'un long spasme. La porte se ferma derrière lui dans un claquement insupportable.

Le visage souriant qu'il m'avait laissé en partant remplissait de sa lumière tout l'espace. J'étais seule dans cette église, et pourtant, enveloppée de ce sourire, je ressentais ce réconfort si particulier de celle qui s'endort à côté d'un être aimé avec qui elle partage sa nuit, ses rêves inconscients, et sa nature la plus profonde. On ne peut pas tricher, on ne peut pas mentir lorsque l'on dort. M'asseyant sur un banc, je me mis à prier. Prier un dieu que je ne connaissais pas. Prier, ce n'est pas tant s'adresser au très haut, que de reconnaître subitement qu'il existe une force supérieure, intouchable et invisible, qui souffle sur nos vies sa volonté irrévocable. Je redevins, l'espace d'un instant, la fille d'une naïveté candide que j'avais été durant toute mon enfance. Mes yeux se mouillèrent.

XXI

23 avril 2012 à 11h30

Que suis-je, au fond, sinon une orpailleuse du mystère amoureux, qui cache au fond de sa crique réservée les dilettanti de toute autre forme de passion ? Trouve-t-on en moi, fureteuse de grands sentiments, l'alibi d'une autre vie possible ? Savoir vivre, c'est avant tout savoir vivre seul. L'illusion de l'autre, et des sentiments dont il nous enserre, n'est qu'un voile que le temps déchiquette. Comme dans une pièce de théâtre qui se termine, il y a toujours un moment où tombe le rideau, et l'obscurité de la loge dans laquelle nous sommes confortablement installés nous renvoie alors à notre propre solitude de laquelle nous ne pouvons échapper. On peut s'enivrer d'amour et tout oublier, mais cette fuite, un jour ou l'autre devient trop éreintante, trop harassante, et l'on se trouve contraint de s'arrêter tout net. Que suis-je au fond, sinon une pauvre hère déshéritée, qui n'a pas su avoir le génie de vivre, et qui se console de tendresse ? Car, il faut avoir du génie pour vivre. Le monde est plein d'hommes sans talent, qui accumulent les jours, les uns derrière les autres, comme on alignerait, au hasard, des notes sur une portée. Dans leur composition aléatoire, sans inspiration, il n'y a aucune mélodie pour bercer l'oreille. Que suis-je au fond, sinon le produit étrange de coïncidences sur lesquelles je n'ai jamais exercé ma volonté, une incongruité que tout a abandonné, et qui trouve dans le sentiment amoureux une dernière consolation ? J'écosse chaque jour un peu plus les illusions écloses dans les chimères de mon enfance comme on effeuillerait les peaux successives d'un oignon. En pleurant. Que suis-je au fond, sinon une bête blessée, malade, à qui l'instinct demande de se laisser aller, de lâcher prise sur tout, de glisser du haut de sa jeunesse vertigineuse vers les tréfonds de la vérité, de la condition humaine dépouillée de tout romantisme. Un peu d'amour et voilà que je serais prête à tout oublier, voilà que je serais prête à renier tout ce que la vie apporte de souffrance, de la souffrance d'exister au jour le jour à la souffrance de savoir qu'il faut disparaître. Mais à cause de l'amour, je pourrais tout oublier, comme enivrée d'un alcool interdit. Oh ! Tout est une question de perception. On peut avoir une vie minable, une vie de déshérité, une vie impropre, sale, pleine de luxure ou d'une dévotion puritaine d'un risible inénarrable, une vie complaisante et tiède, une vie d'une équanimité démesurée tendant à la pleutrerie la plus indécente, une vie d'esquive lâche, d'évitement de toutes les questions fondamentales, et malgré tout se trouver satisfait. Une satisfaction grotesque qu'on verrait bien mis en scène dans un vaudeville. Mais une satisfaction in fine. Que suis-je alors, au fond, une insatisfaite chagrinée, une orgueilleuse assotée et insolente ? Je n'ai pour rédemption que le sentiment amoureux et son mystère, ou alors, je me fondrais dans le néant, car il est trop tard pour que je puisse changer mon tempérament tant ce qui forge ces idées est inscrit en moi, indélébile, cristallisé pour toujours.

XXII a

24 avril 2012 à 18h05

Moments de silence séraphiques et discours ininterrompus, frénétiques et enthousiastes se succèdent sans logique dans mes rencontres avec Jean. Il m'entraine dans cette valse légère et rythmée, me guide sans peine, et il conduit mes aspirations et mes désirs vers les siens, les enchevêtrant comme deux corps qui tournoieraient à l'unisson. La beauté de la parole se terre dans le contraste, c'est-à-dire lorsqu'elle germe du silence dans lequel elle trouve son écho immuable. A parler sans cesse, on se jette avec désinvolture dans la souricière du bavardage joliet qui comble le temps de son bruit et qui laisse en s'éteignant un vide considérable et pesant. Les mots, dans leur éclat toujours éphémère destiné à un irrémédiable oubli, peuvent caresser l'âme de leur bienveillance, enchanter l'esprit par leur musique, provoquer la passion par leur feu, dessiner par leur contour ce que l'imagination peut produire, mais ils sont chétifs et impuissants devant le sublime. Le sublime ne supporte pas les mots. Le sublime est le sublime justement parce qu'il n'est tâché d'aucun d'entre eux, et qu'aucun, jamais, à tout jamais, ne permettra d'y accéder ; et malgré tous les efforts que l'on consentirait à les choisir et à les arranger, ils ne demeureraient qu'une brumeuse caricature. Celui qui n'a jamais épousé le silence n'a pas pu embrasser les délices voluptueux qu'il recèle. Celui-là ne connait pas la vérité de ce qui est éternel et inaltérable, de ce qui détermine la condition humaine dans son essence la plus lointaine et la plus primitive, de ce qui transcende un amas de matière en une pensée vivante. Mais malheureux aussi celui qui, parce qu'il a voulu toucher le céleste, se retrouve enserré d'un silence opaque au-delà duquel plus rien ne peut exister, sinon la désolation et l'engourdissement : son drame aura été de renier l'insuffisance et l'imperfection de la consistance humaine. Tout cela, je le comprends de jour en jour, avec Jean, par Jean, qui, comme une sorte de maître à vivre, m'enseigne par l'exemple ce que je n'ai su voir par moi-même.

Jean me décrivit les après-midis qu'il passait chez sa grand-mère qui le gardait alors qu'il était enfant. Il en gardait un souvenir ému, affligé de la perte d'un temps qui n'était plus et agrippé d'un spleen lancinant qui le poursuivait à travers les âges et qui lui soufflait qu'il ne retrouverait jamais plus la quiétude passée. Il me décrivit le petit salon dans lequel il avait construit un monde invisible que seules quelques traces - bibelots déplacés, rideaux tirés, et jouets oubliés dans des recoins qu'on découvrait ensuite par hasard – trahissaient. Un canapé brun sans accoudoir, gonflé de ressorts, lui servait parfois de couche. « Sarah, quel canapé exceptionnel c'était ! Je me jetais dessus en plongeant, rebondissais deux, trois fois, et la douceur de sa matière que je peux encore ressentir en fermant les yeux, son odeur fanée, exaltaient en moi un sentiment de plénitude qui me plongeait dans un sommeil duquel je sortais paisible et apaisé. Jamais plus je n'ai retrouvé un tel sommeil. Oh ! Que ne donnerais-je pas pour retrouver ce canapé ! ».