Sarah, 19 ans, 1m65, 60kg, yeux verts, blonde, bonnet C. Pour qu'un garçon discute avec vous sur internet, il faut toujours commencer par lui donner ces informations là. Pour qu'il vous imagine et qu'il vous classe ensuite sur l'échelle de ses fantasmes. Parfois, il vous demandera aussi une photo, parce que même bien proportionnée, une fille avec une tête un peu étrange, un peu asymétrique, avec un œil au dessus de l'autre, ça ne lui plait pas. L'homo internetus ne veut pas vous voir telle que vous êtes, mais l'image parfaite de son idéal féminin.
Pourtant, je m'appelle bien Sarah, j'ai bien 19 ans, je fais bien 1m65 pour 60 kg, yeux verts, blonde et bonnet C. A quoi bon mentir dans son journal ? Je peux même avouer que je me trouve laide. Et je ne suis pas la seule de cet avis, croyez-moi. Quand je regarde un garçon dans les yeux, quand pénétrant son intimité mon sourire lui confie mes sentiments, l'expression presque effrayée de son regard me renvoie toujours à ma laideur. Même en me fardant jusqu'à ressembler à une poupée russe, rien n'y fait. Parfois, je me dis que c'est pour ça que les gens, en général, et les filles, en particulier, m'aiment bien : à côté de moi, ils se sentent sûrement terriblement attirants. Sans des filles comme moi, il n'y aurait pas de beauté, il n'y aurait qu'une norme claire et définie. C'est sans doute aussi pour ça que Claire m'a choisie comme meilleure amie. Tellement cliché. La belle et la bête. La belle papillonne et fait rêver la bête, et la bête se morfond et console la belle de ses déceptions amoureuses. Pas de concurrence, ni de trio amoureux possibles. C'est pour cela que nous pouvons nous livrer sans retenue, avoir une tendresse infinie l'une pour l'autre, de la compassion, de l'empathie.
Nous sommes l'une pour l'autre un repère stable. L'étoile polaire au milieu de l'océan. Les relations amoureuses sont destinées à échouer : on finit toujours par rompre ou alors, il faut se résigner à rester, sans passion, sans amour. La dernière solution étant sans doute la plus douloureuse, du moins à long terme. Mais ces amitiés-là sont quant à elles destinées à braver toutes les épreuves, à subsister malgré toutes les déceptions possibles. Car si l'amour est un absolu qui exige la perfection des sentiments, l'amitié est une chose relative qui s'adapte aux circonstances. C'est un sentiment de fond, qui reste malgré le temps passé sous silence, quand l'amour demande à être entretenu en continu. Il est vrai, parfois, j'envie Claire, les regards lascifs et les sourires niais qu'elle suscite quand elle marche dans la rue, j'aimerais échanger nos vies. Mais si je laisse cette jalousie me gagner, je sais que je la perdrais. Et je ne peux pas la perdre.
Si on regarde ma vie, on est bien en droit de se demander pourquoi je tiens tant à tenir un journal intime. J'aime bien l'idée selon laquelle toute chose a un intérêt à partir du moment où on la regarde suffisamment. L'idée de ce journal c'est d'observer ma vie, de m'obliger à la regarder en face, de la transcrire à l'écrit en détail.
Et peut-être que j'y trouverais alors un intérêt.
Peut-être le néant, aussi.
Sans doute.