Un jour, j'aimerais avoir ce sentiment que tout va bien. J'aimerais sentir que tout est à sa place. Me sentir bien, avoir cette petite bulle de bonheur dans le sternum, cette petite flamme qui vous donne envie de danser. Cette légèreté, cette insouciance... est-ce que devenir adulte c'est y renoncer ? Est-ce que c'est ça, devenir adulte ? Ne plus avoir du bonheur que quelques bouffées, de ci de là ?
Depuis quelques année, tout s'amoncelle. Est-ce que ça ne fait que quelques années que c'est vrai ? Ou est-ce que ça ne fait que quelques années que je m'en rends compte ?
D'abord, il y a eu l'incendie. Ma maison a brûlé. Mes jouets. Mes vêtements. Mon lit, mon bureau, ma chaise. Mes cahiers. Mon stylo préféré. Mon doudou. Les photos de toute ma vie et de la vie de mes parents avant leurs enfants. Mon enfance toute entière est partie en fumée. Et cette lueur orange, se reflétant sur le mur blanc de ma chambre, cette lueur orange que j'ai fixé depuis le salon des voisins, me poursuit depuis. Dans l'incendie, le pire, ce n'est pas sur le coup. C'est la semaine qui suit. J'ai dormi dans un sac de couchage chez des amis de la famille. Parents amis, enfants amis. J'ai porté les vêtements de mon amie. Utilisé le sac de mon ami. Les stylos de mon amie. La veste de mon ami. Ces amis nous ont aidés, moi et ma famille. Mais cette sensation d'être déguisée en un membre de leur famille, c'est un de mes pires souvenirs de cette période. Dès que nous avons pu, nous sommes allés acheter des vêtements. Ce n'était pas ma peau, mais au moins, ce n'était pas celle d'une autre. Ensuite, nous avons habité un gîte, pour trois semaines, le temps de trouver un appartement pas trop loin. Mes affaires tenaient dans deux sacs de supermarché. Vêtements, livres de cours, chaussures : tout ce que je possédais tenait dans deux sacs de supermarché, et ça se résumait à cela. Vêtements, livres de cours, chaussures. Je n'ai jamais vraiment laissé s'exprimer cette partie de moi. Celle qui est en colère pour ce qui m'est arrivé. C'était injuste. C'était injuste, dur, et bouleversant, et pourtant, je n'ai pas pleuré, je n'ai pas manqué un seul jour d'école, j'ai fait comme si de rien n'était. J'ai tout bouclé, barricadé dans un coin.
Deux mois plus tard, ma mère a commencé à être malade. Des migraines, avec troubles de la vision, vomissements parfois. Un jour, c'était tellement horrible qu'elle ne pouvait pas se redresser en position assise sans s'évanouir. Elle a été conduite à l'hôpital. A quelques jours près, elle a failli passer Noël à l'hôpital... Les médecins lui ont fait passer des examens, encore et encore, sans parvenir à poser un diagnostic. Alors ils on traité les symptômes, maman est rentrée à la maison, et un mois plus tard, rebelote. Et un mois plus tard, rebelote... Tu parles d'une année de lycée ! A force de faire des examens, on a fini par trouver une tumeur au cerveau. Bénigne, aucun rapport avec les symptômes observés. Mais flippant quand même. En mai, ma maman a été hospitalisée encore une fois. Son état était indescriptible. Et on ne savait toujours pas ce qu'elle avait. Entre ses précédents séjours à l'hôpital, qui ne duraient pas plus de quelques jours, et les deux mois qui ont suivi, elle a dû faire tous les services : urgences, neurologie, ophtalmologie... A cette époque je connaissait le plan de l'hôpital aussi bien qu'un interne. Et j'avais peur. Peur de voir ma mère mourir. Et je priais, je priais de toutes mes forces. Seigneur, je ne peux pas la perdre, je ne suis pas prête à vivre sans ma maman. Ne la laisse pas mourir. Et enfin, enfin, on a eu un diagnostic. Polyglobulie de Vaquez. Maladie de la moelle osseuse, incurable. Depuis, ma mère prend sa chimio de catégorie je-ne-perd-pas -mes-cheveux-ni-ne-vomis tous les matins, et ça va. Mais je n'ai jamais laissé cette partie de moi s'exprimer. Celle qui a eu peur, peur de voir sa maman mourir, peur d'être abandonnée.
Mon année de terminale m'a fait perdre foi en l'intelligence des jeunes de ma génération, mais ça, je crois que c'est le prix à payer pour avoir un cerveau. Donc en résumé, j'ai passé une bonne année de terminale. L'été qui a suivi, nous avons emménagé dans notre nouvelle maison toute neuve, rebâtie sur le terrain de celle qui avait brûlé. J'étais pleine d'optimisme, je rentrais à la fac, ma mère reprenait le travail après plus d'un an d'arrêt maladie, j'avais de nouveau une maison et une famille où les choses allaient bien. Comme un bonheur en entraîne un autre, j'ai rencontré mon premier petit copain. Coup de foudre pour l'un comme pour l'autre, enfin je crois. J'étais sur un petit nuage...
J'ai surpris la première dispute. Ce n'était pas intentionnel, ma porte était ouverte et celle de la salle de bain aussi, la voix de ma mère a porté un peu plus loin que je ne l'aurais souhaité. « Tu viens me voir, tu me dis que tu t'es pris un rateau et ensuite tu veux qu'on sauve notre couple ? Oui, ça me met en colère ! ». Boum. Des mots inscrits à jamais dans mon crâne. Je suis sortie dans le froid du mois de février, claquant la porte d'entrée avec une force dont je ne soupçonnais pas l'existence. Il devait faire dans les moins quinze degrés, il y avait environs soixante centimètres de neige. J'ai marché le long de la route, dépassé quelques hameaux, bifurqué dans un chemin, Je me suis arrêtée dans une forêt, ai essayé d'écrire un SMS à ma meilleure amie, mais le froid engourdissait trop mes doigts. Au bout de deux heures, je suis rentrée, j'ai claqué la porte d'entrée, encore, et couru dans ma chambre. Le début d'une période vraiment pas terrible. Ni pour moi, ni pour mes frère et sœur, ni pour mes parents. Et jamais, jamais je n'ai laissé s'exprimer cette partie de moi qui en veut à son père. Pour avoir menti toutes ces années, pour me donner cette impression que mon enfance heureuse est un odieux mensonge.
Ensuite, se sont enchaînés trois années. Encore quatre déménagements, donc depuis le début de cette histoire, les « chez-moi » rentrent à peine sur les dix doigts de mes mains. Quatre ruptures dont deux avec mon premier amour, et une seule initiée par moi. Des nouveaux amis dans une nouvelle ville, de nouvelles expériences, de l'alcool légèrement plus qu'avec modération, la découverte du shopping et du maquillage, et des pokémons.
And here we are now.
J'ai dix-neuf ans, des amis merveilleux, des parents fauchés dans des appartements trop petits, seuls. Un frère en dépression même si personne n'ose prononcer ce mot à la maison. Un frère en dépression donc, et en échec scolaire. Une sœur paumée. Elle a toujours été un peu paumée de la vie, mais dans le sens rigolo du terme. Là, je me fais du souci. Mais bon, vu qu'elle ne m'aime pas trop, je lui en parle pas. J'ai dix-neuf ans, des amis merveilleux, des études qui me plaisent. Un célibat dont je ne sais pas s'il me plaît, parce que je me sens seule mais qu'au moins personne n'a le pouvoir de me faire du mal une fois de plus. J'ai dix-neuf ans, et je me sens paumée. Je me sens mal. Impuissante. Comme dans tout ce que j'ai vécu ces cinq dernières années. Impuissante face aux déménagements, à l'incendie, à la maladie, au divorce, au mal-être de mon frère et de ma sœur. Impuissante... J'ai dix-neuf ans, des amis merveilleux, et ça m'aide beaucoup parce que c'est la meilleure chose qui me soit arrivée ces cinq dernières années. J'ai dix-neuf ans et j'ai peur que devenir adulte, ce soit ça : enchaîner les catastrophes et réussir à les surmonter grâce aux amis. Réussir à faire bonne figure pour les amis. Et se noyer, tout doucement, dans l'âge adulte, les ennuis, et les catastrophes, en gardant tout juste la tête hors de l'eau.