On ne peut pas écrire un journal sur l'Amérique sans parler de ses poursuites judiciaires.
Quelques années passées dans ce pays t'apprendront qu'elles sont le plus souvent initiées par des avocats assoiffés d'argent que par le citoyen lambda. La loi, comme tout ici, est un véritable business, et les cours de justice sont des récrés pour adultes.
On les appelle aussi "ambulance chasers," un surnom gagné pour leur réputation de suivre les ambulances jusqu'aux hôpitaux. A peine arrivée, la victime est priée de signer des papiers autorisant l'avocat à la représenter, et de réclamer justice pour le tort commis. En général, cela ne te coûtera pas un rond, à moins que ton avocat ne remporte un procès contre la personne ou la société dont la négligence a été la cause de ton malheur.
L'avocat touche 10% des indemnités accordées. Et celles-ci sont en général dans les millions de dollars.
Bien sûr, une personne ou une société attaquée en justice doit se défendre si elle veut garder sa réputation intacte et ne pas débourser les millions appelés aux dédommagements. La différence dans le cas d'une défense, c'est que les avocats ne sont plus prêts à travailler gratuitement, car un jugement en leur faveur ne voudra pas dire qu'il y aura une recompense--mais juste un non-lieu. Tu paies donc des milliers de dollars de frais d'avocat juste pour te défendre.
Personne n'est à l'abri de ces attaques. Et les procès ridicules, suivis de verdicts qui le sont encore plus, font couler de l'encre chaque jour dans la presse américaine. Les Américains font des procès à leurs écoles pour avoir imposé une certaine discipline à leurs enfants. Ils font des procès aux restaurants fast food pour les faire grossir. Ils font même des procès à leur pasteur pour ne pas avoir pu empêcher un suicide.
Je connais un médecin qui a décidé de changer de carrière, car il ne pouvait plus supporter la pression. Une erreur et c'était l'attaque judiciaire garantie; l'imperfection et c'était le procès.
Les médecins aux Etats-Unis versent chaque mois une somme importante aux assurances pour se protéger contre de tels jugements (plus de 50 000 dollars par an de frais d'assurance!). Et pour certains, la différence entre le salaire et le coût de l'indemnité ne vaut plus la peine de faire ce métier.
Les pilotes de ligne aux États-Unis ne sont pas non plus à l'abri, bien que ces attaques soient plus rares. Contrairement aux médecins, si les pilotes font une erreur, ils suivront leurs passagers dans la mort payant déjà le prix ultime.
Il n'y a pas longtemps, un commandant de bord d'American Eagle s'était fait personnellement attaquer en justice par un de ses passagers, qui avait été lui-même blessé à cause d'une turbulence. Le passager n'avait pas sa ceinture de sécurité attachée car le commandant de bord avait éteint la consigne lumineuse.
Sans doute le vrai cauchemar pour un pilote de ligne serait d'avoir une urgence médicale à bord mais de ne pas pouvoir poser l'avion à temps...
...On est à 28.000 pieds à défoncer la nuit noire sur le Greenville -- Chicago, vol 7455 ce 21 Novembre. On est à présent au-dessus de l'Ohio, en train d'indiquer Mach 0.77. Un sourire aux lèvres. Cà "tchatche" bien sur la fréquence ce vendredi soir.
“Blueridge 455, I have holding instructions for you.”
Mon sourire s'efface aussi vite qu'il est apparu.
Notre trajet de la Caroline du Nord va être subitement ralenti par un bouchon aérien infernal. En effet, on est à plus de 600km de Chicago et les avions s'empilent déjà sur les voies aériennes comme sur le périphe à Paris.
Tu ne peux évidemment pas mettre ton biréacteur au poids mort et attendre avec les moteurs coupés. Un avion lorsqu'il rentre dans un bouchon, il doit toujours voler. Et il bouffe du carburant.
Un bouchon aérien ça ressemble plutôt à un hippodrome. L'avion fait des circuits d'attente dans le ciel. On est entassé à des niveaux de vols différents. On peut voir les gars tourner au-dessus de nous. Les lumières blanches et rouges clignotent dans la nuit, mélangées aux étoiles. Mais c'est le trou noir en dessous: la campagne à 28.000 pieds plus bas.
Je réponds au contrôleur: "Go ahead." Mon stylo dans la main gauche, mon papier à peine éclairé.
"Blueridge 455 hold southwest as published on the FLM VOR, 10-mile legs approved. EFC 23:50"
Je clique sur mon micro d'une main, et répète ses instructions tandis que de l'autre, je signale à mon copi de ramener la manette des gaz... Roger, as published... and we'll expect further clearance at 23:50 Zulu. Un coup d'oeil sur ma montre me révèle que les prochaines 45 minutes se passeront au-dessus de l'Ohio rurale, bien loin de Chicago.
Jeff émit l'équivalent américain de "zut", qui est presque aussi court et n'a que la lettre "u" en commun. C'est notre dernier vol ce soir, et après une rotation de 3 jours, on espérait rentrer du bureau à l'heure. "Etre basé à Chicago" et "Rentrer à l'heure" sont deux expressions qui n'ont jamais appartenues à la même phrase.
Je pianote sur mon FMS et j'envoie un message à mon Dispatch à Washington, DC. Il est décidé que le "Bingo Fuel" sera 5300 livres.
"Bingo" est un terme militaire éloquent pour décrire l'interruption d'une mission pour rentrer à la base. Cette expression a été reprise par la ligne bien que la mission de tout pilote de ligne... soit de rentrer à la base. Ce soir, le Bingo Fuel est la quantité d'essence qui nous obligera à interrompre notre circuit d'attente et à nous dérouter.
Notre aéroport de déroutement sera South Bend, une petite ville perchée dans l'Indiana (l'université de Notre Dame). L'aéroport a été choisi par notre Dispatcher à cause de sa météo favorable et de sa situation proche de Chicago.
Après un message diplomatique sur le Public Address, je retourne vers mes calculs de conso. On a commencé notre premier virage dans le circuit d'attente. On fait des ronds à 250 noeuds, soit près de 290 km/h, la vitesse minimale pour notre jet à cette altitude. Nos hippodromes font une vingtaine de km. Essaie ça sur le periphe.
J'espère un miracle mais les 5300 livres arrivent trop vite. Bingo Fuel. Ca fait seulement 1/2 h qu'on est en attente. Il est temps d'informer le centre de contrôle de notre déroutement. J'envoie un autre message à Dispatch, un public address aux passagers, et on prépare notre arrivée sur South Bend.
Et c'est à ce moment là que c'est arrivé.
Ding. Dong. La lumière verte "CALL" flashe sur notre console entre mon copi et moi. Notre hôtesse nous appelle sur l'intercom. Mon copi décroche, et il est informé qu'un passager, un homme d'environ une quarantaine d'années, a l'air vraiment pâle et ne se sent pas très bien.
Il n'y a pas de raison de s'inquiéter, du moins pour le moment. Lorsque tu fais des ronds à 300 à l'heure dans une nuit d'encre, il est facile d'avoir le vertige. On continuera vers South Bend. Un coup d'oeil sur ma carte électronique m'indique que Cincinnati est en bout d'aile s'il y a urgence, mais South Bend est bien plus proche de Chicago.
Elle rappelle quelques minutes plus tard. Cette fois-ci je décroche en avalant ma salive.
Le passager en question, toujours très pâle, a maintenant des difficultés à respirer, il a une douleur très forte dans l'abdomen, et il transpire énormément. Et si l'hôtesse est en train de paniquer, sa voix ne la trahit pas du tout. Comme je sais que le ton de la mienne aura également un grand effet sur son comportement, je lui donne mes instructions calmement.
"Heather, do me a favor. Go on the PA. Ask if there are any doctors or nurses on board. Okay?"
Elle a l'air soulagée et me remercie. Puis raccroche. Les trente prochaines secondes ont l'air d'une éternité.
Ding. Dong. Lumière verte qui clignote. Je décroche.
"Dan, there is no one."
Pas de docteur ni d'infirmière à bord. Damn.
On est a 28.000 pieds. Même si on descendait à 4000 pieds par minute, il nous faudrait au moins 10 minutes pour se poser, car le dernier tronçon de l'approche, la finale, ne peut se faire qu'à 1000 pieds-minute maxi.
Heather attendait ma décision. Une décision basée uniquement sur une description vague, et une décision basée sans l'opinion d'un professionnel de la santé. Je ne voulais pas d'ambiguïté, et je ne voulais pas faire une descente d'urgence de nuit sur un aéroport qui ne m'est pas familier, si le passager n'avait que la nausée.
J'ai peu d'information mais je dois agir vite. Avant de raccrocher pour déclarer une urgence, je lui pose une dernière question pour être sûr que l'on soit d'accord.
"Heather, is this an emergency ?"
"Oh... Yes. Sorry, I should have told you !"
"We'll be on the ground in 10 minutes. I'll make an announcement." Je raccroche.
Le centre de contrôle vient juste de nous donner un cap pour South Bend, et je briefe mon copi. Puis j'annonce à la radio :
"Center, Blueridge 455, change of plans : We're declaring a medical emergency. We need to divert to Cincinnati now."
Le contrôleur, sans répit, répond par une clairance direct Cincinnati et une descente au niveau 180. L'avion se met en virage à gauche, son nez piqué à 3500 pieds par minute pendant que mon copi, dans le cockpit sombre, m'avoue qu'il ne s'est jamais posé à Cincinnati. Je lui dis que j'y suis déjà allé une fois ou deux. J'ai sûrement la fréquence de notre station d'opérations écrite quelque part sur ma carte.
J'envoie un message rapide à mon Dispatcher à Washington:
DVT TO CVG MEDICAL EMERGENCY.
Rapidement, je sors la carte Jeppesen de l'aéroport, et l'adrénaline commence à pomper. C'est la première fois que je vois cette carte, et j'en déduis que c'est à Columbus, ville voisine dans l'Ohio, que je m'étais une fois posé. Et non Cincinnati.
Donc ça va se compliquer.
Comme je ne suis jamais allé à Cincinnati, je ne sais même pas si on a une station d'opérations, et je ne sais pas non plus où me garer pour pouvoir débarquer mon passager à temps.
Cincinnati est bien l'aéroport le plus proche, mais il nous faut pouvoir contacter quelqu'un au sol pour organiser une ambulance et l'évacuation du passager, sinon on perdra beaucoup de temps, trop de temps.
Et la situation s'empire.
Ding. Dong. Mon hôtesse me rappelle. Elle parle un peu plus vite, un signe que son niveau de panique s'est élevé.
"His pulse is at 48 and he still has a hard time breathing and he is sweating like crazy. I moved him out of his row and laid him down in the aisle."
Un coup d'oeil à ma montre. Posé dans 8 minutes, je n'ai pas vraiment le temps d'avoir une conversation. "Okay. Thanks. Prepare the cabin for arrival." Et je raccroche sec.
Je n'ai pas le temps non plus de pianoter sur le FMS pour demander à ma compagnie la fréquence des opérations. Les messages, bien que fiables, mettent du temps à parvenir. Et j'ai besoin de savoir tout de suite si on a une station à Cincinnati, et de connaître sa position sur l'aéroport ou il faudra que je me déroute autre part avant qu'il ne soit trop tard. Avant que l'on ne soit trop bas.
Sur la deuxième radio, je décide d'appeler mon Dispatch à travers ARINC, pour résoudre mon problème. ARINC est un réseau de radios qui me permet de contacter notre compagnie depuis n'importe quelle situation dans le pays--que je sois à 31.000 au-dessus du New York, ou au sol en plein milieu du Kansas.
Du moins, en théorie.
J'essaie plusieurs fois et j'essaie plusieurs fréquences, et malheureusement pas de bol. Personne ne répond. Arrrgh ! Les minutes s'écoulent, et avec les minutes, notre altitude.
On descend à fond le ballon, et je dois maintenant me concentrer sur la préparation de l'arrivée. La nuit, on ne voit pas grand chose, et je ne peux pas mettre 50 vies en danger pour en sauver une. On met la fréquence de l'ILS, on briefe le relief, l'altitude de décision, la vitesse d'approche à utiliser pour notre poids actuel. On fait tout cela minutieusement malgré la pression.
Devrais-je choisir un autre aéroport ? Il est sûrement trop tard maintenant.
Mais comment savoir si on a une station d'opérations sur ce terrain ? Et d'un coup, je pense à mon PDA.
Dans mon PDA, qui se trouve sur la pochette avant de ma chemise blanche, j'ai le planning entier de ma compagnie. Je peux donc savoir si on a des vols de Chicago à Cincinnati, par exemple, et si c'est le cas, ça voudra dire qu'on a une station sur cet aéroport.
J'ouvre mon PDA rapidement et je l'allume pendant que mon copi continue à piloter l'avion. Tap, tap, tap sur l'écran vert illuminé, ORD-CVG. Oui, bonne nouvelle, on fait effectivement la ligne avec un 737 ! On a donc une station qui pourra nous accueillir. Mais où se trouve-t-elle sur cet aéroport immense et comment la contacter ? Aucune idée.
On passe les 8.000 pieds, et comme on a déclaré une urgence, on a priorité sur tout le trafic aérien. Il est presque 18h ce vendredi soir, et c'est l'heure de pointe dans n'importe quelle aéroport du pays. Notre arrivée va semer la panique.
On sera posé dans quelques minutes, et alors que mon copi se concentre sur la descente, je dois anticiper le roulage. Où aller après avoir dégager la piste ? Qui contacter pour recevoir de l'assistance ?
Je clique sur mon micro:
Approach, Blueridge 455, we can't get hold of our operations, and we are busy getting ourselves ready for the approach. Would you mind relaying to them that we are coming in with a medical emergency ?
J'attends la réponse du contrôleur. Lui aussi, il est busy et n'a sûrement pas le temps de passer le coup de fil à mes opérations. S'il est d'accord, je ne saurais toujours pas vers quel terminal me diriger une fois la piste dégagée, mais on avisera, et peut être que le contrôle au sol pourra nous aider. J'espère au moins que mes opérations auront la présence d'esprit de commander une ambulance lorsqu'ils prendront connaissance de notre arrivée.
Il me répond par un bref : "Okay, we'll give 'em a call."
Puis après une pause, il nous rappelle : "Would you like an ambulance waiting for you at the gate?"
Une ambulance à la porte d'arrivée ? Je me donne quelques secondes pour réfléchir, ce qui n'est pas facile lorsque tu es responsable d'un jet qui déchire le ciel noir à 3500 pieds par minute en virage. C'est même un peu distrayant. Je vois mon copi ajuster le taux de descente.
"No, not at the gate. We need the ambulance as soon as we clear the runway. Have them wait for us on the taxiway parallel to the runway."
"Roger. We'll let them know."
Puis la fréquence d'approche nous demande de passer sur la fréquence tour pour l'autorisation à l'atterrissage. On passe en étape de base, les trains et les volets sortis. On peut voir une ligne d'avions sur le taxiway parallèle. On peut également voir les gyrophares des véhicules de l'aéroport foncer à toute blinde vers la piste. Je viens à peine de finir la checklist "avant-atterrissage." On est stable sur l'approche. Il y a moins d'un quart d'heure on était au niveau 280. Difficile à croire.
L'atterro n'est pas peaufiné mais il est précis, et après un coup de reverse, on dégage la piste 18L où les véhicules foncent vers nous. Virage sur le taxiway parallèle, on s'arrête. Et après avoir serré le frein de parking, on coupe le moteur gauche.
Je peux voir une équipe médicale composée de trois personnes courir vers l'avion, une ambulance garée plus loin. Plusieurs voitures avec des gyrophares. J'avais éteint mes phares puissants tout de suite après l'atterrissage pour ne pas éblouir l'équipe qui se précipitait vers notre avion. J'appelle mon hôtesse sur l'intercom, et lui demande d'ouvrir la porte d'embarquement.
Mon passager est encore conscient, et l'équipe médicale décide de l'évacuer vers l'hôpital le plus proche. Après avoir remercié l'equipe et refermé la porte, on s'est dirigé vers notre terminal grâce à l'aide du contrôleur. Cela nous a pris au moins une dizaine de minutes à rouler de nuit sur un aéroport de cet taille. Et après avoir ravitaillé, on est reparti pour Chicago.
Je ne sais toujours pas ce qu'est devenu mon passager, quel avait été son problème, et si on lui avait vraiment sauvé la vie. Je n'ai même jamais eu de remerciements pour les décisions et les risques calculés que nous avions pris ce vendredi soir. Mais à l'heure où j'écris ces mots, personne n'a encore essayé de me faire un procès.
Et ca, dans ce pays, c'est la véritable mesure du succès.