« Celui qui n'est pas porté par un puissant amour des êtres et de la vie, il lui manque l'essentiel, et quand tu t'observes, il te faut admettre que tu ne vois en toi que sécheresse, médiocrité, indigence. »
C'est en relisant des passages de Charles Juliet comme celui-ci que je me rends compte du peu d'introspection dont je fais dans ce journal. J'y aspire cependant. Mais je ne sais comment procéder. La tâche n'est pas aisée. Je vais donc me permettre la faiblesse et l'impudence d'emplir seulement cette page de citations de Lambeaux de Charles Juliet. Oeuvre qui m'a particulièrement touchée car proche de ce que je suis - ou du moins, de ce que je crois être en mon for intérieur. Les citations qui suivent me ressemblent. En tout cas, j'ai la forte impression de me retrouver au travers de ces mots. C'est en cela que Juliet me touche. Pardonnez donc mon manque d'imagination et d'originalité pour ce soir. Je tenterai de faire mieux les prochaines fois.
« Tes yeux. Immenses. Ton regard doux et patient où brûle ce feu qui te consume. ( ... ) Dehors, la neige et la brume. Le cauchemar des hivers. De leur nuit interminable. La route impraticable, et fréquemment, tu songes à un départ, une vie autre, à l'infini des chemins. Ta morne existence dans ce village. Ta solitude. Ces secondes indéfiniment distendues quand tu vacilles à la limite du supportable. Tes mots noués dans ta gorge. A chaque printemps, cet appel, cet élan, ta force enfin revenue. La route neuve et qui brille. Ce point si souvent scruté où elle coupe l'horizon. Mais à quoi bon partir. Toute fuite est vaine et tu le sais. Les longues heures spatieuses, toujours trop courtes, où tu vas et viens en toi, attentive, anxieuse, fouaillée par les questions qui alimentent ton incessant soliloque. Nul pour t'écouter, te comprendre, t'accompagner. Partir, partir, laisser tomber les chaînes, mais ce qui ronge, comment s'en défaire ? Au fond de toi, cette plainte, ce cri rauque qui est allé s'amplifiant mais que tu réprimais, refusais, niais, et qui au fil des jours, au fil des ans, a fini par t'étouffer. La nuit interminable des hivers. Tu sombrais. Te laissais vaincre. Admettais que la vie ne pourrait renaître. A jamais les routes interdites, enfouies, perdues. ( ... ) Tu n'aurais osé le reconnaître, mais à maintes reprises, il est certain que l'immense et l'amour ont déferlé sur tes terres. Puis comme un coup qui t'aurait brisé la nuque, ce brutal retour au quotidien, à la solitude, à la nuit qui n'en finissait pas. Effondrée, hagarde. Incapable de reprendre pied. »
« Celle-ci on se demande d'où elle vient. Ces mots, on te les lance quand tu déconcertes, qu'on ne sait comment réagir à ce que tu dis. Ils te meurtrissent profondément. Ils t'ammènent à supposer que tu viens d'ailleurs, que le père et la mère ne sont pas tes parents, que tu n'es pas membre des cette famille. Pour réduire les occasions où on pourrait te les jeter au visage, toi qui déjà parlais peu, tu t'obliges à encore moins parler et à ne dire que ce que tu as attentivement pesé. »
« Pourquoi dois-tu être systématiquement renvoyée à la solitude, à ces heures noires où tu tournes en rond sans pouvoir échapper à ce qui te ronge ? »
« Pour aimer, il faut avoir beaucoup à offrir, et tu ne sais que trop que tu es dépourvue de toute véritable richesse. Une fille comme toi, simple, ignorante et sans avenir, elle n'a rien à faire valoir. Certes, quoi qu'il arrive, tu seras une femme donnée, mais cette noblesse, cette grandeur qui sont la marque de l'amour, combien tu en es loin. »
« T'enfuir... marcher sans fin sur les routes... aller là où tout pourrait recommencer... là où tu ne connaîtrais plus ni la peur ni l'angoisse ni la honte... là où les humains vivraient dans la concorde, n'auraient pour leurs semblables que respect, attention, bonté... là où peut-être le temps ni la mort n'existeraient plus... là où la vie ne serait que joie, bonheur, félicité... Mais ces rêves et ces divagations sont de courte durée, car la réalité est là, que tu ne saurais oublier. Alors une lourde mélancolie s'empare de toi. Ce que tu ressens et penses est comme amorti, la vie ne te traverse plus, semble s'écouler ailleurs, et il n'est rien qui puisse te tirer de ta désespérance. »
« Ce n'est pas à lui que tu songes, mais à ce mauvais destin qui sans que tu t'en sois rendue compte, t'a poussée sur ce chemin dont tu pressens qu'il ne peut conduire qu'à la mort. Déchirée, oui. A jamais fissurée. A jamais exclue de la vie. A jamais embourbée dans une souffrance qui a pourri jusqu'à la pulpe de ton âme. »
« La peur. La peur a ravagé ton enfance. La peur de l'obscurité. La peur des adultes. La peur d'être enlevé. La peur de disparaître. »
« Tourments. Fissures. Le sentiment que la vie n'a qu'une seule face et qu'elle est sombre. Ainsi l'ennui. Comme si une sorte de grisaille s'était déposée sur les êtres et les choses, avait tout envahi. L'impossibilité de participer. De t'intéresser à toi-même et à ce que sera ton avenir Il t'apparaît ô combien vain de travailler, de lutter, de faire tant d'efforts, puisque la mort pourrait t'abattre d'une seconde à l'autre et que tout pour toi s'effondrera un jour. »
« Une blessure qui te souille, t'avilit, et qui, en te dépouillant de ta dignité, t'a persuadé que tu étais un minable. Ainsi des coups de cafard. Des éboulements à l'intérieur de l'être. Rien ne semble plus possible. Une seule issue : renoncer, déposer les armes. Ces jours où tu broies du noir. Où hébété de souffrance tu ne comprends rien à rien. ( ... ) Ainsi les révoltes. Mais des révoltes étouffées. Car tu as très tôt compris que si tu te dressais pour dire non, tu serais brisé, et que ta vie ne serait qu'une infernale descente aux enfers. Des révoltes qui vont jusqu'à te donner des envies de meurtre, mais que tu réprimes avec violence de peur qu'un jour elles ne te poussent à commettre un acte inconsidéré. Puis quand le calme revient, ce désir de fuite, de partir loin, de marche sans fin sur les routes... »
« Te surveiller. Te réprimer. Finir par ne plus exister que comme à côté de toi-même. Un toi-même où s'installe une gêne, une sorte de malaise ténu dont tu as une vague conscience et qui ira d'ailleurs s'amplifiant au long des futures lentes années. La malaise de n'être que rarement à l'unisson, de te sentir coupé des autres. de t'éprouver différent. D'où une mélancolie profonde. Qui plaque son voile morne de désolation sur tout ce qui t'environne, tout ce qui t'advient. ( ... ) Te surveiller. Te réprimer. Constemment tu es en porte à faux. Alors tu te détournes de ton quotidien, et tu attends. Une attente douloureuse, qui mobilise tout ce que tu es, te maintient dans une perpétuelle tension. Ce que tu attends, tu ne saurais rien en dire. Tu attends que ta vie change. Que cette avidité de vivre qui maintenant te possède trouve à s'assouvir. Que cet enfant perdu qui t'accompagne de ses sanglots soit enfin consolé. »
« Les mois passent. Et en dépit de tes remords, de tes résolutions, de la conscience que tu as de courir à la catastrophe, tu consacres de moins en moins de temps à l'étude et te réserves des heures où tu te plonges dans un roman, où tu griffones des notes dans un carnet. Jamais tu n'as connu une telle angoisse. Ta volonté ne peut rien contre ce besoin qui s'est emparé de toi et qui vient te bouleverser. Un besoin de tu ne sais quoi, mais qui te pousse à réfléchir, lire, t'interroger, te demander entre autres choses si la vie a un sens. »
« Tu voudrais abandonner. Mais un besoin te possède. Il est si impérieux que tu te sens impuissant à le combattre. Tu ne peux ni écrire ni renoncer à l'écriture. Une situation proprement infernale. ( ... ) Simplement attendre. Endurer le temps. Te laisser laminer par le doute. »
« Le sentiment de ne rien valoir, de n'être rien, de n'avoir rien à espérer. Et mêlée à ce sentiment, la vague sensation qu'une plainte cherche à se faire entendre. Une plainte ou un cri, ou bien encore une toute simple parole qui dirait la fatigue, le non-sens d'avoir à subir une vie qui se refuse, la désespérance de celui que ronge la nostalgie du pays natal et qui sait ne pouvoir le retrouver. »
« Mais il est indéniable que tu t'es toujours tenu sur tes gardes, que tu n'as cessé de farouchement veiller à préserver cette liberté sans laquelle il n'est guère possible de parcourir un certain chemin. Te connaître. Susciter en toi une mutation. Et par cela même, repousser tes limites, trancher tes entraves, te désapproprier de toi-même tout en te construisant un visage. Créer ainsi les conditions d'une vie plus vaste, plus haute, plus libre. Celle qui octroie ces instants où goûter à l'absolu. Insupportable à toi-même. Brûlé par un feu. Brûlé et consumé et détruit par ce dégoût et cette haine que tu t'inspires. Répoussé à chaque fois à cette extrême limite de ce qu'il t'es possible d'endurer. Mais à chaque assaut, la limite recule. Tu n'as plus aucun désir et rien ne t'intéresse. Etres et choses ont disparu dans un brasier et tout n'est que cendres. L'ennui. L'accablement. La nausée du temps qui ne coule plus. Ne coulera plus. Suffoquant à la pensée de ces jours qui s'étendent devant toi. Un combat de chaque seconde. ( ... ) Aucun refuge. Aucune échappatoire. Demeurer là. Dans ce regard qui se regarde. Cet oeil qui se scrutte. Et attendre. Et pâtir. L'être rompu, désagrégé, anéanti. N'étant plus que douleur. Mais donner à autrui une idée de cet absolu de la souffrance est rigoureusement impossible. Voilà pourquoi cette souffrance qui t'avilit, t'empêche d'être à l'unisson, te fait vivre dans la honte, tu la caches, tu la sais. »
« Ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance. Ceux et celles qui s'acharnent à se punir de n'avoir jamais été aimé. Ceux et celles qui crèvent de se mépriser et se haïr. Ceux et celles qui n'ont jamais pu parler parce qu'ils n'ont jamais été écoutés. Ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie ouverte. Ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge. Ceux et celles qui n'ont jamais pu surmonter une fondamentale détresse. »
Voilà là des mots qui me décrivent parfaitement. Histoire de vous dévoiler un peu qui je suis réellement au fond de moi. Le seul défaut que je pourrais leur repprocher est qu'ils ne découlent pas de ma propre plume. Je les jalouserais presque. Pardonnez-moi encore pour cette effronterie. Mais je n'avais pas ce soir le courage - ni le talent - de vous dire moi-même ce que je ressens et ce que je suis. Ce sera là le seul écart d'une telle grandeur que je m'autoriserais.
Sur ce, bon vent !